Aube de Règne - Lettre de Rome

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Revue des Deux Mondes4e période, tome 161 (p. 297-325).
AUBE DE RÈGNE
LETTRE DE ROME


Rome, 25 août.

Victor-Emmanuel de Savoie, troisième du nom, vient de prendre la route de Naples. L’Italie politique rentre en vacances, ces vacances qu’interrompit, il y a bientôt un mois, le monstrueux attentat de Gaetano Bresci. Le roi et son Parlement se sont entrevus : conformément à tous les rites, qui ne pouvaient, en cette occurrence, avoir un meilleur gardien que l’octogénaire M. Saracco, ils se sont prêté un mutuel serment ; et désormais ils se recueillent, jusqu’au tête-à-tête de l’automne. On dit que le roi, dans son recueillement, prend surtout conseil de lui-même ; le Parlement, peut-être, essaiera de prendre conseil de ce qui existe d’opinion publique en Italie. Les heures où la tribune est muette ne sont pas toujours les moins fécondes pour la destinée des peuples : quelles décisions seront mûries et quelles solutions ébauchées au cours des silencieuses semaines que l’Italie endeuillée va franchir ? C’est ce qu’il serait intéressant de pouvoir soupçonner. Mais c’est faire œuvre plus instructive, parce que plus solide et plus sûre, d’observer les deux interlocuteurs qui tiennent entre leurs mains l’avenir du royaume, et d’épier les problèmes que tranchera cet avenir, à moins qu’il ne les perpétue.


Victor-Emmanuel III a trente-deux ans. On sait peu de chose encore à son sujet. Les savans, depuis quelques années, le réputent bon numismate ; et nulle science assurément n’est plus digne d’être un jeu de prince. Les seules monnaies, en général, auxquelles s’intéressent les souverains sont celles qui portent leur effigie et dans l’aloi desquelles ils mettent leur honneur : cet exclusivisme est fâcheux. Car en vérité, pour l’usufruitier d’un trône, il ne saurait y avoir de « leçon de choses » plus éloquente, et, comme l’on dit aujourd’hui, plus suggestive, qu’une collection de pièces de monnaie : témoins durables des vicissitudes des dynasties, il advient souvent, par surcroît, qu’elles rendent hommage à Dieu dans leur exergue, à Dieu qui seul est grand. La numismatique, en somme, c’est la philosophie des rois.

On prête à Victor-Emmanuel III une grande robustesse de volonté. Il y a, dans sa jeunesse, une journée des Pyramides où cette force éclata : « Je suis sûr de moi, » disait-il aux amis vigitans qui voulaient que pour escalader ces cimes de pierre il tendît aux ciceroni sa main d’Altesse : il avait en effet raison d’être sûr de lui, puisque, sans accident, il atteignit au faîte ; et les barnums des bords du Nil purent augurer que le futur roi d’Italie agirait par lui seul.

En quoi sans doute ils ne se trompaient point. Car déjà l’on nous rapporte que Victor-Emmanuel III, n’admettant point que Ton considère sa plume royale comme une machine à paraphes, ordonne que les décrets lui soient soumis trois jours avant la signature, ou tout au moins la veille. Il a, dans son discours du trône, parlé de ses droits et de ses devoirs de roi avec une fermeté qu’on a jugée frappante. La proclamation à son peuple, dont trois de ses ministres s’étaient efforcés de lui épargner la rédaction, a subi, paraît-il, de sérieuses retouches, moins peut-être pour améliorer la prose de ces politiciens experts que pour attester le droit du monarque à avoir, lui aussi, tout comme le plus humble des sujets, des idées et un style.

Victor-Emmanuel II est couramment célèbre, dans cette façon de légende contemporaine par laquelle se terminent les histoires d’Italie, sous le titre enviable de Grand Roi. Humbert Ier pour la presse entière de la péninsule, voire même, — ce qui est significatif, — pour la presse républicaine, est désormais le Bon Roi. Il suffira certainement à Victor-Emmanuel III d’être appelé dans l’histoire le Roi, — le roi tout court, revendiquant avec ténacité tout son droit de faire tout son devoir, se faisant violence à lui-même, s’il le faut, pour remplir tout son devoir, mais faisant violence aux autres, s’il le faut aussi, pour épuiser tout son droit. On affirme que, d’instinct, il était, en sa prime enfance, assez peu militaire, mais que la dignité de prince royal eut raison de l’instinct, et qu’entre sa frêle prestance et son uniforme de général, son vouloir et l’habitude finirent par créer l’harmonie. On cause beaucoup, d’autre part, de son premier contact avec ses ministres, et de l’assidue curiosité avec laquelle il les a mis sur la sellette, les uns après les autres, les obsédant d’interrogations précises sur les affaires de leurs départemens, et semblant toujours sur le point de leur poser la question de confiance, tout comme s’il eût été, lui Victor-Emmanuel, une de ces incarnations très fragmentaires de la souveraineté nationale qu’on nomme des députés ; les ministres, même, se seraient demandé, entre eux, si ce n’était point là une façon de leur donner congé ; ils ont conclu que non et sont restés en charge, mais en constatant chez leur maître une façon nouvelle d’être roi qui comporte une façon nouvelle, plus ponctuelle et plus absorbante, d’être ministres. A sa propre surprise, ce jeune prince devint militaire, comme l’était Humbert Ier ; à la surprise de ses ministres, ce militaire agit en roi.

Il est à l’âge, d’ailleurs, où l’on imite encore, qu’on en ait conscience ou non. Aurait-il longuement médité, dans sa studieuse retraite napolitaine, les fortes et durables impressions que durent lui laisser, il y a huit ans, ses fidèles chevauchées auprès d’un autre jeune homme couronné ? C’était à Metz ; l’armée allemande déployait ses grandes manœuvres. Guillaume II, quelque assuré que fût le sabot de son cheval, ne pouvait se défendre, en foulant la terre messine, de la sentir quelque peu mouvante ; et les artistiques efforts que probablement il tentait pour se raidir contre cette sensation désagréable devaient ajouter à son prestige naturel je ne sais quoi de contraint, d’étudié, de facilement imitable aussi, tout de suite frappant pour un spectateur novice : le prince de Naples, peut-être, rapporta ce spectacle au delà des Alpes. Montré à son peuple futur, en 1872, du haut du balcon du Quirinal, par Frédéric-Guillaume, prince héréditaire de Prusse, prince impérial d’Allemagne, montré à l’Europe, en 1893, dans les plaines lorraines, par Guillaume II, roi de Prusse, empereur d’Allemagne, Victor-Emmanuel III semblait doublement pré- destiné pour assouplir son tempérament de roi « libéral, » hérité de la maison de Savoie, aux leçons et aux exemples de gouvernement que la maison de Hohenzollern prodigue volontiers à ses alliés. Que si vraiment il a profité de ces leçons et de ces exemples, il y aura en Italie quelque chose de changé.

Humbert Ier, en effet, fut le représentant le plus loyal, le serviteur le plus accompli, d’une conception politique qu’exprimait une maxime fameuse en son archaïsme : « Le roi règne et ne gouverne pas. » A l’abri de cette formule, des souverains comme Louis-Philippe gouvernaient en ayant seulement l’air de régner : tant elle comporte d’échappatoires, et tant il est difficile, — parce que, prise au pied de la lettre, elle est absurde, — de l’appliquer avec une parfaite correction. Mais ce sera dans l’histoire la marque d’Humbert Ier de s’être fait un point d’honneur de cette impeccable observance. Il ne connut qu’une défaillance à cet égard, et ce fut une défaillance héroïque, où il risqua sa vie. Le choléra sévissait à Naples ; Humbert Ier s’y attardait ; Depretis, son ministre, le conjurait de revenir à Rome : « Dites au Parlement, lui répondit-il, que le roi vous a dit : Je resterai. » Le Bon Roi n’admettait point qu’une Chambre ou qu’un ministre lui défendit d’être bon. Ce fut la seule incartade de sa souveraineté : il la commit au nom du dévouement.

Un collaborateur d’un périodique militaire, qui aimait beaucoup Humbert, vient d’essayer un savant parallèle entre lui et César : il explique que l’un et l’autre avaient le même âge lorsqu’ils s’illustrèrent par les grandes actions dont on garde la mémoire, et que tous deux, hélas ! moururent au même âge, victimes d’un crime analogue, et portant une série de blessures dont la seconde seule, chez l’un comme chez l’autre, avait été mortelle. Tout en respectant ce parallèle un peu superstitieux, on lui doit reprocher d’être une atteinte à l’originalité propre d’Humbert Ier.

