Aucune créature/2

La bibliothèque libre.
Éditions Beauchemin (p. 69-133).


DEUXIÈME PARTIE


Les Hautecroix recevaient un petit groupe d’intimes quelques jours avant le lancement officiel du nouvel ouvrage de Georges et Mayron avait été invité. L’écrivain reconnaissait par ce geste le mouvement dirigé par le jeune journaliste et du même coup son influence dans le parti. Il ne lui déplaisait pas que Mayron remarquât l’opportunisme de sa démarche au moment où l’on commençait à répéter un peu partout que Blaise Carrel allait se retirer de la vie politique. Loin de cacher son jeu, Georges eût plutôt craint qu’une trop grande discrétion ne laissât des doutes sur ses intentions. Il préférait être direct. Auprès des politiciens, les finesses de l’étiquette, les subtilités de la diplomatie comptent moins que le succès. L’écrivain tenait donc à ce qu’on relie les deux événements, et surtout à ce qu’on en parle.

Mayron, à la demande de son hôte, était venu un peu plus tôt et l’écrivain l’avait reçu dans son cabinet. Il tenait à l’impressionner. Il n’oubliait pas l’émotion ressentie naguère, à sa première visite chez Édouard Montpetit dans des circonstances identiques. Georges, qui avait vingt ans, s’était inscrit en sciences sociales. La rentrée coïncidait avec la parution d’un nouveau livre du maître et le jeune étudiant était allé, avec un camarade, lui demander son autographe. Un secrétaire les avait reçus dans une petite pièce en galerie, ouverte sur le hall, d’où ils pouvaient voir le professeur prenant le café entouré de ses invités. Il les avait bientôt rejoints et entraînés dans une officine où ils avaient pris place au milieu d’un encombrement de caisses, de livres à peine déballés et de manuscrits qui attendaient d’être classés.

En entendant le nom de Hautecroix, Édouard Montpetit avait levé les yeux et regardé longuement le jeune homme, la main posée affectueusement sur la page de garde où il s’apprêtait à écrire. Il y avait dans ce geste une coquetterie de vieil auteur qui feignait de voir dans le modeste étudiant qui l’admirait le représentant d’une génération dont il redoutait le verdict.

Mayron se présenta avec assurance. C’était un jeune homme presque trop beau, aux grands yeux brun sombre, ombragés par une double haie de cils très noirs et d’une longueur démesurée. Il avait les gestes lents des cinéphiles qui modèlent leur attitude sur celle d’un acteur aimé, un sourire bien posé, découvrant deux rangs de fortes dents blanches.

Une longue balafre, que Georges n’avait pas remarquée tout d’abord, sillonnait le côté gauche du visage. Comme il s’agissait d’une sorte de garden-party, il était venu en veston vermeil. Il regardait son hôte sans fausse gêne, riant doucement, sans bruit, quelque peu insolent. Il semblait attendre que Georges prit l’initiative de la conversation. Celui-ci s’informa poliment du travail de Mayron, qui dirigeait une revue d’avant-garde.

— Je me propose justement de vous consacrer un article, en réponse aux Jeunes Débats…

— Vous allez peut-être me redonner confiance en la jeune génération, dit Georges. J’ai eu l’imprudence d’accorder une interview à un inconnu qui n’avait pas lu une seule ligne de mes livres. L’article ne manquait pas de mordant, mais il se ressentait de tant d’ignorance. Ai-je été ainsi à l’âge de ce reporter ? Je ne puis le croire. Je connaissais mes aînés, du moins ceux qui comptaient. Et je ne serais jamais allé les voir sans me renseigner.

Ce mouvement d’humeur de la part d’un écrivain arrivé, qui avait sûrement été interviewé des centaines de fois dans sa carrière surprenait le jeune homme, mais il le rassurait également. Georges Hautecroix était donc humain lui aussi !

— Et puis, continua l’écrivain, tout cela est si loin de la terre. À vingt ans, on se laisse parfois hypnotiser par l’abstrait. La vérité, croyez-moi, n’est pas là. Nées d’une expérience humaine, les idées meurent quand on les en sépare.

Mayron, qui savait écouter, parut éminemment sympathique à son hôte. Spirituel et primesautier, l’intérêt que lui portait l’écrivain le stimulait. On avait plaisir à discuter avec lui. Il était en effet d’à peu près tout ce qui se faisait d’important chez les jeunes. Peut-être à la rigueur pouvait-il paraître un peu trop volontaire, et présomptueux. Mais on excusait ces défauts aussitôt imputés à sa grande jeunesse. Il ressemblait au garçon que son oncle Lucien Guilloux avait été à cet âge. Rien ne l’arrêtait non plus et il savait se passionner pour tout.

Les invités arrivaient. Le mot de garden-party était un peu prétentieux pour ce genre de réception, mais à cette date estivale, il effrayait moins que cocktail. Bien qu’on fût en juin et que l’hôtesse fît aussi servir des rafraîchissements dans le jardin, peu d’invités s’y aventurèrent d’abord. Des lanternes chinoises pendaient entre les arbustes. Colette y descendit avec sa fille et elles furent bientôt entourées de jeunes gens. Les hommes ne bougeaient pas des pièces, maintenant enfumées, de la maison. Ils se tenaient par petits groupes, incurieux des collections de leur hôte ou retenus par la pudeur de s’intéresser à des objets aussi personnels. Les dames occupaient des canapés rangés le long des murs. Un maître d’hôtel, importé pour l’occasion, se pavanait au milieu des garçons qui servaient les boissons sur de minuscules plateaux d’argent.

Georges prit plaisir à mettre Mayron en vedette, le présentant comme une des fortes têtes de sa génération. Celui-ci ne bronchait pas sous l’énormité du compliment. Mme Hautecroix suivait le jeune homme de l’œil, redoutant ses mots à l’emporte-pièce et même ses frasques. Dans les salons, il encourait la désapprobation unanime des dames en donnant libre cours à sa verve au dépens des hommes en vue, d’un parti comme de l’autre.

Georges sortit dans le jardin et se joignit aux admirateurs de Colette. La vivacité de celle-ci contrastait avec la mélancolique nonchalance de sa fille. Sous des dehors très sages, une démarche étudiée et presque artificielle, Sylvie cachait une nature fougueuse. Petite de taille, d’apparence frêle, elle appartenait à cette famille d’êtres qui inspirent des passions sauvages. Georges ne se lassait pas de contempler son visage fin, aux yeux largement écartés, dépouillé de tout artifice de maquillage, nu dans son étrangeté. Elle portait ses cheveux longs, tombant sur les épaules, des bijoux effilés aux oreilles et au cou, une robe jaune soufre, étroite et décolletée, qui accentuait l’impression de tige fragile que son corps suggérait.

Georges la complimenta de son portrait qui, s’empressa-t-il de convenir, ne donnait qu’une idée bien imparfaite du modèle. Elle avait, disait-elle, rencontré ce peintre new-yorkais par hasard dans un café de la rue Stanley, où elle s’était arrêtée avec sa mère et il avait sans ambages exprimé le désir de faire son portrait. Colette, avec sa fougue coutumière, l’avait installé dans l’appartement d’une amie qui voyageait en Europe.

— Et elle assista à toutes les séances, sans quoi, vous imaginez bien que je n’aurais jamais consenti à poser en maillot de bain…

— Vous êtes « très amies », vous et Colette ?

— Sans elle, je serais très seule…

La prémonition d’un danger poussa Georges à feindre de ne pas avoir entendu le ton de cet aveu. Aussi ce fut sur un ton de flirt qu’il s’enquit :

— On vous voit souvent rue Stanley ?

Il connaissait ces endroits de réputation, mais n’y avait jamais mis les pieds. Il imaginait des caves comme il en avait vues à Paris, où l’on va en touriste chercher une atmosphère équivoque, un peu canaille.

— Le milieu ne manquerait pas de vous intéresser si vous condescendiez à y venir.

Georges promit de tenter l’expérience.

La garden-party avait été un succès, mais Sylvie avait laissé une mauvaise impression à Jeanne qui, après le départ des invités, ne cacha pas sa déception :

— Elle tourne comme un moulin et toujours à vide. Tout en elle me déplaît.

Georges la taquina :

— Jean ne partage pas ce sentiment, j’en suis certain. Si j’en crois mon intuition, il est déjà amoureux de Sylvie.

— Elle ne manque pas de charmes, riposta le jeune homme, entrant à son tour dans le jeu.

Mais sa mère ne riait pas.

— Ne me dis pas que toi aussi.

— Je n’aime pas cet « aussi », reprit Georges en riant de plus belle.

— Oh ! moi, vous savez, ce genre de femme fatale ne m’attire pas.

N’oubliez pas qu’elle est la fille de Colette.

— Ne l’oublie pas non plus.


La parution de son dernier ouvrage n’apporta pas à Georges l’impression de plénitude qu’il avait connue à la publication de ses autres livres. Il restait sous le coup du désarroi provoqué en lui par la lettre de Lucien. Jamais il ne s’était à ce point senti frustré d’être en dehors du courant. Quelques jours avaient passé depuis la rencontre de Sylvie et il avait décidé, pour retrouver sa tranquillité d’esprit, de se rendre rue Stanley et d’y voir la jeune femme. Il voulait en exorciser son imagination.

C’est dans cet état d’esprit qu’il descendit la rue Sherbrooke et s’engagea rue Stanley. Un premier café avait des jardins, un autre, une terrasse sur le trottoir. Il reconnut ce dernier à la description que Sylvie lui avait faite de son « parking », avantage non négligeable en un temps où le moindre freluquet conduit son auto.

