Au temps de l’innocence/01
I
n soir de janvier 187…, Christine Nilsson chantait la
Marguerite de Faust à l’Académie de Musique de New-York.
Il était déjà question de construire, — bien au loin dans la ville, plus haut même que la Quarantième rue, — un nouvel Opéra, rival en richesses et en splendeur de ceux des grandes capitales européennes. Cependant, le monde élégant se plaisait encore à se rassembler, chaque hiver, dans les loges rouges et or quelque peu défraichies de l’accueillante et vieille Académie. Les sentimentaux y restaient attachés à cause des souvenirs du passé, les musiciens à cause de son excellente acoustique, — une réussite toujours hasardeuse, — et les traditionalistes y tenaient parce que, petite et incommode, elle éloignait, de ce fait même, les nouveaux riches dont New-York commençait à sentir à la fois l’attraction et le danger.
La rentrée de Mme Nilsson avait réuni ce que la presse quotidienne désignait déjà comme un brillant auditoire. Par les rues glissantes de verglas, les uns gagnaient l’Opéra dans leur coupé, les autres dans le spacieux landau familial, d’autres enfin dans des coupés « Brown, » plus modestes, mais plus commodes. Venir à l’Opéra dans un coupé « Brown » était presque aussi honorable que d’y arriver dans sa voiture privée ; et au départ on y gagnait de pouvoir grimper dans le premier « Brown » de la file, — avec une plaisante allusion à ses principes démocratiques, — sans attendre de voir luire sous le portique le nez rougi de froid de son cocher. Ç’avait été le coup de génie de Brown, le fameux loueur de voitures, d’avoir compris que les Américains sont encore plus pressés de quitter leurs divertissements que de s’y rendre.
Quand Newland Archer ouvrit la porte de la loge réservée à son cercle, le rideau venait de se lever sur la scène du jardin. Le jeune homme aurait pu arriver plus tôt, car il avait dîné à sept heures, seul avec sa mère et sa sœur, et avait lentement fumé son cigare dans la bibliothèque aux meubles gothiques, la seule pièce où Mrs Archer permettait qu’on fumât. Il s’était attardé, d’abord, parce que New-York n’était pas une de ces villes de second rang où l’on arrive à l’heure à l’Opéra, — et ce « qui se fait » ou « ne se fait pas » jouait un rôle aussi important dans la vie de Newland Archer que les terreurs superstitieuses dans les destinées de ses aïeux, des milliers d’années auparavant.
Le second motif de son retard était tout personnel. Il avait flâné en fumant parce qu’étant au fond un dilettante, savourer d’avance un plaisir lui donnait souvent une satisfaction plus subtile que le plaisir même. Cela était vrai surtout quand il s’agissait d’un plaisir délicat, — comme l’étaient du reste la plupart des siens, — et, dans cette occasion, le moment qu’il escomptait était d’une qualité si rare et si exquise que, s’il avait pu fixer avec le régisseur la minute précise de son arrivée, il n’aurait pu choisir un moment plus propice que celui où la prima-donna chantait : « Il m’aime, — il ne m’aime pas, — il m’aime, » en laissant tomber avec les pétales d’une marguerite des notes limpides comme des gouttes de rosée.
Naturellement, elle chantait « M’ama, » et non « il m’aime, » puisque une loi immuable et incontestée du monde musical voulait que le texte allemand d’un opéra français, chanté par des artistes suédois, fût traduit en italien, afin d’être plus facilement compris d’un public de langue anglaise. Ceci semblait aussi naturel à Newland Archer que toutes les autres conventions sur lesquelles sa vie était fondée : telles que le devoir de se servir de deux brosses à dos d’argent, chiffrées d’émail bleu, pour faire sa raie, et de ne jamais paraître dans le monde sans une fleur à la boutonnière, de préférence un gardénia.
« M’ama, — non m’ama, » chantait la prima-donna, et « M’ama ! » dans une explosion finale d’amour triomphant. Pressant sur ses lèvres la marguerite effeuillée, elle levait ses grands yeux sur le visage astucieux du petit ténor, Faust-Capoul, qui, sanglé dans un pourpoint de velours violet, coiffé d’une toque emplumée, essayait vainement de paraître aussi sincère que sa candide victime.
Newland Archer détourna les yeux de la scène pour les plonger dans la loge d’en face. C’était celle de la vieille Mrs Manson Mingott, qu’une monstrueuse obésité empêchait depuis longtemps de se rendre à l’opéra, mais qui s’y faisait toujours représenter, les jours de première, par quelques personnes de sa famille. Ce soir-là, le devant de la loge était occupé par sa belle-fille, Mrs Lovell Mingott, et par sa nièce, Mrs Welland ; et un peu en arrière des matrones embrocardées était assise une jeune fille en toilette blanche, dont les yeux extasiés ne quittaient pas les amants sur la scène.
