Au temps de l’innocence/33
XXXIII
Comme Mrs Archer le disait en souriant à Mrs Welland, c’était un événement pour un jeune ménage de donner son premier grand dîner.
Les Newland Archer, depuis qu’ils s’étaient installés chez eux, recevaient souvent dans l’intimité. Mais un grand dîner avec un chef d’extra, deux valets de pied prêtés pour la circonstance, un sorbet à la romaine, des roses de chez Henderson, des menus dorés sur tranches, était une bien autre affaire. « C’était le sorbet, disait Mrs Archer, qui faisait toute la différence ; » du moment qu’il y avait un sorbet, il fallait qu’il y eût aussi deux services, des canards canvas-back ou du terrapin, deux plats sucrés, un froid et un chaud, le grand décolleté, et des invités de marque.
C’était toujours intéressant de voir un jeune ménage lancer pour la première fois ses invitations à la troisième personne : même les gens les plus blasés et les plus recherchés refusaient rarement. On admettait pourtant que c’était un triomphe que les van der Luyden, à la requête de May, eussent retardé leur départ pour assister au dîner d’adieu donné à la comtesse Olenska.
L’après-midi du grand jour, Archer, revenu tard de son bureau, trouva les deux belles-mères assises dans le salon de May. Mrs Archer avait fini d’écrire les menus, et commençait à préparer des cartes portant les noms des invités. Mrs Welland présidait à la disposition des palmiers et des grandes lampes à pied. Sur le piano se dressait un grand panier d’orchidées que Mr van der Luyden avait envoyées de Skuytercliff ; tout était à la hauteur d’un événement aussi considérable.
Mrs Archer parcourait attentivement la liste des invités, rayant chaque nom de sa fine plume.
— Henry van der Luyden, Louisa, les Lovell Mingott, les Reggie Chivers, Lawrence Lefferts et Gertrude, — oui, May a eu raison de les inviter, — les Selfridge Merry, Sillerton Jackson, Vandie Newland et sa femme. Comme le temps passe ! Il me semble que c’était hier qu’il était ton garçon d’honneur, Newland. Et la comtesse Olenska… Voilà, je crois que c’est tout.
Mrs Welland s’adressa à son gendre.
— On ne pourra pas dire, Newland, que vous et May, ne faites pas à Ellen un beau départ !
— Mon Dieu, dit Mrs Archer, May veut que sa cousine dise en Europe que nous ne sommes pas tout à fait des barbares. Elle a raison.
— Je suis sûre qu’Ellen vous en saura gré. Elle restera sur une impression charmante… Les veilles de départ sont généralement si tristes, continua gaiement Mrs Welland.
Dix jours s’étaient écoulés depuis que Mme Olenska avait quitté New-York. Pendant ces dix jours, Archer n’avait eu d’elle d’autre signe de vie que le renvoi d’une clef, adressée à son bureau sous enveloppe cachetée. Cette réponse à son suprême appel pouvait être interprétée comme un suprême refus ; mais le jeune homme y vit un sens différent. Ellen luttait encore contre son sort. Elle partait, il est vrai, pour l’Europe, mais elle ne retournait pas chez son mari ! Donc, il pouvait la suivre ; rien ne saurait l’en empêcher. Quand il aurait fait le pas irrévocable, et qu’elle aurait compris que c’était sans retour, il était persuadé qu’elle ne le renverrait pas.
Cette confiance dans l’avenir l’aidait à jouer son rôle dans le présent, et l’avait empêché d’écrire à Mme Olenska, de trahir par aucun signe sa misère et son humiliation. Dans le jeu silencieux et désespéré qu’ils jouaient l’un contre l’autre, il croyait n’avoir pas encore perdu toutes ses chances, et il attendait.
Quand il entra dans le salon avant le dîner, les grandes lampes étaient allumées et les orchidées de Mr van der Luyden placées en évidence dans des corbeilles de porcelaine moderne ou d’argent repoussé. Le salon de Mrs Newland Archer avait une réputation d’élégance. Une jardinière de bambou doré dont les primulas et les cinéraires étaient régulièrement renouvelées bloquait le bow-window (où l’ancienne mode aurait préféré une réduction en bronze de la Vénus de Milo). Les canapés et les fauteuils de brocart clair étaient savamment groupés autour de petites tables de peluche surchargées de bibelots en argent, d’animaux en porcelaine, et de photographies richement encadrées. Les minuscules lampes aux abat-jours rosés s’élançaient parmi les palmiers comme des fleurs tropicales.