La jeune femme était là, attablée à la terrasse, en compagnie d’une amie. Son cœur battit très fort. Très droite sur sa chaise, exposée de tous les côtés aux regards, elle ne regardait rien, consciente seulement de la vague d’admiration qui venait battre contre sa table. Un souvenir sillonna la tête de l’écrivain : une jeune femme qu’il avait levée dans un bar à l’âge de vingt ans et qu’il avait revue ensuite une ou deux fois.

D’autres jeunes filles, très belles aussi, sirotaient du café noir dans de petites tasses de porcelaine. On était à peine à la fin de juin et leur teint n’avait pas encore été halé par les longues stations sur les plages à la mode, mais elles portaient toutes des robes vivement colorées et leurs yeux brasillaient dans la touffeur de la terrasse couverte.

Sylvie aperçut Georges, parut un peu confuse mais lui fit un signe non équivoque de la rejoindre. Elle présenta sa compagne et le taquina d’avoir suivi son conseil. Georges riait, faisait rire ses compagnes à propos de mille riens, jouant au provincial en visite, il leur demandait d’expliquer des évidences, feignait la surprise, heurtait idées et mots et en tirait un parti de drôlerie. Autour d’eux, on parlait haut et on riait à gorge déployée.

Devant la terrasse passait une foule bigarrée, en grande partie cosmopolite. La rue Stanley est la rue de l’université, des cours du soir, des petites échoppes d’avant-garde, de l’hôtellerie du Y.M.C.A. On y aperçoit la montagne à l’extrémité nord et McGill n’en est séparé que par l’espace de deux rues. Tout conspire à y attirer et à y retenir la jeunesse et les bohèmes ainsi que de nombreux étrangers qui y retrouvent une atmosphère d’Europe centrale.

On y côtoie des jeunes filles, vêtues de pullovers noirs ou gris, en apparence peu soigneuses de leur personne, de jeunes barbus aux vestons safran, rose ou mauve, des blousons de daim en motos et des décavés en cabriolets de sport.

Près de la balustrade de fer forgé qui séparait la terrasse de la rue, une fillette d’environ quinze ans, aux cheveux rognés près du crâne, se laissait embrasser à pleine bouche, au milieu de la presse du trottoir, par un autre adolescent en pantalon collant noir, s’arrêtant aux chevilles et en veston vert bouteille. Il la quitta langoureusement et elle vint sans gêne se joindre aux occupants de la terrasse.

L’amie de Sylvie, prétexta un rendez-vous et s’esquiva. Georges l’avait à peine vue. Non qu’elle ne fût jolie et avenante, mais elle était trop près de Sylvie.

— Nous nous reverrons, dit-elle en guise d’adieu.

L’écrivain eut l’impression qu’elle le traitait déjà comme un familier.

Mais il n’eut pas le temps d’analyser cette impression. À la table voisine, un jeune homme debout passait le dos de la main sur la joue d’une jeune fille assise avec son ami, s’aventurait sous ses cheveux, dans le bord de son décolleté. Celle-ci se laissait palper, immobile et, semble-t-il, aussi insensible qu’un objet. Son compagnon ne paraissait pas non plus incommodé par cette caresse publique.

Sylvie avait détourné les yeux et elle rougit. Il devait revoir et apprendre à aimer ce signe de confusion chez la jeune femme. Pour dissimuler son embarras, elle se mit à parler avec volubilité.

Elle retrouvait parfois ici une cousine âgée de quinze ans, pensionnaire dans un collège snob, qui y amenait aussi des compagnes.

— Elles viennent se chauffer les ailes à la flamme qui brûle quelques-unes de leurs amies.

— Elles se tarabustent l’estomac à coup de café concentré, mais au moins on ne leur sert pas d’alcool.

— La marijuana en a pris la place et les tranquillisants. Tenez la petite qui se laisse peloter au fond de la salle, elle est droguée jusqu’aux yeux. Elle sent à peine ce qu’on lui fait.

— Quelle horreur !

Le mot lui avait échappé. Il sentit aussitôt qu’il avait son âge et il s’excusa :

— Le mot m’a échappé.

— Puis-je vous demander de me reconduire, dit-elle. Je me pensais moi-même mieux aguerrie. Vraiment, je n’en puis plus.

— Marchons jusqu’au taxi.

— Ce n’est pas la peine, je demeure à deux pas et j’ai mes souliers anglais.

Ils marchèrent quelque temps en silence. Elle sentait à son tour le besoin de s’expliquer.

— Je suis confuse de vous avoir parlé de cet endroit. Cela, dit-elle — et dans ce mot elle englobait les exhibitions de mauvais goût auxquelles ils avaient assisté — le côté sordide de tout cela, ne m’avait pas frappée avant ce moment.

— Ne vous excusez pas. Vous n’êtes pas responsable de leur manque de tenue. Il y avait probablement quelque chose dans l’air aujourd’hui.

Il ne voulait pas la quitter sur cette fausse note.

— Quand j’étais étudiant, dit-il, nous nous réunissions le vendredi soir à la brasserie Krausmann, square Philip, pour discuter devant un verre de bière. Je n’appréciais pleinement que la première chope. Elle me paraissait plus froide, plus pétillante que les autres. De même, après la disparition de cette maison, je n’ai plus retrouvé de bière qui eut la même plénitude piquante et colorée. Nous discutions de philosophie, de théories scientifiques. En parlant, nous consommions deux ou trois chopes, accompagnées de juliennes, de petits fourrés chauds. La deuxième chope m’apportait inévitablement une déception. Je ne m’y arrêtais pas — cela m’eut paru indigne d’occuper mon esprit à ce moment-là, mais j’en ai parlé avec des copains, les autres ne me comprenaient pas. Plus tard, il nous arriva d’y prendre le souper. Les garçons qui nous connaissaient bien nous réservaient une table, de préférence près des murs ou dans l’encadrement d’une fenêtre, où nous pouvions deviser sans être importunés.

— Les femmes n’étaient pas admises ?

— Nous allions les rencontrer ailleurs, notamment au grill situé au sous-sol des magasins Morgan, où Dagneau tenait sa cour au temps du collège et où j’allais passer une heure quand mes économies me permettaient de faire ma partie dans le concert de ses admirateurs. Il y avait là des jeunes filles bien tournées et de bonnes familles qui venaient prendre une glace en compagnie des « philosophes ». J’étais trop sérieux et trop peu habitué au monde pour me sentir à l’aise parmi ces élégants, versés dans tous les raffinements de la société. Les propos, il va sans dire, étaient plus sérieux à la brasserie.

— Vous me faites regretter de ne pas avoir connu ce milieu.

— Le monde canadien s’éveillait aux choses de l’esprit. C’était le temps des revues littéraires, des premières tentatives d’édition, des Jeune-Canada et de la Relève. Quelque chose bougeait…

Il s’arrêta brusquement. Il s’était laissé porter par le flot des souvenirs. Il parlait rarement de son passé ou le faisait incidemment et à propos des autres. Les écrivains n’ont que trop tendance à mettre leur âme à nu, même devant des étrangers. Leurs réactions vives les peignent, leurs jugements à l’emporte-pièce trahissent leurs émotions. S’analysant sans cesse et se connaissant mieux, ils parlent avec plus de pertinence d’eux-mêmes. Mais ils risquent ainsi de donner une idée fragmentaire d’eux-mêmes qui, interprétée en dehors de sa perspective, les trahit.


Il ne revit pas Sylvie. Il se plongea dans une activité de tous les instants. Il avait conduit Jeanne et les enfants à la campagne et pour la première fois depuis un an, il se retrouvait seul dans la maison d’hiver, seul avec son mal.

À cette heure, quand ses enfants étaient là, c’était le tohu-bohu des courses dans les escaliers, des appels d’une chambre à l’autre. Jamais il ne connaissait ce calme que trouait parfois le passage d’une voiture.

Il écoutait mourir en lui les remous d’une inquiétude qui courait au fond de son être, chaque année, au moment de conduire les siens à la campagne. Il était pris d’inquiétude. Non ! Le mot débordait sa pensée. Il s’agissait plutôt de ce sentiment de trouble qui vous met en alerte un jour de départ. Certes, il ne comptait plus ses allées et venues dans le pays et, même à l’étranger, où l’appelaient des conférences, des congrès. Chaque fois, au moment du départ, pourtant souhaité et préparé avec enthousiasme, il éprouvait ce sentiment, — sans doute hérité d’ancêtres sédentaires — de trouble fécond. Cela ne l’empêchait jamais de partir, c’était une sorte de prise de conscience, d’évaluation secrète du risque.

Jeanne réagissait tout différemment. Elle s’inquiétait de quitter la maison sans la fermer complètement. Elle tournait en rond, inspectant les housses des meubles, supputant les ravages probables de l’humidité, de la poussière, de la suie et des mites.


Georges s’installa dans un grand fauteuil à la droite de la cheminée. Autour de lui, il pouvait voir les objets d’art qui avaient été les témoins de son travail depuis l’époque lointaine où dans sa chambre d’étudiant, il écrivait son premier essai. Après son mariage, il avait d’abord eu un cabinet de travail. Les enfants l’en avaient bientôt délogé. Il avait alors porté sa table sous la fenêtre en encorbellement de sa chambre, puis un jour, il s’était mis à travailler dans ce grand fauteuil, une planchette sur les genoux, attendant la nuit et sa tranquillité pour appareiller.

