Aller au contenu

Aubanel et la Poésie provençale

La bibliothèque libre.
Aubanel et la Poésie provençale
Revue des Deux Mondes4e période, tome 124 (p. 200-217).
AUBANEL
ET
LA POÉSIE PROVENÇALE

Ludovic Legré : Le poète Théodore Aubanel, récit d’un témoin de sa vie ; Paris, Lecoffre, — Th. Aubanel : La Mióugrano entreduberto ; Paris, Maisonneuve. Li Fiho d’Avignoun ; Paris, Albert Savine. Lou Pan dóu Pecat, Montpellier, Hamelin. Le Pain du péché, mis en vers français par Paul Arène. Th. Aubanel, Discours et Documens ; Montpellier, Hamelin, — Eduard Koschwitz : Ueber die provenzalischen Feliber und ihre Vorgünger, Berlin, Gronau. Grammaire historique de la langue des félibres ; Paris, Welter. — Paul Mariéton : la Terre provençale ; Paris, Lemerre ; article Félibrige, dans la Grande Encyclopédie ; Revue félibréenne, depuis 1885. — F. Donnadieu : les Précurseurs des félibres (1800-1855) ; Paris, Quantin. — Paul Arène et Albert Tournier : Des Alpes aux Pyrénées, avec préface d’Anatole France ; Paris, Flammarion. — Sextius Michel : la Petite Patrie, avec préface de Maurice Faure sur le Félibrige de Paris.


M. Ludovic Legré vient de consacrer à Aubanel une étude biographique, riche de documens et même d’émotion, qu’on lira avec un intérêt soutenu, en dépit de ces riens captieux, de ces longueries inévitables, où s’attarde l’amitié. Un autre de ses amis, M. Paul Arène, a fait naguère de sa personne et de ses œuvres, dans plusieurs journaux parisiens, l’objet d’une douzaine d’articles marqués au coin de son atticisme provençal, — car il y en a un de tel et qui est de race. — Sa ville natale va lui dresser une statue, dans quelques semaines, en même temps qu’à son aîné et initiateur Roumanille. Il a son buste à Sceaux, près de Florian, dans ce jardinet de l’église où les félibres s’en vont tous les ans faire leur pèlerinage du gai savoir, très gai, avec force reporters à leurs trousses. On le traduit et on le commente au pays des minnesinger. Et pourtant je crains fort qu’il n’y ait lieu de répéter encore, à propos de l’auteur des Filles d’Avignon, exactement ce qu’écrivait jadis Sainte-Beuve, après son premier article sur Jasmin, paru ici même : « Il y a toute une moitié de la France qui rirait, si nous avions la prétention de lui apprendre ce que c’est que Jasmin, et qui nous répondrait, en nous récitant de ses vers et en nous racontant mille traits de sa vie poétique ; mais il y a une autre moitié de la France, celle du Nord, qui a besoin, de temps en temps, qu’on lui rappelle ce qui n’est pas sorti de son sein, ce qui n’est pas habituellement sous ses yeux et ce qui n’arrive pas directement à ses oreilles. »


I

Sa vie fut très simple. Elle s’écoula presque tout entière en Avignon, — comme on dit là-bas, — où il était né et où il mourut, après y avoir vécu cinquante-sept ans (1829-1886). Deux courts voyages, l’un à Rome, l’autre à Venise ; quelques caravanes poétiques, en compagnie de ses amis les félibres, à travers la Provence, mais qui ne l’éloignaient jamais beaucoup de l’une ou de l’autre rive du Rhône ; quelques voyages à Paris, qu’il ne connut guère avant l’âge de trente-cinq ans, mais dont il goûta sur le tard les attraits, au point de s’arranger pour y faire chaque année un séjour de quelques semaines, voilà les seules et assez rares circonstances où il s’écarta d’Avignon et de sa banlieue. Ses intérêts l’y attachaient d’ailleurs. Les Aubanel, anciens et hauts bourgeois d’Avignon, étaient imprimeurs de père en fils, voire fondeurs de caractères, sur hauteur d’Avignon, avec le titre, très vieux et unique au monde, d’Imprimeurs de Sa Sainteté. Trente ans durant, Théodore Aubanel dirigea, amicalement associé à son frère Charles, l’imprimerie paternelle, toujours prospère, d’ailleurs. Elle était d’abord située dans l’ancien palais à créneaux et à poivrières, avec écusson pontifical, d’un cardinal du temps des papes d’Avignon, que le percement de la rue de la République fit démolir en 1865. Incontinent, Aubanel changea le palais pour un autre monument, lequel était un cloître : à Avignon on n’a que l’embarras du choix en ce genre. Ce cloître était situé en un coin de la place Saint-Pierre, en face de l’église où le maître de chapelle du XVIIe siècle, Saboly, composait et accompagnait ses Noëls patois dont la popularité dure encore chez tous les gens des mas, du Ventour aux Saintes-Maries et de Marseille à Nîmes.

L’ancien cloître offrit alors dans son aménagement intérieur des contrastes que nous retrouverons dans la poésie du maître du logis. Notons-les au passage. Dans les vieux bâtimens, le bruit sourd de l’imprimerie ; sur le large escalier de pierre, le va-et-vient, le vol des filles d’Avignon ou d’Arles à la coiffure ailée, plieuses ou brocheuses, qui se rangent avec une gravité soudaine sur le passage de « Monsieur Théodore », ou vous montrent d’un doigt espiègle, par la porte grande ouverte de sa chambre, le vieil oncle chanoine (lou vièi canounge), assoupi sur son fauteuil, non loin d’un flacon de Châteauneuf-des-Papes, le nez sur son Catulle, relié en cuir, à tranches rouges : tel Pétrarque quand on le trouva dormant son dernier sommeil sur l’Homère envoyé de Constantinople par Nicolas Siger. Cependant, là-haut, dans son appartement qu’assombrissent des vitraux et l’ombre portée par la haute église, parmi ses bibelots précieux, ses tableaux de vieux maîtres, ses ivoires religieux et ses bronzes effrontés, épaves du culte phallique, ramassées hier dans la poussière païenne de Provence, « Monsieur Théodore », étant de loisir, rime.

