Aurel et le Procès des mondains
Je ne puis mieux commencer cette causerie sur Madame Aurel qu’en vous citant un mot qui est d’elle, et bien de circonstance, comme vous l’allez voir.
Je le choisis dans le livre intitulé La Semaine d’Amour.
« Pendant une conférence, devant un auditoire que ma toilette intéressait, faisant tort à l’auteur, je me demandais, inquiète : quand ils auront fini de compter les boutons de ma robe, que pourront-ils bien faire ? »
Vous ne faites peut-être pas autre chose en ce moment, du moins certains et surtout certaines d’entre vous — bien que ma robe n’ait pas de boutons.
Ce n’est pas de votre faute. C’est de la mienne.
Parfaitement !
Quand on est écrivain ou artiste, surtout si l’on est, par-dessus le marché, femme et pas encore assez vieille, il vaudrait beaucoup mieux, au point de vue du public, être mort.
C’est gênant, la présence réelle. Cela suscite des potins, des légendes, des sourires. Et, certes, clabauder est bien plus intéressant que d’étudier une œuvre.
Une fois qu’un artiste est mort, oh ! alors, nous avons tout le temps de nous occuper de son esprit ! Voici les commentaires, les discussions, les admirations. Voici aussi les souscriptions. Vite, élevons une statue à ce penseur, à ce poète, à ce romancier qui sont passés à la postérité ! Une statue ! Il nous la faut ! Nous en ferons une idole ! Nous irons y porter des fleurs !
Oui, comme sur une tombe !
Or, je vais vous dire, mes chers amis. Nous en avons assez d’attendre nos statues et nos tombeaux. Nous aimons mieux les hommages tout de suite, pendant que nous sommes là.
Nous aurons toujours le temps d’être des cadavres.
Voilà !
C’est pourquoi vous me voyez, aujourd’hui bien décidée à vous parler de Madame Aurel comme je vous parlerais d’une célébrité des siècles passés, afin de vous faire oublier qu’elle existe en chair et en os, ce qui suscite les bavardages.
Puisqu’un archange ne se lève pas pour défendre, de leur vivant, les créateurs contre la langue de la foule, que les poètes, que les écrivains se lèvent, eux, et qu’ils soient les uns pour les autres, cet archange qui n’est point apparu.
Nous donnons l’exemple.
Que d’autres nous suivent s’ils se sentent assez chic pour ça !
Je vous demande donc d’oublier pendant une heure que Mme Aurel donne des réceptions le jeudi, qu’on la voit dans des dîners, des répétitions générales ou des concerts. Je vous demande de ne vous occuper que de ses livres.
Je sais bien que c’est très difficile.
C’est que, le salon de Mme Aurel, on en parle beaucoup à Paris. Ce sont des après-midi originales et qui ne ressemblent pas aux 5 à 7 mondains. Suprême extravagance, la médisance n’y est pas prévue. Bien au contraire ! On ne s’occupe des autres que pour leur rendre service.
À chacun de ces jeudis, un monsieur ou une dame qui parlent bien sont chargés de faire, en 10 minutes, l’éloge d’un jeune talent, en général encore peu connu.
Ensuite, à l’appui, des récitations sont données. Puis Mme Aurel pose à ses invités réunis en foule une petite question, psychologie ou morale, sur laquelle elle leur demande leur avis. Cela suscite des discussions, oblige les gens à penser, les anime… Je vous assure qu’ils sont aussi animés que s’ils déblatéraient, et qu’ils s’amusent autant. Et c’est un assez beau tour de force.
Oui, cela rappelle les salons des précieuses ?…
Eh bien ! Ce n’est déjà pas si mal ! On appelle aussi précieuses toutes sortes de pierres fines — dont les perles…
Beaucoup de gens vont chez Mme Aurel pour s’instruire en se divertissant. Il y en a d’autres, il faut bien le dire, qui y vont pour sourire.