Le salon était presque plein quand Archer eut conscience que Mme Olenska s’approchait de lui.
Elle était excessivement pâle ; d’une pâleur que faisait ressortir la masse sombre de ses cheveux bruns. Jamais Archer ne l’avait aimée autant qu’à cette minute. Leurs mains se rencontrèrent et il l’entendit dire : « Oui, nous nous embarquerons demain sur la Russie. » Puis il y eut un bruit de portes qui s’ouvraient, et il entendit la voix de May :
— Newland, voulez-vous donner le bras à Ellen ?
Mme Olenska mit sa main sur le bras d’Archer. Il remarqua que cette main était dégantée et il se rappela comme il l’avait tenue sous son regard, certain soir, dans le petit salon de la Vingt-troisième rue. Les yeux fixés sur ces longs doigts pâles, sur le modelé si doux des jointures, il se disait :
— Quand ce ne serait que pour cette main, cela vaut bien que je la suive.
Ce n’était qu’à un dîner ostensiblement offert à quelque étrangère de distinction que Mrs van der Luyden pouvait accepter la gauche du maître de maison. Mme Olenska avait la place d’honneur ; pouvait-on souligner avec plus de finesse qu’on ne la tenait plus tout à fait pour une parente ? Il y avait des choses qu’il fallait faire sans marchander et, parmi celles-ci, dans le vieux code de New-York, était le dernier ralliement du clan autour du membre qui allait en être retranché. Maintenant qu’elle partait, les Welland et les Mingott tenaient à proclamer leur inaltérable affection envers la comtesse Olenska.
Archer assistait à cette scène avec un étrange sentiment de détachement. Son regard errait de l’une à l’autre de ces figures placides et bien nourries et dans tous ces convives, occupés à savourer les canards canvas-back, il voyait comme une file de conspirateurs muets, engagés dans le même complot contre lui-même et la pâle jeune femme assise à sa droite. Alors, dans un éclair, il eut l’intuition que pour tout ce monde Mme Olenska et lui étaient amants. Il comprit qu’elle et lui avaient été, depuis des mois, le point de mire de regards vigilants et d’oreilles attentives ; il comprit que, par des moyens qu’il ignorait encore, la séparation entre lui et sa complice avait été préparée et obtenue. Maintenant, toute la tribu se ralliait autour de May, et il était entendu que personne ne savait rien, n’avait jamais rien soupçonné. Aux yeux de tous, cette réception ne devait avoir d’autre motif que le désir naturel de May de se séparer affectueusement de sa cousine.
C’était ainsi dans ce vieux New-York, où l’on donnait la mort sans effusion de sang ; le scandale y était plus à craindre que la maladie, la décence était la forme suprême du courage, tout éclat dénotait un manque d’éducation.
Après le dîner, quand les fumeurs eurent rejoint les dames au salon, Archer rencontra les yeux triomphants de May. Il y lut la conviction que tout s’était parfaitement bien passé. Elle se leva de la place qu’elle occupait auprès de Mme Olenska, et aussitôt Mrs van der Luyden invita celle-ci à venir s’asseoir auprès d’elle. Mrs Selfridge Merry traversa la pièce pour les rejoindre : Archer comprit que là aussi le complot de réhabilitation et de pardon se poursuivait. On était censé n’avoir jamais douté de la parfaite correction de Mme Olenska ni de la félicité sans nuages du ménage Archer. Et, en apercevant une lueur de victoire dans les yeux de sa femme, pour la première fois, il comprit qu’elle aussi le croyait l’amant de Mme Olenska…
Enfin, il vit que Mme Olenska s’était levée et prenait congé.
Elle se dirigea vers May ; les autres invités s’étaient rangés en cercle. Les deux jeunes femmes se prirent par la main, et May, se penchant, embrassa sa cousine.
Archer entendit Reggie Chivers dire à voix basse à la jeune Mrs Newland :
— La maîtresse de maison est certainement la plus jolie des deux.
Il se rappela l’insolente plaisanterie de Beaufort sur l’inutile beauté de May.