Puis, à la vêprée, on passera le pont suspendu, — sur lequel on ne peut fumer tant il est sec, au grand désespoir de M. Paul Arène qui en appelle aux arches de pierre encore debout du vieux pont de la chanson, — et on gagnera l’île de la Barth classe. En compagnie de Mistral monté de Maillane, de Roumanille descendu de Saint-Rémy, d’Anselme Mathieu nanti de quelques fioles authentiques de vin papal, de Félix Gras, nouvelle et précieuse recrue, le poète éloquent de Toloza et du Romancero, du docteur Pamard, du peintre Grivolas et d’autres bons et fins vivans d’Avignon, et peut-être d’Alphonse Daudet, échappé de Paris où on l’appelle Henri de la Barthelasse, et où il récite, dans les salons, des vers de la Mióugrano, on envahira quelque « cabaret d’honneur » comme disait Théophile, celui de Madec ou de Satragno. Là, dans un de ces bons « cagnards » que forment des demi-cercles de roseaux secs, tout au bord du Rhône tournoyant et bleu, sous l’ombrage clair des peupliers blancs, derrière le rempart de cyprès qui arquent leurs des robustes contre lou vent-terrau, tandis que plane là-haut le dôme du Ventour, ce Parnasse des félibres, s’installera l’Académie avignonnaise. Et le poète de la Mióugrano, nu-tête, les narines palpitant au vent, avec quelques rondelles de soleil dansant à travers la feuillée sur son crâne socratique, déclamera quelque hymne sonore à la beauté et à l’amour. Et les amis donneront la réplique, et le vin plus ou moins papal coulera, et les joyeux refrains alterneront avec les copieuses tirades et les bruyantes galéjades, jusqu’à l’heure où la lune — « qui sur les collines bleues, depuis un moment épie doucement comme une fiancée craintive » — se lève, entre le vague fantôme du Ventour et le raide squelette du palais des papes. Puis, en devisant gaîment, au risque même de troubler un peu par quelques derniers couplets le premier sommeil des bons bourgeois de la « capitale des félibres », on serpentera en s’égrenant jusqu’à la prochaine, très prochaine félibrée, à travers les ruelles « du gothique Avignon dont les palais et les tourelles font des dentelles dans les étoiles[1] ». Et demain « Monsieur Théodore » reviendra frais et dispos à ses presses et à la vaste clientèle des pieuses Paillettes d’or.

Nous savons bien que cet Aubanel n’est pas tout à fait celui qu’on trouvera dans le livre de M. Ludovic Legré. Certes, nous n’oublions pas sa mélancolique tendresse pour Zani, non plus que la sincérité et l’ardeur de sa foi religieuse ; nous connaissons ses chants d’amour et ses sirventès catholiques ; nous n’ignorons ni son mysticisme, ni ses dévotions à la Vierge, ni ses processions, pieds nus, sous le capuce du pénitent blanc, et nous y viendrons. Mais si nous insistons d’abord sur le poète de la joie de vivre, de la beauté et de l’amour, à la mode du bon vieux temps, c’est que cet Aubanel-là disparaît un peu derrière l’autre, derrière l’amoureux transi et le poète persécuté, le catholique fervent et le grave chef de famille, que nous donne M. Ludovic Legré. À prendre ce livre d’un « témoin de sa vie » au pied de la lettre, on risquerait fort de se méprendre sur l’inspiration réelle d’une bonne moitié de son œuvre et la meilleure. Aussi bien, un autre témoin de la vie d’Aubanel, poète connu, et dont on peut dire que son caractère jure pour lui, nous écrit à ce propos : « Aubanel, cette belle âme, était joyeux et non triste. Il a beaucoup souffert pendant quelques années de sa jeunesse, avant son mariage, du départ de Zani ; mais pendant les trente dernières années de sa vie, il a été l’homme le plus gai, le plus vivant, le plus libre, le plus heureux d’Avignon. Les malheurs, les trahisons des amis, les chagrins, n’ont jamais existé qu’au bout de sa plume, quand il écrivait à son Ludovic. » À la bonne heure, et franchement nous nous en doutions : dans le cas contraire, son œuvre serait trop souvent une énigme, tandis qu’elle offre partout la clarté native du génie latin.


II

M. Alphonse Daudet déclarait un jour : « Pris dans le mouvement de Mistral, Aubanel a écrit des vers provençaux, un peu comme il aurait fait des vers latins. Je ne veux pas dire qu’il se livrât à un exercice de rhétorique, mais seulement que chez lui le retour à une langue qu’il ne parlait pas, qu’il dut apprendre, fut un goût délibéré d’artiste, non un élan spontané, instinctif comme chez Mistral. » Cette boutade, et qui fut lancée dans une interview, est, au moins, une demi-vérité, n’en déplaise encore à M. Ludovic Legré qui la rapporte et proteste énergiquement ; et elle va nous mener tout droit au cœur même des origines de la nouvelle poésie provençale.

Sans doute, dans la famille même d’Aubanel, toute bourgeoise qu’elle fût, on usait du patois local, comme on fait encore dans toutes les régions du Midi, pour les relations avec les domestiques, les employés et les paysans ; et nous voulons bien croire que son oncle, le vieux chanoine, prou galejaire (assez farceur), se piquait de ne parler que provençal ou latin. Mais nous nous sommes laissé dire, et nous savons aussi par expérience, que la plupart des familles bourgeoises du Midi interdisaient et interdisent encore aux enfans l’emploi du patois, — et tel dut être le cas d’Aubanel. Joignez à cela qu’il fit son éducation, loin du foyer, chez les terribles Frères gris d’Aix, qui certes n’étaient pas tendres au patois. Avec Lakanal et M. Michel Bréal, nous estimons d’ailleurs que ces familles et ces Frères gris avaient et ont tort. L’emploi simultané de deux langues obligeant à la recherche des équivalens pour un même objet, en change l’aspect, en fait faire le tour à l’esprit pour ainsi dire ; et c’est une excellente gymnastique intellectuelle que cette traduction perpétuelle. Un homme de grand goût et du Nord, professeur de littérature classique en haut lieu et membre de l’Institut, peu suspect par conséquent de partialité dans la question, était aussi de cet avis, et nous disait un jour avoir souvent constaté la supériorité intellectuelle du paysan des frontières sur celui de l’intérieur des terres : « Ce n’est pas étonnant, ajouta-t-il, ne passent-ils pas leur vie à faire des versions ? » Cet humaniste avait raison : en éducation, les patois sont le latin du pauvre. Mais on ne s’en avisait guère, en Avignon, chez les bourgeois d’il y a cinquante ans. En tous cas, si Aubanel parla le provençal plus ou moins clandestinement, avant et après ses études chez les Frères gris, et pour les besoins de son industrie, il n’usait alors sans doute que d’un vocabulaire fort restreint. Nous tenons d’un savant romaniste, M. le docteur Koschwitz, recteur de l’Université de Greifswald, qu’ayant dressé, aussi exactement que faire se peut, avec l’aide de ses élèves, une liste des mots employés couramment par les paysans français du midi de la Loire, il en avait chiffré le nombre moyen à trois cents. Trois cents mots pour les besoins et les besognes, les joies et les douleurs de la vie ! Trois cents mots entre le berceau et la tombe ! Ce n’est pas avec ceux-là, si bien placés qu’ils fussent, qu’ Aubanel eût pu pétrarquiser dans la Mióugrano, et prendre l’essor lyrique des Filles d’Avignon. Ils n’eussent même pas suffi aux amours rustiques du Pain du Péché. Il fallait donc partir à la pipée des mots, à travers les villages, les saisir au vol sur les lèvres des vieilles gens des mas, ou les faire lever de la poussière des vieux auteurs provençaux, y compris les troubadours, au besoin — depuis Raimbaut d’Orange et la comtesse de Die, et Raimbaut de Vaqueiras et Folques de Marseille — jusqu’aux poètes populaires d’alors, les Bellot, les Gélu, les Bénédit, les Désanat, les Aubanel de Nîmes, sans négliger bien entendu le Dictionnaire provençal-français d’Honnorat, qui justement venait de paraître.