On aime beaucoup sourire, à Paris. Je dis sourire. C’est par politesse. Ce que je veux dire, c’est Ricaner.
Or, le ricanement chez nous, est devenu véritablement une espèce de tic national.
Le ricanement, c’est un démon, un gobelin, un monstre, pour tout dire, un monstre larvé qui se cache pour mal faire, un monstre muni de crochets à venin, qui empoisonne tout ce qui est sain, tout ce qui est ingénu, tout ce qui est loyal, tout ce qui est frais. Le ricanement détruit tout, noircit tout, empêche tout.
Et, je vais vous dire, nous en avons assez, du ricanement de Paris !
Pour ma part, je lui ai toujours fait la guerre dans mes écrits. Je suis décidée maintenant à devenir militante, et à faire le coup de poing — en paroles ! — contre les rosses que je rencontrerai sur mon passage. Si beaucoup d’autres faisaient comme moi, comme ce serait bien !
Allez dans un dîner, dans une soirée, n’importe où. Au bout de trois minutes que vous serez là, vous entendrez démolir quelqu’un — une personnalité intéressante, naturellement. « Comme on est mal pour ceux qui sont bien ! » dit Aurel.
Tout le monde a ses ridicules, c’est entendu. Mais le plus fort c’est qu’à Paris, dans le milieu mondain, si quelqu’un n’a que des ridicules, alors on lui passe tout !
En avons-nous assez subi de ces diseuses mondaines de cent ans, de ces jeunes premières de cinquante six ans, qui ne faisaient pouffer personne ! En avons-nous coudoyé de ces sots et de ces sottes, de ces poseurs des deux sexes, de ces petits et petites snobs, bande de nullités qui se permettent de juger les œuvres et la vie des créateurs en trois mots qui ne sont même pas d’eux ! Comme dit Aurel : Gœthe est écouté, machin sifflote.
C’est bien ça ! Et pourtant !
Êtes-vous allés à Deauville ? Les avez-vous vus, les hommes décolletés et les femmes colosses déguisées en sirènes, assis dans leur rue en carton d’où l’on ne voit pas la mer ?
On leur a permis ça, à ceux-là. On leur permet tout. Ils sont la fleur de Paris, d’un certain Paris, de ce Paris qui est, en vérité, le paradis des chameaux — surtout des vieux chameaux.
Mais si, par hasard, parmi cette chienlit, passe un être assez doué, assez riche, de gravité pour être salué très bas, alors, seulement, la rigolade commence.
Et le plus affreux, c’est que les artistes et les écrivains eux-mêmes sont les premiers à rire de ceux qu’ils devraient sentir leurs frères.
Tfou !… comme font les Arabes. Ils crachent par terre, en disant ça. Je ne cracherai tout de même pas par terre, et pourtant j’en ai bien envie.
Se moquer ! La belle affaire ! C’est si facile, de se moquer, si banal ! J’ai honte quand je pense aux bons mots, appris par cœur dans des revues rosses, que j’ai entendus rabâcher dans les dîners et les thés de Paris. Et ils peuvent alimenter des conversations avec ça !
Non ! J’aime encore mieux leur jazz-band qui, du moins, leur coupe le sifflet.
Quelqu’un, qui pourtant, hélas ! n’était pas bête, m’a répondu textuellement : « Mais alors, si on ne peut pas être rosse, il n’y a plus de conversation possible ! » Et nous sommes, pour l’étranger la Ville Lumière !
Pourquoi ne pas être spirituel sans être méchant ? Cela devrait être faisable, à Paris ! Et ce serait autrement calé !
Maîtresses de maison, je vous donne à méditer cet autre mot d’Aurel, qui est un mot bien saisissant : Quand ils ont vilipendé quelqu’un en ma présence, l’affront était pour moi.
Mais j’ai dit que nous n’allions parler que de ses livres. Cela vaudra beaucoup mieux.
