Aujourd’hui (Yver)/Le Soliloque du prince

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 1-20).

LE SOLILOQUE DU PRINCE

Après tout, quand j’ai connu Odette à la salle de garde de Lariboisière et que j’ai envisagé aussitôt un mariage possible, car je me souviens, jamais aucune femme ne m’avait imposé ce sentiment de confiance encore plus que d’attrait qui détermine l’idée d’union, Je ne lui ai pas caché ma volonté, mon exigence qui était qu’elle abandonnât la médecine. Je ne l’ai pas prise en traître. Je me vois encore dans l’escalier aux marches basses du service de Boucharragne, l’arrêtant de mon doigt posé sur son manteau bleu d’interne, un matin qu’elle descendait après la contre-visite des hommes.

— Cela vous amuse ce métier-là ?

— Excessivement.

— Vous y renoncerez bien quelque jour ?

— Pour rien au monde.

— Si quelqu’un vous en priait ?

— Personne n’aura cette audace.

— Pardon, moi…

C’était clair. Son regard a chaviré. Elle n’a rien répondu. N’’était-ce pas qu’elle consentait ? À moins que… Mais non, Odette n’était pas — une jeune fille ordinaire qu’un aveu bouleverse. Ce jour-là, elle a fort bien compris que les conditions étaient posées ; et aujourd’hui, après un an de mariage, il me semble que je ne suis pas un monstre, pas un bourreau, comme certains le suggèrent, parce que, l’expérience loyalement faite, elle en est venue d’elle-même à ce que je voulais. Son amie Christine est allée jusqu’à dire : « C’est un assassinat. » Allons donc ! Odette souffre, je le concède. Mais, cependant, elle n’a pas tout perdu pour n’être plus doctoresse. Je ne suis pas mort, moi. Je réussis. On commence à m’appeler pour des consultations en province ; je puis lui donner un bien-être, un luxe même que je n’avais pas escompté. Il me semble que si j’étais femme… Car enfin, avec cela elle est aimée, plus même, savourée, goûtée avec raffinement : son esprit, ses mots, la commissure de ses paupières brunes, sa tête si pesante dans mes mains… Quand les autres me parlent des femmes qu’ils aiment, je hausse les épaules…

Quatre ans de fiançailles, ce fut trop. Pourtant, c’eût été amorcer notre vie à faux, que d’avoir Odette avant le cabinet, les meubles, la clientèle. Je ne pouvais pas faire irruption dans son histoire de jeune fille comme un événement sans envergure, un incident pauvre. On sait ce que c’est qu’un ménage d’étudiants. Les malheureux ne s’en relèvent jamais. Là encore, je n’ai rien à me reprocher. Mais pendant ces quatre ans, elle prenait racine dans les hôpitaux. Après Lariboisière, ç’a été la Pitié ; après la Pitié, Tenon. Page:Yver - Aujourd hui.djvu/20 Page:Yver - Aujourd hui.djvu/21 Page:Yver - Aujourd hui.djvu/22 Page:Yver - Aujourd hui.djvu/23 Page:Yver - Aujourd hui.djvu/24 Page:Yver - Aujourd hui.djvu/25 Page:Yver - Aujourd hui.djvu/26 Page:Yver - Aujourd hui.djvu/27 Page:Yver - Aujourd hui.djvu/28 Page:Yver - Aujourd hui.djvu/29 Page:Yver - Aujourd hui.djvu/30 Page:Yver - Aujourd hui.djvu/31 Page:Yver - Aujourd hui.djvu/32 Page:Yver - Aujourd hui.djvu/33 bien, en conscience, qu’il le fallait pour assurer notre amour, ou plutôt mon mâle amour ; mais je ne suis excusable que d’avoir obéi au torrent d’un instinct éternel, qui veut que notre compagne soit seule responsable du commun bonheur. Nous ne sommes jamais, si distingués, messieurs que nous paraissions, que les nourrissons voraces de la femme, exigeant tout d’elle, depuis le premier mois de la conception, et nous arrangeant généralement à mourir les premiers pour lui remettre le poids de notre dernier soupir. Un être instinctif et avide, voilà ce qu’est ton mari, ma pauvre Odette ! Odette, Odette, viens ! il faut que je te dise…