Ainsi fit Aubanel à l’exemple de ses camarades du « mouvement de Mistral », et de Roumanille, notamment, qui en est le promoteur.

Mais après avoir glané les termes nécessaires, il fallait les épurer, et c’est à quoi s’employèrent ardemment les novateurs. On aura une idée du chaos dialectal au sein duquel bégayait la nouvelle poésie, par ce passage d’une lettre inédite de Roumanille, lequel est documentaire à plaisir : « C’est contre cette tendance déplorable, à savoir : faire du français provençalisé, que je m’insurgeai dès la première heure, à Tarascon, quand j’étais sur les bancs du collège, résolu, jeune petit diable, à parler, à écrire, à nettoyer la langue des jardiniers de Saint-Rémy et à guerroyer… Camille Reybaud lui-même, dont j’ai été, deux années (1844- 45 ) l’employé professeur dans le pensionnat de Nyons, Camille Reybaud, un homme de haute valeur, intelligence d’élite et, à ses heures, exquis poète français et provençal, poussait vers le français systématiquement le dialecte contadin. Ah ! quelles querelles, mon bon Dieu ! avons-nous eues ensemble, à ce sujet, dans nos promenades sur la digue, au bord de l’Aigues… Ah ! quelles discussions acharnées ! et quel feu ! et quelles griffades ! à nous prendre aux cheveux, brave Pauloun<ref> M. Paul Mariéton, lequel a bien voulu nous communiquer sa correspondance avec Roumanille. </<ref> ! Il ne m’ébranla pas, mais je ne le convertis point » ; et ce bon Reybaud continua à préférer pantaloun à braio, à écrire acçan pour açent ; et la discorde sera longtemps au camp des néologues sur la question de savoir si l’on doit écrire avec ou sans r les verbes de la première conjugaison, amar (aimer), comme dans Honnorat, ou ama, conformément à la prononciation courante. Enfin le phonétisme l’emporta sur presque toute la ligne, — heureux Provençaux ! s’écriera ici M. Louis Havet, — et « l’unité orthographique » rêvée par Roumanille, dans les notes des Prouvençalo, s’établit. Il y a même mieux : le docte philologue que nous citions plus haut, M. Koschwitz, ne vient-il pas de publier, ce mois-ci, une Grammaire historique de la langue des félibres ? Voilà qui est grave, et qui pourrait bien marquer la fin de la période héroïque de la nouvelle poésie provençale : gare à la férule !

Mais en ce temps-là quel attrait pour des poètes que le maniement libre de cet idiome sonore et rajeuni, matière plastique et brillante qui allait docilement recevoir leur empreinte individuelle ! Comment se défendre du désir de faire du vieux neuf dans cette noble langue qui avait eu des malheurs, devant la richesse de ses archives littéraires ? Comment résister surtout à la tentation de créer des épithètes et des verbes, devant la flexibilité de ses riches suffixes et en l’absence de tout Malherbe ? Aubanel n’y résista pas plus que ses compagnons et peut-être même moins qu’eux. Quand il écrit, par exemple : l’ideau tant rava (l’idéal tant rêvé) ; li pibo saludarello (les peupliers salueurs) ; l’aubre cantadis (l’arbre chanteur) ; un ange vouladis (un ange qui volète) ; la foulo mouvedisso (la foule mobile), et autres alliances de mots, d’ailleurs heureuses en général, il donne raison à M. Alphonse Daudet. Non ! Aubanel ne parlait pas cette langue avant de l’écrire, pour l’excellente raison qu’on ne l’a jamais parlée ni en Avignon ni ailleurs. Mais on l’entend assez aisément à l’aide de la langue vulgaire, et qui voudra mordre y morde ! Et au fait on ne parlait ni le dorien composite de Pindare sur l’Agora de Thèbes, ni le latin littéraire d’Ennius aux camps et au forum, ni le vulgaire illustre de Dante dans les rues de Mantoue ; et les Trophées de M. de Heredia seraient presque aussi peu compris aux Halles que les odes de Ronsard. En étirant et ployant leur langue, qui est aussi une langue française, selon la remarque de M. Jules Simon, les félibres sont donc dans leur droit : reste à trouver un public qui les lise dans leur texte, et non dans leurs traductions. Mais c’est affaire à eux de le recruter par leurs félibrées, comme Jasmin y avait à peu près réussi par ses milliers d’infatigables récitations.

