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Au temps de l’innocence/07

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Revue des Deux Mondes6e période, tome 60 (p. 261-266).


VII


Mrs Henry van der Luyden écouta en silence le récit de sa cousine.

Mrs van der Luyden était toujours silencieuse : mais on savait que, peu confiante par nature et par éducation, elle était néanmoins très bonne pour ceux auxquels elle était vraiment attachée. On avait beau être de ceux-là, on n’en sentait pas moins un froid descendre des hauts lambris blancs du salon de Madison Avenue, où les fauteuils de brocart n’étaient débarrassés de leurs housses que pour le passage des maîtres, tandis que le trumeau doré de la cheminée, et le magnifique cadre du portrait de Lady Angelica du Lac, par Gainsborough, restaient toujours voilés de gaze.

Le portrait de Mrs van der Luyden, en robe de velours noir garnie de point de Venise, faisait face à celui de la belle aïeule. Ce tableau, peint par Huntington, le peintre attitré de l’aristocratie new-yorkaise, passait pour « aussi beau qu’un Cabanel, » et, malgré vingt ans écoulés, il était toujours d’une ressemblance parfaite. Assise sous sa propre effigie, Mrs van der Luyden aurait pu passer pour la sœur jumelle de la jeune femme blonde légèrement appuyée sur un fauteuil doré devant un rideau de reps vert. Mrs van der Luyden continuait à porter du velours noir, garni de point de Venise, quand elle allait dans le monde, ou plutôt, — car elle ne dînait jamais en ville, — quand elle ouvrait ses salons. Ses cheveux blonds, qui formaient sur son front étroit une série de pointes lisses à moitié superposées, s’étaient décolorés sans grisonner, et le nez droit séparant ses pâles yeux trop rapprochés était seulement un peu plus pincé qu’au temps du portrait. Elle rappelait toujours à Newland Archer un de ces corps pris dans les glaciers, qui gardent miraculeusement les couleurs de la vie.

Comme toute sa famille, le jeune homme estimait beaucoup Mrs van der Luyden, mais il était plus intimidé par sa douceur glaciale que par la mine renfrognée de certaines vieilles tantes de sa mère, vieilles filles acariâtres qui disaient toujours « non » par principe, avant de savoir de quoi il s’agissait.

L’attitude de Mrs van der Luyden ne révélait jamais rien sur sa manière de penser ; elle écoutait toujours avec bienveillance ; puis, ses lèvres minces esquissant un vague sourire, elle laissait tomber la phrase pour ainsi dire invariable : « Il faut que j’en parle avec mon mari. »

Le mari et la femme étaient si parfaitement semblables qu’Archer se demandait comment, après quarante ans d’intimité conjugale, ces deux êtres pouvaient se dissocier suffisamment pour être jamais d’un avis différent. Mais comme aucun d’eux ne prenait une décision sans la faire précéder de ce mystérieux conclave, Mrs Archer et son fils, ayant soumis leur cas, attendaient avec résignation l’énoncé de la phrase habituelle.

Cependant, contrairement à toutes les règles établies, Mrs van der Luyden les surprit en étendant sa longue main vers le cordon de sonnette.

— Je voudrais qu’Henry fût mis au courant de ce que vous venez de me dire, dit-elle. Puis elle ajouta gravement, s’adressant au valet de pied : — Si Mr van der Luyden a fini de lire son journal, priez-le de bien vouloir venir.

Elle prononça la phrase « lire son journal » sur le ton qu’aurait pris la femme d’un ministre pour dire que son mari présidait le Conseil. Ce n’était pas par arrogance qu’elle parlait ainsi, mais parce que dans son entourage on avait toujours attribué une importance rituelle au moindre geste de Mr van der Luyden.

Il était évident qu’elle considérait l’incident comme aussi grave que Mrs Archer. Cependant, craignant de s’être trop avancée, elle ajouta en souriant : — Henry est toujours heureux de vous voir, ma chère Adeline ; et il tiendra à féliciter Newland.

Les portes à deux vantaux se rouvrirent pour laisser paraître Mr van der Luyden. Grand, maigre, cinglé dans sa redingote gris fer, il avait le même nez droit que sa femme, les mêmes cheveux décolorés, la même expression d’amabilité glacée : seuls les yeux étaient gris pâles, au lieu d’être d’un bleu effacé.