Les lecteurs superficiels qui s’attendent à des romans osés en ouvrant la Semaine d’Amour ou le Couple ou les Jeux de la Flamme ou Pour en finir avec l’Amant, seront certes bien attrapés.
Osés, oui, les livres d’Aurel le sont. Mais ils sont loin d’être des romans, ou, du moins, ce sont, à certaines pages des romans intérieurs dont la lecture est plutôt sévère.
J’entends d’ici le lecteur ou la lectrice, après les trois premières pages, demander avec étonnement :
— Mais… qu’est-ce que c’est que ça ?…
Moi je vous dis :
— Continuez ! Continuez à lire, et vous verrez !
Il y a des nuages dans les livres d’Aurel. C’est vrai. Mais quels beaux coups de foudre, soudain, dans ces nuages-là !
Aurel, c’est une tête bourrée d’idées, vous savez, comme ces petits coussins très durs qui sont plein à craquer de ce duvet dont on fait les grands édredons ; ou bien encore c’est le flacon de quadruple extrait dont une goutte suffit pour composer toute une bouteille de parfum.
Je dis, et je dois le prouver par des exemples, que, plus tard — toujours plus tard, hélas — on trouvera dans les livres d’Aurel la matière d’un nombre infini de romans, contes, nouvelles et pièces de théâtre. Vous pouvez en croire quelqu’un qui est du métier. Tous les scénarios et tous les plans que j’ai vus au passage dans les livres d’Aurel, suffiraient, étant développés, à remplir la carrière d’un homme de Lettres.
Mais Aurel dédaigne le roman et n’aime pas le théâtre. Aurel est avant toute chose une philosophe, ou pour dire le vrai mot, une moraliste.
Elle nous apporte quelque chose de si nouveau que je ne craindrai pas de l’appeler une des voix de ce temps — mais, pour changer, c’est une voix de soprano.
Aurel, c’est le cerveau de la femme qui s’exprime : Nous avons eu déjà de bien beaux miaulements littéraires, de la part de la chatte humaine.
Non, ne croyez pas que j’entende malice à ce mot. Le sexe n’est pas qu’à une petite place de l’être.
Les femmes ont déjà fait des œuvres qui étaient femmes, et cela a été un grand flot de nouveauté parmi les Lettres, jusque là réservées presque exclusivement aux hommes.
Mais parmi ce flot de nouveauté, la nouveauté d’Aurel est encore plus nouvelle. Car son œuvre n’est pas, comme celle de bien d’autres poètesses ou romancières, une auto-biographie, mais plutôt l’auto-biographie du Féminin tout entier, et comme le cri unanime de la corporation.
Je veux analyser avec vous deux de ses œuvres qui donnent bien cette note, ce cri dont je veux parler. Ce sont : Le Couple et la Semaine d’Amour.
Voilà : J’en veux faire ici quelque chose comme une réduction pour piano seul.
Le Couple, livre éminemment psychologique, pourrait aussi s’intituler : Le Sphinx qui parle.
La Semaine d’Amour, qui est un livre, on peut dire « pratique » pourrait s’appeler Conseils d’une Femme.
J’appelle le Couple le Sphinx qui parle, parce que, là dedans, les hommes — et aussi les femmes — trouveront l’explication du mystère, du fameux mystère féminin.
Vous croiriez, d’après ce mot « mystère », et aussi en commençant les livres d’Aurel, qu’elle est un auteur décadent ? Pas du tout. Aurel est normale, je dirai désespérément normale. Ce qu’elle demande, c’est le mariage et les enfants.
Mais elle a une façon de demander cela, qui est plus passionnée que la fougue de nos plus ivres bacchantes modernes. Et ce sera bien la première fois qu’on aura entendu un tel cri pour réclamer, somme toute, la vertu. C’est la bacchante de la vertu.
Le but d’Aurel, le sens de son œuvre : Unir tout ce qui vit. C’est elle-même qui le dit en commençant Le Couple.