Il a régné vingt-deux ans parmi les luttes des partis, luttes d’autant plus acerbes qu’elles portaient souvent sur des questions de personnes beaucoup plus que sur des questions d’idées ; d’autant plus pénibles que, plusieurs de ces vieux partis étant en décomposition, elles ressemblaient à des soubresauts d’agonie ; et d’autant plus ingrates, enfin, qu’elles n’étaient jamais décisives. La personnalité du roi s’effaça si scrupuleusement parmi ces luttes qu’elle échappa aux nombreuses haines qui en furent le fruit : la haine de Bresci fut un cas d’exception, comme l’est la folie. Il semblait qu’Humbert Ier cherchât moins à être l’arbitre des partis en conflit qu’à être, véridiquement, sincèrement, le greffier de son Parlement, chargé de proclamer le parti vainqueur et de lui remettre le pouvoir. Et déjà, pour une conscience aussi sévère, cette tâche était lourde ; car les votes des assemblées parlementaires, en Italie comme ailleurs et peut-être plus qu’ailleurs, sont en général un tel grimoire qu’il faut beaucoup d’attention pour y lire, infiniment de bonne volonté pour les comprendre, et un certain genre de volonté pour s’arrêter, sans ambages ni tâtonnement, à ce que l’on croit avoir compris. Humbert Ier, durant son règne si brutalement clos, a toujours témoigné cette attention, cette bonne volonté et ce genre de volonté. Lorsque le grimoire était trop illisible, il dissolvait son Parlement, et recommençait l’épreuve avec le suivant.

Sous le gouvernement du second roi d’Italie, l’étoile de Savoie, la mystérieuse et victorieuse étoile, n’a point cessé de resplendir sur l’horizon ; mais ses rayons se jouaient, docilement, à travers le prisme qu’interposaient tour à tour les partis ; le resplendissement n’en avait rien d’insolent : c’était une étoile constitutionnelle. Tout fait croire que Victor-Emmanuel III, non moins loyal mais plus exigeant, voudra concentrer sur sa jeune tête, — altitude surplombant les partis, — la lumière de cette étoile, toujours mystérieuse et toujours victorieuse. Un membre de notre école française de Rome, M. Georges de Manteyer, vient précisément de publier un docte et curieux travail[1], qui prend l’aspect d’un don d’avènement ; il ressort de ce travail que Victor-Emmanuel III, descendant, à la trentième génération, de Garnier, comte de Troyes et vicomte de Sens, serait, à la trente-cinquième, grâce à la mère dudit Garnier, le propre rejeton de l’empereur Charlemagne, et peut-être même, à la quarante-quatrième, l’arrière-petit-neveu de l’empereur Avitus. Voilà une découverte qui ne déplaira point au nouveau souverain : il préférera, sans doute, ne point vérifier le peut-être, aimant mieux s’arrêter à Charlemagne que de remonter à l’éphémère Avitus.


A vrai dire, les progrès des partis antidynastiques constellent de quelques taches d’ombre l’éclat d’un aussi splendide héritage. Le Parlement, tel que l’ont constitué les élections de l’été dernier, laisse entrevoir certaines menaces. Radicaux, républicains et socialistes étaient, tous ensemble, soixante-sept, lorsque M. le général Pelloux les renvoya devant leurs électeurs ; ils sont revenus à Montecitorio au nombre de quatre-vingt-quatorze, et la place qu’ils occupent dans le pays est beaucoup plus considérable.

Le Parlement, par définition, est la représentation du peuple italien : le fait dément cette définition. Entre 1882 et 1892, il y avait en Italie, tant en vertu des capacités qu’en vertu du cens, 2 900 000 électeurs ; les réformes réactionnaires de M. Crispi abaissèrent ce chiffre jusqu’aux approches de 2 millions : le corps électoral italien est un corps électoral épuré.

Joignez-y qu’il est fort hétérogène. Dans le Nord, l’électeur est assez éveillé à la vie politique : il en a, de longue date, les traditions, et pour les ressaisir, il n’a qu’à se rappeler les actives municipalités du moyen âge ; il attache quelque prix au suffrage qu’il émet. Dans le Sud, l’électeur est trop souvent une machine à voter : il ne demande rien de sérieux à ses mandataires, parce qu’il prend peu au sérieux le principe même du mandat ; volontiers il transforme en maître le député qu’il se donne, ou tout au moins il ratifie par cette élection l’hégémonie d’une coterie locale ; le sens de la profession civique, l’idée de la vie nationale, lui font défaut. Or dans le Nord les abstentions sont nombreuses, et dans le Midi les électeurs sont très empressés ; parmi les 1 360 906 suffrages dont le dépouillement a créé le Parlement actuel, le plus grand nombre sont des suffrages méridionaux. Le Midi, qu’on a pu dénommer l’Italie barbare, et dont les gazettes locales, croissant en nombre mais non point en valeur, sont, non pas même des organes de parti, mais les émissaires d’insignifiantes camarillas de clocher, est beaucoup plus assidu près des urnes que la région du Nord, qu’on pourrait qualifier d’Italie cultivée, et dont la presse est digne d’un grand Etat.

Dans la plupart des pays, l’abstention politique est un acte d’indifférence : il en est autrement, parfois, en Italie. Le Bergamasque et le Vénitien qui adressent au Vatican leur carte d’électeurs vierge de tout usage, prétendent faire un acte politique : ils montrent au Pape, par là, et indirectement au Roi, leur active volonté de ne prendre aucune part à la vie centrale de la nation. Le Méridional, au contraire, qui va voter au sortir de la messe, non sans avoir demandé au syndic quel est le candidat qui, sur le marché des voix, a garanti la plus forte mancia, n’a pas encore compris et n’est pas proche de se convaincre qu’on faisant choix d’un député, il accomplit un acte politique. Retenez cette différence, et lorsque vous observez, par la suite, que les membres du Parlement qui représentent le plus de suffrages exprimés sont des députés du Midi, vous concluez aussitôt, et avec raison, à la médiocre portée politique de leur mandat ; rien de surprenant, dès lors, que cette portion du royaume, la plus souffrante et la plus négligée, expédie à la Chambre, périodiquement, une notable caravane de députés ministériels, c’est-à-dire satisfaits.

Que si vous demandez enfin le total des voix obtenues par les divers partis aux dernières élections, les agens du roi, qui les ont additionnées, vous répondront qu’ils ont compté 445 000 suffrages républicains, radicaux ou socialistes ; 303 000 suffrages d’opposition constitutionnelle, et 611 000 suffrages ministériels. D’où vous déduirez, par un élémentaire calcul de proportions, que les partis antidynastiques auraient droit à 166 sièges si l’on voulait les représenter au Parlement d’une façon adéquate à l’importance qu’ils ont dans le pays : c’est qu’une cinquantaine de collèges n’ont assuré aux candidats ministériels qu’une majorité variant entre dix et cent voix. Et vous conclurez, en second lieu, que si l’opposition constitutionnelle, en juin dernier, est arrivée plus forte à la Chambre que l’opposition antidynastique, c’est au contraire celle-ci qui, dans le pays, a groupé sous ses bannières la majorité des mécontens.

En deux mots et pour nous résumer, l’assemblée de Montecitorio[2], issue d’un corps électoral qui n’est pas, en droit, le pays tout entier, et d’où s’excluent systématiquement, en fait, un certain nombre de catholiques, élue par des suffrages dont la majorité appartient à la partie du royaume la moins éclairée et politiquement la moins expérimentée, ménage aux divers partis, dans la vie parlementaire, une influence singulièrement disproportionnée à celle qu’ils possèdent dans la vie nationale.

Mais ces constatations, loisibles à tout citoyen de l’Italie, ne sauraient prévaloir, dans le cerveau d’un roi, contre la lettre du Statuto. De par son serment, au nom de son loyalisme, Victor-Emmanuel doit succéder au respect qu’avaient son grand-père et son père pour un Parlement ainsi composé, et considérer ce Parlement comme la représentation nationale. Cependant, quelque sereine confiance qu’il ait affichée dans les « libérales institutions du royaume, » on lui prête l’heureux dessein de prendre contact avec le peuple, par une série de voyages à travers l’Italie. Le Parlement, cette écorce, cache parfois aux rois constitutionnels la sève de l’arbre : il semble que Victor-Emmanuel III veut sentir fermenter la sève elle-même.


Il a, dans son discours du trône, signalé d’une voix ferme ce « plébiscite de douleur » dont les populations prenaient partout l’initiative. Le terme était heureux et fut le bienvenu ; c’est la piquante fortune du mol « plébiscite, » d’avoir figure séditieuse sur un versant des Alpes et d’être persona gratissima sur l’autre versant. Mais une partie de la presse monarchiste, égarée par cette originale expression, a salué le deuil général de l’Italie comme la consécration formelle de tout un système politique : c’était outrepasser singulièrement la pensée royale, et surtout la pensée de la péninsule.