Mr van der Luyden salua sa cousine avec affabilité, et félicita Newland dans des termes calqués sur ceux dont sa femme s’était servie. Puis, il s’installa dans un des fauteuils de brocart avec la simplicité d’un souverain régnant.

— Je venais de finir le Times, dit-il, en joignant ensemble l’extrémité de ses longs doigts. Lorsque je suis à New-York, mes matinées sont si chargées que je trouve plus commode de lire le journal après le déjeuner.

— C’est certainement une bonne habitude, approuva Mrs Archer. Mon oncle Egmont disait même qu’il trouvait moins excitant de ne lire les journaux du matin qu’après le dîner.

— Oui, mon cher père avait horreur de se presser. Mais nous vivons maintenant dans un mouvement vertigineux, dit Mr van der Luyden sur un ton mesuré, parcourant d’un regard satisfait le salon enlinceullé qui paraissait à Newland Archer une si parfaite image de l’existence de ses propriétaires.

— J’espère que vous aviez fini la lecture du journal, Henry ? demanda si femme avec une tendre sollicitude.

— Oui, oui, assura-t-il en souriant.

— Alors, je voudrais qu’Adeline vous dise…

— Oh ! c’est une affaire qui concerne surtout Newland, dit Mrs Archer. Et elle recommença le récit de l’affront infligé à Mrs Mingott.

— Aussi, termina-t-elle, Augusta Mingott et Mary Welland ont jugé nécessaire, à cause surtout des fiançailles de Newland, que vous et Henry soyez informés.

— Ah ! dit Mr van der Luyden.

Il y eut un long silence, pendant lequel le tic-tac de la pendule monumentale en bronze doré, placée sur la cheminée, résonna comme des coups de canon. Archer contemplait, avec le sentiment de leur majesté, ces deux silhouettes effacées, assises côte à côte dans une sorte de dignité royale, reste d’une autorité héréditaire. Le sort les obligeait à rester les arbitres sociaux de leur petit monde, la dernière cour d’appel du protocole mondain, alors qu’ils eussent préféré vivre dans la simplicité et la réclusion, entretenant leurs beaux jardins de Skuytercliff et faisant le soir des patiences.

Ce fut Mr van der Luyden qui rompit le silence.

— Vous croyez vraiment que toute cette histoire vient d’une intervention de Lawrence Lefferts ? demanda-t-il, en s’adressant à Archer.

— J’en suis certain. Larry Lefferts s’est compromis encore un peu plus que d’habitude dernièrement… ma cousine Louisa permettra que je m’explique. Il a eu une intrigue assez raide avec la femme du facteur de son village, et vous savez que chaque fois que la pauvre Gertrude commence à avoir des soupçons, et qu’il a peur d’un scandale, il suscite une histoire comme celle de la comtesse Olenska, pour affirmer qu’il a des principes. Il crie sur les toits que c’est une impertinence d’inviter sa femme à rencontrer une personne compromise : il se sert de la comtesse comme d’un paratonnerre. Je vous assure que ce n’est pas la première fois.

— Mon Dieu, les Lefferts ! dit Mr van der Luyden avec un doux mépris.

— Les Lefferts ! répéta, en écho, Mrs Archer. Que dirait mon oncle Egmont, s’il pouvait savoir que Lawrence Lefferts se permet de formuler une opinion sur la situation sociale de quelqu’un ? Ça nous montre où nous allons !

— Espérons que nous n’y sommes pas encore ! dit Mr van der Luyden d’une voix ferme.

— Ah ! si seulement vous alliez plus souvent dans le monde, Louisa et vous ! soupira Mrs Archer.

Instantanément elle eut conscience de sa bévue. Les van der Luyden étaient très sensibles à toute critique au sujet de leur existence retirée. Par nature timides et réservés, ayant peu de goût pour le rôle d’arbitres suprêmes du bon ton que la destinée leur avait dévolu, ils ne demandaient qu’à se cacher dans la sylvestre solitude de Skuytercliff, et c’était seulement par acquit de conscience qu’ils venaient parfois à New-York.