L’amour de la vie ; voilà les livres d’Aurel. Or, quelle est la plus belle forme de la vie ? C’est l’amour. Quelle est la plus belle forme de l’amour ? C’est l’enfant.
Avant d’en venir à l’enfant, Aurel étudie l’amour. Elle le veut, comme le veut la nature elle-même, issu de deux êtres. Mais la nature se contente de la chair. Aurel, s’instituant le répondant de la noblesse humaine, seule vraie différence entre nous et les bêtes, demande que l’union de deux esprits soit aussi étroite, aussi proche que celle de deux corps. En d’autres termes elle demande que l’étreinte des corps représente, avec une exactitude rigoureuse, l’étreinte des esprits, et réciproquement. Ainsi sera constitué, en surplus de l’homme et de la femme, ces grands isolés, ce troisième être qui est le couple, et qui, seul, a le pouvoir d’être heureux ici-bas.
— Ainsi Aurel est-elle intellectuelle jusqu’à spiritualiser l’amour charnel, et sensuelle jusqu’à sensualiser l’amour spirituel.
C’est qu’elle a, profondément, le sens de l’absolu.
Les animaux sont dans l’absolu. Nous n’y sommes plus. Nous sommes en route vers un autre absolu, mais en route seulement et même pas à mi-chemin.
Sans le savoir, au début de la Semaine d’Amour, Aurel prononce une parole de soufi, une parole qui est la base même de l’enseignement des Derviches Mewlewi, les seuls vrais penseurs qui soient demeurés en Orient.
Aurel dit :
Pour me lire comme il le faut, il te suffit d’avoir aimé fut-ce un nourrisson, fut-ce un chien.
Les Derviches Mewlewi, quand un adolescent se présente chez eux pour entrer dans leur couvent, lui demandent d’abord :
— As-tu déjà aimé quelqu’un ?
Si le garçon répond Non :
— Quel est ton métier, mon enfant ?
— Je suis savetier… ou étudiant en droit musulman…
— Alors retourne à tes savates… Ou retourne à ton droit. Tu ne seras jamais un Derviche.
Pour le Soufi comme pour Aurel, l’instinct d’aimer est le premier échelon, de cette mystérieuse de Jacob qui, mène jusqu’à l’Esprit. Et certes Platon, dont procèdent les Derviches Mewlewi… et Aurel, suivaient bien la même donnée, lui qui proposait à ses disciples de commencer par la Vénus populaire, la grossière Pandemos, pour aller, d’échelon en échelon, jusqu’à la Vénus Uranie qui n’est plus qu’esprit pur.
Mais ce qui différencie Aurel de Platon et des Soufis, c’est qu’elle veut que l’esprit reste chair comme la chair doit rester esprit, et c’est en cela qu’elle est moins utopique, plus humaine que l’Orient et que la Grèce.
Les moyens qu’elle propose semblent faciles, ingénus, et pour tout dire « simples comme bonjour ».
Mais il n’y a pas de chimère plus irréalisable que ce qui est simple comme bonjour.
Et c’est pour cela qu’Aurel sait bien, malgré toute sa foi, qu’elle prêche dans le désert.
Écoutons-là. La voici qui s’adresse au mari. Elle lui demande de conquérir sa femme puisqu’ils sont ce qu’elle appelle des inséparables non unis. « Et surtout, dit-elle, parle lui, si tu tiens à réaliser le couple. Le verbe surtout se fait chair ».
C’est cette idée là que, sous mille formes, elle va poursuivre à travers ses livres. Et c’est pourquoi elle y prêche avec tant d’éloquence l’amitié qui, avant tout autre sentiment, est anti-amicale.
« Par quel mystère, dit-elle, dans la Semaine d’Amour, vit-on délicieusement avec des gens, sans liens charnels ? »
Elle dit encore, dans ce même livre :
« Que les dyonisiens de l’amour sont godiches ! Cela dure combien de temps dans la journée, ces hauts faits de notre carcasse, ô mes amis ?
