Au temps passé - Un coin de la société parisienne sous le Second Empire

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Au temps passé - Un coin de la société parisienne sous le Second Empire
Revue des Deux Mondes5e période, tome 37 (p. 551-576).
AU TEMPS PASSÉ

UN COIN DE LA SOCIÉTÉ PARISIENNE
SOUS LE SECOND EMPIRE

Je n’ai pas du tout connu le monde impérial, je n’ai reçu aucune invitation ni pour les Tuileries, ni pour Compiègne. Je ne dirai donc rien d’une Cour où je n’ai jamais pénétré. Mais quoique ce fût à coup sûr la partie la plus en vue et la plus éclatante de Paris, elle n’absorbait pas, elle ne méritait pas d’absorber toute l’attention publique. Des symptômes de vie très intéressans se manifestaient dans des régions plus modestes. On y menait moins de tapage, mais on y remuait plus d’idées. Chargé à la Sorbonne d’un enseignement très lourd, passant en revue devant mes auditeurs toutes les littératures de l’Europe, celles du Midi aussi bien que celles du Nord, je n’avais guère le temps de m’occuper de politique. Je respirais néanmoins tout autour de moi une atmosphère d’opposition. L’Université, composée en général de très honnêtes gens et d’esprits indépendans, humiliée d’ailleurs par le tour que ses adversaires avaient donné à la loi de 1850 plus que par la loi elle-même, éprouvait peu de sympathie pour l’Empire. Beaucoup de ses membres avaient donné leur démission au coup d’État. Ceux qui restaient dans le rang témoignaient pour le régime une froideur presque générale. L’illégalité et les violences du début laissaient dans leur mémoire un souvenir fâcheux, une impression qui cadrait mal avec la loyauté habituelle de leur manière de penser et les scrupules de leur conscience.


I

Mes amis et moi, nous étions plutôt attirés par la presse opposante que par la presse gouvernementale. Des universitaires de marque, Cuvillier-Fleury, Saint-Marc Girardin, Prévost-Paradol, J.-J. Weiss écrivaient dans le Journal des Débats, d’autres dans la Revue des Deux Mondes ou dans la Revue Nationale que fondait l’éditeur Charpentier. Dès 1859, j’avais été introduit au magasin de librairie, préface de la Revue Nationale, par un de mes anciens maîtres, Emile Saisset, et j’y avais publié une série d’articles sur les prédécesseurs, les contemporains, et les successeurs de Shakspeare. J’y rencontrais des militans de la politique, des adversaires irréconciliables du régime impérial, Taxile Delord, Louis Ulbach, Lanfrey. Leur talent, la sincérité de leur indignation agissaient naturellement sur moi. Il se créait ainsi insensiblement en nous un état d’esprit qu’un exemple suffira à faire comprendre. Le journal le Temps venait d’être créé. Sous la plume de Scherer et de Nefftzer nous y trouvions des articles empreints du libéralisme le plus élevé. Le danger que faisait courir à la France la politique personnelle de l’Empereur et la folie de son attachement au principe des nationalités commençaient à éloigner de lui cette bourgeoisie conservatrice qui avait été un des élémens de sa fortune. L’incohérence que révélait l’embarras de son attitude entre l’Italie et la Papauté effrayait le monde religieux sans satisfaire les révolutionnaires. Concilier le maintien du pouvoir temporel avec les aspirations des Italiens vers l’unité semblait un problème aussi difficile à résoudre que la quadrature du cercle.

L’expédition du Mexique, entreprise si légèrement pour des motifs si frivoles, augmentait les inquiétudes des gens sensés. Après la guerre de Crimée et la guerre d’Italie, on se demandait avec anxiété où nous conduirait ce perpétuel besoin d’agitation dans le vide, s’il n’était pas temps de laisser reposer pour des fins plus importantes les armes et le crédit de la France. Comment ne pas remarquer en même temps que de si grosses questions, d’où pouvait dépendre le sort du pays, continuaient à être décidées par une volonté solitaire sans que le pays lui-même fût consulté ? Plus l’Empire durait, plus le besoin d’un contrôle se faisait sentir. De proche en proche l’idée se répandait d’une certaine résistance à opposer aux velléités du pouvoir personnel. L’opposition, restreinte d’bord à cinq membres, commençait à grossir dans le Parlement. Lorsque la conversation, souvent par une pente involontaire, nous ramenait entre nous à la politique, nous ne pouvions nous défendre de vagues appréhensions pour l’avenir de la France. Nous ne savions pas bien ce qui nous menaçait, mais nous sentions dans l’air quelque chose de menaçant. Un mot de Prévost-Paradol m’avait frappé. Un jour où je lui parlais de la polémique brillante qu’il soutenait dans le Journal des Débats, il m’avait répondu d’un ton mélancolique : « A quoi bon ! Ce n’est pas avec des piqûres d’épingle qu’on tue un éléphant. Celui-ci ne mourra pas de nos attaques, il ne mourra que de ses fautes. »

Quelles fautes nouvelles allait commettre le gouvernement impérial et quelle serait la répercussion de ces fautes sur les destinées de la France ? Dans mes méditations solitaires, je ne cessais d’y penser presque malgré moi. L’idée du danger que nous faisait courir la continuation du pouvoir personnel devenait pour moi comme une obsession. Je ne pouvais apercevoir l’Empereur dans une cérémonie publique, au théâtre, au Bois, sans essayer de lire sur ce masque impassible ce qu’il nous réservait. Était-ce ma qualité d’habitant de la frontière qui me rendait plus perspicace ou plus inquiet ? Il me semblait que nous ne pouvions sortir de l’Empire que par une catastrophe. L’avenir, un avenir prochain, ne devait que trop justifier ces appréhensions. Comme dans l’attente d’un malheur, je me creusais l’esprit pour chercher un remède, une solution qui dépendit de nous-mêmes. Au fond, il ne se présentait qu’une issue à une situation si périlleuse : la restauration de la liberté.

Tout ce qui limiterait l’autorité du maître, tout ce qui introduirait dans le gouvernement des moyens de contrôle serait un bienfait. Je ne me rappelais pas sans une sorte de colère le langage qu’avaient tenu devant moi dans ma jeunesse un si grand nombre de conservateurs, la fureur avec laquelle ils avaient écarté du pouvoir cet honnête homme qui s’appelait le général Cavaignac pour lui en préférer un autre, uniquement parce qu’il s’appelait Napoléon. Aujourd’hui encore je n’y pense pas sans un frémissement. Faut-il que cette malheureuse nation soit étrangère à l’idée de la liberté pour que, même maintenant, il y ait encore tant de personnes qui escomptent la venue d’un sauveur ! Braves gens, si vous voulez être sauvés, ayez donc le courage de vous sauver vous-mêmes ! Songez donc un instant à ce que coûtent les sauveurs, aux centaines de mille hommes qu’ils ont envoyés mourir sur les champs de bataille, aux milliards qu’ils ont fait sortir de vos bas de laine, à la patrie deux fois mutilée. Le mal est si invétéré chez nous, nous avons au fond l’âme et les mœurs si peu républicaines que nous sommes toujours prêts à retomber dans le même péché.