On ne croirait point que Sénèque eût en vue l’Italie lorsqu’il écrivait, il y a dix-neuf siècles : « Les grandes douleurs sont muettes. » Nulle part, au contraire, le chagrin public ne se traduit avec une plus incoercible effusion : nous en avons eu la preuve oculaire à Rome même, au surlendemain de la catastrophe de Monza. D’innombrables affiches, bordées d’un deuil sévère, tapissaient la blancheur écrue des nouveaux immeubles et gâtaient l’indéfinissable patine des vieux palais. Toutes les associations, tous les corps de métiers, tous les groupemens de provinciaux émigrés à Rome, confiaient leur douleur à l’affichage, avec une émouvante unanimité. On sait d’ailleurs qu’en terre italienne, chaque fois qu’une société dont la caisse est bien remplie perd l’un de ses membres, elle fait les frais de quelques annonces lugubres, çà et là collées à travers la ville, pour associer tous les citoyens à ce demi-deuil de famille. Aussi les républicains ou les socialistes n’ont-ils ressenti nul malaise en voyant tel groupement dont ils faisaient partie, — et où même, peut-être, ils étaient la majorité, — infliger une flétrissure à Bresci, rendre hommage au roi victime, et compatir à l’infortune de la reine : on saluait dans le roi victime le président honoraire de l’association, et l’on honorait dans la reine-mère la benemerita socia. Ces hommages étaient trop intimes pour avoir une portée politique

Beaucoup d’affiches, du reste, indiquaient, avec autant de netteté que le comportait la discrétion, qu’elles ne prétendaient nullement à cette portée. J’en prendrai comme exemple les Travailleurs du Livre, stigmatisant « un délit que la civilisation humaine, sans distinction de partis, a le devoir de condamner ; » ou bien les indigènes des Marches présens à Rome, constatant que les divergences d’idéal politique s’effacent derrière le soulèvement des consciences, et laissant entendre, ainsi, que cet effacement momentané n’est point une abdication ; ou encore la Société gastronomique, prévenant les passans que, « de par son pacte fondamental, elle s’abstient de toute manifestation politique, » et que pourtant ce elle ne peut se défendre de s’associer à la peine commune. » À bons entendeurs, salut ; et, si parmi les travailleurs du livre, si parmi les indigènes des Marches, si parmi les gastronomes, il y avait des républicains, ils étaient bons entendeurs et remerciaient leur bureau d’avoir prévu leurs susceptibilités.

La « Société ouvrière centrale » et l’« Union universitaire du Vingt-Septembre » pesaient les termes de leurs placards avec une subtile réserve qui laissait entrevoir combien elles eussent été désolées, l’une et l’autre, de passer pour monarchistes. La « Société ouvrière » rappelait que « la conquête intégrale de la liberté et l’amélioration économique du sort des classes déshéritées » est un « idéal qui réunit les hommes de tous partis dans l’œuvre de régénération morale, » et c’est en réfléchissant que la violence ne peut réaliser cet idéal et qu’« elle ne peut ni hâter ni arrêter le progrès humain, » que cette Société protestait contre le crime de Monza. De son côté, l’ « Union universitaire » écrivait :


L’idéal de liberté qui a pu réunir des jeunes gens de tout parti dans une œuvre de régénération morale nous enseigne que le progrès humain ne peut être retardé ni hâté par la violence. C’est en hommage à un tel principe que nous unissons nos pensées à celles de tous les citoyens d’Italie pour déplorer hautement la barbarie d’un acte qui ne peut germer que dans un cerveau malsain, incapable de comprendre l’idéal humain.


Voilà deux déclarations qui font honneur à la jeune Italie : elles montrent que, depuis l’attentat d’Orsini contre Napoléon III, depuis l’attentat d’Agesilao Milani contre Ferdinand de Bourbon, et depuis l’époque, aussi, où M. Crispi, sous le nom de Manuel Pareda, parcourait la Sicile pour enseigner aux futurs révoltés la fabrication des bombes, l’étiage de la moralité publique s’est élevé. Seul M. Crispi, dans une lettre étonnante que viennent de reproduire tous les journaux, continue de se glorifier de cette occupation de jeunesse ; mais les membres de la « Société ouvrière » et du « Cercle universitaire, » tels qu’ils se révèlent dans leurs affiches, ont des sentimens plus humains ; et le jour où s’effriterait, à Plaisance, l’inscription solennelle qui commémore le serment d’Orsini, « condamné par l’histoire, mais sanctifié par l’amour de la patrie, » elle ne serait point rétablie, j’espère, sans être amendée de quelque façon. Gaetano Bresci, sans le vouloir, vient d’enseigner la haine de l’assassinat politique. Il a violé odieusement le droit de l’homme à la vie : c’est sur cette observation philosophique qu’un autre groupe de travailleurs, la « Société générale ouvrière romaine, » a fondé sa protestation contre le crime de Monza ; les perruquiers de Rome, aussi, ont pris ce considérant comme point de départ de leur affiche.

Il y avait émulation entre tous les sujets du roi pour apporter une condoléance : ils pensaient tous, comme le disaient en leur style les artistes dramatiques, qu’ils ne pouvaient « rester spectateurs inertes du plus atroce des délits. » Conducteurs de tramways et conducteurs de botte, négocians en comestibles et crieurs de journaux, marchands ambulans et ouvriers boulangers, coururent chez l’afficheur ; et les afficheurs à leur tour collèrent, en leur nom à tous, un manifeste personnel : après avoir divulgué, presque à foison, les sentimens d’autrui, n’avaient-ils pas le droit, à leur tour, d’exprimer pieusement leur propre pensée ?

Au milieu de ces innombrables placards qui étaient des actes d’humaine et large charité, on finissait par relever, à force de toiser les murailles, quelques affiches qui étaient des actes de foi, des proclamations de loyalisme : celles, entre autres, de la Ligue monarchique, de la Jeunesse monarchiste, de la Société de Secours mutuels entre les Employés de l’Etat. On ne faisait point une thèse, ici, sur le droit à la vie ou sur l’inefficacité de la violence ; on proclamait que, « si le roi est mort, les institutions ne meurent pas, » et l’on saluait, d’un même geste dévoué, Humbert Ier et Victor-Emmanuel III.


Au premier moment, la presse dynastique interpréta ce généreux unisson des regrets et des larmes comme un indice de « réchauffement » de l’esprit monarchiste ; elle montra dans cette exégèse quelque témérité. Puis elle se troubla ; les soudains accès de dévotion à la mémoire du roi défunt, auxquels semblaient être en proie les rédactions d’un certain nombre de gazettes républicaines, agacèrent les organes monarchistes. « C’est pis que chez Fregoli ! C’est pis que le transformisme ! » s’exclamait, d’une assez méchante humeur, un journal de Venise. M. Pantano, représentant des partis avancés, prit la courtoise liberté d’apporter, lui aussi, en son nom et au nom de son groupe, à la tribune de Montecitorio, l’expression de sa tristesse : il s’entendit brusquement interrompre par un député royaliste, qui, fort vilainement, le traita de crocodile.

L’interruption fit un médiocre effet en Italie : il y avait une sorte de conspiration des cœurs pour se mêler, tous ensemble, au deuil qui frappait une noble maison, et pour souffrir avec une reine en laquelle les plus farouches des républicains se plaisent à saluer une compatriote ; cette sainte complicité des pleurs et des silences, des effusions et des réserves, a été comme troublée par l’interjection : « Crocodiles ! » Les véritables fidèles des monarchies sont terribles en leur zèle ; ils ne respectent pas la trêve des larmes. C’est qu’en raison même de leur féal attachement, ils ne sont jamais en grand deuil : ne savent-ils pas que les monarchies sont immortelles, théoriquement au moins ? « Le roi est mort. Vive le roi ! » et ils appuient sur la seconde phrase. L’Italie, elle, appuyait sur la première, et la voulait prolonger en une pause attristée ; l’Italie, elle, était en grand deuil. On fut amèrement ému par la mort d’Humbert Ier, — n’en doutez point un instant, — dans les villes mêmes de Budrio et de Gonzaga, qui, huit jours après cette mort, envoyaient au Parlement deux socialistes ; et la coïncidence de cette journée électorale avec l’octave du deuil ne saurait être trop méditée.

L’Italie a commémoré Humbert 1er comme il eût aimé à être commémoré. Il advenait, parfois, au regretté souverain, d’échanger des cordialités charmantes avec les adversaires de sa couronne. « Majesté, lui disait un jour un avocat républicain, si nous avions la république, je donnerais non seulement mon vote, mais mon sang, pour que vous fussiez président ! » Et le bon roi de répliquer : « Cher avocat, ne serait-il pas mieux d’épargner votre sang et de me prendre comme je suis et pour ce que je suis ? » C’est ce qu’avait fini par faire, avec le temps, un autre républicain, le poète Giosué Carducci. Il était à Mantoue, en 1884, pour les fêtes en l’honneur de Virgile ; et comme on le savait fort peu royaliste, on hésitait, en sa présence, à vider des coupes aux santés royales. Le vin d’Asti, — Champagne de céans, — réprimait ses impatiens pétillemens. M. Carducci, fort gentiment, rassura les buveurs constitutionnels : « Ce serait un remords pour moi, déclara-t-il, que, par égard aux opinions politiques d’un convive, on attiédit la chaleur des toasts qui doivent être portés à Leurs Majestés. Je bois donc au bonheur d’Humbert de Savoie, qui, par sa courtoisie et son humanité, console le républicain lui-même de l’avoir pour roi. » On ne pouvait être plus galant, et le chantre de Satan finit par se consoler si pleinement qu’il devint royaliste. M. Carducci regrette aujourd’hui son roi ; mais ses anciens coreligionnaires politiques regrettent l’excellent président de république dont ce monarque avait l’étoffe. Heureuse Italie ! Nous n’avons jamais vu, dans notre France, l’Elysée s’emménager pour abriter, sous une raison sociale nouvelle, les mêmes cortèges qui prenaient congé des Tuileries...