Newland Archer vint au secours de sa mère :

— Tout le monde sait ce que vous représentez, vous et ma cousine Louisa. C’est pourquoi Mrs Mingott a jugé qu’elle ne devait pas permettre qu’un tel affront fût infligé à la comtesse Olenska sans que vous en soyez avisés.

Mr et Mrs van der Luyden se concertèrent du regard.

— C’est le principe que je n’admets pas, dit Mr van der Luyden. Tant qu’une famille de notre milieu soutient un de ses membres, on doit considérer la question comme résolue.

— C’est mon avis, dit sa femme, comme si elle apportait une idée nouvelle.

— Je n’aurais jamais cru, continua Mr van der Luyden, que les choses en seraient arrivées là. — Il s’arrêta, regardant de nouveau sa femme. — Il me revient que la comtesse Olenska est presque des nôtres, par le premier mariage de Medora Manson ; en tout cas, elle le deviendra par le mariage de Newland. — Il se retourna vers le jeune homme : — Avez-vous lu le Times de ce matin, Newland ?

— Mais oui, mon cousin, répondit Newland, qui parcourait tous les matins une demi-douzaine de journaux en prenant son café.

Le mari et la femme se regardèrent encore. Leurs yeux pâles s’interrogèrent dans une consultation prolongée ; puis le visage de Mrs van der Luyden s’éclaira d’un léger sourire. Elle avait compris, et elle approuvait.

Mr van der Luyden se retourna vers Mrs Archer.

— Voulez-vous, chère Adeline, avoir la bonté de dire à Mrs Mingott que si la santé de Louisa lui permettait de dîner en ville, nous eussions été heureux de remplacer les Lefferts à son dîner ? — Il s’arrêta pour laisser à cette ironie toute sa portée :

— Comme vous le savez, cela est impossible. (Mrs Archer fit entendre un assentiment sympathique.) Mais Newland me dit qu’il a lu le Times de ce matin ; il sait donc, probablement, que le parent de Louisa, le duc de Saint-Austrey, arrive la semaine prochaine à New-York. Il vient pour engager son sloop dans les courses pour la Coupe Internationale l’été prochain, et aussi pour prendre part à une petite chasse aux canards à Trevenna. — Mr van der Luyden s’arrêta encore, puis continua avec une bienveillance croissante : — Avant de l’emmener à Trevenna, nous invitons quelques amis pour le rencontrer : un petit dîner suivi d’une réception. Je suis sûr que Louisa sera aussi heureuse que moi, si la comtesse Olenska veut bien venir dîner ce soir-là.

Il se leva, s’inclina devant sa cousine avec une affabilité cérémonieuse, et ajouta :

— Je crois que Louisa m’autorise à dire qu’elle ira porter elle-même l’invitation en sortant tout à l’heure, — avec nos cartes, bien entendu, avec nos cartes.

À ces mots, Mrs Archer sut comprendre que les grands chevaux bai-bruns qui ne devaient jamais attendre étaient déjà à la porte. Elle se leva, murmurant de hâtifs remerciements. Le regard de Mrs van der Luyden était celui d’Esther triomphante aux pieds d’Assuérus. Mais son mari leva la main avec un sourire.

— Vous n’avez pas de remerciements à m’adresser, chère Adeline. De pareilles choses ne doivent pas se passer à New-York, et ne se passeront pas tant que je pourrai les empêcher, prononça-t-il avec une mansuétude souveraine, en dirigeant ses cousins vers la porte.

Deux heures après, tout le monde savait que la grande barouche à huit ressorts dans laquelle Mrs van der Luyden prenait l’air en toutes saisons avait été vue à la porte de la vieille Mrs Mingott, chez laquelle des cartes et une lettre avaient été déposées. Et ce même soir, à l’Opéra, Mr Sillerton Jackson put certifier que la lettre contenait une invitation pour la comtesse Olenska au dîner que donnaient les van der Luyden, la semaine suivante, en l’honneur du duc de Saint-Austrey.

Dans la loge du cercle, quelques jeunes gens échangèrent un sourire à cette nouvelle, et jetèrent un coup d’œil malicieux du côté de Lawrence Lefferts, qui, nonchalamment assis sur le devant de la loge, tirait sa longue moustache blonde et dit avec autorité, quand la diva s’arrêta :

— Aucune autre que la Patti ne devrait se risquer dans la Sonnambula.