Augusta Holmès et la femme compositeur/14

La bibliothèque libre.
Librairie Fischbacher (p. 62-66).


XIV

La Musique.
— Son influence sur les auditeurs.


J’ai essayé d’indiquer la valeur de ceux que la Musique drape d’un manteau étoilé qui jamais ne traîne dans la fange ; comment décrire son influence, son action sur le public ?

Généralement ignorant de toute théorie, incapable en pratique, le peuple se montre excessivement sensible à la musique, même à la musique savante si elle est bien exécutée. Les Musées ouvrant gratuitement leurs portes, attirent un public moins nombreux et moins intelligent dans son ensemble que les salles où il faut payer pour ouïr des instruments ou des voix.

Théophile Gautier, comme Victor Hugo[1] assez dédaigneux des musiciens, se trompa pitoyablement malgré son grand talent, s’il eut l’aberration de déclarer que la « Musique était le plus cher de tous les bruits », en donnant au terme « cher » la signification de « coûteux » ; il pouvait employer le mot à condition de lui attribuer son véritable sens qui est « précieux » et « aimé ».

Aux grands concerts symphoniques, aux théâtres lyriques, ce sont les habitués de petites places qui témoignent le plus d’enthousiasme et parfois de jugement. Ce public-là, en payant cinquante centimes ou un franc d’entrée, en s’assujétissant à d’interminables stationnements pour obtenir une place compatible avec ses ressources, s’impose d’autres sacrifices et affirme un goût autrement sincère que l’auditeur « chic » payant dix ou quinze francs l’occasion de se montrer et qui, muni de son coupon, juge du meilleur ton d’arriver bien après le lever du rideau ou au milieu du concert, puis, ayant consciencieusement lorgné de toutes parts, formule, du bout des lèvres, une opinion relative au spectacle, comme il applaudit du bout des doigts après avoir écouté… du bout de l’oreille.

En revanche, examinez l’ouvrier casé au dernier recoin du Paradis. Il est tout yeux, tout oreilles, écoute religieusement, s’efforce de comprendre pleinement ce dont il subit l’irrésistible attrait. En lui, quelque chose de beau s’infiltre ; ce n’est pas l’« empoignement » causé par le jeu émouvant d’un comédien ou par une situation tragique, c’est une chose indéfinie, une lueur pénétrant dans son âme obscure, une chaleur se répandant en ses veines comme un sang purifié, un parfum qui l’imprègne intérieurement et qui persistera bien au delà de l’instant où le charme s’est produit.

Évidemment, il existe des réfractaires à la musique, mais pour une quantité innombrable, elle répond à un besoin inné, elle porte un peu de joie et d’idéal à une fraction de l’humanité, d’autant plus intéressante qu’elle est sevrée d’agréments raffinés, exposée à la déchéance morale, et pourtant susceptible de perfectionnement intellectuel.

J’ajoute encore que cet art splendide et humain représente la langue universellement et complètement comprise par seule intuition. Alors que même avec connaissance d’un dialecte étranger nous nous assimilons mal certains tours d’esprit des autres peuples, la musique exprimant le sentiment national, qu’il soit russe, hongrois ou scandinave, garde toute sa saveur, en acquiert plutôt pour l’habitant d’une contrée différente, serait-il ignorant de toute musique, car la musique est le langage des âmes.

Enfin la musique est en nous : l’homme chanta avant de parler, il inventa des instruments de musique dès qu’il fut capable d’invention, et cela non par besoin matériel, mais par besoin spirituel, car la musique exalte l’esprit.

Sans instruction, sans secours d’aucune sorte, notre voix suffit à reproduire la phrase mélodique entendue en passant et qui revient à notre esprit, s’impose à notre pensée, chante en nous comme un oiseau en cage, car la musique est un oiseau pour l’âme.

Il existe des voix tellement séduisantes et belles que, non moins que les instruments, elles servent la musique, la rendant, le plus qu’on puisse souhaiter, délicieusement accessible ; ceux que la nature a ainsi doués, et aussi nos grands compositeurs et nos grands virtuoses, rivalisent avec les puissants de la terre, dont ils reçoivent maints hommages, car la musique est un charme pour l’intelligence.

Rien plus qu’elle n’est évocateur : un air, un chant réentendu ou retrouvé après plusieurs années, nous fait revivre tout un passé, ressuscite d’infimes détails ; s’il y a corrélation avec une heure grave ou précieuse de notre existence, le présent s’abolit devant le souvenir, la réalité s’efface devant l’ombre, ce qui n’est plus anéantit momentanément ce qui est. Des parfums retrouvés, fleurs ou essences, possèdent assez cette puissance d’évocation, et la musique est un parfum pour l’âme[2].

Accessible à presque tous, ennoblissante, stimulatrice, passionnante et pure, la musique est aux autres arts et à la science ce que le Christianisme est aux autres religions. Je voudrais qu’aux enfants qui la cultivent on fît réciter cette prière : « Belle musique, pénètre-moi, soutiens-moi, je me confie à toi, car tu es divine et je t’adore ! » Ce qui n’enlèverait rien de notre adoration pour Dieu ; l’adoration, quoi qu’on en dise, peut très bien ne pas être unique ; qui est susceptible d’adorer profondément ne se limite guère à un seul sujet ; sans enthousiasme ni ardeur il n’existerait que de bien tièdes chrétiens ou plutôt il n’existerait pas de religion ; mais alors, il devient bien difficile à une âme soulevée par l’idéal, de ne pas se laisser transporter vers les grandes beautés qui s’offrent à elle en ces régions éthérées. D’ailleurs, la véritable adoration ne risque pas de s’étendre beaucoup, fort peu de choses en étant digne, mais aucune, sauf Dieu, plus que la musique, sans laquelle on ne comprend pas le ciel !



  1. Peut-être l’écrivain génial cédait-il plus à un sentiment d’obscure jalousie à l’égard d’un art autre que le sien qu’à une véritable conviction ; en tout cas il appelait Beethoven « le grand Allemand ».
  2. Dans ses études philosophiques Balzac a écrit : « La musique seule a la puissance de nous faire rentrer en nous-mêmes, tandis que les autres arts nous donnent des plaisirs définis. »