Pour un observateur attentif, il n’y avait pas d’esprit plus médiocre que le général Boulanger. Cet homme, tout de surface et de mise en scène, n’en devint pas moins la coqueluche d’une partie de la France. Beaucoup de prétendus conservateurs se groupèrent derrière lui et derrière son cheval noir, comme si ce général d’aventure devait leur apporter le salut de la patrie. Au fond, que leur aurait-il apporté ? Vraisemblablement la guerre et l’invasion, une pâle copie du régime impérial avec moins de gloire et plus de malheurs. Dans les dernières années du second Empire, nous ne pouvions pas prévoir la tragédie de Sedan. Personne n’aurait hasardé une prophétie aussi lugubre. Mais une inquiétude vague flottait dans l’air. Pour mon compte personnel, je n’y voyais qu’un remède, la participation de tous les citoyens aux affaires publiques. Trop de Français se désintéressaient de la politique, comme s’il ne s’agissait pas là de leurs intérêts les plus chers, et en remettaient la conduite au gouvernement seul. Il fallait lutter contre cette inertie, avertir, éclairer l’opinion. La presse d’opposition, si surveillée qu’elle fût, rendait au moins le service d’exercer un commencement de contrôle, d’habituer le public à juger les actes du gouvernement. De cet état d’esprit à l’idée de partager la fortune d’un journal indépendant, il ne restait plus qu’un pas à franchir. Sans aucune sollicitation de personne, par un besoin de ma conscience, je le franchis en 1864. Marié, père de famille, je ne disposais que d’un revenu bien modeste. Mais nous recueillions le profit des leçons de simplicité que, ma femme et moi, nous avions reçues de nos deux familles. L’extrême modération de nos besoins nous permettait de mettre de côté quelques économies.

Pouvions-nous en faire un meilleur usage qu’en nous intéressant au sort d’un journal qui représentait nos idées, dont la politique sensée, libérale, répondait à tous nos instincts ? Si la bourgeoisie française ne consentait à aucun sacrifice, ne courait-elle pas le risque de regretter un jour amèrement son indifférence ? C’est ainsi que les premières économies du jeune ménage furent portées au Temps. Nous les lui offrions bien volontiers comme un cadeau, sans grand espoir de rémunération. En 1864, la situation du journal n’était pas brillante. Il avait déjà absorbé la plus grande partie du capital consacré à sa fondation, il vivait au jour le jour, non sans inquiétude pour le lendemain. Quant à nous, nous avions la foi, nous espérions que la fortune du Temps grandirait autant que le méritait le rare talent de Nefftzer et la fermeté de sa politique. Mais dût-il ne réussir qu’imparfaitement, nous étions d’avance résignés au sacrifice. Si les libéraux ne travaillaient pas eux-mêmes à conquérir la liberté, qui donc les aiderait ?


II

De cette époque datent mes relations avec M. Adrien Hébrard, un des esprits les plus distingués du journalisme français, et avec la rédaction du journal. Je me rappelle encore le jour de l’année 1864 où j’apportai mon premier article sur Daniel Defoë et la liberté de la presse en Angleterre. Les foudres du gouvernement n’allaient-elles pas fondre sur nos têtes ? Heureux les hommes d’aujourd’hui qui peuvent tout écrire avec une entière liberté ! Ils ne se doutent pas des épreuves et des angoisses par lesquelles nous avons passé lorsque la presse n’était pas libre, lorsqu’il suffisait d’une phrase trop vive pour mettre en danger l’existence d’un journal. Ceux qui n’ont pas connu cette époque douloureuse peuvent se plaindre quelquefois avec raison de l’extrême liberté de la presse, mais qu’ils en croient notre expérience ! Pour l’ensemble de la nation elle-même, pour la force et pour l’honneur du pays rien de plus dangereux que le régime du silence. C’est le silence qui conduit aux catastrophes. Tout vaut mieux, même les excès, que l’obscurité et les ténèbres. A la lumière du jour on voit les écueils, on les évite. La nuit, le bâtiment court à sa perte sans même soupçonner le péril.

Il m’est impossible de me reporter à cette lointaine époque sans évoquer deux physionomies fort différentes auxquelles le Temps a dû ses premiers succès, celles de Nefftzer et de Scherer. Nefftzer était un Alsacien trapu et robuste, d’un abord un peu bourru, d’un aspect un peu fruste, mais, avec ces dehors qui n’attiraient pas, de l’intelligence la plus fine et la plus pénétrante. Très laborieux, très instruit, connaissant notre langue à merveille, il donna tout de suite au journal une direction littéraire. Il ne se contentait pas de défendre une politique libérale, il voulait que cette politique fût exposée dans le langage le plus clair et le plus correct. Si la forme intéressait ainsi la délicatesse de son goût, il tenait encore plus à la valeur du fond. Pas de déclamation, pas de phrases. La dialectique la plus serrée, les questions de personnes au second plan, avant tout la lutte pour les idées et, afin que ces idées gardassent toute leur élévation, pas de signatures au bas des articles. Nefftzer les supprima dès que la loi le permit. A ses yeux, le journaliste ne devait rien représenter de personnel, il n’écrivait pas pour la satisfaction de son esprit, il écrivait pour plaider une cause d’ordre général, pour traiter les questions d’utilité publique et immédiate.

Quelquefois passionné et même emporté, Nefftzer ne badinait pas sur la discipline. Il fallait qu’autour de lui on s’inspirât bien de sa pensée et que la rédaction tout entière conservât un caractère d’unité. C’est lui qui a imprimé au journal le ton de discussion élevé qui s’y maintient encore. Il voulait que le Temps conquît l’estime publique par le sérieux et par la dignité de son attitude. Parmi les preuves d’honnêteté qu’il entendait donner, il plaça au premier rang l’exactitude des informations. Le public de nos jours est avide de nouvelles ; vraies ou fausses, il les accueille avec complaisance. Nefftzer s’imposa l’obligation de ne lui en donner que de sûres. C’était d’autant plus difficile et d’autant plus onéreux qu’il avait en même temps la prétention de nous renseigner par des correspondances bien faites sur tout ce qui se passait dans les différentes parties du monde, comme le font les meilleurs journaux anglais. Il pensait avec raison que, si de grands sacrifices étaient nécessaires à l’origine pour obtenir ce résultat, on en serait tôt ou tard récompensé par la confiance publique. Il ne se trompait pas dans ses prévisions. C’est, en effet, la force et l’honneur du Temps de n’accueillir les informations qu’avec une extrême réserve, après s’être assuré qu’elles ne seront pas démenties. Il doit à ces habitudes de prudence et de loyauté une grande partie de la bonne renommée dont il jouit en France et à l’étranger. J’ai souvent recueilli dans les chancelleries étrangères, de la bouche même des ambassadeurs, le témoignage de la confiance générale qu’inspirent des renseignemens si sévèrement contrôlés.

Sauf pour la droiture et la loyauté, Scherer ne ressemblait en rien à Nefftzer. Sa taille élancée, sa figure à arêtes vives contrastaient même avec la carrure et avec le visage épanoui de son ami. Élevé à Genève, ancien ministre du culte protestant, il gardait quelque chose du puritain dans sa tenue sévère, dans la correction constante de son attitude. Comme chez Renan, mais dans un genre tout différent, le pli ecclésiastique était pris pour toujours ; chez l’un la rondeur onctueuse du prêtre catholique, chez l’autre la rigidité du pasteur. L’immense lecture de Scherer, sa connaissance des langues étrangères avaient meublé son esprit d’une foule d’idées et d’aperçus qui le rendaient éminemment propre à la critique littéraire et philosophique. Il s’y consacra dans le journal avec une application passionnée. Chacun de ses articles forçait l’attention. C’était quelque chose de serré et de ferme, aussi pénétrant que du Sainte-Beuve, avec moins de souplesse et moins de charme, avec une gravité plus soutenue.

On connaissait déjà dans ce temps-là la critique complaisante qui ne se donne aucune peine pour approfondir, qui ne fait qu’effleurer les sujets en s’épargnant la fatigue de penser et le désagrément de contredire. Ce n’était à aucun degré la manière de Scherer. Il ne critiquait pas de parti pris, il témoignait même une certaine bienveillance aux débutans dont le mérite avait besoin d’être encouragé. Mais aucune réputation, aucun titre officiel, pas même la qualité de membre de l’Académie française, n’influait sur la liberté de ses jugemens. Il jugeait les œuvres et les hommes en toute indépendance sans qu’aucune considération extérieure fit fléchir sa sévérité. Je ne crois pas qu’il eût jamais pu se décider à écrire une ligne qui ne fût pas l’expression exacte de sa pensée, qu’il eût jamais consenti à atténuer, à adoucir les angles pour faire plaisir à quelqu’un. Cela le rendait redoutable, mais cela donnait à sa critique et par conséquent au journal une autorité indiscutée. Son opinion était de celles qui s’imposent dans le monde des lettres.