Quant au « mouvement de Mistral », dans lequel Aubanel fut pris, tâchons de dissiper au passage une équivoque fâcheuse. L’auteur de Mireille, dans ses manifestes et dans tous ses poèmes, depuis ses premières pièces des Prouvençalo jusqu’à la préface des Iles d’or et aux innombrables articles du Trésor du félibrige, a éloquemment, en gros ou par le menu, payé ses dettes envers tous ses devanciers, depuis les troubadours jusqu’à Jasmin. Mais certains de ses admirateurs très imprudens, — mieux vaudrait un sage ennemi, — et qui ont dû maintes fois mettre au supplice sa mâle franchise, ont cru, dans leur ignorante badauderie, ou ont tenté d’accréditer, par le plus faux des calculs, que la nouvelle poésie provençale était, pour employer l’expression ironique d’Aubanel, une sorte de « génération spontanée ». Rappelons donc qu’un siècle à peine après que la poésie des troubadours s’était embourgeoisée et assoupie dans les académies du gai-savoir, Bellaud de la Bellaudière faisait résonner de nouveau les accens joyeux de la muse provençale devant son parent et ami, le grand Malherbe, très attentif. Et que d’échos dès lors ! Nous avons compté plus de mille ouvrages en langue d’oc, plus ou moins poétiques, imprimés avant ce siècle. De Goudelin de Toulouse à Jasmin d’Agen, sans oublier du Bartas et les Cortète, les d’Astros, les Saboly, les Favre, et cinquante autres, dont on trouvera le dénombrement et des échantillons dans l’Histoire littéraire des patois du Midi par le docteur Noulet, ou dans les Précurseurs des Félibres (1800-1855), par M. F. Donnadieu, c’est une farandole ininterrompue de chantres du gay saber, en langue d’oc, de moins en moins délicats, sans doute, mais tous poètes dialectaux, comme disent les Allemands, et très authentiques. Aussi bien Aubanel ne manquait-il jamais l’occasion de déclarer que ses amis et lui procédaient de l’école marseillaise de 1840, où brillait notamment ce Pierre Bellot sur lequel Roumanille, le rapprochant des troubadours, disait dans une note de ses Margarideto, sa première œuvre (1847) : « Nul que je sache ne peut prétendre à marcher son rival dans cette lice poétique[2]. »

Enfin, pour le faire court, et au risque de nous voir lapider un jour dans quelque coin de la Crau, par la foule des susdits zélotes, nous soumettrons aux esprits réfléchis, — il en est parmi les félibres, — une remarque très candide et dans le seul intérêt de la vérité critique. Qu’ils veuillent bien relire la Françouneto de ce Jasmin, vraiment un peu trop oublié dans le fracas félibréen, notamment les scènes de la debanado (dévidage du chanvre) et de la lutte des deux prétendans, Marcel et Pascal, puis qu’ils les rapprochent de celles du dévidage des cocons et de la lutte des deux prétendans, Vincent et Ourrias, dans Mireille ; qu’ils n’en oublient pas non plus les scènes de sorcellerie ; qu’ils s’imprègnent ensuite du pathétique si émouvant du dénouement de Maltro l’Innoucento, et ils s’empresseront de proclamer une filiation que M. Mistral ne songe pas à renier, lui qui disait au pied de la statue du barbier d’Agen : « Je viens payer la redevance des Provençaux au grand trouveur du Midi. » Ah certes ! on ne rencontrera nulle part dans Jasmin rien qui approche de l’admirable idylle du deuxième chant de Mireille, et près de la robuste imagination de M. Mistral, en regard de sa virtuosité lyrique, de la richesse, de l’éclat et de la science de sa langue composite, de tout son méritoire et noble labeur pour ressusciter et infuser à ses lecteurs l’âme antique, celle des aïeux de Provence (di rèire), le Figaro sentimental des Papillotes semblera bien chétif. Et cependant nous oserons dire, toutes distances gardées, que l’auteur de Mireille est un Jasmin qui a lu Virgile. De même Aubanel, — relisez l’Abuglo, Lous dus frays bessous, La Semmano d’un fils, ou encore certain épisode haut en couleur de l’autobiographie poétique des Papillotes, — est un Jasmin qui a lu Pétrarque et aussi le Catulle à reliure rouge du vieil oncle, lou canounge galéjairé.

Au reste, MM. Mistral, Aubanel et d’autres n’ont qu’à gagner à ce cousinage éloigné mais authentique avec l’auteur des Papillotes, car il donne une mesure flatteuse d’une bonne part de leur originalité. Ces rapprochemens, très légitimes, permettront, en outre, aux curieux du nord de la Loire, de se faire sans fatigue une opinion motivée sur la légende puérile de « la génération spontanée » du félibrige, lequel mérite d’ailleurs, sous ces réserves et en considération de la maîtrise poétique du chantre de Mireille et des Iles d’or et du zèle admirable de son Trésor du félibrige, d’être appelé « le mouvement de Mistral ». Il nous reste à indiquer sommairement quelle place y prit Aubanel, quel emploi il fit, pour traduire ses inspirations ou ses imitations, de l’idiome déchu, qu’à l’école de ses compagnons, il avait appris à manier et dont il rêvait lui aussi la réhabilitation littéraire.


III

Les premières poésies d’Aubanel, celles-là mêmes qui eurent ici jadis les honneurs de la citation[3], révélaient toute la virtuosité du jeune poète et le mettaient hors de pair, parmi la trentaine de rimeurs du recueil des Provençales (1852), tout à côté de Mistral et de Roumanille. Mais on n’y trouve pas trace de ce qui allait être sa véritable inspiration.

Elle lui vint d’abord de l’amour, un amour ingénu. Vers la vingt-cinquième année, il s’éprit d’une jeune fille nommée Jenny, avec laquelle il avait usé timidement des très petites privautés du flirt provençal, sans avoir pris avec elle « les derniers engagemens », comme dit l’auteur de Bérénice, sans lui avoir même déclaré jamais ses sentimens, si bien que la pauvre fille se fit sœur de charité et qu’il ne devait plus la revoir. L’absence révéla au jeune homme toute l’étendue du sentiment qu’il éprouvait au fond pour cette Jenny, brunette au teint ambré (bruneto, palinello), aperçue un jour chez des amis, vêtue d’une robe couleur grenat, en prière, au bord d’un chemin, devant un oratoire, psalmodiant un vieux cantique : ainsi Pétrarque avisait Laure le Vendredi Saint de l’année 1326 dans l’église de Sainte-Glaire, vers la rue de la Masse, en Avignon. Jenny à la robe couleur de grenade devint la Zani de la Grenade entr’ouverte (la Mióugrano entreduberto) et Aubanel s’intitula le poète de la Mióugrano, prenant pour devise, comme au bon vieux temps du culte des dames du domnei : Quau canto, soun mau encanto (Qui chante, son mal enchante).

