Augusta Holmès et la femme compositeur/23

La bibliothèque libre.
Librairie Fischbacher (p. 101-109).


XXIII

« La Montagne noire »
La Musique


Mais si le rapprochement littéraire des admirables opéras de Wagner et de Bizet est si peu favorable à Augusta Holmès, que dire du rapprochement musical ? Et comment la femme intelligente qu’était Holmès ne s’est-elle pas avisée de la maladresse qu’il y avait à provoquer des comparaisons avec de pareils chefs-d’œuvre ? N’en faisons plus ; d’ailleurs dans le domaine des sons, toute similitude a disparu.

Au cours des quatre actes de la Montagne noire, on trouve à profusion les défauts coutumiers à son auteur : Style homophone et pompeux, partie symphonique accusant la négligence, les lacunes en science ; puérilité extrême dans le soin de commenter chaque mot par accompagnements imitatifs, arpèges harpistiques égrenant les plus insignifiants accords, gammes lachées à tort et à travers, trémolos déchaînés pour caractériser une situation menaçante, pour renforcer un crescendo, pour imiter le fracas des batailles, les perturbations atmosphériques, pour activer les entrées intrépides ou les sorties tumultueuses, commencer ou finir un acte, ou, encore, pour sauver la situation quand Holmès ne sait plus trop comment soutenir ses chants. Oh ! ces malheureux trémolos à tout faire !!… il faut déplorer qu’ils ne soient pas proscrits à titre d’infraction grave aux règles de l’harmonie ! sans eux, sans leur secours de pacotille, Holmès, obligée à des efforts d’un ordre supérieur, dont elle était susceptible, se fût doublée en valeur.

Dans son opéra, elle abuse encore des courtes phrases en quatre mesures s’achevant toujours par la cadence parfaite. La monotonie de ce procédé s’aggrave presque toujours d’un effet de voix, précédant l’aboutissement sur la tonique, comme pour solliciter les applaudissements ; et les intervalles de septièmes ascendantes, suivies d’octaves descendantes, se représentant à tout propos, on finit par être excédé de ces coups de gosiers en fusées retombantes.

Une autre grave faiblesse est imputable à l’orchestration qui ne répond nullement à ce que le sujet exigeait ; ni cohésion, ni consistance dans le quatuor ; des éclats de cuivre, de ci de là, en guise de puissance orchestrale. En différentes partitions, Holmès, à défaut de maîtrise complète, fait preuve d’une certaine sûreté de main. Craignit-elle, dans la Montagne noire, de couvrir les voix ? s’acquitta-t-elle trop hâtivement de l’instrumentation ? Sa négligence sur ce point est incompréhensible, et cet orchestre, sans solidité, sans sonorités homogènes et d’un intérêt à peu près nul, eût déparé, déprécié un ouvrage de grande valeur sur tout autres points.

La Montagne noire est construite sur plusieurs leit-motiv, qui l’enguirlandent comme une simple tonnelle. Les deux principaux devaient, dans l’esprit de l’auteur, former une intéressante opposition en personnifiant Yamina et Aslar, c’est-à-dire, d’une part, la séduction, la volupté, de l’autre côté, la loyale rudesse, le devoir ; là l’inexorable amour, ici l’inexorable honneur ! Un troisième leit-motiv symbolise le serment échangé entre les deux frères d’armes ; il a l’allure d’une marche héroïque, se montre consciencieusement à chaque allusion au pacte sacré, et à la fin, après la mort d’Aslar et de Mirko, tourne à la marche funèbre, affirmant ainsi son savoir-vivre de leit-motiv. Une quatrième phrase, d’un caractère populaire assez gracieux, revient à la mélancolique Hélèna.

En principe, je ne vois pas de raison pour être hostile au leit-motiv qui apporte une certaine unité dans les œuvres de longue haleine. Augusta Holmès n’en a pas mal joué dans son opéra, et a échafaudé adroitement son quadrille. À remarquer le trio entre Yamina, Hélèna et Mirko, où le chant de pieuse tendresse des fiancés est accompagné par la phrase voluptueuse de la Turque, semblant se rire des pures promesses et les narguer ; un peu plus loin, le thème d’Hélèna, déformé à l’orchestre en une insolente parodie, tandis que la rivale ennemie exprime sa colère devant les hésitations de Mirko, rend bien la situation, ajoute avec à-propos aux paroles et à l’impression. À la fin, la phrase de Yamina, devenue un accompagnement aux remords de Mirko, produit bien l’effet de l’enlacement fatal auquel l’amoureux monténégrin n’a pu se soustraire.