Exagérer la portée politique des paroles de deuil que multipliaient les plumes et les lèvres républicaines, et puis, brusquement, en contester la sincérité : telle a été la première erreur de tactique des publicistes monarchistes. C’est l’une des grandeurs de l’homme de n’être d’aucun parti lorsqu’il pleure : pourquoi la presse royaliste, égarée par je ne sais quel intérêt de chapelle, a-t-elle méconnu cette grandeur ? Poursuivant ses imprudences, elle a, de gaieté de cœur, après avoir gravement désobligé les républicains, fait naître des incidens fort pénibles entre la dynastie et le Vatican.

Parmi les puissances étrangères, la Curie, grâce à sa proximité, avait été la première à connaître l’abominable nouvelle ; et c’est dans les organes de la Curie, — il est intéressant de l’observer, — que furent le plus nettement condamnées l’odieuse signification et l’infâme portée de la besogne assumée par Bresci. « Dans la personne du souverain, c’est le principe d’autorité qui est frappé ; » ainsi s’exprimèrent, à la suite du comité provincial que possède dans les Marches l’Œuvre catholique des Congrès, un certain nombre de journaux catholiques. La Civiltà cattolica se voila d’un liséré de deuil, en hommage, évidemment, à ce principe d’autorité si brutalement outragé. M. Santucci, le leader du parti catholique au Conseil municipal de Rome, après avoir critiqué comme « des phrases qui veulent être nobles, mais sont en somme assez pauvres, » certaines périodes sur le droit de la vie humaine à l’inviolabilité, dénonça le crime de Bresci comme un « atroce attentat à la puissance suprême qui s’incarne dans toute forme de gouvernement. » Don Albertario, qui, il y a moins de deux ans, expiait dans les cachots de Finalborgo, de par la volonté de M. le général Pelloux, de prétendues infractions au principe d’autorité, écrivit dans l’Osservatoro cattolico :


Nous souffrons comme citoyens, et citoyens chrétiens, reconnaissant dans le Roi le représentant de l’autorité placée de par la volonté de Dieu au milieu des hommes, voyant dans l’auguste victime non sa personne seulement, mais l’institution qu’elle représentait, et sachant que c’est cette institution surtout qu’a visée l’assassin, qu’il a voulu tuer et supprimer, dans cet orgueil de l’homme qui ne peut supporter aucune représentation du principe d’autorité, — principe qui vient de Dieu et ne peut trouver d’appui solide qu’en Dieu.


En surprenant de semblables accens dans les journaux catholiques, la presse dynastique espéra tout de suite qu’ils étaient les bruits précurseurs d’une conciliazione. Que n’y voyait-elle plutôt, et plus simplement, une conséquence naturelle de la doctrine catholique sur le pouvoir et sur la société ? Avait-elle donc oublié que, tout au début de son pontificat, Léon XIII avait fait exprimer à la cour d’Italie l’indignation que lui causait l’attentat de Passanante ? Et ne se souvenait-elle plus que, lorsque Humbert Ier fit vaillamment son devoir de roi en affrontant le choléra napolitain, Léon XIII avait chargé le cardinal San Felice de le complimenter ? Ni l’une ni l’autre de ces démarches n’avaient eu la portée d’une déclaration d’amour, prologue indispensable de tout connubio.

Ce rapprochement aurait dû suffire pour rendre les publicistes monarchistes plus réservés en leurs commentaires. Mais ils se rappelaient à propos qu’Humbert Ier, peu de jours avant sa mort, avait pourvu d’aumôniers les troupes expédiées en Chine, et que le discours dont il avait salué leur départ avait invoqué Dieu pour le succès des armes italiennes : n’était-ce point assez du prestige de ces deux souvenirs pour supprimer, dans la conscience du clergé, la question romaine ?

Ils voyaient le vieux Corso, ce Corso auquel aucun pape, quelque ambitieux qu’il fût, n’avait osé imposer son nom, cette route historique du peuple et du carnaval romains, recevoir le nom d’Humbert Ier ; ils constataient qu’au Conseil municipal de Rome, aucune voix catholique n’élevait de réserves au sujet de ce baptême : c’était l’indice, apparemment, que dans la conscience des catholiques laïques la question romaine s’effaçait.

Ainsi rêvaient les publicistes dynastiques, s’exaltant d’espoir en espoir, et fort insoucians, au surplus, de ce que pensaient les catholiques du reste du monde.


Une question se posa : celle de l’inhumation d’Humbert Ier. Victor-Emmanuel, le Grand Roi, avait deux fois conquis Rome : la première fois par ses soldats, la seconde fois par ses cendres ; son enterrement au Panthéon avait été interprété comme le symbole de l’intangibilité de la capitale, comme un sceau définitif mis sur l’occupation. Était-il nécessaire, à la mort d’Humbert Ier, de réitérer le symbole et d’apposer un sceau nouveau ? Les conseillers de la couronne ont ainsi pensé : Humbert Ier, même mort, n’aura pas eu la douce liberté d’être laissé tranquille a casa. La casa, pour ses restes vénérés, eût été la Superga, qui domine la capitale de ses ancêtres et recouvre leurs tombes. On y montre au visiteur le mausolée provisoire, — provisoire depuis un demi-siècle, — où Charles-Albert repose, car à la Superga, les rois de Piémont s’y devaient prendre à deux fois pour dormir leur dernier sommeil ; ils n’occupaient le monument personnel qui leur était destiné qu’après avoir, durant le règne de leur successeur, fait une sorte de stage dans le mausolée. Voilà cinquante ans que Charles-Albert dort d’un demi-sommeil, cinquante ans qu’il attend que le cortège funèbre de son successeur le vienne bientôt réveiller. L’infortuné vaincu de Novare attendra longtemps encore... Humbert Ier, paraît-il, aurait volontiers réveillé son grand-père. Déraciné de sa patrie indigène par les besoins de la politique, il eût rêvé de reprendre racine dans son Piémont bien-aimé en y laissant tout au moins sa dépouille. Le chapelain de la Superga, qui savait à ce sujet la pensée du feu roi, la fit nettement connaître ; il lui fut répondu qu’en certains cas les goûts personnels devaient céder à la raison d’État. Riposte cruelle, qui fut en tout temps la rançon de la gloire ! Nombreuses sont les princesses qui payèrent l’honneur de leur sang en ne pouvant à leur gré disposer de leur cœur. Humbert, lui, expia le récent honneur fait à sa maison par le « libéralisme » italien, en ne pouvant disposer de ses os. Et l’Italie officielle a poussé devant elle, dans Rome, le cercueil d’Humbert Ier. De la troisième Rome et de la maison de Savoie, quelle est donc la conquérante et quelle est donc la conquise ?

Sans épiloguer sur ce délicat problème, le Vatican laissa faire : il fut doux avec la mort, et permit que la religion s’associât largement aux funérailles.


Cent prêtres, cent capucins prirent part au cortège. La confraternité des Stigmates, celle de la Bonne Mort, firent avec leurs cagoules une sorte de lugubre rideau. La fameuse couronne de fer fut apportée de Monza : son cercle d’or, on le sait, incruste l’un des clous du Christ, et le Vatican lui-même, au XVIIIe siècle, avait défendu contre Muratori l’authenticité de ce clou, établissant ainsi la valeur de la relique dont plus tard, aux dépens de l’Autriche, la maison de Savoie s’est fait un trophée. Sur le seuil du Panthéon, une inscription fut apposée ; on y lisait : « Pour l’âme du roi Humbert 1er, bon, loyal, magnanime, le peuple italien élève vers Dieu des prières, avec des larmes expiatoires. » Et ces prêtres et ces capucins, et ces cagoules et cette couronne, et ces prières et ces larmes, apparurent à la presse monarchiste comme l’annonce d’une ère nouvelle ; déjà l’on affirmait que l’Eglise romaine, qui pleurait sur Humbert Ier, allait sourire à Victor-Emmanuel III. De même que les pouvoirs publics, au surlendemain de la triste solennité, rendraient hommage au roi nouveau, de même l’Eglise, pour le surlendemain du Dies iræ, offrirait peut-être à la jeune royauté, sinon le baptême, du moins quelque programme de catéchuménat, dont elle-même ensuite, — car il n’est rien que de commencer, — saurait maternellement tempérer la rigueur et hâter l’accomplissement. On publiait avec insistance, dans les organes de la dynastie, des lettres épiscopales de Crémone, de Gênes, d’Acqui, d’autres villes encore : et ces lettres attestaient que si la monarchie de Savoie, gênée sans doute par les propos autrefois échangés entre Constantin et le pape Silvestre, n’aspirait point au baptistère même du Latran, témoin historique de ces propos, du moins elle trouverait, ça et là dans la péninsule, des baptistères largement ouverts et rapidement accueillans. Un journal entreprenant, l’Alba, laissait espérer en son allégresse que tel fauteuil archiépiscopal pourrait devenir, dans la suite, une chaise curule de sénateur.