En politique, même sincérité, même besoin de dire la vérité à ses amis comme à ses ennemis. Lorsque Nefftzer était malade ou absent, Scherer prenait la plume à sa place. Malgré la différence de leurs tempéramens, le public ne s’apercevait pas du changement. Le fond de la doctrine demeurait impersonnel, ce qu’il y a de plus pur, de plus élevé et de plus indépendant des partis dans le libéralisme. La liberté, toute la liberté, la liberté pour tout le monde, tel fut le programme des fondations du journal, programme auquel il est resté invariablement fidèle à travers les difficultés que lui suscitaient les luttes des partis et leur mutuelle intolérance. Ses statuts ne lui permettent même pas une autre ligne de conduite. Partout où un principe de liberté politique, civile ou religieuse, est menacé, il est tenu de se porter à sa défense, comme le lui prescrivent ceux qui l’ont créé, delà explique pourquoi ce grand organe, qu’on a quelquefois représenté bien à tort comme un journal protestant, se tient absolument en dehors des luttes confessionnelles. S’il entend que les protestans, les Israélites et les esprits affranchis de tout dogme soient libres, il entend que les catholiques le soient aussi, qu’aucune atteinte ne soit portée à l’exercice de leur culte. Sous le second Empire, il défendait la société de Saint-Vincent-de-Paul tracassée par le pouvoir, comme il défend aujourd’hui en toute circonstance l’Église catholique contre les violences des sectaires.

A l’époque où le Temps fut fondé, en 1861, il n’était pas permis d’afficher dans la presse des opinions républicaines. On ne prononçait donc pas le mot défendu. Mais on insistait chaque jour sur la nécessité, dans l’intérêt même du gouvernement, d’instituer un contrôle permanent de ses actes ; on rappelait volontiers la parole célèbre qui promettait la liberté comme le couronnement de l’édifice impérial.

La République ne pouvait être une surprise pour de tels esprits. Ils ne savaient pas de quelle cause elle sortirait, mais ils la prévoyaient de longue date, ils la considéraient comme la conséquence inévitable du suffrage universel. Malgré sa brusquerie, la journée du 4 septembre 1870 ne les étonna pas outre mesure. A l’angoisse que leur causait la défaite de nos armées se mêlait chez eux un sentiment de délivrance. Comment auraient-ils regretté un gouvernement qui ne leur inspirait aucune confiance, dont ils n’attendaient rien de bon pour leur pays et qui venait de justifier leurs appréhensions par la faillite de sa politique ? Ils ne s’attardèrent même pas aux récriminations et, très franchement, très résolument ils travaillèrent à faire accepter par tous le régime nouveau. La République avait l’avantage de substituer au pouvoir personnel la libre discussion des affaires publiques. Avec elle, on ne serait pas menacé des surprises que réservait au pays la toute-puissance d’une volonté solitaire. D’ailleurs, elle ne mettait en danger aucun intérêt, elle n’appartenait à personne, elle n’était la propriété d’aucun parti.

Si ces sages conseils, si parfaitement d’accord avec la politique de M. Thiers, avaient été écoutés, les conservateurs se seraient épargné bien des déceptions. Leur adhésion loyale et immédiate leur aurait permis de conserver une place dans les conseils du gouvernement. Ils paient encore aujourd’hui la faute qu’ils ont commise alors. Malgré l’adhésion sincère de beaucoup d’entre eux à la forme républicaine, il subsiste à leur égard, même à l’égard de leurs fils, un fonds de défiance dans les âmes populaires. Ils sont venus trop tard à la République. S’ils y étaient venus plus tôt, ils l’auraient consolidée en y prenant une place que leur libéralisme, leur intelligence et leur fortune méritaient. Les deux dates fatales du 24 et du 16 mai auraient été évitées. Nous aurions conservé dans la constitution d’un parti tory, d’une droite républicaine, un élément de force dont nous aurions besoin pour résister à la poussée du parti révolutionnaire. Ce n’est pas la faute du journal le Temps si un tel résultat n’a pas été obtenu. Il a travaillé à l’obtenir avec un courage, avec une persévérance méritoires.


III

Ce n’est pas non plus la faute de quelques périodiques dont l’histoire se lie à celle de l’opposition sous le second Empire : en première ligne de la Revue des Deux Mondes. Ce grand organe, dirigé alors avec tant de fermeté par François Buloz, ne déserta pas un instant la cause libérale. Surveillé de très près par le gouvernement, obligé à une extrême prudence, il n’attaquait pas de front les institutions impériales, il usait des précautions oratoires qu’exigeait le régime draconien de la presse. Mais il n’approuvait que les bonnes choses, il se réservait sur les autres, indiquant d’une façon discrète, sensible cependant pour le public, les points sur lesquels il n’était pas d’accord avec le pouvoir. Cette opposition mesurée, qui procédait par voie de réticences, d’allusions et de comparaisons avec l’étranger, avait quelquefois le don d’exaspérer les maîtres du jour. On faisait dire alors au directeur de la Revue qu’il eût à se bien tenir, qu’on ne supporterait pas plus longtemps cette guerre de coups d’épingle. J’ai vu le moment où François Buloz, qui voulait avant tout sauver son œuvre, sa création personnelle, irait s’installer à Genève pour échapper aux foudres impériales. Il l’aurait fait, comme il le laissait entrevoir, si de puissantes amitiés n’étaient intervenues entre le gouvernement et lui. On fit entendre au gouvernement que ce serait une honte de priver la France d’un organe si estimé et si répandu dans le monde entier ; à François Buloz qu’il y aurait peut-être quelque danger, même pour lui, à s’éloigner d’un centre tel que Paris, d’une vie intellectuelle si variée et si puissante. L’intérêt de la Revue, qui dominait toute sa vie, le décida à rester. Mais aussi, quel cri de délivrance lorsque l’Empire succomba sous le poids de ses fautes ! Toutes les rancunes accumulées contre un régime qui, depuis tant d’années, opprimait la pensée se déchaînèrent alors librement. François Buloz ne pouvait ni oublier ni pardonner à l’Empire les angoisses qu’on lui avait causées.

J’ai connu peu d’hommes plus entièrement possédés par une pensée unique que ce journaliste de premier ordre. Il était d’une humeur parfois difficile, mais d’un discernement très sûr. Il ne se trompait pas sur la valeur des articles qu’on lui apportait. Il les jugeait au point de vue de l’accueil que leur feraient les lecteurs de la Revue. Il ne faisait pas de concessions, même aux meilleurs écrivains, même à George Sand, à Cousin, à Renan, à Taine, lorsque ceux-ci couraient le risque de froisser le public. Ce n’est pas qu’il flattât l’opinion populaire. Il ne poursuivait que des succès de bon aloi, mais il se considérait comme le meilleur juge, comme le juge presque infaillible des conditions du succès. Il me donna une fois son avis motivé sur deux articles que je lui apportais. Il me conseilla de les condenser, de les ramasser en un et, quoique j’eusse commencé par résister, je fus obligé de reconnaître après discussion qu’il avait raison contre moi.