« Nous sommes ici depuis dix ans, pensa-t-il, et je n’ai pas encore placé mes livres ». Ils occupaient un rayonnage vitré s’étendant de chaque côté de la cheminée, dans un désordre inexplicable chez un écrivain. Bien plus, une partie de ses exemplaires de luxe restaient emballés, de même que ses collections de revues et certains ouvrages dont il tenait pour précieuses les dédicaces. Les enfants, suivant en cela son exemple se souciaient peu de leurs papiers ; Jean laissait dans la cave, exposés à la poussière, ses cahiers de notes et ses premiers essais. Jeanne ne détruisait aucun papier et Georges retrouvait dans les endroits les plus insolites ses brouillons de lettres, ses commandes d’épicerie, des esquisses de tables et des listes d’invités périmées.

L’écrivain ne restait jamais longtemps oisif. Un ouvrage terminé, il en mettait aussitôt un autre en chantier. Mais cette fois, avant d’ouvrir ses cahiers, il se mit en devoir de répondre à la lettre de Lucien. Certes, avec tous les ménagements dus à un grand malade, mais avec une certaine fermeté aussi. Non, sa vie n’était pas vide ! Pour presque toutes les années depuis l’âge de trente ans, il pouvait inscrire un événement important. Il y avait ses ouvrages, les charges publiques qu’il avait exercées, ses enfants, dont l’éducation ne lui avait pas coûté moins de soins que ses livres, etc. Son rêve l’entraînait à la dérive.

Il n’avait pas été libre d’écrire le roman que son ami condamnait. L’idée s’était imposée à son esprit, dix ans plus tôt. L’œuvre baignait dans un climat d’inquiétude, de mystère. Un sentiment d’insuffisance l’avait empêché de voir dans la nature autre chose que des obstacles. À trois reprises, il avait dévié de sa conception première pour accueillir des préoccupations pessimistes. Deux fois, il avait repensé son plan sans réussir à échapper à la fatalité qui l’entraînait de ce côté. Le livre s’était écrit un peu contre lui-même, mais justement à cause de cela, il n’en était que plus vrai. Plus que les autres aussi, il était un poème. Il désespéra de faire comprendre ces subtilités à quelqu’un qui n’était pas du métier.

Il se hâta de donner raison à Guilloux. « Ta lettre m’a bouleversé. Elle rencontre à ce point mes propres préoccupations au sujet de mon œuvre que je me demandais justement ce matin : Qu’est-ce donc qui m’empêche d’écrire une œuvre majeure, de dépasser le monde des personnages falots et fuligineux qui m’a retenu jusqu’ici ? Je me rappelle une autre lettre que tu m’adressais naguère, un soir d’automne, au retour d’une de nos interminables promenades dans la montagne. Tu me demandais alors aussi de dépasser l’immédiat… Et bien, je suis tenté de suivre ton conseil, de faire confiance à ton amitié contre tout ce qui en moi se méfie « des appels à la grandeur de l’homme ».

Chaque écrivain, pensait-il, refait un livre, reprend une histoire qu’il a aimée. Non seulement l’écrivain ne donne-t-il, sous des formes différentes qu’un seul livre, mais il y a en chacun de nous un de ces livres. Ce livre quand il est grand devient la voix d’une génération dans un pays. Dans ces cas, le personnage échappe au livre et devient un symbole, une légende. Il y avait une vieille légende de Faust, qui avait intéressé les écrivains, mais après Goethe, le Faust de la légende c’est le sien. De même Candide ou Peer Gynt, ils dépassent le livre ou la scène, ils vivent sans eux.

Qu’est-ce que ces personnages ont donc de commun ? Ils sont plus imaginaires que réels, plus colorés que vrais, ils sont la concrétisation d’une idée. Ils sont peu ou à peine décrits. On ne sait pas la couleur des yeux de Faust, peu de gens reconnaîtraient Manon à la description de l’abbé Prévost, on ne se rappelle pas le visage de Candide — on sait seulement qu’il est bien tourné. — Ces personnages sont essentiellement liés à une action. Ils sont typiques d’un peuple. Ils sont uniques dans l’œuvre de leur auteur.

« Voilà, cher Lucien, le livre que je voudrais écrire pour répondre à ton défi. »

Georges, ayant pris cet engagement, se tourna vers son cahier.

Quand il commençait un travail, son expérience le portait à se méfier d’un plan trop élaboré. Il voulait bien savoir où il allait et son prologue indiquait parfois la fin du récit et par quelles étapes il allait y atteindre, mais l’ordre et l’organisation de l’intrigue continuaient de changer jusqu’à la fin. Une page, qui, le roman terminé allait se trouver au début, avait d’abord été écrite en prolongement d’une situation restée au milieu ou à la fin. De tels textes avaient alors un double emploi ; ils servaient de jalon au plan puis prenaient leur vraie place dans la version définitive. Certains passages changeaient ainsi deux ou trois fois de place. Parfois même, ils disparaissaient complètement.

Georges tenait d’abord une sorte de journal de ses personnages. Il voulait les connaître dans leur intimité à chaque heure de la journée. Le récit s’organisait autour d’un petit noyau de notes, mais les faits ne l’intéressaient qu’au second degré, repensés à propos d’un personnage, incorporés à son destin. Celui-ci était d’abord une âme qui s’incarnait peu à peu.

Georges faisait tout avec passion. Ses romans représentaient une somme de moments de grande intensité. L’œuvre portée rapidement à un sommet était ensuite reprise à ce sommet et portée plus haut. Parfois, elle n’était que sommets, d’où la difficulté de lire ces livres d’un seul trait, comme s’ils avaient été écrits horizontalement et non en hauteur — et leur impopularité.

Pour son premier roman, il avait utilisé une sorte de journal, où chaque incident était transposé, repris à la troisième personne, travail aimé, naturel, sans retour en arrière, exécuté dans la joie la plus pleine, la plus exaltante. Dans ce livre, il était vraiment lui-même sans garde-fou, sans méthode. Les images s’enchaînaient en toute liberté et tant pis pour les inconséquences ! Il avait rédigé cet essai d’abord dans un cahier puis pour plus de commodité sur des cartes, des blocs-notes et des feuilles libres. Les idées se déroulaient capricieusement, au gré des impulsions que le jeune homme recevait de l’extérieur. Quelques-unes des pages les mieux venues avaient été écrites debout, l’avant-bras appuyé sur la console de la cheminée, sur le piano ou sur le bord de sa table d’étude. La nuit, incapable de dormir, il retournait à son bloc-notes.

Il avait retrouvé cet état de grâce de sa vingtième année. Ce soir-là, il apporta un bloc-notes sur sa table de lit et noircit plusieurs feuillets avant de s’endormir. L’œuvre commencée littéralement le dévorait ; il ne vivait plus que pour elle et par elle.

Il aimait potasser ces énormes liasses de notes, les réduire à la façon de la sève d’érable qu’on fait bouillir au printemps, les ordonner, les compléter, détruire celles qui faisaient double emploi, oblitérer les pistes abandonnées. En relisant ses notes, il pouvait voir tous les méandres de la composition, les retours en arrière, les progrès lents et pénibles, les sauts brusques, les poussées en avant, plus tard délaissées au profit de turgescences d’abord anodines. Il entrait dans la période fiévreuse, la plus enthousiaste de la création, trop longue à certains égards, trop courte à d’autres, où l’œuvre prend corps, devient organique, viable.


Ce fut par Colette qu’il entendit dire que Sylvie avait disparu. La petite enquête à laquelle il se livra discrètement ne fit que confirmer le mystère de ce départ précipité. Il crut comprendre pourtant que les amies de la jeune femme ne s’alarmaient pas outre mesure de ces absences sans explication. Il n’osa reparler à Colette dont il ne voulait à aucun prix éveiller les soupçons. Il éprouva le besoin de revoir Jeanne et les enfants. Son roman progressait. Il se dit qu’il travaillerait aussi bien à la campagne.

Les Hautecroix louaient, depuis deux ans, une maison des champs, — ancienne ferme transformée et modernisée par des citadins qui s’en étaient peu après lassés — située à quelque distance du village, au milieu d’un terrain planté d’énormes pins dont les aiguilles tapissaient le sol rocailleux. L’habitation, aux murs de briques jaunes, juchait au sommet d’une colline aménagée en terrasse et dévalant d’un côté jusqu’à un lac en forme de croissant. Ses larges fenêtres, la véranda entourée d’une moustiquaire qui couvrait sa façade, le terre-plein qui la séparait du chemin avaient plu d’emblée à tout le monde. Chacun y avait sa chambre donnant sur la montagne ou surplombant le lac. La pièce réservée à Georges prenait jour de deux côtés — à l’est et au sud, — par de hautes fenêtres ornées de rideaux verts à filigrane d’or.

Georges s’éveilla à cinq heures — selon son habitude à la campagne où il se fixait un emploi du temps à la fois simple et précis et tenant compte de tous ses besoins — fit sa toilette dans la demi-obscurité, à cause des maringouins que les moustiquaires n’empêchaient pas d’entrer. Entre deux opérations, il devait dégourdir ses doigts ankylosés par l’eau glacée. Émoustillé par le froid, il se mit à rire de ses appréhensions de la veille. Une nuit avait suffi à tout remettre en place.