La Grenade d’ Aubanel, — avec ses trois divisions, en livre de l’Amour, de l’Entre-lueur et de la Mort, rappelant celles du Canzoniere de Pétrarque en Rimes sur la vie et rimes sur la mort, — fait assez bonne figure près de ce dernier, dont l’influence y est d’ailleurs partout présente. C’est le livre de la mort qui nous semble l’emporter en général pour la sincérité de l’accent et le naturel des sentimens. La pièce de la Toussaint a des traits d’une mélancolie pénétrante sur les misères des pauvres gens, à travers la Provence dénudée et noyée par la bise et les pluies d’hiver. L’ironie macabre du Treizain, où l’adolescent qui nargue la mort est emporté par elle, comme treizième à table ; celle surtout des Bijoux de la Morte, dont la fiancée du veuf pare ses bras et ses seins de jeunette, en minaudant devant la glace, après avoir « curé l’armoire » de la morte couchée là-bas dans son suaire depuis six mois ; ou celle encore de la Blouse noire, toute neuve où se pavane, en riant devant ses camarades jaloux, le pauvre petit orphelin qui croit que sa mère « blanche et toujours belle, dort », sont de la plus pure veine de Jasmin. Nous goûtons fort aussi la farouche âpreté de Puella (la Pieucello) à laquelle son père, maudissant les marchandages du débauché, dit mélancoliquement de coudre sans repos près de lui, malade, et de ses petites sœurs affamées, de coudre jusqu’à en mourir avec eux ; ou encore dans l’Entre-lueur le petit tableau de genre intitulé les Tireuses de soie, d’une grâce espiègle, avec le dernier trait : « Belles filles, la belle vie ! Cependant que vous travaillez, pour voir si vous êtes jolies, de temps en temps vous vous mirez », lequel est bien pris sur le vif. Fouillez plutôt dans les tiroirs des petites ouvrières de l’imprimerie Aubanel ou de toute autre.

Quant au Livre de l’Amour, nous ne saurions l’admirer en bloc. Sans parler de quelques morceaux vraiment faibles comme le conte du Père nourricier à la petite gourde (lou baile à la coucourdeto), nous faisons bon marché de plusieurs autres trop vantés parmi la foule de ses disciples, et où l’imitation de Pétrarque et des troubadours refroidit la spontanéité du sentiment. Ainsi la pièce que certains tiennent pour un des chefs-d’œuvre de la Mióugrano, celle où le poète se représente en rêve, roulé de vague en vague au pays d’outre-mer et relevé mourant sur le rivage, dans les bras de sa belle, ne nous paraît qu’une adaptation assez gauche à son cas, — Zani étant sœur de charité à Galatz, — du dénouement du roman de Jaufré Rudel et de la comtesse de Tripoli. Et ce modèle lui était bien connu d’ailleurs, puisqu’il lui emprunte des épigraphes et qu’il en avait certainement lu dans la préface même des Prouvençalo, une transposition macabre, délicieuse d’ailleurs, par Henri Heine. À toutes ces pièces plus ou moins pétrarquisées et genre troubadour, conformes à l’antique saber de drudaria (science de galanterie), combien nous préférons celles qu’il a réellement écrites sous la dictée des sentimens et des choses, une, par exemple qui a pour refrain : « Miroir, miroir, fais-moi la voir, toi qui l’as vue si souvent ! » Mais l’espace nous manque pour toutes les citations qui nous tentent.

Aubanel n’avait pas la fidélité poétique d’un Pétrarque, et il ne pouvait passer sa vie, comme tant d’autres avant lui, à commenter la sublime canzone de l’amant de Laure à la Fontaine de Vaucluse. Nous en trouvons dans M. Legré lui-même une preuve piquante. Dans la scène des adieux échangés entre Zani, le poète et ses amis, chacun se recommande à elle dans ses prières et sollicite qu’on pense à lui, au couvent, dans telle ou telle demande du Pater. Aubanel dit mélancoliquement « qu’il prend Adveniat regnum tuum, le Paradis » : sur quoi « Et ne nos inducas in tentationem, fit Martin. — On se mit à rire. » Que voulez-vous ? On est du Midi. Voyez plutôt dans le Livre de l’Amour lui-même : Passe sur son ânon gris un joli tendron, faisant craquer son corset de basin, ses pieds nus pendant au doux balin-balant de l’âne qui trottine ; aussitôt il n’y a pas de deuil d’amour qui tienne, et le poète, redevenu galejaire, entame avec la belle un dialogue enjoué, quitte à s’écrier : « Ô beauté, comme il faut que tu sois puissante pour avoir de mon cœur, de ma vie amoureuse, un tantinet ôté le fiel ! » Eh ! oui, et la cure sera complète, le mariage et le bonheur du foyer aidant, et c’est à peine si le souvenir de Zani traversera quatre fois les Filles d’Avignon. Le poète n’en peut mais, il l’avoue lui-même : la vie universelle, riante et sereine, l’envahit, et ce n’est pas sur le ton de la tristesse d’Olympio qu’il s’écrie : « Et pourquoi, si je lève la tête, tant de bonheur encore me reste-t-il, quand je te vois, ô saint soleil, qui es si chaud, si roux, si beau ! » Pourquoi ? C’est que Lamartine avait raison, lorsque devant l’œuvre si saine de M. Mistral, il s’écriait : « Il y a une vertu dans le soleil ! » Aussi ne nous étonnerons-nous pas lorsque nous lirons dans le Renouveau (Nouvelun) des Filles d’Avignon : « La douleur me faisait félibre, maintenant c’est la joie »,


La doulour me fasié felibre, aro es la joio :

oui, la joie de vivre sous le beau soleil, et aussi celle de « s’ensoleiller aux rayons des beaux yeux ».


I rai de ti béus iue laisso-me souleia !


Dès lors la vraie muse du poète, c’est l’éternel féminin, même corrompu, comme il le confie à M. Maurice Faure :


Lou femelan superhe emai fugue pourri.


C’est ce femelan superbe qui trône dans les Filles d’Avignon, hymne continu et ardent à la beauté plastique et à l’amour sensuel, aux seins jumeaux de la Vénus d’Arles, double source de l’idéal d’amour et de beauté pour la race latine, et au corsage, au « boumbet redoun » de la Rouqueto, et des chatos d’Avignon au teint de rose-thé,


Front crema dóu soulèu et helli palinello ;


où le cri de la chair vraiment païen est vaguement tempéré çà et là par les accens d’un mysticisme tout chrétien — et par la peur du diable.

Si vous demandez à quelque félibre quel est le chef-d’œuvre d’Aubanel, d’ordinaire il vous cite et vous récite la Vénus d’Arles. La pièce est d’une belle venue, large et correcte, et d’un symbolisme assez éloquent. Le poète s’y adresse à la Vénus trouvée dans les ruines d’Arles :


Tu es belle, ô Vénus d’Arles, à faire devenir fou ! Ta tête est fière et douce et tendrement ton cou s’incline. Respirant les baisers et le rire, ta fraîche bouche en fleur qu’est-ce qu’elle va nous dire ?


