Augusta Holmès et la femme compositeur/12

La bibliothèque libre.
Librairie Fischbacher (p. 48-53).


XII

Imperfectibilité de la femme.
Antoine Rubinstein


Les compositions d’Augusta Holmès ne portant pas de numéros d’œuvres, il m’est impossible de les classer suivant leur ordre chronologique, et je n’ai pas eu la ressource de me documenter par des écrits biographiques, personne n’ayant consacré de notes détaillées à notre plus brillante femme compositeur. Je l’ai dit, je n’ai pu trouver trace de ses premiers ouvrages ; au sujet de ceux qui sont publiés, connus, et qui furent joués, les extraits de naissance sont également absents, et les dates d’auditions de ces oeuvres n’élucident rien : telle production postérieure pouvant avoir devancé pour l’exécution telle autre antérieurement conçue : d’ailleurs la chose n’offre pas ici beaucoup d’importance, le style et la manière de l’auteur n’ayant aucunement évolué.

C’est là encore un trait caractéristique chez les femmes et commun entre elles : de la composition du début à la dernière, défauts, qualités, idéal, procédés, restent identiques. L’ouvrage peut croître en dimension, en ambition, on n’y reconnait ni un
Albert Alvarez
dans le rôle de Mirko (la Montagne Noire)
                                        (Cliché Benque).
perfectionnement très sensible, ni une orientation différente indiquant abondance de ressources, besoin de se renouveler, ou inquiétude de recherches.

Chez les hommes au contraire, l’effort vers une forme plus raffinée apparaît souvent quand ils furent simples en commençant, et, par un naturel mouvement opposé, certains de nos modernes, ayant d’abord sacrifié outre mesure aux raffinements excessifs, ont des chances de revenir à la source intarissable de beautés simples et pures. Comparez entre elles-mêmes des œuvres échelonnées de Beethoven, de Wagner, de Verdi, de Liszt, pour ne citer que ceux dont les diverses « manières » sont universellement classées. J’ai remarqué, très accentuées aussi, ces tendances au perfectionnement dans l’œuvre d’un compositeur à qui on peut reprocher, comme à Augusta Holmès, d’avoir trop agi sous l’empire de son exceptionnelle facilité, insouciant de négligences fatales ou de condensabilité précieuse : je parle d’Antoine Rubinstein.

Malgré ses imperfections et le tort impardonnable de n’être pas « national », ce fut bien un artiste de génie. Organisation hors ligne, cerveau puissant, caractère personnel, sont les termes qualificatifs les mieux justifiés par le grand pianiste russe que, de plus en plus, on semble vouloir annuler comme compositeur. Dernièrement on lui déniait toute originalité en relevant dans certains passages de sa musique des ressemblances fugitives avec tel autre auteur. Mais où n’en trouverait-on pas si on voulait rechercher les petites bêtes de ce genre ! Si je faisais de Rubinstein le sujet de cette étude, je relaterais, à son exemple, les réminiscences à l’état le plus frappant dans des pages de Brahms, de Wagner, de Bizet, de Hændel et de tant de maîtres dont l’originalité est reconnue, incontestablement éclatante[1].

J’ai vu Rubinstein porté en triomphe à l’issue de la première de son Néron à l’Opéra de Saint-Pétersbourg[2], je l’ai vu en qualité de virtuose au faîte d’un prestige incomparable, on le traitait littéralement comme un Dieu sur terre. Je l’ai entendu souvent, j’étais bien jeune et lui à l’apogée du talent, presqu’à la fin de son éblouissante carrière[3] ; la puissance, la grandeur, la poésie, la fascination qui se dégageaient des interprétations de ce prodigieux pianiste atteignaient à un tel degré d’intensité, que mon esprit en reçut une empreinte ineffaçable qui, après plus de vingt années écoulées, demeure nette et précise. Parmi des musiciens qui, bien plus âgés que moi en ce temps reculé, entendirent Rubinstein, j’ai retrouvé des impressions, des appréciations en tous points conformes aux miennes ; aussi avec une sorte de mélancolie un peu indignée, pressens-je parfois l’intention d’amoindrir ce magnifique artiste, – même comme interprète, — par des comparaisons, que certains partisans, ou courtisans, de nos glorieux virtuoses actuels veulent toutes en faveur de leur idole[4] !