Nous eûmes surtout de fréquentes relations pendant le siège de Paris. La plupart des rédacteurs de la Revue avaient quitté la capitale. Quelques amis de la maison restaient seuls, entre autres Caro, Emile Beaussire et moi. Avec l’opiniâtreté de son caractère, Buloz voulait cependant que la Revue parût. Pour répondre à son désir, nous fûmes obligés de nous multiplier : il nous arriva pendant plusieurs mois de suite de donner un article dans chaque numéro. Pour ma part, je fus chargé de tout ce qui concernait la guerre dans l’Est, Strasbourg, Metz, Verdun, Longwy. J’écrivais à tâtons d’après ma connaissance des lieux, d’après les bribes de renseignemens qui nous arrivaient par les légations et par des fragmens de journaux étrangers. La veille du 1er et du 15 de chaque mois, François Buloz était en proie à la plus vive anxiété. Aurait-il assez de matière pour le numéro du lendemain ? Quoiqu’il fût ardent patriote, cette crainte dominait pour un jour chez lui toute autre préoccupation. Il se demandait avec angoisse si la Revue paraîtrait. Deux fois, pendant le siège de Paris, je le trouvai dans son cabinet abattu, accablé, et je lui demandai aussitôt si nous avions perdu une nouvelle bataille. « Il s’agit de bien autre chose, me répondit-il brusquement : la Revue ne paraîtra peut-être pas demain ! » Cet effroyable malheur, le plus grand dont il fût menacé, lui faisait pour un instant oublier tout reste.

J’avais aussi des relations plus rares, cordiales cependant, avec une autre revue, le Correspondant, où fut publiée la plus grande partie de mon travail sur Gœthe. C’était une maison de très belle tenue qui représentait la fraction la plus libérale du monde religieux, en opposition avec les doctrines ultramontaines et intransigeantes de l’Univers. Quelques-uns des amis de la première heure du Correspondant, comme Montalembert et Falloux, avaient commis la faute d’approuver les débuts politiques de Napoléon III, par crainte de la démagogie. Mais, comme ils aimaient sincèrement la liberté, ils n’avaient pas tardé à s’apercevoir des dangers que le pouvoir personnel faisait courir à leurs propres idées. La conduite équivoque de l’Empereur entre l’Italie, la grande favorite, et le Souverain Pontife qu’il prétendait ménager tout en préparant l’unité italienne, les détachait peu à peu du régime impérial. Dans les dernières années de l’Empire, ils augmentaient le nombre des mécontens. Ils incarnaient la partie religieuse de l’opposition, comme le Siècle et l’Opinion nationale en incarnaient la partie démocratique.

En somme, si on y comprend le Courrier du Dimanche et le Journal des Débats, dont la rédaction était si distinguée, les journalistes de la presse indépendante, depuis Rochefort, Ranc et Brisson, les derniers survivans de cette époque héroïque, jusqu’à J.-J. Weiss et Prévost-Paradol, n’avaient entre eux qu’un lien commun, l’opposition à la politique impériale. Les uns la voulaient plus religieuse, les autres plus libérale ou plus démocratique, tous la voulaient différente.


IV

Au premier rang de ces opposans, il faut placer une revue qui n’a eu qu’une courte existence, mais que de grands talens ont illustrée, la Revue Nationale. De tous les recueils auxquels j’ai collaboré, c’est celui que j’ai le mieux connu. Il avait eu pour fondateur un homme que rien ne préparait à la politique, mais auquel ne déplaisait pas l’espérance de jouer un rôle, l’idée de faire concurrence à la Revue des Deux Mondes et de devenir à son tour une puissance avec laquelle le monde des lettres et le monde politique seraient obligés de compter. C’était l’éditeur Charpentier qui avait fait sa réputation et sa fortune en créant le volume in-12 à couverture jaune et en le vendant 3 fr. 50. Par l’ensemble de ses idées il représentait bien l’esprit moyen de la bourgeoisie française, très conservatrice au fond, ennemie des boule versemens, mais raisonneuse, frondeuse et libérale. Comme beaucoup de conservateurs, il avait dû voter à l’origine pour le Prince Président, par crainte du spectre rouge. Mais la politique impériale s’était chargée de le guérir de l’Empire. A force de se frotter aux écrivains dont il éditait les œuvres, il avait acquis un vernis littéraire dont il se servait très habilement dans l’intérêt de son commerce.

Personne ne s’entendait à rédiger un traité comme lui. Il affectait la bonhomie : il avait l’air d’ouvrir à son interlocuteur le fond de sa pensée, il pariait de toute autre chose que de la convention littéraire qu’on allait signer ; religion, politique, littérature, tout lui était bon pour endormir la défiance. Il parlait longuement, pesamment, jusqu’à ce qu’il vît l’interlocuteur, étourdi et abattu par ce verbiage, sur le point de demander grâce. Au moment où on s’y attendait le moins, il tirait tout à coup le traité de sa poche et ne laissait pas au malheureux le temps de se reconnaître. À ce métier, il avait sondé les reins de beaucoup d’écrivains. Il distinguait à merveille ceux qui étaient capables de défendre énergiquement et habilement leurs intérêts des esprits accommodans et concilians dont un éditeur avisé, tel qu’il l’était lui-même, pouvait venir facilement à bout. Là où le public, jugeant sur les apparences, se serait trompé, il démêlait la vérité. Qui aurait cru, par exemple, que Sainte-Beuve, si subtil et si pénétrant eu toutes choses, n’entendait rien à la défense de ses droits d’auteur et que Victor Hugo au contraire, tout en ayant l’air de planer dans les nues et Miche let, tout en paraissant absorbé par les idées générales, savaient tous deux défendre leurs intérêts littéraires avec la précision et la finesse d’un avoué ?

La naissance de la Revue Nationale, le 10 novembre 1860, coïncidait presque avec les décrets du 24 novembre de la même année qui indiquaient une détente dans la politique gouvernementale. Le Corps législatif que le public entendait à peine de loin, qui ne tenait qu’une place insignifiante dans la vie du pays, recouvrait une partie des libertés dont avaient joui les assemblées antérieures, la publicité des débats, le droit d’adresse, le droit d’amendement. Il lui manquait encore le droit d’interpellation et le droit d’initiative. En dépit de ces lacunes, le progrès obtenu paraissait assez sérieux pour réjouir les libéraux. On regrettait qu’il ne fût pas plus complet, on regrettait surtout qu’il fût présenté comme une faveur, et non comme un droit. C’était toujours le pouvoir personnel qui octroyait quelque chose et non la souveraineté nationale qui s’exerçait. Mais le régime avait été si dur dans les années précédentes qu’on ne songeait pas à y regarder de si près. Dans cette chambre hermétiquement fermée qu’avait été la France pendant neuf années, c’était un peu d’air pur et respirable qui pénétrait.

C’est ce qu’expliquait, dans la première chronique politique de la Revue Nationale, un des hommes les plus courageux et les plus distingués de cette époque, Lanfrey. Charpentier avait eu la main particulièrement heureuse en choisissant pour la partie politique de sa revue un publiciste de cette envergure. Avec ses joues roses, son teint frais, ses yeux bleus et sa figure de chérubin, Lanfrey était une des natures les plus énergiques que j’aie connues.

Le silence des premières années de l’Empire froissait profondément en lui ses instincts libéraux, la haute idée qu’il se faisait de la dignité d’un grand peuple et des droits de chaque citoyen dans un pays tel que la France. Il n’avait pas eu de peine à reconnaître que l’origine du mal, la fortune du second Empire, tenait aux grands souvenirs qu’avait laissés dans les âmes populaires la légende napoléonienne. Le neveu de Napoléon héritait de la gloire de son oncle. Serait-il donc impossible de détruire la légende, de montrer à ce peuple crédule et abusé tout le mal que lui avait fait le conquérant ? L’appauvrissement de la race dont on avait envoyé mourir les enfans sur tant de champs de bataille, la diminution du territoire de la France, la coalition de l’Europe contre nous : autant de griefs que Lanfrey ressassait dans sa pensée avec un sentiment analogue à celui qu’a exprimé dans les Iambes Auguste Barbier : une haine implacable. De là cette Histoire de Napoléon Ier où il ne faut chercher ni vérité, ni justice, ni impartialité : véritable pamphlet où le polémiste exhale toute sa rancune. Le même homme qui écrivait des pages si violentes était plein de douceur, d’"élégance et de bonne grâce dans l’intimité. Sa vieille amie, la spirituelle Mme Jaubert, sœur de d’Alton-Shée, l’avait surnommé ferocino pour indiquer qu’il n’était féroce qu’à la surface, lorsqu’il jouait un rôle en public.