Puis, après avoir détaillé les beautés de son idole, il s’écrie dans le transport de sa dévotion :


Venez, peuples, venez, à ses beaux seins jumeaux boire le lait de l’amour et de la beauté. Oh ! sans la beauté que serait le monde ? Luise tout ce qui est beau, se cache tout ce qui est laid ! Fais voir tes bras nus, tes flancs nus… La beauté te vêt mieux que ta robe blanche ; laisse tomber à tes pieds la robe qui à tes hanches s’enroule. Abandonne ton ventre aux baisers du soleil.


Et l’hymne s’achève dans cette action de grâces du Provençal :

O douce Vénus d’Arles ! ô fée de jeunesse ! ta beauté qui rayonne en toute la Provence fait belles nos filles et nos gars sains ; sous cette chair brune, ô Vénus ! il y a ton sang, toujours vif, toujours chaud. Et nos vierges alertes, voilà pourquoi elles s’en vont la poitrine découverte ; et nos gais jouvenceaux, voilà pourquoi ils sont forts aux luttes de l’amour, des taureaux et de la mort, et voilà pourquoi je t’aime, — et ta beauté m’ensorcelle, — et pourquoi, moi chrétien, je te chante, ô grande païenne[4] !

Imaginez le poète déclamant, un beau soir, cette ode dans la prestigieuse sonorité de son idiome, parmi les ruines mêmes d’où surgit jadis la Vénus, près des deux colonnes de marbre encore debout sur le podium du théâtre grec d’Arles, avec le silence ami de la lune, devant la foule muette, tel que M. Mistral nous le montrait un jour, chez lui, dans une gravure de M. Maurou qui fixa le souvenir de la fête, et vous comprendrez le pieux enthousiasme des félibres pour la Vénus d’Arles. Nous oserons ne pas le partager tout entier ; à la fin près, la pièce n’est, en somme, qu’un poncif habile, et, Vénus pour Vénus, combien nous préférons, pour la sincérité de l’accent, en dépit ou à cause même de son âpreté, cette Vénus d’Avignon qui ouvre le recueil et qui a pour refrain : « Ne passe plus, car tu me fais mourir, ou laisse-moi te dévorer de baisers ! » Écoutez ces traits de passion sensuelle, tour à tour pâmée et chantante, irritée et grondante :


Vagabonde, sa chevelure noire se retrousse en torsades, en boucles ; un velours cramoisi l’attache ; fouetté du vent, de rouge il tache son visage brun et son cou nu : vous diriez du sang de Vénus, ce ruban de la jeune fille ! Ne passe plus… Oh ! qui m’ôtera la soif de la jeune fille ? Nul corset, sa robe, fière et sans plis, moule son jeune sein, qui ne tremble pas quand elle marche, mais s’arrondit si ferme, que soudain frémit votre cœur devant la jeune fille. Ne passe plus… Je ne veux pas, je ne veux plus t’aimer ! Il m’est odieux de te convoiter, toi si belle et si maligne. Ne t’en fais pas tant accroire, Espérido, brin de chair rose et de cheveux bruns, que pourrait mon poing écraser comme un moustique : Fillette, ne passe plus, car tu me fais mourir, ou laisse-moi te dévorer de baisers !


Signalons encore un couplet qui rappelle celui de la Divine Comédie où l’âme de Sordello « nous laissait aller, dit Dante, regardant seulement comme le lion lorsqu’il se repose » :


Mais tu t’en moques ! Tu fais ton chemin, semant troubles et frissons. dans la poitrine des jeunes hommes. Tu as tort ! Mieux, vaut que la chair dorme, comme sommeille le lion qui allonge, oublieux de la proie, sa tête horrible sur le sol, ô fillette[5] !

Elle ne dort, pas la chair, dans le Bal (lou Bal), qui est, à notre goût, la pièce d’Aubanel la plus caractéristique de sa vraie manière, de sa sobriété vigoureuse dans les descriptions, de son amalgame de sensualisme païen et de mortification chrétienne. Dans une claie de roseaux secs, sur l’aire rustique dont un tonneau d’arrosage abat la poussière, sous un ciel de braise et sans air, tandis que le sang des veines roule enfiévré, sous le fouet d’un orchestre de village, — qu’accompagne la crécelle des cigales, — et du plaisir qui les guette, les filles tournent enlacées par les gars. Voyez-les, celle-ci cramoisie, le rire aux yeux et aux dents ; cette autre « pâle malgré la chaleur, les yeux ouverts sans regarder, couchant la tête sur l’épaule de son galant éperdu ». Et voici « la jouvencelle heureuse qui donne juste le bout du doigt à son meneur, et l’amoureuse passant la main aux nuques brunes. »


Cependant, le diable rit dans la broussaille, et la musique de ronfler ! Comme des toiles d’araignée le diable tend ses filets. — Viennent les fillettes mal coiffées voir comment les autres font : Pitié ! leur corsage bâille ; trop courte est leur robe d’enfant ! — Aussi souple que l’osier noir, l’une danse d’un biais hardi ; sa gorge fière sur la poitrine de son galant a rebondi. — C’est un ardent pêle-mêle : toute main cherche une autre main. Le diable rit dans la haie sèche ; femmes, vous geindrez demain. — Au vent d’une moresque folle, les robes font le remous… la gorge fait le va-et-vient dans le corset jeune et trop plein. — Hé ! la brune, où vas-tu seulette ? Elle s’est coulée le long de la chênaie tout effarée et frémissante… Le diable rit dans les roseaux. — L’amour crie, la chair hurle : nous danserons de plus belle à la nuit. — Le bal fini, cette fille lasse, vois-la qui s’en retourne à la maison, dolente, morne, tête basse et suant le péché mortel… — Dans la campagne qu’illumine du couchant l’immense rougeur, en chantant un jouvenceau chemine… Le diable rit dans le lointain.