Chez Rubinstein le traducteur l’emportait sur le compositeur, mais ce dernier, — qui servait merveilleusement l’interprète, — possédait un véritable tempérament de créateur : parfois un lyrisme superbe, parfois des trouvailles délicieuses, en général la franchise dans l’allure et la simplicité expressive et sincère dans la mélodie qui se retrouvent avec tous les maîtres. Malheureusement, comme les femmes, et c’est ce point de ressemblance qui me le fait évoquer ici, il éparpilla ses dons, trop généreux, trop grand seigneur peut-être pour en tirer soigneusement parti. À des admirateurs clamant ses louanges au sujet de ses concerts, il répondait un jour : « avec les notes que j’ai laissées un autre pianiste donnerait un concert. » On pourrait continuer : Et avec tous les motifs à peine ébauchés de ses ouvrages un autre compositeur eût écrit un opéra riche en mélodies.

Mais s’il ne sut pas toujours se résumer ou s’il n’en prit pas la peine, s’il jeta au vent plus qu’il ne devait récolter, il y avait en lui une puissance, une abondance d’inspiration qui ne permettent plus le parallèle avec les « compositrices » ; son écriture, souvent hâtive ou en longueur, relève d’une science tout autre que l’indigente éducation féminine ; enfin, entre ses œuvres de jeunesse et celles de sa maturité, il existe un changement considérable, un acheminement ferme vers un style plus élevé, vers une esthétique plus sévère, vers des recherches harmoniques d’un intérêt bien supérieur à celui de ses premières compositions. Son opéra Néron, malgré des longueurs, est fort beau et porte la griffe du lion. On en peut dire autant du Concerto en ré mineur pour piano, de la quatrième sonate de piano, qui ont vraiment grande allure, et d’infiniment de compositions de genre divers ; mais il faut faire un choix dans l’œuvre colossale et inégalement intéressante (se surpassant beaucoup vers la fin).

En considérant les ouvrages d’Augusta Holmès et d’après leurs dates d’avènement, on dirait plutôt que leur auteur s’observa davantage, écrivit plus soigneusement à ses débuts. Lutèce, un de ses premiers poèmes symphoniques, est le plus correct, et le plus longuement soutenu par une heureuse inspiration.



  1. L’originalité ne consiste pas à ne point rappeler fugitivement qui que ce soit, mais à posséder un style, une manière, qui impose un nom à notre esprit dès l’audition ou l’aspect d’un ouvrage. Il faut n’avoir jamais étudié Rubinstein pour ne pas le reconnaître sans hésitation dès la première page.
  2. Des jeunes gens avaient dételé les chevaux de la voiture attendant Rubinstein à la sortie du théâtre, et quand, au milieu d’un délire d’enthousiasme, il fut monté, quelques-uns de ses admirateurs portèrent, jusqu’à son hôtel, le maître que des acclamations indescriptibles escortaient.
  3. Sa dernière grande tournée de concerts eut lieu en 1886. Dans chaque capitale il donna, en trois semaines, sept récitals historiques, où les différentes écoles étaient représentées dans leur classement chronologique. Assez récemment à Paris, la pianiste bien connue, Berthe Marx-Goldschmidt, a eu, en souvenir du Maitre Russe, la touchante pensée de reproduire intégralement les sept programmes de Rubinstein. Elle le fit avec une belle vaillance, et c’est, surtout de la part d’une femme, un tour de force et de talent peu banal.
  4. À personne je n’ai entendu réaliser aussi superbement et grandement l’interprétation du concerto en mi bémol de Beethoven, les variations symphoniques du Schumann, la sonate en si bémol mineur de Chopin ; personne ne jouait avec une poésie aussi profonde un Nocturne, une Mazurka de Chopin, ou avec son adorable simplicité un naïf caprice de Haydn ; on se serait agenouillé corps et âme ! En d’autres moments, c’était une fougue irrésistible, entraînante comme un cyclone de flammes.

    Sans un geste inutile, sans qu’un muscle de sa face beethovienne bougeât, ce géant robuste se donnait avec une telle passion à ses exécutions qu’il sortait du piano écrasé de fatigue, la sueur ruisselant de son visage soudain creusé, ravagé comme par une souffrance passionnée. Ses doigts pouvaient manquer des notes, c’était avec son âme qu’il jouait du piano.