La presse restait soumise à un régime exceptionnel. Mais dans une circulaire célèbre M. de Persigny, ministre de l’intérieur, recommandait à ses préfets de ne pas abuser du pouvoir discrétionnaire de l’administration. Lui-même se déclarait disposé à favoriser dans le pays des habitudes de libre discussion. C’était toujours au fond la même manière de procéder, l’octroi d’une certaine liberté dans la mesure où le pouvoir n’en serait pas gêné, une autorisation provisoire donnée d’en haut avec la faculté de la retirer si on en abusait contre lui. La Revue Nationale enregistrait et acceptait le bienfait sans dissimuler à ses lecteurs qu’il n’y avait là que l’apparence de la liberté. Elle ne dissimulait pas non plus que la presse ne pourrait retrouver son ancien éclat, l’éclat qui l’avait illustrée sous des gouvernemens libres, que si le public lui-même s’intéressait aux grandes questions politiques, au lieu de ne chercher dans les journaux, comme on le faisait depuis quelques années, que des anecdotes, des commérages et des scandales. Elle ne se relèverait que si ses lecteurs, las de cet abaissement, exigeaient d’elle autre chose. Deux esprits très différens, Victor Foucher et Taxile Delord, insistaient sur le tort que les journaux se faisaient à eux-mêmes, depuis l’établissement du second Empire, sur la nécessité qui s’imposait désormais à eux de relever le niveau et la valeur morale de leur rédaction.

Si les décrets du 24 novembre 1860 avaient donné à la presse et au public l’illusion de la liberté, le ministre de l’Intérieur se chargea bien vite de dissiper lui-même ce rêve en frappant un des organes les mieux rédigés de l’opposition, le Courrier du Dimanche. Il représentait cet acte, dont il revendiquait hautement la responsabilité, comme un fait exceptionnel. Cela voulait dire, — et personne ne pouvait s’y tromper, — que le gouvernement entendait ne pas renoncer aux mesures d’exception. Tous les journaux le comprirent ainsi. Le régime du droit ne commençait pas encore pour eux. Tout au plus pouvaient-ils compter sur une tolérance un peu plus grande qu’autrefois. Il n’en résultait pas moins un certain ébranlement dans les esprits, une secousse de l’opinion, la pensée que le pouvoir personnel reconnaissait lui-même la difficulté de vivre toujours en dehors et au-dessus de la nation. Il semblait appeler à son secours des bonnes volontés indépendantes. C’est pour les recueillir, pour profiter de cet état d’esprit nouveau que se créaient presque à la même date le journal le Temps et la Revue Nationale.

Ces deux organes indépendans offraient aux libéraux l’occasion de se grouper, d’essayer leurs forces, de substituer à l’émiettement des résistances un centre de pensées et d’action. C’est dans la même intention que, sous l’énergique impulsion du comte d’Haussonville, les opposans de Lorraine publiaient chaque année sous le titre Varia un volume de politique et de morale. En ne paraissant qu’à des intervalles irréguliers, en mettant leur opposition en volumes au lieu de la mettre en feuilles volantes, s’ils échappaient aux dangers qui menaçaient les périodiques, ils n’en contribuaient pas moins au réveil de l’esprit public. La grosse affaire était alors de faire pénétrer partout, en province aussi bien qu’à Paris, l’idée d’une résistance nécessaire, d’un contrôle à exercer sur les velléités du pouvoir personnel.


V

En repassant les souvenirs de ma collaboration à la Revue Nationale, j’ai plaisir à évoquer des physionomies très parisiennes, très dignes de n’être pas oubliées des générations qui leur ont succédé. D’abord, mon camarade de l’École normale supérieure Eugène Yung, rédacteur habituel du journal des Débats, esprit doux et aimable, qui cachait sous la grâce des formes beaucoup de vaillance et de fermeté. C’est lui qui, sous le second Empire, organisa à l’Athénée une série de conférences avec le dessein secret de ressusciter au milieu de la France endormie le goût de la parole, le besoin des plaisirs de l’esprit et par là même le désir de la liberté. Il est mort trop tôt, après une vie presque tout entière consacrée à la presse, au moment où il dirigeait avec un grand tact la Revue politique et littéraire. Nous nous connaissions depuis si longtemps, nous avions l’un dans l’autre une confiance si entière qu’il m’autorisait à remplir, sans même le consulter, les deux premières pages de la Revue littéraire chaque fois que je trouverais un sujet politique intéressant. Deux jours avant la date où se publiait le numéro, je n’avais qu’à porter l’article directement à l’imprimerie. Eugène Yung ne voulait pas que l’article fût signé, afin de me laisser toute liberté de juger les hommes et les choses. Peu de nos camarades ont eu au même degré que cet écrivain bienveillant et charmant le respect de l’opinion des autres, le sens très net du libéralisme. Toute atteinte portée à la liberté, même de ses adversaires, lui était une souffrance. On n’est du reste libéral et même républicain qu’à ce prix. Les majorités qui écrasent de leur poids les minorités dissidentes peuvent se qualifier de républicaines. Au fond, ce n’est plus l’esprit de la République qu’elles représentent : c’est l’esprit de Louis XIV, de la Convention et de l’Empire.

J’ai dû à la Revue Nationale l’amitié de deux poètes qui ont eu de la réputation, mais qui, comme Eugène Manuel, n’ont peut-être pas été jusqu’au bout de leur destinée, et qui méritaient d’être plus connus et plus appréciés. Deux œuvres recommandent le nom de Louis Ratisbonne : La comédie enfantine qui a fait la joie de tant de familles, et dont quelques vers délicats sont justement cités dans les anthologies à l’usage de la jeunesse, et la traduction de la Divine Comédie.

C’était une nature essentiellement poétique, peu faite pour d’autres travaux que des travaux d’imagination. Il est mort sous-bibliothécaire du Sénat, très poli, très cordial, mais plus disposé à s’absorber dans son rêve qu’à manier les livres dont il avait la garde. Je lui conserve une profonde reconnaissance pour m’avoir fait connaître sa sœur, Mme Alexandre Singer, une des personnes les meilleures et les plus spirituelles de notre temps. Que d’heures délicieuses nous avons passées dans le salon si hospitalier du quai Malaquais et dans le splendide château de Neufmoutiers ! Nous y rencontrions Octave Feuillet et sa femme, si fins tous deux, Amédée Achard, John Lemoinne, la comtesse de Chambrun, Adolphe Franck, le prince Georges Bibesco, Prévost Paradol, le prince Albert de Monaco. La maîtresse de la maison, dont la vieillesse est assombrie par des chagrins intimes, garde encore sous son voile de deuil toute la vivacité de son intelligence, toute la bonté exquise de son cœur. M. Emile Ollivier, M. Brunetière[1] et moi, tous trois témoins du passé, nous savons ce qu’une amitié sûre et fidèle nous conserve dans le présent.

Un autre poète, délicat et charmant, Edouard Grenier, appartenait également à notre société. S’il avait eu plus de persévérance, plus de suite dans les idées, en un mot plus d’ambition, il avait reçu de la nature les plus beaux dons perfectionnés encore par une excellente éducation. Originaire de Baume-les-Dames en Franche-Comté, où il conservait avec un soin pieux la maison paternelle, il avait commencé par être attaché d’ambassade en Allemagne pendant que Lamartine dirigeait les Affaires étrangères. Elevé dans les idées du plus pur libéralisme, indépendant par caractère et par situation de fortune, il abandonna volontairement la diplomatie pour ne pas servir le gouvernement impérial. À ce moment et plus tard il aurait pu peut-être jouer dans l’opposition un rôle politique. Mais il était trop artiste, trop occupé de la musique et du charme des vers pour parler le langage un peu rude des militans. Et cependant, je me rappelle quelques pièces de lui toutes vibrantes d’émotion patriotique, de l’allure la plus fière et la plus noble, où retentit comme un écho des poésies vengeresses de Victor Hugo. Au fond, personne ne jugeait l’Empire plus sévèrement que lui. Mais il aimait mieux en détourner ses regards, se consoler de vivre sous un tel régime en se réfugiant dans le monde de la pensée et de la poésie.