Dans le hall, il tendit à Mme Olenska son manteau de velours. Si troublé qu’il fût, il se cramponnait à la résolution de ne rien dire qui pût la surprendre ou l’effrayer. Convaincu qu’aucun pouvoir ne l’empêcherait désormais de poursuivre son projet, il avait trouvé la force de laisser les événements se dérouler d’eux-mêmes ; mais, tandis qu’il tenait le manteau de Mme Olenska, il fut pris du fiévreux désir de se trouver un moment seul avec elle quand elle monterait en voiture.
— Votre voiture est-elle là ? demanda-t-il.
Mais Mrs van der Luyden, qui entrait avec majesté dans ses zibelines, intervint :
— Nous allons reconduire la chère Ellen.
Archer se tut, accablé. Mme Olenska lui tendit la main.
— Adieu, dit-elle.
— Adieu, répondit-il. À bientôt… à Paris.
— Que ce serait aimable, murmura-t-elle, si vous pouviez y venir avec May !
Mr van der Luyden offrit son bras à Mme Olenska et Archer le suivit avec Mrs van der Luyden. Un moment, dans la vague obscurité du grand landau, il entrevit le pâle ovale d’un visage, le rayonnement d’un regard…
Elle avait disparu.
Archer entendit May qui lui disait :
— N’est-ce pas que tout s’est passé à merveille ?
Il tressaillit. Aussitôt après le départ de la dernière voiture, il monta dans la bibliothèque, fermant la porte derrière lui avec l’espoir que sa femme, qui s’attardait en bas, se rendrait directement à sa chambre. Mais il la vit bientôt arriver, le visage creusé par la fatigue et l’émotion, avec une excitation un peu fébrile dans le regard.
— Puis-je entrer ? demanda-t-elle.
— Sans doute ; mais vous devez tomber de sommeil.
— Non, je voudrais rester un peu avec vous, causer avec vous.
Il lui avança un fauteuil près du feu.
— Puisque vous voulez causer, commença-t-il, soit !… Moi aussi, j’ai quelque chose à vous dire… J’ai essayé l’autre soir… Je ne puis continuer à vivre ainsi. J’ai besoin d’un changement. Je veux m’en aller, et tout de suite… partir pour un long voyage… aussi loin que possible… loin de tout !
— Si loin que cela ? Où, par exemple ?
— Que sais-je ? Aux Indes, ou au Japon.
Elle se leva. Comme il restait courbé, le menton dans les mains, il la sentit se pencher sur lui.
— Je vous accompagnerais au bout du monde, mon aimé, car bien entendu, nous irions ensemble… Mais je crains que ce soit impossible, dit-elle d’une voix qui tremblait… J’ai peur que les médecins ne me le permettent pas… Oui, Newland, j’ai la certitude depuis ce matin du bonheur que j’attendais et que j’ai tant souhaité.
Elle s’agenouilla, et blottit son visage contre les genoux de son mari.
— Ma chérie ! dit-il, la pressant contre lui, tout en caressant ses cheveux d’une main glacée. Ma chérie !
Il y eut un long silence. Puis May se dégagea de ses bras et se leva.
— Vous n’aviez pas deviné ?
— Oui… je… non… c’est-à-dire… Ils se turent ; leurs regards se croisèrent un moment. Puis, détournant les yeux, Archer demanda tout à coup :
— Avez-vous annoncé la nouvelle à quelqu’un d’autre ?
— Seulement à maman et à votre mère. — Elle s’arrêta, puis ajouta hâtivement, le sang au visage : — Je l’ai dit aussi à Ellen. Vous vous rappelez que nous avons eu ensemble une longue conversation, et combien elle a été délicieuse pour moi.
— Ah ! dit Archer.
Son cœur s’arrêtait de battre. Sa femme l’observait attentivement.
— Est-ce que cela vous déplaît, Newland, que je l’aie dit à elle la première ?
— Pourquoi cela me déplairait-il ? — Il fit un dernier effort pour se ressaisir : — Mais il y a quinze jours que vous avez causé avec Ellen : ne disiez-vous pas que la certitude ne vous est venue qu’aujourd’hui ?
May rougit plus violemment encore, mais elle soutint le regard d’Archer.
— Je n’étais pas sûre, en effet ; mais j’ai fait comme si je l’étais. Et, vous voyez, je ne me suis pas trompée ! s’écria-t-elle, ses yeux bleus humides de pleurs triomphants.