D’ordinaire, il travaillait le matin, dès cinq heures, révisant le manuscrit en cours pour se mettre en train, puis écrivant d’une large écriture sur de grandes feuilles blanches qu’il empilait devant lui jusqu’au coup de midi. Il occupait les heures suivantes à des exercices : petits travaux d’aménagement des terrains ou de réfection, coupe du bois, longues promenades dans la forêt, seul ou avec Jean. Parfois, sa femme l’accompagnait. À quatre heures, lecture des journaux et des revues étrangères, conversation et séance de travail jusqu’au bain, puis souper léger, méditation sous la véranda dans l’obscurité et conversation quand Jeanne venait le rejoindre. On n’allumait pas à cette époque, toujours à cause des moustiques. À 9 h. 30, il se retirait.

Quand il allait à la pêche ou en randonnées de reconnaissance avec Jean, il s’accordait toute la journée. Partis à l’aube, ils ne rentraient alors qu’à la brunante.

Il se serait volontiers accommodé de vivre ainsi toute l’année. Au besoin, Jeanne et son fils l’y auraient même poussé tant ils appréciaient la liberté de cette vie champêtre. Mais la rigueur des hivers écarte toute idée de travail intellectuel prolongé à la campagne entre novembre et mai. Il aurait fallu, à l’instar de quelques grands écrivains cosmopolites modernes : Hemingway, Ezra Pound, Lawrence Durrell, trouver un climat vraiment tempéré. Mais l’écrivain canadien doit d’abord assurer sa vie, consacrer les plus belles heures de sa journée à un métier, parfois ingrat, souvent accompli dans une langue étrangère, qui laisse dans la bouche un goût amer.

Le premier jour, il travailla frénétiquement. Le dépaysement favorisait la création. Il écrivait debout sur la console d’une armoire à socle. Par la fenêtre ouverte, les fleurs, les herbes, la terre chauffées par le soleil de ce début de juillet s’engouffraient dans la chambre sous forme d’effluves vivants. Parfois, il s’abandonnait à la joie qui débordait de son cœur, mais presque aussitôt un prolongement lui apparaissait et la plume se remettait à courir.

Tous les jours, il passait ainsi quatre ou cinq des plus belles heures du matin enfermé dans sa chambre pendant que Jeanne s’occupait de son côté. Il lui avait parlé de son roman et elle l’encourageait. Le récit se déroulait sur trois plans, simultanément. Les personnages, devaient s’incarner, disait Jeanne ; qu’ils se déganguent, qu’ils s’épanouissent dans une action extérieure. Mais Georges redoutait de trahir l’œuvre qu’il avait conçue toute intérieure. D’autres racontaient beaucoup mieux les histoires. Son héros refusait toute concession à la mode, tout ajournement dans la poursuite de la perfection entrevue.

L’écrivain vivait dans une sorte de durée en dehors du temps réel. Naguère, il avait expérimenté la même sensation quand il avait cessé de fumer. Le premier effet de la suppression du tabac c’est d’allonger les heures. Georges devait sans cesse se rapporter à sa montre, l’ancien horaire ayant perdu toute signification. Croyait-il avoir travaillé une heure. Non ! Sa montre indiquait à peine vingt minutes. Il n’avait plus la notion du temps, nouvelle dimension. Il lui fallait s’habituer à un rythme en profondeur que l’habitude du tabac lui avait fait perdre au profit d’une euphorie décevante. D’énormes lambeaux de vie lui étaient ainsi rendus.

Vers quatre heures, le souvenir de Sylvie lui revint. Il courut à la plage avec les enfants. Une lumière jaune se jouait sur la vague. Georges nagea jusqu’à l’épuisement de ses forces.

Le jour suivant, il renouvela l’expérience. Il travaillait le matin ; l’après-midi, sous un soleil dévorant, il nageait ou se reposait, alléguant que le jeu et le sommeil font partie de toute pensée mûrie. Il se nourrissait presque uniquement de fruits de mer et de jus, évitant les viandes, les plats de chefs et les vins. Il arrivait que les enfants prenaient sa mémoire en défaut. Ils ne s’en étonnaient plus. Ils avaient appris à attendre autre chose de lui que des précisions chronologiques ou le nom scientifique du passereau. Il pensa : « Nous ne savons bien que ce qui nous touche, ce qui émeut des correspondances au plus profond de nous-mêmes. D’autre part, l’idée que nous tenons à donner de nous-mêmes varie plus selon le temps que selon les personnes. Tout lui était occasion de repenser à Sylvie. Après la journée, il se réfugiait dans sa chambre et là, étendu dans son fauteuil, il glissait imperceptiblement hors du monde des responsabilités et des obstacles vers le souvenir mouvant des visages de Sylvie.

Le lendemain, il partit avec Jean à la découverte du pays. S’étant avancés à la pointe d’un promontoire, ils y surprirent un paysan qui se tenait à croppeton derrière un écran d’aulnes. Il tenait à la main un outil et un moment l’image en transparence de l’homme au marteau que Georges revoyait dans ses rêves se juxtaposa jusqu’à coïncider trait pour trait avec le contour de l’homme. Mais celui-ci fit quelques pas et le fantôme s’évanouit. Il parlait sans hâte, apparemment insensible à la fuite du temps et heureux de parler. Jean d’abord agacé, peu à peu s’accorda, comme son père l’avait fait, au rythme de l’homme. Alors la conversation captiva son attention. Le vieux paysan avait connu le grand-père Hautecroix. Avant de les quitter, il leur indiqua un raccourci pour se rendre au ruisseau qu’ils cherchaient. Au premier abord, le cours d’eau, qu’une ornière de tracteur permettait de rejoindre au milieu des foins, paraissait boueux, de ce gris des terres de la région : ils n’y virent qu’une vieille grenouille toute tassée sur elle-même, l’œil sagace. Mais un peu en amont, quelques minutes plus tard, Jean mit en sac sa première prise, une superbe truite mouchetée, ferme et colorée.

Au retour, il trouva les terrassiers occupés à la réfection du chemin qui conduisait à la maison. Ils avaient débarrassé le sol de ses roches, nivelant les collines, éventrant la terre de chaque côté de la chaussée et formant des tas de débris dont les riverains devaient maintenant disposer. Georges entreprit de trimballer de longues racines, roulant les roches sous les arbres et attachant en fagots le bois sec que Jean empilait dans la resserre. L’écrivain se complaisait dans ce travail, caricature de l’action à laquelle son âme aspirait. « Ma profession m’a éloigné de tout ce qu’on touche avec la main », pensa-t-il. Dans le ciel, immense pré nu, quelques bribes d’ouate que le vent effilochait créaient une impression de vastitude sans limite. Des ouvriers, qui s’étaient rejoints au milieu du chemin, les pieds dans la chaleur concentrée à la crête du sable, échangeaient des propos sur la température. Autour d’eux, la lumière, dans un frémissement de cellophane chiffonné, les transfigurait. Ils restaient là, comme suspendus entre terre et ciel, inconscients de cette fallacieuse déification. Une lueur subite traversa l’esprit de Georges, sans lien avec le spectacle qu’il avait devant les yeux, et il eut la révélation de l’unité nouvelle de son œuvre. Jamais auparavant Georges n’avait compris aussi clairement le phénomène de bascule qui s’opère dans l’écrivain quand l’œuvre arrive à maturité. Un moment plus tôt il besognait dans un état voisin du découragement, ne sachant plus comment organiser son œuvre, las de tout ce qu’il avait écrit et prêt à tout jeter au feu. Puis, tout à coup, un grand chambardement s’était produit, d’une façon inattendue, accompagné d’une vision très nette de l’œuvre. Il avait hâte de retrouver ses papiers…


L’amour qui incendie un cœur de cinquante ans le débarrasse du même coup du revêtement que les années ont édifié ; il le dénude et le prive pendant quelque temps de ses moyens. Le monde parle de la folie des vieillards amoureux ; il assimile à un démon l’esprit qui révolutionne l’existence jusque là bien assise de l’homme mûr. « Il a raison », pensa Georges. Sylvie, dans cette période d’incubation de la passion, avait pris la forme en Georges d’une fièvre virulente. Il ne se possédait plus. Comme un adolescent, il voyait la jeune femme en filigrane dans toutes ses pensées. Elle se jouait au-devant de lui dans son travail, il la retrouvait dans ses promenades dans la campagne et jusque dans les choses. Quand il laissait la pensée de la jeune femme envahir son imagination, des images allègres, pimpantes se levaient en lui, volées de cloches dans le matin, brasillement de midi sur les vagues, images calmes, rutilantes où n’entrait aucun érotisme. Le mal s’aggrava dans les jours qui suivirent. Et pourtant, ses sentiments à l’égard de Jeanne, des enfants n’avaient pas changé. Il les englobait encore dans le bonheur presque religieux qui le portait. Dans cet état d’euphorie, il ne croyait leur faire aucun tort. Non ! Même s’il les délaissait un peu. Il s’agissait d’une allégeance sur un autre plan, d’une allégeance de l’esprit. Il n’était encore touché qu’à la pointe de son être, mais il pouvait déjà pressentir que bientôt son âme elle-même et toute son activité seraient atteintes. Il allait jusqu’à souhaiter cette aliénation, ce que tout le monde appellerait « sa perte » ; il aspirait à se dissiper tout entier dans ce sentiment équivoque et douloureusement adorable. À certaines heures de lucidité, il jugeait presque criminel cet engouement d’un homme de son âge pour une jeune femme mariée, alliée à sa famille, et que tout en lui comme en elle lui interdisait d’aimer.