« L’amitié vibrante, c’est la vie. L’amour, c’est le thyphus.
« Et les hommes n’ont plus que le temps de l’amour.
« Rapprenons l’amitié ».
Et encore :
« L’amour n’a jamais intéressé personne qu’en raison de ce qu’il contenait d’amitié ».
Et voici, dans Le Couple :
« Les animaux s’unissent contre le danger, contre la mort. Les hommes seuls s’unissent pour s’unir ».
Voici donc la perfection vers laquelle elle cherche à diriger les êtres. C’est la perfection dans la Norme. « Sans cela, s’écrie-t-elle « par quoi va-t-on remplacer les religions ? »
Le bonheur qu’elle propose est sans mirages ni illusions. « Sans la platitude de ses aventures, dite-elle, Emma Bovary serait peut-être devenue une femme, au lieu de constamment hennir vers la chimère ».
Non. Pas de chimère dans le paradis d’Aurel. Pour édifier le bonheur, elle veut, sur place, tirer parti des matériaux existants, sans en souhaiter d’autres. Et c’est par là qu’elle est une Envoyée nouvelle, une Envoyée au sens prophétique du mot ; c’est par là que ses œuvres constituent une sorte de Bible, mais une Bible humaine.
Aurel, cette mystique, ne sort pourtant jamais de l’humanité.
Le mariage éternel est une intelligence dit-elle. C’est du reste un bel alexandrin. Cet accident arrive souvent dans sa prose. Vous allez pouvoir noter au passage ces vers involontaires.
Voici une autre forme :
Ceux dont les corps seulement s’entendent sont des chenilles mal parties qui ne peuvent devenir papillons.
Au contraire des conteurs de belles histoires, Aurel ne fait pas finir les romans par un mariage. Mais le roman commence quand le mariage est bien et dûment accompli. C’est qu’elle ne veut pas de la monotonie conjugale.
Elle introduit dans le ménage le battement de cœur vivifiant et nécessaire.
S’adressant encore au mari : L’amitié de ta femme est la moins monotone.
Ensuite :
« Ne demande pas à ta femme si elle a froid ou chaud. Et surtout ne l’embrasse pas. Sur ce sujet, je te connais, je suis tranquille. Mais ranimez la lampe et parlez-vous purement jusqu’au jour ».
Et c’est ainsi qu’elle préconise souvent, et si drôlement, la « scène » qui, par l’exaltation des esprits, leur tire enfin des paroles vraies.
Pour mener à bien sa tâche elle étudie l’homme et la femme séparément et par rapport l’un à l’autre.
Je vous ai, tout à l’heure annonce : Le Sphinx qui parle. Aurel nous y entretient de celle qu’elle appelle La Vierge au second état, c’est-à-dire la nouvelle mariée.
Ensuite c’est de la toute-femme qu’elle s’occupe.
« La femme fut donnée à l’homme pour interpréter le mystère, c’est-à-dire les lois de la nature encore cachées », dit-elle dans La Semaine d’Amour. Et c’est une bien belle définition du féminin.
Je vais vous lire, comme des versets, de courts passages du Couple, ce livre boudiné.
« Il nous faut, comme homme, le mari dont le joug s’exerce partout autour de nous. Il nous limite, nous retient, car nous sommes la mer. Et nous n’existons pas avant de sentir ce qui nous enferme, avant que cette autre puissance nous ait fait connaître nos frontières.
« Nativement, la femme est presque idéaliste ; et, nos sens, c’est leur habitude.
« Il faut de l’amour pour écouter toute femme. Et l’amour est toujours de circonstance.
« La femme n’a pas d’âge calme.
« La perversité n’est qu’une phase de la froideur.
« Il faut que devant elle, Eve voie plus d’espace et plus d’air que n’en peut contenir le coffre étroit de la raison.