A la hâte, on lestait un beau ballon d’essai ; une légende naissait, de toutes pièces, d’après laquelle Humbert Ier, en 1895, aurait accepté du Pape un plan de conciliazione, si M. Crispi ne l’avait, au nom de la maçonnerie, menacé d’une révolution. Ce p)an mystérieux était-il pour jamais abandonné ? Il est vrai que dans son message d’avènement, Victor-Emmanuel III promettait, en un langage légèrement impérieux que le Vatican sut comprendre, de défendre l’Etat contre tous les périls, « de quelque côté qu’ils vinssent, » et qu’il terminait ce message par une déclaration sur l’intangibilité de Rome. Mais la presse monarchiste ne doutait pas un seul instant que le Vatican, sous les auspices du bon vent qui soufflait, voulût bien excuser ces deux détails. Victor-Emmanuel III, dans son discours du trône, n’affirmait-il pas « son amour de la religion et de la patrie, » au risque d’être corrigé par certains journaux sectaires, qui, supprimant la conjonction, prêtaient aux lèvres royales un hommage à « la religion de la patrie ? »

L’amendement, en un sens, avait je ne sais quoi de prophétique ; c’était bien une « religion de la patrie » qu’on était en passe d’inaugurer. On commettait la maladresse d’espérer du Saint-Siège la plus solennelle des approbations pour le fervent appel que l’auguste Reine mère venait de lancer vers Dieu ; par une ironie d’un goût douteux, c’étaient les journaux généralement hostiles à l’idée religieuse qui sommaient le Vatican d’attribuer une valeur liturgique, garantissant l’accès du culte public, à cette improvisation de la douleur ; comme si la spontanéité qui en faisait le prix avait permis d’en mesurer tous les termes à la norme des liturgistes et de les adapter aux exigences coutumières des théologiens ! Déjà l’on faisait choix d’une heure et d’une église, à Rome même, pour inaugurer cette dévotion... L’oratoire Israélite en donnait l’exemple ; l’Eglise romaine suivrait.

Déjà l’on prévoyait que le Panthéon, sis au centre de la ville, serait un endroit trop turbulent pour abriter cette quasi-résurrection du vieux foyer de la cité, allumé près des tombes des Pères du peuple, ayant des garibaldiens pour vestales, et réchauffant les âmes des populations italiennes ; c’est à Saint-Paul-hors-les-Murs que M. Domenico Gnoli, l’un des meilleurs connaisseurs des trois Romes, rêvait d’installer, pour l’avenir, le mausolée de la maison de Savoie ; sur la frise qui fait le tour de la basilique, 258 papes ont leur portrait, mais ces portraits ne seraient point une entrave ; et l’on s’habituait facilement à l’idée que, trois ou quatre fois par siècle, l’Italie épanouie commanderait, pour ce nouveau Saint-Denis, tantôt l’effigie d’un pontife et tantôt la tombe d’un roi. En attendant, un album allait s’ouvrir, où tous les curés de la péninsule qui célébraient des messes pour le roi auraient à cœur d’inscrire leurs noms, afin de laisser un gage à la piété nationale. Et l’on décidait, comme une chose toute naturelle, que l’église de Castel-Gandolfo, dépendant d’une villa que la loi même des garanties déclare propriété papale, ouvrirait ses portes, toutes grandes, pour une cérémonie de commémoration religieuse à l’occasion du deuil dynastique ;


Cependant les fidèles de toutes nations, témoins proches ou lointains de ces indiscrets élans, pouvaient se demander si le « nationalisme » italien n’allait pas s’enfoncer, à la façon d’un coin, dans le christianisme universel, et si la liberté du Pape, parmi les nuages d’encens et le bruissement des prières, ne serait pas tout doucement ensevelie dans le sépulcre du Roi.

Alors le Vatican sortit de son silence ; il voulut remettre le calme dans la conscience universelle, dont il a la garde et la responsabilité. L’heure n’était plus aux demi-mots : pour couper court aux abus de l’espérance et assurer la sécurité du monde catholique, un langage décisif était nécessaire. Au soir du 18 août, l’Osservatore Romano publia, par ordre, le communiqué que voici :


Quelques personnes en Italie, et beaucoup plus encore à l’étranger, en face des honneurs funèbres ecclésiastiques accordés au défunt roi Humbert, et en face d’une certaine prière publiée pour le repos de son âme, ont émis des plaintes contre l’autorité ecclésiastique, comme si elle s’était écartée, en cela, des lois très saintes de l’Église.

Il importe d’observer que l’autorité ecclésiastique a toléré les funérailles du roi défunt, non seulement pour protester contre l’exécrable délit qui a été perpétré contre sa personne, mais encore, et beaucoup plus, à cause des circonstances personnelles au défunt, qui, dans les derniers temps surtout de sa vie, a donné des marques non douteuses de sentiment religieux, Jusqu’à désirer, disait-on, se réconcilier avec Dieu, par le moyen des sacremens, en cette année jubilaire.

Cela posé, il est à présumer que dans les derniers momens de sa vie il a imploré l’infinie miséricorde de Dieu, et que s’il en avait eu la facilité il n’aurait point hésité à se réconcilier avec lui.

Or c’est une loi de l’Église, déclarée plusieurs fois par la Sacrée Pénitencerie, qu’en pareil cas, on peut consentir la sépulture ecclésiastique même à quelqu’un à qui, par ailleurs, elle ne serait point due, en réglant la pompe extérieure conformément au rang de la personne.

Quant à la prière connue, composée en un moment d’angoisse suprême et bien admissible, comme elle n’est pas conforme aux lois de la liturgie sacrée, elle ne peut être et n’a jamais été approuvée par l’autorité ecclésiastique.


C’est du Saint-Office qu’émanait ce communiqué, c’est-à-dire d’une congrégation qui a un caractère religieux par excellence ; qui peut évoquer à son ressort les questions de culte public, et qui n’approprie pas ses décisions aux vicissitudes de la politique courante. Il y avait un péril religieux : l’Autriche, la France, l’Espagne, terres qui donnèrent longtemps asile au joséphisme, au gallicanisme, au régalisme, et qui savent, pour les avoir jadis laissés planer sur leur sol et sur leur foi, comment ces nuages se forment et comment ils grossissent, multipliaient auprès du Vatican les paroles d’inquiétude. En chargeant le Saint-Office, et non point la secrétairerie d’Etat, de parer à ce péril par une déclaration formelle, le Pape a montré qu’il agissait, non en souverain temporel dépossédé, mais en souverain spirituel ; en annonçant d’avance à un journaliste de Turin la publication de ce communiqué, il a montré qu’il voulait avoir, aux yeux du monde catholique, la pleine initiative de cet acte. Une lettre pontificale parut le surlendemain, adressée au cardinal-vicaire, et dans laquelle Léon XIII mettait en relief, avec non moins de sérénité que de vigueur, le caractère purement négatif, exclusivement anticatholique, des efforts que tentent à Rome, auprès de la « religiosité » italienne, les diverses églises protestantes : cette lettre apportait au monde catholique un nouvel indice de l’inflexibilité de l’évêque de Rome.

Les organes des partis dynastiques auraient dû s’accuser eux-mêmes, accuser la hardiesse de leurs commentaires, l’exubérance de leurs espoirs, l’imprévoyance de leurs tentatives : car c’étaient ces commentaires, ces espoirs et ces tentatives qui avaient contraint le Vatican de rassurer les catholiques des deux mondes, ceux de l’ancien et ceux du nouveau, — ce nouveau monde dont Mgr Ireland, au lendemain même du communiqué, se faisait publiquement l’interprète au Vatican en proclamant le prix qu’attachent les catholiques d’Amérique à l’indépendance du pontife et au caractère international de la Ville éternelle.

Mais il semble au contraire que certains organes de l’Italie officielle fassent effort pour aggraver l’incident : on les voit sommer l’Etat d’user de ses droits, menacer l’Eglise d’un nouveau Culturkampf, soulever contre le cardinal Svampa une partie de la populace de Bologne, complimenter tel maire de village qui donne l’ordre, dans les écoles, de substituer au Pater Noster la prière visée par le Saint-Office, réclamer que l’église romaine de l’Ara Cœli, propriété municipale, ouvre ses portes, de force ou de gré, pour la récitation publique de cette prière, et accumuler les invectives et les outrages à l’encontre du cardinal secrétaire d’État.