Tout dans son existence jusqu’ici se motivait sur le plan de la raison. Il n’avait depuis son mariage, eu d’amour que pour Jeanne. Il avait possédé le bonheur, un bonheur simple, avec des problèmes certes — toute vie a les siens — mais ces difficultés correspondaient dans l’ordre moral à des épreuves qu’ils avaient assumées ensemble. Son sentiment, sa passion plutôt pour Sylvie mettait fin à cette unité. Elle les divisait. Le caractère hédoniste de son amour — qu’il reconnaissait le premier — constituait à ses yeux, alors même qu’il aurait pu encore essayer de le subjuguer et ne le faisait pas, un inexpiable désordre. En même temps qu’il appréhendait le mal qu’il allait faire aux siens, Georges se posait avec presque autant d’inquiétude le problème de sa propre vie intérieure. Désormais, détourné de Dieu, il serait seul.

Dans un de ses romans, Georges montrait un homme, parfaitement heureux, devenant du jour au lendemain amoureux de la femme d’un ami. Ni l’un, ni l’autre n’avait rien fait pour cela. Ils avaient eu l’impression d’avoir été happés. Quelques critiques avaient blâmé l’auteur de ce qu’ils considéraient comme une invraisemblance. Il y a toujours, disaient-ils, dans ces passions subites une évolution que l’observateur peut suivre. Les hommes n’agissent pas ainsi, ne deviennent pas adultères sans traverser toute une série d’états intermédiaires qui préparent leur acte. De son côté, sans le dire par respect pour l’opinion des critiques, Georges soutenait qu’il avait raison. La passion dans ces cas a la soudaineté de la foudre. Et ce sont justement les gens heureux qu’elle atteint, les arrachant à la fausse sécurité où ils se complaisaient pour les précipiter dans la passion et l’angoisse. On peut dire littéralement que la passion les prend par surprise. D’ailleurs, depuis quand les obstacles — et ici le bonheur eût pu être considéré comme un obstacle — ont-ils empêché l’épanouissement de la passion ou même retardé l’intoxication des âmes ?

Georges ne niait pas qu’un grand amour pût éclater dans le cœur d’un solitaire ou d’un incompris. Mais les expériences auxquelles il se référait alors et qui lui revenaient en ce moment à l’esprit, concernaient des ménages parfaitement accordés, fondés sur l’amour et une estime réciproque et où les conjoints étaient encore jeunes. L’homme avait tout rejeté pour suivre une femme. Celle-ci ne venait pas combler un besoin, une insatisfaction sentimentale ou sensuelle, mais c’était au contraire elle qui apportait le besoin, le suscitait dans l’homme aimé et se trouvait ensuite seule à pouvoir le combler. Un tel amour ne pouvait survenir que d’une façon imprévue. Il éclatait au centre d’un monde ordonné ; il ressemblait par son caractère fortuit, à une intervention des dieux ; il était inexpliqué et inexplicable, gratuit et dévastateur.

Dans son roman, il avait fait allusion au philtre de Tristan, à la fatalité de l’amour quand il s’abat sur certains êtres privilégiés dont, à la vérité, il avait toujours jugé qu’il n’était pas. Mais la fatalité ne pèse-t-elle que sur les grands ? D’ailleurs, il pensa que Lucien englobait sûrement ce roman, comme les autres, dans la condamnation qu’il avait portée sur son œuvre. Et pourtant ce n’était peut-être que par cette faille, où intervenait la fatalité et aussi en contrepoint la grâce, que ce roman échappait à la virtuosité. Georges s’était à peine avoué la passion qui l’enchaînait à Sylvie qu’il lui avait donné un nouveau rendez-vous et en acceptant, elle avait du coup fixé la nature de leurs relations.

L’émancipation sexuelle de la femme a introduit dans les mœurs l’illusion que l’acte d’amour, maintenant dissocié à volonté de la procréation, a perdu son ancienne gravité. Pour les plus jeunes peut-être, nés dans un monde qui s’enorgueillit d’avoir détruit le péché. Mais Georges devait assumer une responsabilité intacte…


— Que diriez-vous, Sylvie, si je vous avouais que je vous aime, que je suis venu vous voir une fois de trop et que maintenant il ne nous est plus possible de reculer. Ce quelque chose de vague que chacun de nous avait le loisir de refouler au fond de sa conscience jusqu’à ce moment a maintenant un nom. C’est l’amour. Je vous aime, Sylvie, je vous aime…

Il parlait avec volubilité, multipliant les mots comme des maillons d’une chaîne entre eux ; il voulait s’empêcher de penser et l’empêcher, elle de répondre trop tôt. Une maladresse pouvait tout compromettre. Et il voulait faire durer le plus longtemps possible ce risque qu’il avait pris, sans préméditation, et qui n’avait pas encore eu de conséquences désastreuses, puisque la jeune femme continuait de l’écouter, mais qui avait à jamais transmué leurs relations. Ils ne pouvaient plus maintenant, revenir en arrière ; ils ne pouvaient plus se revoir comme la veille. Par la vertu de quelques mots, ils allaient devenir, ils étaient devenus des étrangers ou des amants. D’ailleurs, ne s’étaient-ils pas illusionnés jusque là ? Un homme de cinquante ans ne fréquente pas une jeune femme, belle, saine et qui se dit libre : il en fait sa maîtresse ou il s’arrange pour ne plus la revoir. Il ne voulait ni l’un, ni l’autre.

— Ne me laisserez-vous pas parler ? dit-elle, mutine. Ne voulez-vous pas entendre ma réponse ?

Ils étaient assis côte à côte et avant de continuer la jeune femme blottit sa tête dans le creux de l’épaule de l’écrivain.

— Ce sont les mots que j’attendais, continua-t-elle, invisible maintenant. Moi aussi, je vous aime et je suis heureuse que nous en ayons pris conscience en même temps.

Voici maintenant le moment de leur premier rendez-vous, de cette première nuit où Georges et Sylvie, enivrés l’un de l’autre, ont accompli les gestes terre à terre de louer une chambre dans une auberge de campagne, de souper l’un en face de l’autre à une petite table éclairée à la chandelle, en tenant des propos sans suite, tous les deux préoccupés de ce qui allait se passer, graves tous les deux, elle un peu par mimétisme, par appétit de lui ressembler, mais aussi parce que la passion qui la jetait dans les bras de l’écrivain la purifiait, la renouvelait physiquement et moralement, opérait en elle une résurrection. Un dialogue plus intime absorbait toutes leurs forces. Ils éprouvaient l’un et l’autre, avant même le don, la plénitude de connaissance de leur être. Ils s’étaient si totalement précipités l’un vers l’autre que même le premier contact charnel ne pourrait être qu’une redescente, sinon une déception. À cela, ils reconnaissaient que leur amour, dans cet instant avait quelque chose d’unique, une pureté où il ne pourrait se maintenir, qu’ils étaient tous les deux, portés l’un par l’autre, à la crête du temps et qu’ils auraient bien voulu ne plus en revenir. En se rappelant ces instants, plus tard, Georges s’apercevait qu’il ne pouvait plus rien retrouver avec exactitude. Il avait oublié le nom de l’hôtel, les visages et les paroles des gens qui les servaient, les aliments qu’ils avaient à peine effleurés, la femme qui les avait conduits à la petite chambre mansardée où ils avaient cru toucher l’éternité.

Que des amants se soient tués au lendemain d’une telle béatitude lui parut explicable au réveil quand il lui fallut assumer ses obligations. Sylvie redescendit moins rapidement sur terre. Elle paraissait flotter, entourée d’une étrange luminosité. Ni l’un, ni l’autre cependant n’osa faire allusion à la veille.

Georges ne se rappelait pas qu’une fois déjà, il avait connu cet état de suspension hors du temps, cette sublimation de l’univers accédant tout à coup à l’infini, débouchant soudainement dans l’éternité aussitôt perdue. L’amour efface tout ce qui lui ressemble dans le passé et les amours successives se recouvrent totalement, comme ces villes anciennes superposées, où il a fallu attendre la mort de la dernière pour découvrir sous ses sédiments les traces des agglomérations antérieures. Il ne lui restait rien de ces instants, effacés si entièrement, si complètement, qu’il aurait pu douter d’eux s’ils n’avaient fait partie de son histoire intime. Comment expliquer cela ? Ces gestes posés dans l’éternité s’étaient trouvés aussitôt recouverts par des gestes identiques, imités des premiers — parce qu’on ne peut tout de même pas tout réinventer — mais la deuxième fois et les jours suivants, sans leur pureté première, sans leur nouveauté, et qu’ainsi galvaudés et déformés il était devenu impossible de les reconstituer dans leur plénitude première. Dans un éclair, il comprenait la signification pour chacun des hommes et des femmes qui aiment du paradis terrestre entrevu et à jamais perdu parce que cet amour parfait n’est pas d’ici.


Ce fut le bonheur — un peu essoufflant et plein de lacunes aux yeux de l’homme mûr — qu’il ne pouvait pourtant imaginer de perdre. Il vivait sans cesse entre deux rendez-vous : il venait de la quitter ou il allait la voir. La chair seule les rapprochait ; ils en souffraient tous les deux. Sylvie ne doutait pas d’être aimée, mais tout un côté de Georges lui échappait. Il ne savait pas ou ne voulait pas se livrer. Avant leur liaison, il l’interrompait quand elle allait parler d’elle. Quelquefois, cherchant jusqu’où s’étendait son pouvoir — et n’ayant pas encore le pont de la sexualité — elle inventait des façons subtiles de l’atteindre. Le jeu les passionnait. Mais Georges n’ignorait pas que ce jeu en était un de dupes. « Vous vous lassez de tout, disait-elle, bientôt vous serez fatigué de moi. » Il protestait et elle feignait de se laisser rassurer. Elle tentait de se conformer à l’idée qu’il se faisait de la femme. D’autre part, elle n’allait plus rue Stanley, où il se sentait en état d’infériorité. « Nous sommes loin l’un de l’autre. Tu n’aimes rien de ce qui me plaît », disait-elle.