Mais trêve de traductions : aussi bien sans les séductions de la musique native de cette langue provençale si expressive et si agile sur toute la gamme de la passion sensuelle ou des sentimens menus, comment ne pas trahir le poète ? Nous renverrons donc directement les lecteurs désireux de humer cette capiteuse poésie, à ces sonnets artistement ciselés, à ces piécettes ramassées et vigoureuses, qui ont pour titre : La Sereno ; En Arle ; Patimen ; Sus un tablèu dòu Procacino ; Palinello ; Li Noço de Mistrau ; La Messo de Mort ; La Crous ; Li dous Printems ; Lis Estello ; Uno Veniciano ; Bèumoimo, etc. Ce sont là les vraies filles d’Avignon ; en revanche, nous leur conseillons de passer vite sur d’autres poésies d’Aubanel qui sont filles de Paris, et sur lesquelles s’égare naturellement l’admiration naïve de braves gens qui riment en oc, au fond des provinces. Nous voulons parler des compositions, — de plus longue haleine en général, — dans lesquelles Aubanel, sous l’influence des cénacles parisiens où il fréquentait, dans le dernier tiers de sa vie, eut le grand tort de vouloir rivaliser avec certains poètes contre lesquels son bon sens avait pourtant protesté en ces termes, aux premières rencontres : « Leurs thèses ne sont pas du tout amusantes et leur poésie est diantrement dans les nuages. » Il lui est arrivé en effet d’abuser de la souplesse de son provençal et de sa facilité à recevoir l’aumône, pour le disloquer, suivant la pire mode du Parnasse, et l’encombrer de vocables ambitieux. On s’en convaincra en lisant par exemple Li Fabre ou Noço de fio. C’est là qu’Aubanel fait vraiment des vers latins, au mauvais sens du mot. Passe encore pour Luno pleno où la lune s’appelle encore la lune et non Fébè.

Maison retrouvera l’Aubanel du Bal et de la Vénus d’Avignon dans le drame du Pain du Péché. À côté de vingt endroits où l’on entend le poète lyrique, à la place de ses personnages, combien d’autres où la passion parle toute pure ! C’est une scène d’une belle couleur, que celle du puits où les mains de l’amoureuse Fanette et du pâtre Véranet s’emmêlent sur la corde du seau, comme celles de Vincent et de Mireille parmi les feuilles de mûrier ! Elle nous semble originale encore, même après Phèdre, et combien caractéristique du talent d’Aubanel, la scène de la déclaration d’amour au deuxième acte, avec son hardi dénouement, Oaristys tout antique dont le réalisme a fait reculer jadis le traducteur et le Théâtre-Libre ! Le dialogue entre les deux adultères et l’hôtesse qui devine leur faute, rien qu’à les voir rudoyer le petit de l’auberge ; l’entrée du mari trahi apportant à ses enfans qu’il traite de bâtards le pain du péché qui tue ; le délire de cette Phèdre de Camargue qui, avant de se frapper à mort, et, tout en demandant pitié à son mari, pour son crime, ne peut s’empêcher de déclarer, tant Vénus est attachée à sa proie : « S’il était ici, le jouvenceau, je ne pourrais me sevrer de ses baisers ardens » ; et jusqu’à la brutale inclémence du paysan qui s’écrie devant le cadavre tiède de sa femme coupable : « Morte comme un damné, comme un chien enterrée. Ah ! le pain du péché est amer, camarades ! » nous semblent aillant de beautés un peu sauvages, mais neuves et poignantes. Certes il y a bien des gaucheries et des naïvetés de conduite, et aussi des erreurs de ton, dans le Pain du Péché ; et cette paysannerie tragique est assez loin de la pièce bien faite, témoin le vaste remaniement et les coupures qu’a dû lui faire subir M. Paul Arène, pour l’approcher de la rampe. Mais quelques dialogues, des traits de caractère et de pathétique, d’une brusquerie éloquente, surtout si on les rapproche de certaines pièces de vers de notre poète à allures de mimes : la Faim, par exemple, et les Tireuses de soie, ou encore les Innocens, le Neuf Thermidor, la Sirène, prouvent qu’il avait vraiment le tempérament dramatique. Ils donnent à penser qu’il eût acquis le sens de la scène et que, peut-être, s’il s’y fût adonné, il eût enfin doté la poésie provençale de ce théâtre qu’elle attend encore, et auquel son génie, essentiellement lyrique ou conteur, a toujours été rebelle, depuis le drame liturgique bilingue des Vierges sages et des Vierges folles jusqu’à la pastorale jouée jadis devant Louis XV, où le joli caquet provençal de Daphnis et d’Alcimadure faisait regretter à Grimm que tous les Français ne parlassent pas la langue d’oc.


Concluons. M. Alphonse Daudet a écrit à propos du Pain du Péché, — et la bienveillance marquée de cette citation servira de correctif à son épigramme bien anodine d’ailleurs, sur les vers latins d’Aubanel : — « Moins épique et moins haut que Mistral, ce grand Frédéric Mistral, que le navire de Virgile, toujours visible à l’horizon bleu des mers latines, semble avoir débarqué sur le rivage provençal, moins « peuple » et moins naïf que Roumanille, l’auteur de la Grenade entr’ouverte possède la passion qui leur manque à tous deux » ; puis sur la tombe de son ami il s’écriait : « Grand poète, certes : passion, couleur, fantaisie, et que notre beau Rhône de Provence pleurera comme les fées du Rhin ont pleuré Henri Heine. »

Ce rapprochement entre Aubanel et Henri Heine, devenu familier à certains commentateurs d’Aubanel, ne nous satisfait qu’à moitié. Entre le paganisme intermittent, les fantaisies et les formes dialoguées de l’Intermezzo d’une part, et de l’autre quelques pièces de la Mióugrano ou des Filles d’Avignon, nous percevons bien quelques rapprochemens possibles, mais entre les deux poètes nous voyons surtout une différence essentielle. Marquons-la sur le même mode symbolique. Dans une légende de Heine, la mère d’un jeune homme qui se meurt d’amour l’envoie faire ses dévotions et porter un cœur de cire à la Vierge de Kevlaar, et la Vierge, pour guérir le jeune homme, lui met la main sur son cœur malade pendant qu’il sommeille, et le jeune homme ne se réveille plus ; et c’est ainsi que dans l’ironique Heine, il y avait un poète amoureux, mort jeune. Or Aubanel, lui aussi, a fait ses dévotions à la Vierge, à cette Notre-Dame d’Afrique à laquelle il dédie sa Grenade entr’ouverte, et la Vierge a touché son cœur, et ce cœur, au lieu de se glacer, n’en a battu que plus fort pour l’amour et pour la beauté.