Même parmi les sujets purement historiques, quelle carrière ouverte à une imagination aussi ardente que la sienne : la Pologne sacrifiée et non résignée, l’Italie frémissante ! Sous l’impression des événemens contemporains il arriva à Edouard Grenier de ne pouvoir contenir l’indignation ou la pitié dont il était assailli. Il les exprima alors dans une langue forte et sobre. Il semble toutefois que son vrai domaine fût le sentiment, toutes les nuances, toutes les délicatesses de l’amitié et de l’amour. Il était de ces natures tendres qui ont un besoin constant d’affection. Ses relations avec le fils de Mme Amable Tastu, avec les deux Chazal, continuaient dans l’âge mûr et jusque dans la vieillesse l’étroite intimité du collège. Surtout il aimait la société des femmes. L’extrême distinction de ses manières, l’élégance de sa tenue, sa belle figure encadrée d’une barbe fine lui valurent quelques conquêtes. En véritable chevalier, il ne s’en vantait pas, il n’en parlait jamais. Mais le jeu de ses regards, l’épanouissement et le rayonnement de sa physionomie trahissaient les joies profondes de sa vie intérieure. Sans qu’il m’eût fait aucune confidence, je l’ai toujours connu amoureux. Il l’était encore au moment de mourir.

Tout autre était Louis Ménard, mon camarade et mon voisin, dont M. Maurice Barrès a tracé ici même un portrait fidèle. Cet Athénien de Paris, quoique appartenant comme Édouard Grenier à la bourgeoisie aisée, quoique propriétaire d’une maison sur la place de la Sorbonne, affectait la négligence d’un bohème. On ne le rencontrait jamais que vêtu pauvrement, avec des chemises de couleur nouées par un cordon, des vestons défraîchis et des pantalons élimés. Extérieurement, il paraissait ne conserver de la Grèce que le cynisme de Diogène. Au fond, il comprenait, il rendait même la beauté du génie grec avec une âme d’artiste. Sa prose et ses vers s’inspirent des plus pures traditions de l’art antique. Indifférent à tous les dogmes, il n’a qu’une religion, le culte du beau. Bien peu de modernes se sont pénétrés au même degré que lui de l’esprit du paganisme. Sa pensée habite Athènes au temps de Périclès ; par un effort de son imagination toujours tendue il se fait le contemporain de Socrate, d’Alcibiade, de Platon, de Phidias. Il vit dans un rêve délicieux, dans le domaine de la pensée pure, jusqu’au jour où la réalité le saisit pour le ramener brusquement en France et à Paris. Son amour du beau le rend plus sensible qu’un autre à tous les aspects de la beauté. Je me rappelle encore l’émotion profonde qu’il éprouva lorsqu’un visage de femme rencontré dans le quartier Latin lui apparut comme l’idéal rêvé. Il se défendit contre cette impression rapide et forte, il essaya de résister. Il se reprochait de déchoir en passant de la contemplation du beau en soi, du beau absolu au culte d’une idole passagère. Son esprit fier et indépendant se révoltait contre la tyrannie d’une rencontre. Il la subit néanmoins avec un frémissement de colère qui ne le sauva pas de la chute finale. De tous les drames intimes auxquels il m’a été donné d’assister, je n’en ai guère connu de plus poignant : d’un côté l’orgueil, la superbe de la philosophie païenne la plus spiritualiste, de l’autre le charme, la grâce, hi beauté, toutes les séductions des sens. Celles-ci finirent naturellement par l’emporter.

Comment un esprit si délicat, nourri de la moelle des anciens, de ce qu’il y a de plus poétique et de plus pur dans Homère, dans Hésiode, dans les tragiques grecs, en arriva-t-il à professer en politique les opinions les plus avancées ? La haine de l’Empire, très vivace chez Louis Ménard, ne suffit pas à expliquer ce phénomène. D’ailleurs, l’Empire était mort lorsque je surpris chez lui un mouvement de colère inattendu. C’était au lendemain de la Commune. Il me semblait que le massacre des otages et les incendies allumés dans Paris devaient répugner à cette nature de poète et d’artiste. Je me trompais. Toute sa sympathie allait aux Communards. Il les plaignait, il accusait de barbarie et de cruauté les troupes venues de Versailles, les Versaillais comme on disait alors. Peut-être était-ce le résultat de sa générosité naturelle, un fonds de pitié pour les vaincus dont il avait lui-même fait partie si longtemps, le mépris de la race des vainqueurs, le souvenir amer des mensonges par lesquels le gouvernement militaire de Paris avait pendant le siège abusé la population parisienne et provoqué l’explosion de la Commune. Comme par un souvenir de l’éducation chrétienne qu’il répudiait, la souffrance et la défaite attiraient irrésistiblement Louis Ménard. Pendant que son esprit habitait avec une sérénité poétique l’Olympe du paganisme, son âme était saisie involontairement de l’immense sentiment de pitié que les premiers chrétiens révélaient au monde.


VI

Parmi les foyers intellectuels qui, sous le second Empire, subsistaient à Paris en dehors du monde de la Cour et des personnages officiels, il n’est que juste de rappeler quelques salons choisis. Je ne les ai pas connus tous. On me permettra de donner un souvenir à ceux que je fréquentais. Le premier en date et en importance est celui du duc Victor de Broglie, ancien pair de France, ancien ministre du roi Louis-Philippe. J’y avais été introduit de bonne heure par mon ami de Lorraine, le comte d’Haussonville, gendre du maître de la maison. Maison ouverte à un très petit nombre de personnes, mais ouverte tous les soirs pendant six mois de l’année. Quoique le duc eût occupé à plusieurs reprises les plus hautes fonctions de l’État, il conservait un fonds de timidité naturelle qui le faisait paraître au premier abord froid et réservé. Cette impression une fois dissipée, que de nobles qualités on découvrait en lui, quelle probité politique, quelle sincérité de libéralisme, quel attachement aux principes de 1789 ! Tout jeune, nommé pair de France par le roi Louis XVIII, il avait commencé sa carrière en refusant de voter la mort du maréchal Ney. Cet acte de courage indiquait l’orientation de toute sa vie ; une intelligence ouverte et ferme, assez de clairvoyance pour comprendre où était le devoir, assez d’énergie pour ne pas se laisser entraîner par les passions du moment. Tel il demeura jusqu’à la fin, indépendant, peu fait pour les compromis et pour les concessions, en reconnaissant l’utilité, mais par goût, par tempérament ne s’y prêtant pas volontiers. Il avait une parole nette et précise qui renfermait beaucoup de choses en peu de mots. Un jour où je lui demandais ce qu’il pensait de l’empereur Napoléon III, il me répondit brièvement : « Je l’ai jugé. » Le simple rappel du jugement prononcé par la Cour des pairs contre le prince, à la suite des équipées de Strasbourg et de Boulogne, équivalait dans sa pensée à un jugement définitif.