— Comment peux-tu aimer ce milieu équivoque où le sexe fort porte jupe ?

Le plus grave était cet écart de rythme entre eux. Près d’elle, sa vie était suspendue. Mais il fallait presque aussitôt se quitter. La jeune femme, qui avait été mariée et allait avoir trente ans, voyait dans leur liaison un rite au milieu de beaucoup d’autres : les réceptions, la danse, les voyages… De son côté, il avait ses obligations de famille, réduites au minimum par le séjour des siens à la campagne, mais exigeantes tout de même, ses affaires, le soin de sa carrière…

Sylvie n’était pas capable, croyait-il, de retour sur soi. Les aspirations de l’homme étaient plus complexes. Il devait pour s’accorder à elle se renoncer sans fin. Son amour, sa passion se nourrissaient de sa substance spirituelle.

Depuis qu’il aimait, toute sa vie s’orientait différemment. Avec elle, il avait dû répéter les moindres gestes de son rôle d’amant, si compliqué en comparaison des autres. À cause de cette coupure, de ce partage de son personnage, il perdait possession des choses en même temps que de lui-même. Seules surnageaient les habitudes correspondant à un instinct profond, aux sources vives de l’être. Sa façon de sentir, de s’exprimer, de voir les choses et les gens, même de marcher, de rire, tout en lui s’était métamorphosé.

Ce qui lui répugnait le plus dans l’adultère : l’hypocrisie, la crainte des surprises, des dénonciations, les rencontres à l’écart dans des arrière-ruelles était devenu monnaie courante dans sa vie. Tout ce qui nous arrive nous ressemble, pensait-il, mais il n’avait pas encore assimilé ces événements qui ne coïncidaient pas encore complètement avec son personnage. Surtout, il ne s’habituait pas au mensonge de tous ses actes, même les plus anodins.

Il fuyait d’instinct les occasions de se rendre à la maison des champs, de parler à Jeanne. Celle-ci n’ignorait plus sa liaison, il le savait. Elle avait sans doute pitié de lui. À tout propos, elle lui rappelait son âge. Cela lui échappait. Quant à lui, il ne pensait à son âge que dans les moments où sa femme le lui rappelait, lui révélant du même coup qu’elle y pensait tout le temps et à propos de tout, et alors qu’il avait l’impression de n’avoir jamais été aussi jeune.

Jean, de son côté, sans doute averti de la liaison de son père, par des amis, se montrait hostile. Il cherchait des occasions de le contredire, mais avec une certaine prudence pour ne pas éveiller les soupçons de sa mère.

Au milieu de ce malaise dont il se sentait responsable, Georges ressentait cruellement sa solitude. Ne pouvant parler de ce qui occupait tout son être, il lui fallait tenir des propos de table, répondre à des questions au sujet de son travail, pendant que son péché le brûlait, que son angoisse réclamait en aliment sa substance même.


Il rejoignit Sylvie dans un restaurant de la banlieue, où ils avaient convenu de se rencontrer pour éviter d’être vus ensemble. Les fenêtres donnaient sur un square perdu où la poussière avait un arrière-goût de terreau. Par-dessus l’épaule de la jeune femme, en l’embrassant, Georges apercevait la cime de deux ormes feuillus.

Sylvie lui donnait de plus en plus le sentiment qu’il avait des choses à dire, un rôle politique à jouer. Il s’était laissé prendre trop longtemps par la littérature. « On t’a trompé, disait-elle, en te faisant mépriser l’action au profit de frivoles conquêtes littéraires. » Pour que son œuvre cesse d’être un à-côté, un jeu d’amateur, il devait s’engager. Quelle meilleure arène que la politique ? Il tenait la jeune femme au courant de projets dont il ne disait rien à Jeanne. Et, en échange, elle lui disait tout ce qu’il désirait entendre, ce qu’il pensait lui-même. Écho fidèle. Elle disait encore : « Tu as l’âge de la politique. Peut-être faudrait-il que tu perdes tout — il entendait ta situation, ta famille — et qu’il ne te reste plus que moi. Rien ne te résisterait. »

Quelquefois, elle souffrait de ne connaître qu’un côté de son amant.

— Voilà un mois que nous nous aimons et tu ne m’as encore rien dit de toi.

— Mais que veux-tu savoir ?

— Tout.

— Mais je te dis tout.

— Ne plaisante pas.

— Qu’il te suffise de savoir que je t’aime.

— Je me sens comme une étrangère au bord de ta vie.

Il la taquinait de ce besoin d’assurance, mais elle insistait :

— Chaque fois que je ne te vois pas pendant une semaine, j’ai envie de te dire « vous ».

— Dis donc que je t’intimide.

— La passion, ce n’est pas tout.

— Je te parle de tous mes projets.

— De tous ?

— Je pense tout haut devant toi.

— Je veux que tu me donnes ton âme.

Elle était pathétique. Cette conversation, commencée comme un jeu, tournait mal. Il eut honte de lui. Il se réservait. Pourquoi ? Il ne croyait plus à l’éternité des liens créés par la chair en dehors du mariage, du moins, il ne voulait pas y croire. Il dit :

— Je t’aime, Sylvie.

— Essaie un peu de m’aimer toute entière.

— On se change difficilement. Donne-moi un peu de temps. On ne m’a appris que la peur…

Comme ils s’apprêtaient à retourner à la ville, elle lui dit :

— Il y a une prière de mon enfance qui me revient : « Je vous donne mon cœur, mon esprit et ma vie. »

Elle avait été élevée librement, sans discipline, sans religion. Fille d’une femme trop belle et trop adulée et d’un musicien de jazz qui avait déserté Colette avant la naissance de Sylvie et était allé mourir désespéré quelque part en Amérique du Sud, la jeune femme avait été élevée chez les uns et les autres, puis envoyée en Suisse parfaire des études décousues. Personne ne lui avait jamais parlé de religion. L’aventure de sa mère et l’échec de son propre mariage lui avaient fait redouter l’amour jusqu’au jour où elle avait trouvé Georges. Elle continua :

— Colette ne voulait pas qu’on trouble mon esprit. Elle fit une colère terrible à propos de la seule prière qu’on m’ait apprise parce qu’on y disait : « Prenez mon cœur afin qu’aucune créature ne le puisse posséder que Vous seul ». Ma mère croyait que cette prière m’empêcherait de me marier. Elle le croit encore ou du moins qu’elle m’a empêchée d’être heureuse et de rester avec mon mari.

Elle riait provoquante.

— C’est ainsi que je veux que tu m’aimes et qu’aucune créature…

Elle creusait sa pensée :

— Je suis heureuse, mais je veux plus, l’infini…

— Tu l’auras, tu l’auras, chérie.

— Oh ! j’ai une confession à te faire. Tu vas me gronder ? On a parlé de toi chez Colette, l’autre soir, et je crois bien que je n’ai pas su dissimuler ma confusion. Je me suis mise à rougir comme une couventine prise en faute. Ton père m’a longuement regardée…

— Ne t’inquiète pas pour lui. Il serait le dernier à nous trahir. S’il a deviné quelque chose.

Devant leurs amis, elle laissait parfois, à propos d’une allusion, paraître un commencement de rougeur autorisant chez ceux qui le surprenaient le doute le plus flatteur au sujet de ses sentiments pour Georges. Et l’écrivain lui en avait fait la remarque.

Sylvie avait pris dans sa vie la place de la littérature, presque la place de Dieu. Mais elle ne savait pas la remplir d’elle-même, comme cela eût été possible au temps où Georges avait vingt ans. La chair ne suffit pas à remplir un cœur de cinquante ans qui a eu une vie spirituelle, si imparfaite fût-elle. Aussi, cherchait-elle au dehors un supplément d’activité où elle le tiendrait.

Un autre jour qu’ils étaient ensemble dans la campagne, après un silence où Georges croyait que leurs âmes suivaient une route identique, il avait sursauté en l’entendant s’écrier :

— La mort me fait une telle horreur !

— Pourquoi parles-tu de la mort en ce moment.

— Parce que j’y pense.

— Mais il y a seulement un instant, tu paraissais comblée. Est-ce que, sans le vouloir, je t’aurais fait de la peine ?

— Ce n’est pas cela.

— Notre bonheur te fait penser à la mort ?

— Non. C’est en dehors de nous. Je viens de penser tout à coup qu’un jour je serai morte.

— Mais dans un grand nombre d’années.

— Je veux mourir très vieille et je souhaite que cela m’arrive dans mon sommeil.

— La mort me fait horreur aussi, mais pas de cette façon…

— Comment alors ? dit-elle.

— Parce que ce sera la fin de notre amour.

— Notre amour sera sans fin.

— Si nous nous aimons assez fort…

— Ce que je ressens t’échappe ; il échappe à tout le monde. D’ailleurs, tu ne cherches pas à me comprendre.

— Mais oui, je cherche.

— Je voudrais tellement ne plus croire à rien.