Or qu’on ne crie pas ici au scandale, comme on l’a fait quelquefois de son vivant autour de lui ! En cela Aubanel était bien de sa race et pouvait se réclamer d’illustres devanciers. On peut sourire si l’on veut de cette filiation légendaire qui le rattachait par la famille de sa mère, les Seyssaud, au capitaine grec Seyssalis, venu en Avignon du temps de Barbe rousse, grand massacreur de Turcs, ardent ravisseur de Sarrasines : « De lui vient, s’écrie Aubanel dans le sonnet qui ouvre les Filles d’Avignon, — comme une excuse du reste, — que parfois de sang mon vers est rouge ; de lui je tire mon amour des femmes et du soleil. » De lui, soit, c’est-à-dire de sa descendance gréco-ligure, et aussi et surtout de l’innombrable lignée des élégiaques chrétiens qui ont fait communier leur poésie dans un même culte mystique (de la Sainte Vierge et de la dame de leurs pensées. Ne se ressemblent-ils pas entre eux, en effet, ces innombrables dévots en vers de la Vierge et de la femme, à travers les différences d’accent des langues néo-latines, depuis le premier en date des poètes italiens, l’amoureux Ciullo d’Alcamo « portant dans son sein l’Évangile, ma chère ! » jusqu’à tant de fougueux et dévots Espagnols, tels que ce Boscan dont les hymnes à sa maîtresse ont été métamorphosés en chants d’église, en passant par Dante qui confond dans une même apothéose Béatrix et la théologie, et par Pétrarque dont le nom dit tout en cette matière, et aussi par ces troubadours, leurs maîtres à tous, dont on ne sait trop si leurs aubades s’adressent à la Vierge ou à leur maîtresse, si bien que la Clémence de Marie, objet de leur culte, a fini par engendrer et faire vivre pour la postérité le personnage légendaire de la bonne et belle Clémence Isaure, en vertu d’un calembour mystique qui vaut ici toute une dissertation<ref> Voir en effet l’article Clémence Isaure, dans la Grande Encyclopédie, par M. Antoine Thomas, un provençalisant de grand savoir et de grand goût, comme il en est aujourd’hui plus d’un dans notre haut enseignement. </<ref>.

Nous avons indiqué d’ailleurs que, sans ignorer cette descendance, Aubanel puisait directement ses meilleures inspirations dans les ardeurs de son tempérament et aussi dans son humanité chrétienne, dans les paysages et les mœurs du si pittoresque coin de terre, fertile en poètes, où un heureux hasard l’avait fait naître. Quant à sa forme, elle est bien à lui. Il a manié avec une virtuosité réelle l’instrument qu’il s’était forgé,


Son beau style étoile de fraîches métaphores,


pour lui appliquer le vers de Victor Hugo sur Pétrarque. Il a su d’ailleurs résister au danger de la banalité inhérente à l’emploi libre du provençal comme langue poétique, dont se plaignait déjà le troubadour Arnaud Daniel, au temps jadis, et qui tient surtout à sa richesse en rimes et en variantes dialectales, à sa fertilité dans le provignement des mots, et aussi à sa complaisance grammaticale, du moins jusqu’à aujourd’hui. Comme Jasmin qui a mérité de ce chef les éloges de Sainte-Beuve, il a senti ce qu’il appelle « le difficile, le désespérant parfois » de la composition. En somme il a su se borner, ce qui est un mérite partout, mais surtout au Midi. L’auteur de la Grenade entr’ouverte, des Filles d’Avignon et du Pain du Péché, a donc fait œuvre de poète, d’homme de cœur et de goût.

Et maintenant, allez en Avignon, comme nous avons fait il y a quelques semaines, à l’entrée du temps clair (a l’entrada del tems clar), selon la jolie expression des troubadours : là, dans un canié de la Barthelasse, la Délos du félibrige, au chant du Rhône et de son vent — du Rose et du Rousau — relisez le deuxième chant de Mireille ; puis faites-vous déclamer par quelque félibre diseur juste et discret, M. Félix Gras par exemple, des morceaux choisis du Livre de l’Amour on la Vénus d’Avignon : alors vous vous sentirez tout prêt à accorder, dans cette patrie des métaphores, que le vaisseau classique qui portait Virgile, ce vaisseau « toujours visible à l’horizon des mers latines », d’après la poétique image de M. Alphonse Daudet, a le même jour débarqué Properce avec Virgile au pied du rocher des Doms. Le tout est à l’honneur de l’esprit français qui est peut-être, en somme, et selon le mot de Villemain, assez riche pour avoir deux littératures, et qui, en tous cas, ne peut que gagner en saveur et en variété, sans rien perdre de son unité foncière, à cette expérience innocente et très distinguée de décentralisation littéraire.


EUGENE LINTILHAC.

  1. Dóu goutique Avignoun
    Palais et tourrihoun
    Fan de dentello
    Dins lis estello.

  2. L’équivoque que nous tâchons de faire cesser ici a été favorisée, il faut bien l’avouer, par cette appellation énigmatique de félibre, que M. Mistral fit adopter le 21 mai 1854, date officielle de la fondation du félibrige, par ses six compagnons de la Pléiade provençale, dont voici la liste officielle : Théodore Aubanel, Jean Brunet, Paul Giéra (en poésie Glaup), Anselme Mathieu, Joseph Roumanille, Alphonse Tavan. M. Mistral avait emprunté pieusement ce mot de félibre, dont nul ne sait le vieux sens, à un cantique de son pays de Maillane, où la Vierge raconte que, cherchant Jésus, elle le trouva au Temple, « avec les sept félibres de la loi » (emé li sèt félibre de la léi).
  3. Voir dans la livraison du 15 octobre 1859, le premier des articles de M. Saint-René Taillandier qui initièrent les lecteurs de la Revue à la Nouvelle poésie provençale.
  4. O douce Venus d’Arle ! O fado de jouvènço.
    Ta bèuta que clarejo en toute la Prouvènço,
    Fai bello nosti fiho e nosti drole san ;
    Souto aquelo car brune, ô Venus ! i’a toun sang,
    Sèmpre vièu, sèmpre caud. E nosti chate alerte,
    Vaqui perqué s’envan la peitrino duberto ;
    E nosti gai jeuvènt, vaqui perqué soun fort
    I lucho de l’amour, di brau e de la mort ;
    E vaqui perqué t’amé, — et ta bèuta m’engano, —
    E perqué, ièu crestian, te cante, e grand pagane !

  5. Mai t’enchau bèn ! Fas toun camin,
    Semenant trebau e fremin
    Dins lou pitre di juvenome.
    As tort ! Vau més que la car drome,
    Coume soumiho lou lioun
    Qu’alongo, óublidant lou taioun,
    Soun orro tèsto au sòu, chatouno.
    Passes plus, que me fas mouri,
    Olaisso-me te devouri
    De poutouno !