Si bien que les calculs, d’ailleurs assez grossiers, par lesquels ces journaux prétendaient transformer en un acte de résipiscence et de « conciliation » la part prise par le Vatican au deuil général du monde civilisé, n’ont abouti, après quinze jours de gaucheries, qu’à rendre, entre les deux pouvoirs, le fossé plus large et les rapports plus pénibles. En réparant par un rapide silence les effets de leur débordante et compromettante prolixité, ces journaux répondraient, tout ensemble, au digne et discret désir d’une reine en deuil et aux intérêts politiques du royaume.


On a mieux à faire, en effet, qu’une guerre religieuse : déjà, depuis l’avènement de Victor-Emmanuel III, foisonnent les projets d’une politique nouvelle ; et tous ne sont pas dénués d’intérêt. Nous laisserons de côté, tout de suite, un vœu qu’on a fréquemment émis en ces derniers jours, et qui recèle, à l’endroit du règne précédent, un reproche dont tout l’étranger s’étonnera. Vingt-deux ans durant, une femme d’élite s’est donné pour tâche d’extraire de la lave encore chaotique du Risorgimento les élémens délicats et subtils d’un Rinascimento artistique et littéraire, et de renouer les plus belles traditions italiennes en restaurant le culte de la beauté dans le cœur d’une nation qui, depuis quelques lustres, se laissait exclusivement fasciner par l’idole de la liberté. Et c’est à l’heure où Marguerite de Savoie est momentanément détournée de cet apostolat esthétique par le plus atroce des deuils, que nous voyons des journaux de secte, toujours désireux d’opposer cour à cour et Quirinal à Vatican, se plaindre que la cour royale, sous le dernier règne, n’ait tenu qu’une médiocre place dans la vie de la « capitale ! » Passons et n’insistons pas.

S’il en faut croire d’autres publicistes, le gouvernement d’Humbert Ier aurait fait, pour la défense du territoire national, des sacrifices insuffisans : la marine, l’armée, appelleraient de promptes réformes. Il ne suffit pas, à leur gré, que l’armée mobilisable compte 1 300 000 hommes de plus qu’elle n’en avait à l’avènement d’Humbert, et les effectifs mobilisables de la flotte 161 000 unités de plus[3]. Rome, paraît-il, serait à la merci d’un coup de main, sinon des gardes suisses, tout au moins des Français : c’est du moins ce que prétend, dans un livre qui a fait du bruit, M. Pompeo Moderni. Le livre, écrit à la façon d’un roman de M. Jules Verne, s’appelle le Siège de Rome en 19.. : une armée française occupera la ville sans difficulté ; le gouvernement royal émigrera vers Aquila ; ce sera tant pis pour le Vatican, car il brûlera ; et M. Pompeo Moderni prête aux populations italiennes une telle mollesse de résistance que dès le début de l’ouvrage nous les entendons crier « A bas la guerre ! » et « Vive la paix ! » M. Moderni réclame qu’on fasse des fortifications, des canons et des consciences.

Les alarmes de M. Francesco Crispi ont plus d’autorité que celles de M. Pompeo Moderni : l’ancien ministre d’Humbert Ier, dès le lendemain de la mort de son maître, a sauté sur sa plume depuis quelque temps mécontente, et expédié à la Rivista Maritima un anxieux article, qu’ont reproduit tous les journaux de la péninsule : il affirme qu’en dix ans l’Italie, qui était la troisième puissance maritime de l’Europe, est devenue la septième, et cela en dépit de ses colonies, qui sembleraient l’inviter, au contraire, à développer sa flotte, et en dépit de l’épouvantail de Bizerte, que M. Crispi, toujours gallophobe, promène adroitement sur l’horizon du nouveau règne.


D’autres doléances, qui viennent d’ailleurs, témoignent que les irredentistes tiennent toujours une besogne en réserve pour la flotte et pour l’armée. Le Circoto Trieste de Rome, dans l’affiche même où il pleurait Humbert Ier, glissait cet avertissement d’une opportunité douteuse : « Nos cœurs s’étaient peut-être trop éloignés des fins auxquelles Dieu nous destinait ; que le martyre du roi nous ramène aux saintes traditions auxquelles nous devons l’Italie ! » Comment ce vœu peut être commenté et comment précisé, c’est de quoi l’on se peut rendre compte en feuilletant un fascicule intitulé : le Cri de l’Italie, des Alpes au Monténégro, 29 juillet 1900. Nous y lisons, par exemple : « C’est du bûcher sur lequel le peuple excité brûla le cadavre de César assassiné que surgit l’Empire romain, et, si César donna son nom à nos montagnes, Auguste, que cet assassinat fit monter tout jeune sur le trône, fut celui qui les annexa à l’Italie. » On ne saurait inventer une plus somptueuse parabole pour diriger vers les Alpes Juliennes l’œil nerveux de Victor-Emmanuel III. Nous apprenons, dans le même fascicule, que les Italiens de la rive orientale de l’Adriatique élevaient chaque jour vers Humbert Ier, « mort comme le Christ, parmi le peuple qu’il aimait, » la prière consacrée : Adveniat regnum tuum ! Ainsi, « des Alpes au Monténégro, » l’ « Italie » souhaite le règne de la maison de Savoie.

Il y a dans la fortune et dans les exodes de cette maison une sorte de rythme, constamment régulier, qui sans cesse la pousse vers l’Est : M. Georges de Manteyer, remontant vers un lointain passé, nous la montrait s’acheminant depuis Sens et depuis Troyes jusque vers Turin, après un crochet sur Vienne en Dauphiné, voire même sur Arles. La voilà qui, de Turin, fait un crochet sur Florence, voire même sur Rome : une femme de lettres très familière avec ces épisodes, Mlle Melegari, a déjà commencé d’écrire, sur ces trois capitales, une sorte de trilogie qu’en dépit du cadre romanesque l’histoire devra consulter. Mais les irredentistes de survenir : ils demandent qu’après ces crochets, la maison de Savoie prenne rendez-vous avec eux de l’autre côté de l’Adriatique ; et de même qu’au Xe siècle le mariage d’Odon et d’Adélaïde fut pour cette auguste famille l’occasion de franchir les Alpes, de même, à la fin du XIXe siècle, elle met l’Adriatique à l’épreuve par un voyage d’amour à Cettigne, et ce voyage réussit.


Silence pourtant à l’irrédentisme ! Il est la poésie de la politique. La question sociale, plus prosaïque, mais plus légitimement impérieuse, rappelle et retient Victor-Emmanuel III. Un parti nombreux, et qui chaque jour va grossissant, réclame, avant tout, des réformes sociales. Naguère, ici même, on en a signalé l’urgence pour les Calabres et les Fouilles[4]. Victor-Emmanuel III, s’il veut être le témoin des plus épouvantables misères, n’a point à descendre si loin : la campagne romaine est à sa porte, et la virile promenade qu’il y fit soudainement, en la quatorzième nuit de son règne, pour s’enquérir d’un accident de chemin de fer, prouve qu’il n’est point homme à redouter de s’y aventurer.

Un hygiéniste de Rome, observateur minutieux des détails économiques, M. le professeur Angelo Celli, vient de consacrer à ce grandiose désert une monographie toute pleine de constatations lugubres. Tout proche de Rome la chaumière est un luxe : en 1881, pour 12 374 personnes, il y avait dans la campagne romaine 556 abris ; et le nombre, depuis vingt ans, en a diminué. Le nouveau système de « colonisation interne, » dont on avait attendu quelques avantages pour les familles de travailleurs, leur assure, hélas ! en guise de revenu, une dette de 45 francs après le première année de labeur, de 03 francs après la seconde, de 60 fr. 70 et de 6 fr. 10 d’intérêts après la troisième, et ne leur laisse quelque profit qu’à partir de la quatrième année, un profit qui, généralement, déduction faite des dettes à payer, s’élève, pour trois cent soixante-cinq jours de peine, à un peu plus de 8 francs ! Malade, ce travailleur vient à l’hôpital, à Rome ; et jusqu’à ces derniers temps, jusqu’à ce que fût voté un misérable crédit de 111 000 francs, nécessaire pour indemniser les hôpitaux romains, la commune natale du pauvre hère, à laquelle ces hôpitaux avaient recours, se remboursait elle-même en vendant aux enchères le lambeau de terre ou le baudet que l’infortuné malade possédait peut-être encore. La fièvre sévit parmi ces essaims de travailleurs, et l’on marchande la quinine. La viande est presque inconnue ; parfois, avidement, on peut tailler quelques morceaux sur les membres à demi mortifiés du cheval qu’une mouche charbonneuse vient d’abattre, et l’on est glouton d’une pareille viande. Telle est la campagne romaine au seuil du XXe siècle. Cent ans en arrière, on voit planer sur ses mornes étendues quelques commencemens d’espérance, grâce aux admirables lois agraires du pape Pie VII ; aujourd’hui l’espoir même sommeille. Les essais de plusieurs législateurs, M. Piacentini en 1872, M. Balestra en 1875, M. Vitelleschi en 1883, n’ont pu améliorer la situation de l’Agro romano ; et c’est un professeur de l’Université de Breslau, M. Sombart, qui a osé écrire, dans un livre dédié pourtant au ministre Farini, qu’ « à peine on rencontre pareille misère dans les pays les plus barbares et les plus incultes de la terre. » D’être plus longuement l’impuissant tuteur de semblables infortunes, c’est ce que ne peut assurément pas accepter le cœur entreprenant de Victor-Emmanuel III.