Chez lui se retrouvaient tous les soirs son fils aîné, le prince Albert de Broglie, le comte Louis de Viel-Castel, ancien directeur des affaires politiques au ministère des Affaires étrangères, le baron de Sahune, ancien député, Xavier Marmier, quelquefois le philosophe Paul Janet, le physicien Verdet : quelquefois aussi, mais plus rarement, M. Guizot. Le dé de la conversation était toujours tenu par le plus merveilleux causeur de cette époque, par le spirituel Doudan dont Mme du Parquet a publié la correspondance. Habitant depuis de longues années l’hôtel de Broglie, ayant élevé le prince Albert, Doudan s’exprimait sur tous les sujets avec une entière indépendance. Respectueux du sentiment religieux chez les autres, mais pour son compte d’esprit très libre, il persiflait volontiers les tenans du parti catholique militant, particulièrement les ultramontains, Mgr Pie évêque de Poitiers, Louis Veuillot et toute la clientèle de l’Univers. Il était de ces catholiques de naissance et de tradition qui ont horreur d’un parti politique religieux, c’est-à-dire de l’intervention de l’Église dans les affaires humaines. L’honnête homme tel qu’on le définissait autrefois perçait dans toutes ses paroles : le bon sens, la justesse, la mesure, le goût. Le plus absolu dédain des préjugés aristocratiques, une manière tout à fait personnelle et fine d’examiner chaque question en elle-même sans aucun souci de ce qu’en pensait le monde. L’originalité des idées, le tour piquant et imprévu de la phrase donnaient à sa conversation un charme extraordinaire. Les heures que nous passions avec lui dans la modeste chambre qu’il occupait à l’hôtel de Broglie nous paraissaient toujours trop courtes. D’une main légère il effleurait tous les sujets, politique, littérature, religion. Avec sa grande liberté d’esprit, personne ne conservait mieux que lui les traditions de l’ancienne société française, ce qu’il convenait de faire ou de dire dans chaque circonstance donnée. Quoiqu’il fût de son temps autant qu’un homme peut en être, on aurait dit qu’il sortait directement de la société du XVIIIe siècle, du salon de Mme du Deffand ou de Mlle de Lespinasse.

Une des scènes les plus piquantes auxquelles j’aie assisté est une passe d’armes entre lui et Cuvillier-Fleury à propos de la candidature académique de Duvergier de Hauranne. Naturellement les libéraux, les parlementaires de l’Académie soutenaient leur ancien collègue du Parlement. Cuvillier-Fleury, le plus droit et le plus sincère des hommes, mais aussi le plus passionné et le plus impétueux, se rappelait sans doute les impatiences que l’opposition centre gauche de Duvergier de Hauranne avait plus d’une fois causées au gouvernement de Juillet. Il en gardait un souvenir amer, et, montrant la bibliothèque de Doudan, il s’écriait avec véhémence : « Vous voyez ces livres paisiblement rangés sur des rayons. Si Duvergier de Hauranne, entrait ici, ils se battraient immédiatement. » Doudan soutenait le choc sans se laisser une minute intimider par la violence de la mimique et des paroles ; il opposait à cette attitude tragique la fine ironie de sa parole et il terminait le combat comme d’habitude en faisant rire la galerie aux dépens de l’agresseur. Il ne se doutait peut-être pas alors à quel point les événemens devaient lui donner raison. Depuis cette époque, j’ai assisté à bien des séances de l’Académie française avec Duvergier de Hauranne qui n’y a jamais pris la parole, tandis que Cuvillier-Fleury, pour qu’on ne s’endormît ni ne s’ennuyât, disait-il, engageait volontiers les discussions les plus vives, notamment avec son collaborateur du Journal des Débats, Silvestre de Sacy, rédacteur du Dictionnaire. Celui-ci, poussé à bout, assurait sur sa tête d’un geste brusque le bonnet de velours noir qu’il portait habituellement et s’avançait vers Cuvillier-Fleury, comme pour le défier, mais il reculait presque aussitôt en voyant se dresser devant lui la haute taille et l’air menaçant de son ami. Par momens, il en pleurait presque de dépit. « Cet homme-là me fera mourir, disait-il tragiquement. Il y a soixante ans que cela dure. Au collège, il me chipait déjà mes gâteaux et mes billes, maintenant, il empoisonne ma vieillesse. » Après la bataille, les deux adversaires n’en demeuraient pas moins les meilleurs amis du monde, comme les avocats qui se serrent la main au sortir de l’audience où ils se sont pris violemment à partie.

La fille du duc Victor de Broglie, la comtesse d’Haussonville, avait aussi un salon très recherché. On y faisait peu de politique. Infiniment cultivée, instruite autant qu’on peut l’être sans l’ombre de pédantisme, la maîtresse de la maison appréciait surtout la société des philosophes et des écrivains. Elle éprouvait le plus grand plaisir à échanger avec eux des idées. Loin de leur imposer les siennes, elle ne s’étonnait ni ne se fâchait qu’on envisageât les choses à un point de vue différent. Avec elle, la liberté de discussion demeurait absolue. Quoique née et élevée dans une famille doctrinaire, elle aurait fait bon marché de la doctrine pourvu qu’on lui démontrât que la doctrine avait tort. Elle ne recherchait que la vérité, en dehors des systèmes et des partis. Le meilleur moyen de lui plaire était, non pas de lui donner raison, mais au besoin d’avoir raison contre elle. Sa conversation, solide au fond avec des grâces légères, fourmillait d’observations personnelles, quelquefois paradoxales, relevées de malice aimable et d’humour. Elle goûtait fort l’ironie voilée qui assaisonne comme un condiment délicat une partie des œuvres anglaises. Elle-même la définissait spirituellement dans un livre piquant qu’elle a consacré à la jeunesse de lord Byron. Comme celui-ci avait songé à demander la main de sa mère, de la future duchesse de Broglie, elle se reconnaissait avec lui une sorte de parenté littéraire dont la recherche amusait son esprit. J’ai vu chez elle la comtesse Guiccioli, la dernière amie du grand poète, devenue marquise de Boissy, dont elle feuilletait les souvenirs avec une curiosité qui ne se lassait pas. Une qualité rare la mettait hors de pair dans la société parisienne : la profondeur et la solidité de ses affections. Tout en se jouant spirituellement à la surface des choses dans le monde des idées, elle ne badinait pas avec le sentiment. Il n’y avait pas d’amie meilleure, plus sûre et plus fidèle.


VII.

Le salon de Mme de Nerville et de sa fille Mme Aubernon, qui acquit plus tard une si grande célébrité, existait déjà sous le second Empire. J’y fus introduit vers 1862. C’était un salon fort agréable par la qualité et par la variété des personnes qu’on y rencontrait. Aucun exclusivisme, aucun esprit de caste ne s’y faisait sentir. Les deux maîtresses de la maison, toutes deux spirituelles, ne demandaient à leurs invités que de la bonne grâce et de l’esprit. Elles ne s’inquiétaient pas de savoir d’où ils venaient, quelles étaient leurs opinions politiques ou religieuses. Pourvu qu’ils sussent exprimer des idées, justes ou paradoxales, modérées ou radicales, — peu importait, — ils étaient les bienvenus. Leur mérite respectif se révélait surtout dans ces fameux dîners du samedi, aussi gais, aussi amusans à coup sûr que pouvaient l’être les soupers du XVIIIe siècle. J’y ai entendu pour ma part des conversations qui ne le cédaient en rien aux entretiens que Mme d’Epinay a recueillis en soupant chez Mme Quinault. Pour ne parler que des morts, le commandant Rivière, Lavoix, Alexandre Dumas fils, Pailleron, Caro, Renan, Larroumet, Henri Becque s’y abandonnaient en toute liberté à leur verve naturelle sans crainte de choquer personne par la hardiesse de leurs propos. L’art supérieur des maîtresses de la maison était d’abord de les réunir à la même table par groupes sympathiques, puis de ne jamais dépasser le nombre de douze convives pour que la conversation pût demeurer générale en supprimant les apartés à voix basse entre voisins. La sonnette de Mme Aubernon dont les profanes se moquaient sans en connaître l’usage n’était pas entre ses mains un instrument de tyrannie. Elle ne s’en servait au contraire que pour assurer à tour de rôle la liberté de parole de chacun. Avec son esprit hardi et prime-sautier elle ouvrait en général le feu la première, elle choisissait un sujet de circonstance, une pièce nouvelle, un livre, une discussion parlementaire, une proposition de loi, quelquefois même une simple aventure mondaine. Elle en parlait très franchement, très délibérément, sans embarras, sans pruderie, et elle invitait ainsi ses convives à prendre position. Lui répondait qui voulait. Sous la protection de la sonnette chacun pouvait prendre la parole à son tour avec la certitude de n’être pas interrompu par le bruit des conversations particulières. On se sentait alors si à l’aise, si bien soutenu par l’attention de tous, il se dégageait de ce milieu intellectuel une telle quantité de fluide que des gens d’ordinaire peu communicatifs y devenaient éloquens. Je garde le souvenir d’improvisations merveilleuses qui ne se seraient pas produites ailleurs, qui naissaient sur place du frottement, de l’excitation de tant d’esprits distingués.