Il ne comprit pas qu’elle faisait allusion à des menaces qu’elle avait reçues. Tout un passé trouble remontait à la surface à l’occasion de sa liaison. Et du fond de l’abîme d’inquiétude où elle se débattait, elle lui lançait un appel désespéré. Mais il ne l’entendit pas. Il était trop préoccupé de lui-même, de son amour-propre froissé. Il vit son beau visage tendu. Elle avait ses ténèbres dont les franges se laissaient parfois effleurer, comme ces êtres nocturnes qu’à la faveur d’un tournant, les phares d’une auto font émerger soudain d’un fossé.

— Savais-tu, dit-elle, que nos yeux ne sont que des muscles et que si nos autres moyens de connaissance étaient plus parfaits nous n’en aurions aucunement besoin. La pensée que nous pourrions être sans yeux m’afflige.

— Ce qui compte c’est que tu es là et que je t’aime.

— Je ne saurai jamais si tu m’aimes vraiment parce que je ne sais pas te faire souffrir.


C’est avec le sentiment pénible de courir à un échec que Georges rédigea son télégramme, demandant un rendez-vous à Blaise Carrel. Sylvie le poussait à l’action. Il devait, selon la jeune femme, mettre à profit l’avance qu’il possédait sur les autres concurrents, se faire reconnaître au plus tôt par le chef démissionnaire et se hâter d’entreprendre la réorganisation du parti.

Une première fois, il avait succédé à Carrel à la direction du « National ».

La gloire avait changé le député et l’avait éloigné de ses anciens confrères. Il ne venait plus causer avec eux. Il avait trouvé d’autres conseillers et fournisseurs d’idées.

L’écrivain ne se sentait pas moins impatient que sa maîtresse, mais il jugeait à certains indices que Carrel n’avait peut-être feint de se retirer que pour éprouver la loyauté des siens et mesurer l’étendue de son autorité. Alors que selon la rumeur, la maladie allait le forcer à la retraite, n’avait-il pas, du parquet même de la Chambre, prononcé un discours retentissant qui ressemblait moins à un adieu qu’à un programme électoral. Pourtant les rumeurs persistaient.

« Je vous attends samedi, répondit Carrel. Nous passerons le week-end ensemble. »

Georges Hautecroix descendit du train à dix heures du matin dans la ville près de laquelle habitait le chef nationaliste. Vibrant d’émotions contradictoires, il s’engagea dans une petite rue commerçante, flânant entre les rangées de maisons qu’il connaissait, retardant à plaisir le moment de se présenter chez son hôte.

Blaise Carrel ne savait qu’un rôle : celui de chef. Il l’avait été au collège, à l’université, puis dans les sociétés qu’il avait fondées et enfin, dans le parti nationaliste. Georges avait assisté avec son père — il n’avait que vingt ans — au congrès qui avait choisi Carrel comme chef. Les jeunes, que l’homme politique écoutait volontiers à cette époque, lui avaient fait une fête. Il était entré dans l’amphithéâtre, en compagnie de son état-major et des notables, les dominant tous de la tête. Et comme il se séparait du groupe et gravissait le petit escalier conduisant à la tribune, la foule avait été prise de délire, criant, trépignant, acclamant. Carrel se tenait très droit, visiblement ému. Puis il avait pris la parole, commandant au tumulte et se faisant obéir aussitôt. Qu’avait-il dit ? Georges avait à peine entendu les mots, coupés d’applaudissements frénétiques et de vivas. Ce qu’il avait vécu, à cette heure-là c’était le passage de la gloire, grand ange invisible se saisissant devant lui d’un vivant et l’auréolant de lumière.

Aux élections, le parti avait subi un cuisant revers, mais Carrel avait été élu avec un petit groupe de fidèles. Le parti s’était ensuite replié. Bientôt, de nouvelles idéologies avaient détourné de lui l’attention des masses. Il revivait dans les manifestations nationales et dans les grandes interventions de son chef à la Chambre.

Carrel habitait une grande maison blanche de deux étages, isolée de la route par un mur de pierres des champs et dissimulée aux regards par la frondaison d’ormes et de chênes de grandes dimensions, plantés irrégulièrement de chaque côté de l’allée de gravier conduisant au porche à colonnade. L’homme politique aimait le faste et il avait la manie de bâtir. Aussi des groupes d’ouvriers de tous métiers sévissaient-ils à longueur d’année dans cette maison qui comprenait plusieurs grands salons, une salle à manger de vingt convives, des solariums et de spacieux appartements pour les invités. La façade, percée de hautes fenêtres disposées en symétrie, avait gardé l’apparence d’un ancien manoir, mais l’intérieur, à la suite de trop de modifications improvisées et exécutées sans plan d’ensemble, n’avait plus de style. Ainsi, l’habitat ressemblait à l’homme.

Georges Hautecroix poussa la barrière et pénétra dans la propriété. Carrel s’entretenait, près d’un pavillon de construction récente, avec un groupe de couventines d’une quinzaine d’années, vêtues uniformément de jumpers bleus et de chemisiers empesés. Deux religieuses les accompagnaient. Un peu partout, des nappes odorantes de rosiers sauvages embellissaient le versant du coteau. Les fillettes, conscientes de l’intérêt qu’elles éveillaient chez le vieil homme, s’émulaient à retenir son regard, à recueillir de ses lèvres un témoignage de préférence que sans doute elles chériraient jusqu’à la fin de leur vie. Elles le frôlaient, le pressaient. La présence des religieuses rendait ces échanges plus dangereux. Plus passionnants aussi ! Carrel, ému de tant de ferveur, se pavanait dans un veston d’intérieur pourpre.

Georges, n’osant révéler sa présence, attendit, immobile et la tête tournée, le bon plaisir de son hôte. Celui-ci l’aperçut et se hâta de prendre congé des écolières.

— Comme c’est gentil à vous d’être venu jusqu’ici, dit-il. Je ne vois presque plus personne.

Il oubliait les groupes venus en pèlerinage, comme les couventines qu’il venait de quitter, les sociétés patriotiques, les délégations de ses commettants.

— On respecte votre solitude, répondit Hautecroix pour être poli.

— Trop ! trop ! protesta l’hôte. Autrefois, ma maison n’était jamais assez grande. Maintenant, je suis seul avec les ouvriers.

Blaise Carrel, grand vieillard glabre, au crâne dégarni, avait un regard pointu d’oiseau et parlait d’une voix de tête, au débit aigre et précipité. Sa femme, à qui il avait laissé le soin de reconduire les visiteuses, revint vers les deux hommes. Georges la voyait peu souvent, ne venant que rarement dans cette campagne que Béatrice Carrel ne quittait pas, même pendant la session. Il se rappela ce qu’on disait d’elle dans les salons. Il avait peu prêté l’oreille à ces propos naguère, mais il avait retenu qu’elle n’était pas aimée. Et pendant que son hôte les présentait l’un à l’autre, Georges épiait le visage et les gestes de cette femme discutée.

Elle avait de belles dents, la ligne des lèvres droite et fine, un sourire attachant. Ses yeux ne vous retenaient pas, ni ses cheveux teints et crêpelés, ni sa peau martelée sans doute par quelque reliquat de petite vérole. Tout son charme résidait dans sa bouche, la vivacité de son expression et cette façon en perdant le souffle de dire ah ! au bout de ses phrases. Quelque chose attirait en elle, une secrète souffrance, une blessure qu’il devina de nature érotique, une fêlure à la commissure de l’âme. C’était une sorte d’appel qu’il avait entendu dès le premier instant, à dépasser cette muraille du corps derrière laquelle elle criait sa solitude, à rejoindre derrière la chair angoissée une âme affamée d’affection. Elle n’avait pas eu d’enfant.

Les mondaines disaient qu’elle n’avait jamais accepté son rôle d’épouse du chef d’un parti méconnu des uns, méprisé des autres, et qu’au lieu de bâtir sa vie à partir des éléments à sa disposition, elle avait préféré s’enliser dans la mémoire de sa jeunesse. Elle passait ses journées dans une pièce à son image où tout était douceur résignée et nuances. C’était presque une chambre de jeune fille, avec ses abat-jour coniques très longs, de teinte lilas, ses meubles laqués blancs, ses reproductions de Chardin et de Raphaël. Elle montra même à son hôte des poupées de bois qu’elle conservait dans une vitrine ancienne au milieu de figurines de prix. Elle ne se consolait pas d’être l’épouse d’un tribun nationaliste, d’avoir été sacrifiée à une idole exigeante et destructive. On répétait aussi que sa mère avait prédit à Carrel, peu avant les fiançailles : « Vous ne serez pas heureux avec elle. Elle n’est pas faite pour la vie publique, vous verrez ! »

Georges ressentit quelque dépit de n’être pas connu d’elle, du moins comme écrivain, car son mari lui avait parlé du journal.

À table, elle prétexta une migraine pour ne manger que du bout des lèvres. On fit poliment des suggestions.

— Non ! Non ! dit-elle, il n’y a rien à faire. C’est dans la famille. Nous avons la migraine.

Georges la sentait tendue, inquiète. Devinait-elle l’objet de sa visite et cherchait-elle à le décourager ? Il le supposa tout d’abord. Après le déjeuner, Carrel entraîna son hôte dans le jardin. Sa femme les suivit.

— Laisse-nous, Béatrice, dit-il, nous avons des affaires…

Elle resta un moment immobile puis se pencha en avant sur la pointe des pieds sans regarder Georges.

— Ne crains-tu pas, dit-elle à son mari, que des séances prolongées ne te fatiguent. Je pourrais peut-être prendre des notes.

Georges protesta :

— Je ne voudrais pas vous déranger. Carrel, visiblement embarrassé par l’intervention de sa femme, mit fin à ses protestations.