Malheureusement, ces motifs, si fréquemment entendus et bien combinés en général, ne sont pas heureux, même pour une audition unique. Cette méthode de composition exige, avec beaucoup de tact, une grande aisance technique procurant les moyens de varier, de transformer les thèmes par les modulations, le rythme, la polyphonie vocale et instrumentale. Pour supporter de fréquentes répétitions et même y gagner, des phrases dont la distinction ou la profondeur ne permet la complète pénétration qu’après plusieurs redites, sont les meilleures ; ou alors nous les voulons enchanteresses dans leur géniale simplicité ; je citerai comme modèle de ce genre celle qui personnifie la Salammbô de Reyer ; c’est un chef-d’œuvre de charme poétique, inoubliable autant qu’émouvante : d’emblée elle nous a conquis, nous l’avons nettement saisie, pourtant sans modification, et bien souvent elle peut réapparaître, nous n’éprouvons nulle lassitude, au contraire, chaque retour augmente notre ravissement et le porte jusqu’à une délicieuse extase. Or, Holmès ne se montre pas familière d’exquises simplicités, ou de subtilités savoureuses ; pour comble, sa notion du bon et du mauvais l’a abandonnée dans la Montagne noire, et ce sont les thèmes les moins heureux dont elle fait un usage immodéré. Se figurant créer une atmosphère conforme au sujet, répandre une intéressante couleur locale dans sa partition, notre musicienne a adopté, pour tout ce qui se rapporte à Yamina, l’allure traînante, les harmonies et le rythme monotones de la musique orientale ; elle n’a réalisé qu’une banale contrefaçon mauresque, rappelant ce qu’on entend dans les Concerts tunisiens, où de prétendues Almées miment des danses plus lascives qu’exotiques, tandis que des hommes brunis artificiellement et accroupis dans des écroulements d’étoffes blanchâtres, s’obstinent, du souffle et des doigts, contre des instruments bizarres avec lesquels ils semblent faire corps.

Ainsi traités, à l’encontre de l’originalité, de la saveur capables de répandre un caractère particulier dans la partition, le leit-motiv de la courtisane turque devient de plus en plus déplaisant en se prodiguant, en s’aggravant d’un développement en forme de valse pour souligner les poses provocantes de la belle esclave ; il se glisse partout, pareil à une œillade de mauvais lieu, s’insinue sous tous les chants de Mirko, imite les roucoulements, les miaulements, les pâmoisons, se livre, sur l’échelle chromatique, à une gymnastique littéralement exaspérante, et tourne au burlesque quand il sert à gémir le nom de Yamina :

La phrase d’Aslar, et celle qui illustre le fameux serment, si mal observé par Mirko, sont du genre grave et noble ; elles soulagent bien un peu de l’obsédant motif de l’héroïne, mais ne sont pas d’essence assez pure ou précieuse ; elles sont surtout trop ampoulées pour supporter victorieusement les redites accumulées, se dressant, avec ou sans l’emphatique Aslar, à chaque page, poursuivant, comme un remords acharné, le faible Mirko qui, entre elles et le thème de séduction de Yamina, mérite une profonde pitié.

Holmès s’est trompée foncièrement dans la Montagne noire ; elle a mal choisi son sujet et l’a médiocrement traité. En ce qui concerne la partition, ce sujet lui fut d’autant plus défavorable qu’il autorisa des allures orientales (qu’Holmès, insuffisamment soucieuse de raffinements, traduisit de façon vulgaire) et des crises passionnées dont l’auteur des Griffes d’or ne pouvait guère éviter l’abus et le laisser-aller. Sur un terrain brûlant, l’exacte mesure se perd facilement avec les natures ardentes, et cela sans qu’un contrôle soit possible pour déterminer la ligne distinguant le sublime du mauvais goût ou du ridicule.