« Rien n’est moins passif que la réceptivité d’une femme. Une vierge est bien la plus terrible des femmes.
« C’est peu de vivre pour qui est affamé de songe.
« Les femmes à promesses sont celles aux lèvres serrées sur un secret trop chaud pour être dit.
« Les femmes dites sensuelles, sont celles aux sensualités galvaudées, c’est-à-dire avouées.
« Chaque femme a besoin d’être unique.
« La femme n’est jamais imaginative mais prête à chanter tout ce qui passe en l’air, à la façon des harpes éoliennes.
« On n’est jamais consolé que par sa douceur personnelle.
« L’immense influence des femmes est occulte, ainsi que celle des dieux.
« Eve n’est pas un mystère. Elle n’est qu’un poème. Chaque poète qui naît, la sauve, en retrouvant une loi de son harmonie.
« La femme est une âme de chef, qui ne peut-être doux que dès qu’il a l’empire ».
Cette idée que la femme est un chef, revient souvent dans les livres d’Aurel. Elle-même n’en est-elle pas un, comme les reines de mer de notre ancestralité normande ?
Certes, il ferait bon la suivre. Je sais, pour ma part qu’elle seule m’a presque convertie aux idées féministes, simplement, parce que, seule parmi les revendications, elle fait entrer le féminisme dans la féminité.
Il ferait bon la suivre, mais qui donc la suit ? « Je n’ai jamais voulu le bien des femmes, dit-elle, sans qu’aussitôt l’une d’elles me saute à la tête ».
Aurel est pourtant la seule vraie altruiste que je connaisse, parce qu’elle souffre pour son altruisme. Elle déclare : Je rêve de gouverner le bonheur… Mais cela ne l’empêche pas d’être, en vérité, la Cassandra exaltée, qui s’épuise à prophétiser, et que l’on n’écoute pas.
Ces femmes et ces hommes dont elle ne cesse de s’occuper, ne croyez pas qu’elle s’illusionne à leur sujet. Personne ne les connaît comme elle. Et voici le chapître des malices d’Aurel, qui, outre son sévère génie, est extrêmement spirituelle, comme vous l’allez voir. Je vais parcourir au galop la Semaine d’Amour, pleine de conseils, pour les hommes, et pour les femmes j’entends des conseils de loyauté, et que j’ai dit être un livre pratique. Vous y verrez aussi passer ces scenarios et plans dont j’ai parlé !
« Ce qu’il y a de plus rare : un homme normal.
« Un homme du monde libre un matin ? Libre de sa journée ? Je n’en ai jamais vu !
Ne crois pas, cher novice, à la dame que tu prends « par surprise ». N’avait-elle pas mis de certains bas pour ça ?
« Des femmes heureuses sont malades ; des femmes amusées, non pas !
« Tu dis à ta compagne, ou tu lui tais : Qu’est ce que je deviendrais si tu n’étais pas là pour m’embêter ?
« Leur satisfaction s’ôte en rentrant chez soi comme un faux col. À la maison, ils grincent sans merci. Ils sont contents pour la galerie.
« Entre une femme et l’autre, il y a l’univers, il y a tous les dieux ; mais l’homme jeune dit en tas : les femmes, comme il dit les chevaux.
« Où est le lieu où je pourrais être laide sans punition, avec la même audace que l’est l’homme ?
Ceci, qui est le soupir amer de son altruisme :
« Qui donc crut qu’obliger était un art d’agrément ?
« Un homme n’a d’imprévu que sa conversation.
« Ah ! l’admirable artiste d’amour, cette femme qui me dit : « N’ayez pas peur ; à quatre heures moins cinq, en rentrant de la promenade je lui ferai ma scène ». Lui, c’est l’homme aimé.
« Écrivons des lettres pour mieux lire en nous.
« Où est le compagnon qui, même en la direction du logis, ne nous supplante et ne veuille porter la jupe ?