Mais la générosité de son action sociale courrait le risque de paralysie s’il se laissait entraîner, sous l’impression du crime de Bresci, à une politique de représailles contre les partis avancés. Qu’une certaine fraction, en Italie, s’intitule socialiste-anarchiste, ce n’est point une raison pour faire retomber sur tous les députés socialistes l’unanime malédiction qui pèse sur l’assassin de Monza. Un certain nombre d’organes constitutionnels ont commis cette erreur de polémique : il la faut déplorer ; ce n’est point en mettant la légèreté au service de l’injustice qu’on créera les élémens d’une sérieuse vie publique. Les criminelles associations qui, dans l’ombre, aiguisent le poignard ou chargent le revolver, ne se montrent point disposées à épargner les socialistes : M. Bovio, pour avoir mal parlé de Bresci, a reçu d’occultes et terribles menaces ; et tel journal anarchiste d’Ancône, l’Agitazione, s’est constamment distingué par sa véhémence d’invectives contre tous les groupes d’extrême gauche. Inventer des solidarités imaginaires pour se débarrasser d’adversaires politiques gênans serait indigne d’un gouvernement qui se pique de libéralisme ; les hypocrisies légales ont toujours leur lendemain, et ce lendemain est une revanche ; l’expérience sanglante faite à Milan, en 1898, par le cabinet Pelloux, n’a pas réussi.

Le plus clair résultat de cette expérience fut de contraindre le parti socialiste, au cours des deux dernières années, à sacrifier volontairement une part de son autonomie et de son originalité distincte ; à se grouper avec d’autres partis pour la défense des libertés populaires ; et à laisser un peu de côté, provisoirement au moins, l’exposé de ses plans de reconstruction sociale. M. le professeur Enrico Ferri, tout récemment, déplorait cette évolution au nom du progrès général des idées ; et M. Bissolati, son collègue au Parlement, la justifiait au nom des nécessités politiques. Est-il opportun, pour les ennemis du socialisme révolutionnaire, de multiplier, entre ce groupe et les autres partis avancés, les occasions de coquetterie ? C’est au jeune souverain d’en décider. Il semble dès maintenant que Victor-Emmanuel III ne veut aucunes lois nouvelles, de répression ; les anciennes lui paraissent suffire. Mais la répression n’est pas tout : en présence de certaines difficultés d’ensemble, elle n’est qu’un misérable moyen dilatoire ; elle est l’opportunisme de la peur. Victor-Emmanuel III n’a pas le droit ni probablement l’envie d’être simplement un gendarme.

Ces partis avancés, qui sont l’objet des inquiétudes gouvernementales, ont éveillé dans les consciences italiennes les plus éclairées et les plus libres des questions et des doutes qui comportent un examen et une réponse : l’insurrection de ces questions et de ces doutes nous paraît être, dans l’histoire de l’esprit public italien, l’épisode le plus important des dernières années. En face de cet épisode, vis-à-vis d’un peuple qui commence à demander le bilan du Risorgimento, l’avènement d’un jeune souverain qui, de son côté, ne connaît que par ouï-dire et d’une façon déjà lointaine les fastes de cette légendaire période, peut être réputé propice. Son âge et son initiative lui garantissent une certaine indépendance d’esprit et de conscience pour comprendre les voix nouvelles qui s’élèvent, brutales peut-être mais sincères, et pour en tenir compte.

« L’Italie est une ; elle n’est pas unifiée. » — « L’Italie méridionale est semblable à une machine éteinte sur un binaire oublié, parmi le va-et-vient d’une centaine de locomotives. » La première de ces formules est de M. Lombroso, l’anthropologiste ; la seconde est de l’un de ses élèves, M. Niceforo, auteur d’un livre qui fit beaucoup de bruit il y a deux ans : l’Italia barbara contemporanea ; et un publiciste de Catanzaro, M. Antonio Renda, ayant questionné à ce sujet un certain nombre de sociologues du royaume, a recueilli, dans un volume intitulé la Questione méridionale, les réponses très détaillées qui lui ont été adressées et qui, pour la plupart, justifient M. Niceforo.

Quelles que soient les causes premières de l’immense distance qui sépare les populations du Nord et celles du Midi, soit qu’on y voie, avec M. Lombroso, M. Sergi, M. Niceforo, l’influence de la diversité des races, soit qu’avec M. Colajanni l’on en impute la cause à des circonstances historiques, ou qu’on admette, avec M. Loria, que la différence de densité des populations suffit à déterminer cette inégalité profonde de civilisation, soit enfin qu’avec M. Ferrero l’on constate le phénomène en renonçant à l’expliquer, il y a là un fait qui subsiste, qui s’aggrave, et qui s’impose à l’attention des hommes d’h)tat de l’Italie.

C’est un député, M. Paternostro, qui écrivait il y a peu de temps dans la Revue des Revues : « L’unité italienne a trouvé le Midi arrêté dans son développement et n’a rien fait pour l’élever au niveau de la civilisation européenne. » A l’origine de cette inertie, on apercevrait certainement beaucoup d’indifférence de la part du pouvoir, et quelque responsabilité, aussi, de la part dos populations méridionales, qui ont trop mollement appelé sur leur triste sort la sollicitude des gouvernans. M. Nitti, dans le livre magistral qu’il vient de publier sous le titre Nord et Sud, a mis en relief les pénibles effets de cette indifférence et de cette mollesse, et la situation de victimes où les régions méridionales ont été reléguées.

Mais ce malheur avait une cause plus profonde, et cette cause était une erreur. Fourvoyé par les mauvaises habitudes intellectuelles qu’inculqua longtemps l’esprit révolutionnaire, et dont les sectes perpétuaient l’héritage en même temps qu’elles en recueillaient le bénéfice, on traitait la mosaïque italienne, purement et simplement, comme une table rase, et l’on oubliait les facteurs antérieurs, soit ethniques, soit surtout historiques, qui avaient mis leur empreinte, bien personnelle et bien décisive, sur les divers carrés de la mosaïque. Lorsqu’on commença de discerner l’erreur, une sorte de superstition la maintint : l’impénitence finale à cet égard semblait être un acte de piété à l’endroit de l’unité de l’Italie. C’est ce qu’écrivait naguère à M. Renda un éminent criminaliste, M. Scipione Sighele : « La plupart, disaient-ils, craignent de voir chanceler l’unité politique de l’Italie s’ils proclament au grand jour qu’il y a deux Italies ; » et l’inopportunité, pour M. Sighele, consistait, tout au contraire, à fermer les yeux à la lumière du grand jour. « Il y a deux Italies, profondément diverses et hétérogènes, affirmait à son tour M. Mario Pilo : elles vont, peu à peu, s’enchevêtrant l’une dans l’autre et se fondant, comme peuple, dans le grand creuset de l’unité nationale ; mais, d’origine et de nature, elles sont plus étrangères entre elles, il le faut avouer, que l’Italie du Sud ne diffère de la Grèce et de l’Espagne, que l’Italie du Nord ne diffère de la France et de la Suisse… »


Tandis qu’une certaine philosophie politique avait trop longtemps dissimulé l’Italie réelle sous le voile de ses coutumières abstractions, les historiens à leur tour, s’emparant de l’unité italienne comme d’un superbe canevas, entreprenaient sur ce canevas, si l’on peut ainsi dire, une tapisserie uniforme, conventionnelle, irréelle. A les lire, on eût cru que dans toutes les régions de l’Italie le mouvement unitaire avait eu les mêmes origines, les mêmes phases et le même esprit. On ne saisissait pas, sous l’homogénéité souvent pompeuse de leur narration, la différence profonde qui distingua, par exemple, l’insurrection lombarde et le lasciar fare napolitain.

D’une part une insurrection patriotique, groupant sous ses enseignes les bras et les cœurs de tout un peuple, et d’un peuple de braves, et voulant à tout prix l’expulsion de l’étranger. D’autre part, au Midi, un coup de force, souhaité par l’élite d’une bourgeoisie libérale, réalisé par une bande qui s’appela les Mille ; et par-dessous cette bourgeoisie, sur le passage de ces Mille, une masse populaire inerte, qui n’avait ni l’idée ni le courage soit de répudier l’aventure, soit de la seconder, une masse parfaitement insensible aux exemples d’héroïque défensive donnés par une reine que pourtant elle aimait, une masse rebelle au métier des armes, — M. Niceforo l’explique en termes si vigoureux que nous n’oserions ici les reproduire, — une masse, enfin, qui semble faite pour provoquer les paniques, et qui constamment, dans une mêlée, exposerait à ce péril l’armée du royaume d’Italie. « L’unité politique de l’Italie, écrivait récemment M. le député De Marinis, avait pour elle, au Midi, le cœur et l’intelligence d’un petit nombre d’hommes supérieurs, mais non pas la conscience populaire. »

Que si, poussant plus loin, nous voulions épier les caractères de cet autre mouvement qui conduisit l’armée piémontaise jusqu’au seuil de la porte Pie, nous saisirions d’autres variétés d’aspect. Un certain nombre des instigateurs estimaient, comme le disait dès 1796 un Mémoire adressé au Directoire en faveur de la conquête de Home, que « c’est sur la puissance temporelle des Papes, sur les revenus dont ils jouissent, que repose principalement leur autorité spirituelle[5], » et Mazzini se flattait que la spoliation du souverain entraînerait à bref délai la déchéance du pontife.