Quand le libretto offre d’autres situations, l’inspiration s’améliore infiniment ; ainsi, nous trouvons au second plan, dans un style plus simple et agréable, le rôle d’Hélèna, qui est charmant ; celui de Dara, la mère de Mirko, et du prêtre Sava. Ce ne sont pas les seules bonnes pages de la partition. La scène d’introduction du premier acte ne manque ni de mouvement ni de couleur : pendant qu’au loin la fusillade éclate,
Mlle Torri (Une Almée) et M. Alvarez (Mirko)
Scène du 4e acte de la Montagne Noire
                                        (Cliché Benque).
les femmes prient et se lamentent, sauf Dara farouche et stoïque ; c’est, dans la note vigoureuse, le meilleur morceau d’ensemble. Il faut ensuite remarquer le chant d’entrée d’Aslar et de Mirko, presque constamment réuni et sans accompagnement, il est franc et hardi : l’air de Mirko : « Qu’ai-je donc ? pourquoi suis-je ainsi ? » exprime bien l’anxiété douloureuse et passionnée qui l’agite ; sa phrase : « Que de nuits, que de jours, j’ai supporté l’ineffable martyre ! » est pleine d’ardeur tendre, ainsi que le duo qui s’y enchaine ; au second acte, le Lied de Yamina empreint de mélancolie, sur un rythme persistant et original des bois qui accompagnent ; le duo d’un caractère religieux, entre Hélèna et son volage fiancé. Au quatrième acte, après un divertissement avec chœurs bien réussi dans le genre voluptueux, nous arrivons enfin à une scène émouvante, texte et musique : Pour s’étourdir sur son infamie, car il est tombé dans la pire débauche et a renié tous ses serments, Mirko, excité par Yamina et par d’impudiques Almées, s’enivre ; mais soudain, une voix étrangère réclame aussi : « À boire ! » À la stupéfaction de tous, c’est Aslar qui vient se mêler à l’orgie ! Cette feinte, pour faire jaillir ce qui peut subsister de bons sentiments chez l’amant de Yamina, provoque bien le sursaut espéré ; la déchéance du frère pur et loyal entre tous, bouleverse le frère coupable ! il s’arrache des bras de sa fatale maîtresse, il secoue l’ivresse qui le dominait, et crie avec horreur : « Va-t’en ! ici on se déshonore ! » Et Aslar répond : « Tu t’es déshonoré ! — Va-t’en, » répète Mirko éperdu, « on devient lâche ici ! — Tu l’es bien devenu ! — Moi, je suis perdu, damné ! Mais toi !! va-t’en. — Je me damne avec toi ! — Aslar fuir son pays ? — Ta patrie est la mienne ! — Ta gloire ?… — N’as-tu pas abjuré la tienne ? — Et ton Dieu ?… — Tu n’es plus chrétien ! » Ce duo pathétique est vivement rendu par le chant sobre et énergique, comme l’accompagnement, et Holmès a trouvé de véhéments accents quand Mirko donne à Aslar l’ordre suppliant : « Va-t’en ! va-t’en ! laisse-moi ! »

Un autre morceau parmi les meilleurs de l’opéra est le duo caressant, puis extasié, entre Mirko et Yamina à leur arrivée dans la Montagne. Bien développé, bien conduit sur des phrases tendres et harmonieuses qui se répondent, puis s’enlacent, il est bien accompagné et offre un contre-chant d’un effet très prenant. Chanté par Alvarez et Lucienne Bréval, il bénéficiait de la plus adorable des interprétations et ne pouvait que ravir l’auditoire ; du reste, le succès alla aux pages d’album permettant de jouir du talent des artistes dont, à l’unanimité, la presse loua le mérite et l’ardeur pour défendre une cause qu’il était impossible de faire triompher.

Froidement accueillie dans son ensemble, la partition n’eut que peu de représentations ; dans les coulisses on l’appelait « le Four noir ». Certes, elle comportait des erreurs capitales et ne pouvait fournir une bien longue carrière, cependant elle méritait un sort moins sévère ; des raisons indépendantes de ses faiblesses ne furent pas étrangères à son échec, qui, en tout cas, se trouva accentué par une sorte de cabale, méchamment
La Montagne Noire (4e acte — Ier tableau)
Une ville sur la frontière de Turquie.Le palais de Yamina
                                        (Décor de M. Jambon. — Cliché Laffargue).
organisée contre Holmès. Tout ne se passe pas toujours loyalement dans le monde ! Si les artistes ou les questions artistiques sont en jeu, les vilenies se compliquent d’autant plus, grâce à des sensibilités et susceptibilités toujours à l’état suraigu, transformant les irritations en blessures, et en blessures vite venimeuses, souvent mortelles. Et puis, il faut bien reconnaître que, dans ces régions un peu spéciales, les questions d’amour-propre acquièrent une importance toute particulière et qu’un insuccès équivaut parfois à un arrêt de mort.