Rue de la Chaussée-d’Antin, dans l’hôtel que devait occuper plus tard le journal la République Française, le président Benoît-Champy et sa femme recevaient une société choisie de littérateurs et d’artistes. On y entendait d’excellente musique. Mme Patti, Mme Boucher, Mme Trélat y chantaient, M. Patin y disait des vers, le président lui-même y récitait des fables de sa composition d’un tour aisé et spirituel.

Aucun de ces salons n’égalait en importance et en influence politique celui de l’écrivain célèbre qui signait ses ouvrages du pseudonyme de Daniel Stern. La comtesse d’Agoult, née Flavigny, occupait une place à part dans la société parisienne. Par sa naissance et par ses alliances, elle tenait au faubourg Saint-Germain, par ses opinions à la République. Son Histoire de la Révolution de 1848, écrite du style le plus vigoureux, donnait de sa personne et de son talent une idée élevée. On n’y sentait rien de faible ni d’efféminé. Le ton en était grave, sérieux, viril. Il eût été difficile de raconter les événemens avec plus de fermeté. Ce livre avait classé tout de suite Daniel Stern parmi les écrivains avec lesquels on compte. Sa connaissance des littératures étrangères, ce qu’elle avait écrit sur Dante et sur Goethe augmentaient encore son crédit intellectuel. Quoiqu’elle ne fût plus jeune, elle conservait sous ses cheveux blancs des lignes de visage sculpturales, d’une grande pureté et d’une grande noblesse.

Chaque dimanche dans l’après-midi son salon s’ouvrait à des hommes de tous les partis parmi lesquels dominait l’esprit d’opposition à l’Empire. Son gendre M. Emile Ollivier, alors dans tout l’éclat de sa jeune renommée, y donnait le ton. Mme d’Agoult elle-même, assise au coin de la cheminée, encourageait la conversation sans y prendre une part très active. Sa présence se faisait sentir bien plus par la dignité constante de son maintien, par le sérieux avec lequel elle écoutait que par de fréquentes interventions personnelles. On s’adressait à elle, on la prenait en général pour juge du camp, mais on n’attendait pas d’elle une réplique détaillée. Souvent elle opinait d’un mot ou d’un geste de tête, montrant bien qu’elle ne perdait rien de ce qui se disait, mais sans aucune prétention de diriger l’entretien. Elle n’en demeurait pas moins le centre réel, le lien presque unique entre tant de personnes qui ne se rencontraient que chez elle, depuis son frère M. de Flavigny et le comte Louis de Viel-Castel, familier de la maison de Broglie, jusqu’à Challemel-Lacour et au prince Louis-Napoléon. La politique impériale y était traitée sans ménagemens, comme une politique de circonstance qui ne devait pas durer, que remplacerait nécessairement tôt ou tard un régime plus libéral. On crut toucher au port, tenir enfin ces institutions libres auxquels aspiraient tous les habitués de la maison, lorsque, au mois de janvier 1870, M. Emile Ollivier fut appelé au ministère. Le salon de Daniel Stern, les idées qu’il représentait triomphaient avec le nouveau chef du cabinet. Triomphe de courte durée auquel allaient succéder trop tôt les angoisses de la guerre et les humiliations de la défaite.

La politique était loin d’absorber l’activité d’esprit de Daniel Stern. Elle aimait les lettres pour elles-mêmes, de l’amour le plus éclairé et le plus noble. Les soirées littéraires qu’elle donnait de temps en temps témoignaient d’un goût très délicat. Un jour on y entendait l’excellent acteur italien Rossi réciter quelques scènes d’Othello ou de Roméo et Juliette. Un autre jour c’était Ponsard déjà presque mourant qui lisait son Galilée. On n’osait rien refuser à une maîtresse de maison si accomplie. Ponsard se sentait mourir, il avait monté l’escalier de la maison appuyé sur le bras de sa femme, en s’arrêtant à chaque marche. Mais il avait suffi que Daniel Stern témoignât un désir pour le galvaniser. Depuis sa jeunesse, cette femme supérieure exerçait ainsi une séduction irrésistible sur tous ceux qui l’approchaient. L’âge ne lui avait rien enlevé de sa puissance. Jusqu’à son dernier jour, deux hommes d’un rare mérite, Louis de Ronchaud et Tribert, se disputaient la joie de lui offrir l’hospitalité pendant les mois d’été, l’un à Saint-Lupicin, dans un des domaines les plus pittoresques du Jura ; l’autre dans sa belle résidence des Deux-Sèvres. Chez l’un comme chez l’autre, elle était reine, admirée profondément, entourée des soins les plus attentifs, délicatement aimée.

Chez Jules Simon, au cinquième étage de cette maison de la place de la Madeleine où il vécut cinquante ans, l’esprit d’opposition était plus marqué encore que dans le salon de Mme d’Agoult. On savait y parler d’autre chose que de politique et y entendre même au besoin des artistes distingués. Mais les habitués qui se réunissaient là le soir une fois par semaine étaient en général des militans. Gens du monde, membres de l’Institut, professeurs, écrivains, députés, journalistes, ils aimaient et ils admiraient presque tous dans leur hôte le libéral irréductible qui avait protesté à la Sorbonne contre le coup d’Etat et qui continuait la lutte au Corps législatif sans avoir désarmé un seul jour. Là on ne se nourrissait pas d’illusions, on ne croyait pas à l’Empire libéral. Pour ces esprits ardens et clairvoyans il ne s’agissait pas d’améliorer le régime, il s’agissait de le détruire et de le remplacer. Le mot de République errait sur toutes les lèvres.

Opposition résolue, mais enveloppée de grâce et de finesse comme tout ce qui venait de Jules Simon. Ce charmant esprit, ce merveilleux causeur cachait sous l’apparence du langage le plus mesuré et le plus caressant une des âmes les plus fermes de notre temps. A l’entendre, à le juger superficiellement, on l’aurait cru disposé à toutes les concessions. Il vous aurait accordé dans la forme ce que vous auriez demandé, mais il n’aurait sacrifié à personne aucune des idées auxquelles il tenait. Dans sa conception philosophique de la vie, toute atteinte portée à la liberté du plus humble des citoyens lui paraissait un outrage à la dignité de la nature humaine. Ce qu’il ne supportait pas de la part de l’Empire autoritaire, il ne le supportait pas davantage de la part de ses amis politiques lorsque ceux-ci faisaient mine d’abuser de leur nombre pour opprimer les minorités. Il se dressait alors contre eux de toute son énergie comme il s’était dressé contre le coup d’Etat. C’est cette solidité de principes qui explique la diversité des jugemens portés sur lui et la fragilité de sa fortune politique. Adversaire de toutes les tyrannies, il fut traité par les uns de radical, par les autres de réactionnaire. Il demeurait simplement ce qu’il avait été depuis sa jeunesse, le plus ferme en même temps que le plus conciliant des libéraux.


A. MÉZIÈRES.

  1. Avant de mourir, Brunetière a vu son nom tracé à cette page. Je l’y laisse comme un souvenir cher et douloureux de notre très ancienne amitié. Je n’offenserai pas sa mémoire en disant que Mme Alexandre Singer était une des personnes qu’il estimait le plus, et qu’il a correspondu avec elle jusqu’aux derniers jours de sa vie.