Aujourd’hui (Verhaeren)
AUJOURD’HUI
— Éclairs rouges du geste, ou feux blancs des cerveaux —
Votre orage remplit encor les cœurs nouveaux
Nous les aimons aussi, nous n’en aimons point d’autres ;
Et nous vivons dans nos villes sombres — les vôtres —
Que la Flandre magnifique prenne sa part
Dans l’univers gonflé de gloire et de richesse.
Vos yeux, avant nos yeux, tels soirs, l’ont regardée,
Et votre âme et notre âme ont mis la même idée
Qui remplissent de votre souvenir, nos cœurs,
Vous qui fîtes sonner si loin les noms vainqueurs
Le monde
Fut remué, terre par terre, onde par onde,
Dites, sous quels afflux ou quels remous,
Les droits et les devoirs ont fait d’autres faisceaux ;
Du sol jusqu’au soleil, une neuve énergie
Des cratères de flamme et des torrents de feu ;
De rapides vaisseaux, sans rameurs et sans voiles,
La nuit, sur les flots bleus, étonnent les étoiles ;
Ton peuple réveillé se forge une autre loi ;
Autre est le crime, autre est l’orgueil, autre est l’exploit
Et ce tumulte fou de lutte et de conquêtes
Avec son corps ployé sur les métiers logiques
Dresse, sous le ciel noir et roux, l’effort tragique
De son peuple fiévreux, redoutable et narquois.
Ses tissus clairs et fins partent vers des contrées
De feu, de flamme et de splendeur large, dorées :
Ses draps profonds et lourds luisent comme autrefois
Dans les fêtes, les triomphes et les arrois ;
Mais, mieux qu’aux anciens temps de rage et de colère
Sa force organisée et, chaque jour, debout,
Patiemment, mais fermement, impose à tous
Toute la gloire antique et dolente de Bruges.
La ville est fière, et douce, et grande par la mort.
Mais néanmoins, toujours, monte vers la lumière
Le rectiligne élan de ses vingt tours guerrières
Et son bourdon réveille un trop vibrant écho
Pour éternellement pleurer sur un tombeau.
Bruges écoute au loin les flots chanter aux grèves
Et Bruges se souvient et veut ressusciter
Voici le chemin d’eau vers son port souhaité
En des bassins de fer, de grès ou de basalte :
C’est tous les pavillons du monde dont s’exaltent
Les lions d’or, au bout des focs et des huniers ;
Anvers, c’est le grand cri de la Flandre à l’espace,
C’est l’effort qui s’enrage et chaque an, se surpasse,
C’est le butin de la montagne et des forêts
Et des mines et des fleuves pris dans des rêts,
C’est la grand’ville où l’âpre Escaut répand son âme
Et dont rêvent les blonds marins sous l’Équateur,
Le feu vibrant encor aux arcs de ses deux ailes
L’ange, patron hautain, illumine Bruxelles,
De son glaive barrant le ciel comme un éclair.
Depuis bientôt vingt ans comme un cri de conquête,
Monte vers lui le chœur véhément des poètes ;
Un sculpteur rude et douloureux a confronté
Son œuvre humaine et neuve avec l’éternité ;
L’art chante et voit grandir sa force et sa victoire
Tandis qu’au flanc des collines, dès le matin,
Dans l’ombre ou le soleil d’un sinueux jardin,
Vous, les quatre cités de la Flandre vivante,
N’ayant jamais perdu l’orgueil de croire en vous,
Ni d’imposer l’espoir à notre âme fervente.
Vous avez pris pour Maître et souverain le Temps,
Adaptant votre force à ses forces nouvelles,
Accueillant l’avenir, en votre cœur battant,
Dans le brasier universel des énergies ;
Votre flamme, pour mieux grandir et s’exalter
Plus que nulle autre, aux vents frondeurs, s’est élargie ;
Vous adorez la lutte ardente, ayant souffert ;
Votre œuvre est patiente, et néanmoins lyrique ;
Soudain, elle a fleuri, au delà de la mer,
Là-bas, dans les forêts et les brousses d’Afrique,
Sous un aride, hostile et calcinant soleil ;
Villes de Flandre et de Brabant, villes profondes
De courage secret et de vouloir vermeil,
Votre vie est utile à la splendeur du monde,
Et ce que vous ferez, et puis ferez encor,
D’ardu, de clair, de grand et d’unique sur terre,
Soit par l’effort multiple ou l’élan solitaire,
Grâce à notre âme écouteuse, sera d’accord
— Éclairs du vieux passé sur l’horizon nouveau —
Comme un orage d’or, vos œuvres colossales