Comme le « m’ama » de Mme Nilsson vibrait dans la salle silencieuse, — les loges se taisaient toujours pendant l’air de la marguerite, — un incarnat plus vif monta aux joues de la jeune fille, embrasant son front jusqu’aux racines de ses tresses cendrées et envahissant le contour de sa jeune poitrine, où une modeste guimpe de tulle était attachée par un seul gardénia. Elle abaissa les yeux sur l’énorme bouquet de muguets posé sur ses genoux, et Newland Archer la vit caresser doucement les fleurs du bout de ses doigts gantés de blanc. Il poussa un soupir satisfait, et se retourna vers la scène.
Aucune dépense n’avait été épargnée pour les décors, dont la beauté satisfaisait même les familiers des opéras de Paris et de Vienne. Le devant de la scène, jusqu’à la rampe, était recouvert d’un drap vert émeraude. Au second plan, dans des parterres symétriques, en laine verte moussue, et bordés d’arceaux de croquet, étaient plantés des arbustes en forme d’orangers, mais fleuris de roses variées. Sous ces rosiers, dans la mousse, poussaient des pensées gigantesques, toutes pareilles à ces essuie-plumes que les vieilles filles brodent pour leurs pasteurs. Çà et là une marguerite s’épanouissait sur une branche de rosier, présageant déjà les futurs prodiges du célèbre horticulteur Luther Burbank.
Au centre de ce jardin enchanté, Mme Nilsson écoutait les déclarations passionnées de M. Capoul. Elle était vêtue d’une robe de cachemire blanc, ornée de crevés de satin bleu de ciel. Une aumônière pendait de sa ceinture bleue, et ses épaisses nattes jaunes étaient soigneusement disposées de chaque côté de sa chemisette de mousseline. Elle affectait une ignorance ingénue lorsque, de la parole et du regard, l’amoureux lui indiquait la fenêtre du rez-de-chaussée du pimpant chalet de briques qui sortait de biais de la coulisse droite.
« L’adorable enfant, » pensa Newland Archer, son regard revenant vers la jeune fille aux muguets, « elle ne se doute même pas de ce que cela veut dire. » Et il contempla le joli visage pensif avec un frémissement où l’orgueil de son initiation masculine se mêlait à un tendre respect pour la pureté profonde de la jeune fille. « Nous lirons Faust ensemble au bord des lacs italiens, » se dit-il, les scènes de sa future lune de miel se confondant vaguement dans sa pensée avec les chefs-d’œuvre de la littérature que son privilège d’époux lui réservait de révéler à sa jeune femme. C’était seulement dans ce même après-midi que May Welland lui avait permis de deviner ses sentiments, et déjà les rêves du jeune homme, allant plus loin que la bague de fiançailles, le premier baiser et la Marche Nuptiale de Lohengrin, la lui représentaient à ses côtés dans quelque paysage magique de la vieille Europe.
Loin de vouloir que la future Mrs Newland Archer fit preuve de naïveté et d’ignorance, il désirait qu’elle acquît à la lumière de sa propre influence un tact mondain et une vivacité d’esprit la mettant à même de rivaliser avec les plus admirées des jeunes femmes de son entourage : car dans ce milieu c’était un usage consacré d’attirer les hommages masculins, tout en les décourageant. Si Archer avait pu sonder le fond même de sa propre vanité, — ce qui lui arrivait parfois, — il y aurait trouvé le souci que sa femme fût aussi avertie, aussi désireuse de plaire que cette autre femme dont les charmes avaient retenu son caprice pendant deux années. Cependant, chez la compagne de sa vie, il n’admettrait, naturellement, aucune faiblesse semblable à celle qui avait failli gâcher l’avenir de cette malheureuse, et qui avait dérangé ses projets à lui pendant tout un hiver.
Comment créer un tel miracle de feu et de glace, et comment le maintenir en équilibre, Newland Archer ne s’en inquiétait guère. Il se contentait de ce point de vue sans l’analyser, le sachant partagé par tous ces messieurs, giletés de blanc, aux boutonnières fleuries, qui se succédaient dans la loge du cercle, échangeant avec lui de légers propos, et lorgnant en amateur les femmes qui étaient les produits de ce système. Par sa culture intellectuelle et artistique, le jeune homme se sentait nettement supérieur à ces spécimens choisis dans le gratin du vieux New-York. Il avait plus lu, plus pensé, et plus voyagé que la plupart des hommes de son clan. Isolément, ceux-ci trahissaient leur médiocrité intellectuelle ; mais en bloc ils représentaient « New-York, » et, par une habitude de solidarité masculine, Newland Archer acceptait leur code en fait de morale. Il sentait instinctivement que sur ce terrain il serait à la fois incommode et de mauvais goût de faire cavalier seul.