Bref, ce phénomène de l’unité fut infiniment complexe : les prestiges de l’archéologie, qui racontait l’ancienne grandeur de l’Italie Voir à ce sujet un chapitre très curieux et très nouveau dans le livre de M. Albert Duvourcq : Murat et la question de l’unité italienne en 1815. Rome, Cuggiani, 1898.</ref>, les inspirations de Dante Alighieri, qui pleurait cette grandeur, les actives susceptibilités de la conscience nationale, qui la voulait restaurer, et les obsédantes menées des sectes anti-religieuses, qui la voulaient exploiter, tout cela conspirait, s’unissait, s’entre-croisait et s’entr’aidait, et tout cela donne à l’histoire de l’unité italienne un caractère composite, non moins composite que le résultat même de cette unité.


Victor-Emmanuel III prend la couronne au moment où l’unité de l’Italie commence d’apparaître, aux yeux des historiens ou des sociologues impartiaux, non comme un phénomène de génération spontanée, mais comme un acte de violence à l’endroit de la nature, violence couronnée de succès. A vrai dire, ces récentes conclusions ne sont point la condamnation de l’unité. Beaucoup d’œuvres, demeurées grandes à travers l’histoire, furent, en leur origine, des violences à la nature. Mais ces conclusions, du moins, donnent à réfléchir sur les moyens d’adapter aux besoins et aux usages des diverses régions une législation trop homogène, et d’élargir les mailles du réseau unitaire sans d’ailleurs en déchirer la contexture. « Uniformité passive en tout : l’Italie a été étendue dans un lit de Procuste, » écrivait dès 1890 M. Merlino, l’avocat de Gaetano Bresci[6]. L’histoire et la sociologie contemporaines, en Italie, réclament, précisément, qu’on en finisse avec cette uniformité passive, qu’on fasse à l’esprit fédéraliste sa part, et qu’on la lui fasse large et franche ; l’histoire et la sociologie encouragent M. Colajanni dans sa vigoureuse campagne fédéraliste[7], forme moderne de l’antique guelfisme. Et ces conclusions enfin n’invitent point à défaire l’œuvre de la nationalité italienne, mais elles permettent de se demander si l’œuvre ne doit point être refaite autrement.

Entre les deux Italies si distinctes entre elles, Rome, capitale improvisée de l’une et de l’autre, et différant également et de l’une et de l’autre, s’interpose comme un isthme : isthme essentiellement volcanique, — on vient encore d’en avoir la preuve, — et dont les commotions, tantôt sourdes et tantôt bruyantes, se répercutent, non seulement jusqu’aux deux extrémités de la péninsule, mais à travers tout l’univers catholique. Que ces secousses produisent des ébranlemens, l’univers catholique, alors, en demandera compte à l’Italie. Or les générations antérieures avaient cru qu’en occupant cet isthme elles uniraient les deux Italies : on nous répétait, ces jours derniers, dans toutes les harangues officielles, que Rome est le symbole de l’unité nationale. Il est des symboles qui sont des liens, mais il en est qui ne sont que des étiquettes. En fait, comme le dit M. Lombroso, l’union n’est pas l’unification ; et n’est-ce pas, précisément, à la suite de l’occupation de l’isthme des Sept Collines et de la résistance passive que rencontre toujours cette occupation, que, de part et d’autre de cet isthme, depuis trente ans, une partie des forces vives de l’Italie s’abstient de toute vie politique et de tout concours à l’œuvre de la fusion nationale ?

De telles discussions, il y a quelques années seulement, eussent semblé parfaitement oiseuses ; tout de suite on y eût coupé court, en les dénonçant comme un extrême artifice des vieux partis pour remettre en question le fait accompli. Mais ce n’est point aux vieux partis, certes, qu’obéissent les nombreux penseurs, — anthropologistes, historiens, sociologues, — qui ont répondu à la convocation de M. Antonio Renda : ce sont des réalistes, qui travaillent non pour l’Italie d’avant-hier, mais pour celle d’après-demain ou peut être, si Victor-Emmanuel le veut, pour celle de demain.


Il y a quelques jours, au moment même où les populations italiennes, chacune en son dialecte et chacune à sa manière, faisaient l’oraison funèbre d’Humbert Ier, un publiciste de Rome, M. Edouard Arbib, prononçait, dans la Nuova Antologia, une autre oraison funèbre presque aussi douloureuse. Il pleurait l’ancien idéal patriotique aujourd’hui disparu. « On ne trouve presque plus jamais, écrivait-il, chez ceux qui s’occupent de politique, la conscience de l’unité nationale... J’ai éprouvé un serrement de cœur en voyant avec quelle désinvolture des hommes de sens raisonnent de cette éventualité, possible et prochaine, d’une Italie défaite (disfacimento). C’est le discours du jour, c’est la manifestation d’une défiance universelle. Dans l’âme du peuple semble s’être évanoui, ou peu s’en faut, le sentiment de l’incommensurable durée des institutions, et s’est glissé le sentiment qu’un changement est inévitable. Les vieux eux-mêmes, si on les pressent à ce sujet, disent avec candeur qu’ils désirent mourir bien vite, par crainte de voir aller en pièces cette Italie à laquelle, dès leur jeunesse, ils donnaient leur pensée, leur cœur, leur bras et leur sang. » M. Arbib, alors, cherche la cause de ce phénomène, « le plus pénible et le plus alarmant qui puisse advenir dans la vie d’un peuple. » Cette cause, il la trouve, presque exclusivement. dans la diminution de la valeur morale chez les hommes politiques : ils ont, paraît-il, perdu l’habitude de sacrifier au bien de la patrie les avantages personnels ; ils ne savent plus ce que c’est que le désintéressement. M. Arbib ressuscite, sous leurs regards qu’il voudrait sentir confus, la physionomie plus pure des hommes de la génération précédente : et son article s’achève sans conclusion, comme il arrive en général pour les éloges du temps passé.


Victor-Emmanuel, lui, acceptera-t-il de se réfugier dans le passé comme dans une impasse ? Il constatera, plutôt, que les temps sont nouveaux ; qu’avec Humbert Ier, le valeureux soldat de Custozza, la période épique de l’histoire d’Italie s’est close ; qu’il doit, lui, jeune monarque, être l’éducateur de ces populations qui semblent s’abandonner ; que dans la péninsule, tout s’est modifié, sauf l’auguste réserve du Vatican, qui doit voir et qui voit plus haut et plus loin que l’Italie et qui n’a pas besoin d’assouplir ses maximes et ses démarches aux caprices éphémères de l’histoire. Et cette évolution dont l’issue fait trembler, et cette ténacité qui vient de se montrer de plus en plus sûre d’elle-même, seront à Victor-Emmanuel III, dans sa solitude provisoire de Capodimonte, un double sujet de réflexion. La politique italienne, telle qu’elle s’élabora sous l’impression prestigieuse de l’unité nouvelle et sous la menace des dangers que cette unité semblait courir, était une politique d’imagination et une politique de représailles : la force des choses réclame et les amis de l’Italie doivent souhaiter qu’aux fantasmagories Imaginatives succède l’observation des réalités vivantes, et au fantôme des représailles la vérité des solutions.


  1. Les Origines de la Maison de Savoie en Bourgogne, par G. de Manteyer. Rome, Cuggiani.
  2. Voir en particulier, pour plus de détails, les articles très précis de M. Mereu, dans la Revue Bleue du 28 juillet 1900, et de M. Trovason, dans la Riforma sociale du 15 août 1900.
  3. Voir pour ces chiffres, et en général pour la statistique des progrès de l’Italie sous Humbert Ier, un article considérable de M. Monzilli dans la Rivista politica e letteraria du 15 août 1900.
  4. Voir G. Goyau, Lendemains d’unité : Rome, royaume de Naples. Paris, Perrin, 1900.
  5. Cité dans le beau livre de M. Albert Dofourcq : le Régime Jacobin en Italie, p. 567. Paris, Perrin, 1900.
  6. Xavier Merlino, l’Italie telle qu’elle est, p. 214. Paris, Savine, 1890.
  7. Voir en particulier la collection de la Rivista populare, organe de M. Colajanni.