— Vous ne nous dérangez pas, n’est-ce pas, Béatrice, dit-il en insistant sur le nom de sa femme. Et quant à la fatigue, je ne suis pas moribond. Nous avons tout le temps d’ailleurs. N’y pensons plus !

Il ajouta, après un moment, sur un ton enjoué :

— Et puis, votre présence me fera du bien. J’ai été beaucoup trop seul ces derniers temps.

Mon cher Hautecroix, je veux que vous considériez votre séjour dans cette maison comme un congé.

— Mais oui, répliqua Mme Carrel. Quelle mauvaise maîtresse de maison je fais.

Hostile jusque là, elle parut se détendre. Elle était maintenant tout miel. Cette volteface, pensa Georges, présageait sans doute plus de danger que l’hostilité déclarée du début.

— À tout de suite, dit-elle avec son sourire le plus engageant. Et elle s’éloigna vivement. Ils marchèrent en silence le long du rempart qui protégeait le jardin des débordements de la rivière et s’engagèrent dans la campagne. Devant eux s’étendait un immense espace désolé. Leurs pas soulevaient la poussière d’une terre sèche, poudreuse, sans frondaison à perte de vue. Le ciel, bas et brun, se confondait avec le sol de cette étrange toundra.

Depuis quelques années, il arrivait souvent aux deux hommes de s’opposer dans les conseils du parti. Les autres membres, redoutant les cruelles réparties de Carrel, pliaient devant lui. Seul Georges le surprenait vraiment en attaquant de front ses décisions arbitraires. Chaque fois, le tribun regardait autour de la table pour vérifier si sa surprise, son indignation trouvaient un écho. Les interventions quand il y en avait ne faisaient que décupler sa colère. Parfois, devant la résistance de son confrère, il perdait toute retenue, se lançait tête baissée, vociférait et allait jusqu’à poser la question de confiance. Mais à leur façon, les deux hommes s’estimaient.

Carrel eut un de ces accès de colère, quelques jours plus tard, en apprenant l’alliance de Hautecroix avec le groupe de Mayron. La scène fut rapportée à l’écrivain. Carrel attendait si peu cette défection qu’il avait raconté à sa façon la visite de son confrère. Comment eût-il pu se douter ? Leur conversation datait d’une semaine à peine. Et Georges n’avait parlé à personne du groupe depuis. Quand il eut compris ce qui arrivait, Carrel se mit à gesticuler, ses petits yeux exorbités. « On nous quitte », dit-il avec dignité. Personne ne disait un mot. Il ne savait se dépêtrer, s’arracher à la glu qu’il sécrétait depuis qu’il s’était rendu compte que Hautecroix le rejetait. Et le silence des assistants devant son désarroi aggravait sa rancœur.

Mais cette scène ne devait avoir lieu que plusieurs jours plus tard. Et à ce moment, il écoutait Georges, loin de prévoir sa défection. Hautecroix lui-même escomptait un résultat bien différent de sa visite. Il ne pouvait encore imaginer une telle suite à sa démarche.

« Nos idées nous isolent, disait-il, non seulement des partisans des vieux partis, mais du peuple. Nous tournons en rond, nous manquons d’air. Nous remâchons une pensée millénaire qu’on a rajeunie trop longtemps, reprise sous toutes ses coutures, qui n’a plus de vie. On nous balayera avec le thomisme et les autres institutions du moyen-âge ».

— En histoire, répondit Carrel, je crois à un certain déterminisme, ou plutôt au plan providentiel. Les hommes s’agitent, mais ils exercent peu d’action sur les événements. Rien ne compromet le cours du destin d’un homme, encore moins celui des nations. Croyez-moi, continua-t-il, nous avons la vérité. Et le thomisme dont vous vous moquez a répondu d’avance à toutes les objections que vous pouvez inventer.

— Des réponses conçues pour le monde d’il y a mille ans.

— Le communisme passera. Politique d’abord, doit rester notre devise. Le peuple nous reviendra. Un jour, nous serons les maîtres. On pourrait à la limite imaginer dans l’avenir la province de Québec associée à la France — les distances ne sont plus un obstacle à ces sortes d’union — mais à la façon d’une associée libre, ajouta-t-il en voyant son compagnon hocher la tête, une associée libre, dis-je, égale, collaborant à former une patrie française plus diverse, plus universelle…

À ce moment, une explosion claqua comme un coup de fouet sur la terre sèche, soulevant la poussière et ébranlant le sol jusque sous leurs pieds. Ils retraitèrent en toute hâte vers le bosquet. Carrel en avant. Jusque là, Georges n’avait pu voir son visage. Il s’aperçut alors que le vieillard tremblait et bafouillait des mots sans suite. Georges le ramena à la maison. Il n’était pas blessé, mais seulement ébranlé.


Georges Hautecroix passa une fort mauvaise nuit. Il n’avait pas tiré les rideaux de sa fenêtre et en s’éveillant il s’aperçut que la pluie avait fait une mare entre le mur et son lit. Derrière un parapet de moellons, il pouvait voir la rivière soulevée par un vent très fort qui jetait des paquet d’eau contre les carreaux. Une clôture basse séparait le promontoire d’un abîme invisible au fond duquel se trouvait la plage qu’il avait visitée la veille. Dans l’herbe pointaient des pissenlits.

Vers dix heures, il se produisit une accalmie et Georges, que son hôte laissait libre jusqu’à l’heure du déjeuner, décida de s’aventurer du côté des jachères qu’il avait traversées la veille. Il voulait être seul pour rêver à Sylvie. Il marcha donc dans cette direction, gravit une colline et déboucha dans une clairière. À certains indices, il devina qu’il se trouvait en territoire militaire et même dans un endroit interdit aux civils. Par bonheur, il n’avait encore rencontré personne. Il se mit donc en devoir de retourner à la grand-route. À ce moment un violent orage éclata.

Détrempé et fourbu, il remontait la colline, se croyant seul, quand tout à coup, à un tournant, un garde monté à bicyclette et son fusil en bandoulière, apparut. Il était jeune, tête nue et la pluie ruisselait sur sa figure. La nature paraissait vraiment déchaînée. Il descendait la côte à toute allure, Georges la montait. Celui-ci vit le garde avant d’être vu de lui et le regardant bien en face, il lui dit :

« Il pleut, hein ? »

C’était une question, exigeant une réponse, ne fut-ce qu’un changement d’expression. Le cycliste se composa une mine superlative et pendant ce temps perdit l’initiative de la rencontre. Le naturel de la question lui avait fait perdre de vue un instant ce que la présence d’un civil à cet endroit pouvait avoir d’insolite. Déjà, avalé par la pente, il était passé. Quand il revint de sa surprise, Georges l’entendit crier :

— Eh, là !

Mais une longue côte et des milliers d’arbres les séparaient. L’écrivain sourit de son astuce. Mais, en fait, il avait agi plutôt par instinct que par habileté ou en vue de l’effet psychologique qu’il avait obtenu. Il regrettait que Jean n’ait pas été là au moment de cet incident pour en apprécier avec lui toute la saveur. Et il se rappela tout ce qui désormais allait les séparer. L’homme qui explorait naguère les bois avec son fils avait fait place à l’amant qui cherchait la solitude pour mieux revivre le souvenir de l’être aimé. La passion l’isolait, le refermait sur lui-même.

À son retour, il trouva son hôte, revenu de ses terreurs, mais plus pessimiste que la veille.

— Nous vivons, dit-il, dans une atmosphère alourdie de rumeurs, empoisonnée par la trahison, l’hypocrisie, les mensonges. La situation devient difficile. À certains moments, on pourrait croire que quelques-uns à l’intérieur du parti mettent tout en œuvre pour détruire notre travail. On contrecarre notre action, on nous aliène les meilleurs hommes. Que se passe-t-il ? Quant à moi, je refuse de me laisser intimider. Je suis plus fort que cela.

Carrel, depuis qu’il pressentait la candidature de Georges, ne voulait plus démissionner. Certains hommes sont ainsi. Ils ne font jamais de tort qu’à leurs amis. Georges était en colère. Il se rendait compte qu’il n’avait plus rien à attendre. Carrel, manœuvré par l’aile des fossiles et des froussards, se cramponnait puérilement aux vestiges de son autorité morale. Il n’avait d’ailleurs plus la foi et se souciait peu que le mouvement pérît avec lui.

Et voilà que soudain, le visage que Georges croyait connaître lui apparut sous un nouvel aspect. Sans qu’il les eut cherchés, des souvenirs pénibles libérés par leur dernière conversation se levaient dans la mémoire de l’écrivain, se pressaient au premier rang, disputant la place à d’autres. Certains faits changeaient subitement de signification, comme dans les cauchemars, la personne qui vous parle, tout à coup, pour avoir prononcé un mot, devient une autre, se métamorphose en une autre sous vos yeux. Un Carrel inconnu émergeait de ce brassement. Pourquoi durant les dernières élections, alors que Carrel ne le quittait pas, Georges avait-il pensé : « La présence d’un compagnon, même hostile… » Il avait retenu ces mots et ne les avait pas compris. Maintenant, il avait hâte de partir. Carrel insistait :

— Restez quelques jours, j’ai besoin de vous.

Georges ne l’entendait plus. Un souvenir impérieux le chassait de cette maison où, espérait-il. il n’aurait plus à revenir. Pourtant, en se rendant à la gare, il se félicitait. Sa visite n’avait pas été vaine. Elle l’avait guéri d’un attachement indigne et d’autre part, il savait maintenant à quoi s’en tenir sur les intentions de Carrel.