— Bon Dieu ! s’exclama tout à coup Lawrence Lefferts, détournant sa lorgnette de la scène. Lawrence Lefferts était, somme toute, le premier arbitre de New-York en matière de « bon ton. » Non seulement avait-il probablement consacré plus de temps qu’aucun autre à cette étude compliquée et captivante, mais il y avait un sens inné et particulier du « bon goût » chez cet homme qui savait porter avec tant d’aisance des vêtements impeccables et tirer parti de sa grande taille avec tant de grâce nonchalante. Pour en être convaincu, on n’avait qu’à voir le modelage fuyant de son front chauve, le pli de sa magnifique moustache blonde, les longs escarpins vernis qui terminaient sa mince et élégante personne. Un de ses jeunes admirateurs avait dit : « Si quelqu’un peut décider quand on peut mettre ou non la cravate noire avec l’habit, c’est Larry Lefferts. » De même, sur l’alternative des escarpins ou des souliers « Oxford, » son autorité n’était jamais discutée.
— Bon Dieu ! répéta-t-il, et silencieusement il tendit sa lorgnette au vieux Sillerton Jackson.
Newland Archer suivit le regard de Lefferts et vit, avec surprise, que son exclamation avait été occasionnée par l’entrée d’une jeune femme dans la loge de Mrs Mingott. Cette jeune femme était svelte, un peu moins grande que May Welland, et ses cheveux bruns, coiffés en boucles serrées contre ses tempes, étaient encerclés d’une étroite bande de diamants. Le style de cette coiffure, lui donnant ce qu’on appelait alors une « allure Joséphine, » était souligné par la coupe un peu théâtrale de sa robe de velours bleu corbeau, serrée sous la poitrine par une ceinture que retenait une grande agrafe ancienne. La jeune femme, qui semblait inconsciente de l’attention qu’attirait sa toilette originale, s’arrêta un moment, refusant du geste la place que Mrs Welland voulait lui céder à droite de la loge ; puis, avec un léger sourire, elle se soumit et s’y installa à côté de Mrs Lovell Mingott.
Mr Sillerton Jackson avait rendu la jumelle à Lawrence Lefferts. Tous les messieurs de la loge se retournèrent pour écouter ce qu’allait dire Mr Jackson, car son autorité sur le chapitre « famille » était aussi incontestée que celle de Lawrence Lefferts sur le chapitre « bon ton. » Il connaissait toutes les ramifications des cousinages de New-York, et pouvait non seulement élucider les parentés compliquées des Mingott (par les Thorley) avec les Dallas de la Caroline du Sud, et celles des Thorley de Philadelphie, — branche aînée, — avec les Chivers d’Albany (dans aucun cas ne confondre avec les Chivers de University Place), mais il pouvait aussi énumérer les caractéristiques de chaque famille : comme, par exemple, la fabuleuse avarice de la branche cadette des Lefferts, — ceux de Long Island, — ou encore, la propension des Rushworth à faire des mariages insensés, ou encore la folie périodique de chaque seconde génération chez les Chivers d’Albany, avec lesquels leurs cousins de New-York avaient toujours refusé de s’entre-allier, à la désastreuse exception de la pauvre Medora Manson, — mais aussi, sa, mère était une Rushworth !
Outre cette forêt d’arbres généalogiques, Mr Sillerton Jackson portait, entre ses tempes étroites et creuses, et sous le chaume de ses cheveux argentés, un registre de la plupart des scandales et mystères qui avaient couvé sous la surface paisible de New-York depuis un demi-siècle. Ses informations s’étendaient, en effet, si loin, et sa mémoire était si fidèle qu’on le croyait seul à pouvoir dire qui était réellement Julius Beaufort, le banquier, et quel avait été le sort de l’élégant Bob Spicer, le père de la vieille Mrs Mingott. Celui-ci, quelques mois après son mariage, avait disparu mystérieusement, emportant une grosse somme d’argent qui lui avait été confiée, justement le même jour où une séduisante danseuse espagnole, qui faisait les délices de New-York, s’était embarquée pour Cuba. Mais ces secrets, et beaucoup d’autres, étaient soigneusement gardés sous clef dans le for intérieur de Mr Jackson. Non seulement son sévère sentiment de l’honneur lui imposait de ne pas répéter ce qui lui avait été confié, mais il se rendait compte que sa réputation de discrétion augmenterait encore les occasions d’apprendre ce qu’il voulait savoir.
Ces messieurs attendaient donc avec un visible intérêt l’oracle qu’allait rendre Mr Sillerton Jackson. De ses yeux bleus troubles, ombragés de vieilles paupières sillonnées de veines, il scruta en silence la loge de Mrs Mingott ; puis, relevant sa moustache d’un air songeur, il dit simplement : — Je n’aurais jamais cru que les Mingott oseraient cela.