Voici encore, dans le Couple :
« Il connaissait les femmes, ce qui est un moyen d’ignorer à jamais la sienne.
« La femme qui n’a connu qu’un homme ne s’en étonne pas s’il est exquis.
« On ne se passe pas de l’inutile.
« Ils disent : « Elle est froide » chaque fois qu’ils n’ont pas pu l’émouvoir.
« Elle regrette amèrement l’enfant qu’elle n’a pas eu le courage d’avoir.
Encore une amertume :
« On prêche ce que l’on ne réalise pas.
« M’écouter, c’est le seul acte viril dont ne dispose pas pour moi le premier débardeur venu.
« Il prend un joli corset pour un beau corps.
« C’est une dame âgée qui, depuis 30 ans, refusa de rire pour ne pas se rider en large. Elle s’est donc ridée en long, et c’est plus triste, parce que ça ne lui va pas ».
« Chacun, ici bas, tente de ramener le voisin à sa plus infime expression.
« Tantôt une femme passa, terrible. Son regard de chef de bande emprisonné, terrassait tout sur son passage ; à quel crime allait elle ? Simplement elle allait vieillir.
« L’homme n’est sincère qu’au moment où vos mots le surprennent lui-même, puisqu’ils viennent de naître.
« Le visage de l’homme semble nu, innocenté sitôt qu’il exprime enfin la tentation, comme si, chaque fois qu’il ne souhaitait pas la femme, il faisait un mensonge.
« N’ayant pas souffert, elle est triste à fond ».
Méditez, neurasthéniques, sur cela, qui est tout un roman.
Enfin je ne puis mieux finir ce chapitre gai que par ceci :
« La parole, c’est l’affaire des femmes, depuis qu’elles sont moins bavardes ».
Aurel est malicieuse. Cela ne l’empêche pas d’être sentimentale, je veux dire pleine de doux sentiments.
Du reste elle a prouvé cette sentimentalité par le livre si beau les Saisons de la Mort, qu’elle a écrit sur sa mère, et qui m’est particulièrement cher. En voici un fragment :
Mère, je vois passer des femmes de ton âge. Toi morte, elles vivent, ô injure ! elles vivent avec l’homme, et sans avoir ta grâce. Elles ont gardé, cette aise suprême : leurs maris. Ils font prévaloir les décisions, les désirs de l’épouse. Ils lui épargnent ces légions de conseils qui pleuvent sur la femme seule.
Pourquoi n’avais-tu pas repris de mari ? Il nous eût enseigné à temps le prix de tes paroles. Pourquoi as-tu osé faiblir, sans compagnon, toi si vive, qui aurais tant mérité l’homme ?
Pourquoi si tôt l’éloignas-tu d’un geste net !
Fut-ce pour que nulle attitude de ta jeunesse ne s’attardât, pour te renouveler toujours ? Fut-ce pour naître plus vive, à la vie, du second âge que, si tôt, tu laissas l’amour t’attendre en vain ? Désiras-tu entrer libre de l’âge précédent dans la jeunesse de chaque âge avec seulement tes filles comme couronne ?
Et nous n’avons rien compensé ! Quel drame d’être mère, et trop belle ! drame, sans dénouement qu’être une femme fière ! Je me prosterne devant ton sort maternel si fatalement héroïque que tu n’avais pas même eu à en décider.
Ma mère, je baise tes pieds bénis de condamnée à la beauté, condamnée par un rîte né et mort avec toi.
Nous t’avons fatiguée, tiraillée sans merci. L’enfant ne se rassasie pas d’user sa mère.
Jamais ta douce vie défleurie pas nos luttes n’est autant descendue en moi…
Quand je marche au bras de mon compagnon, docile à moi, prompt au moindre bonheur, je pleure de beauté, de ta beauté à toi, qui voulus monter seule au calvaire qu’est le second âge des femmes !
Pourquoi n’as-tu voulu, dans tes avant-dernières années, que le difficile amour maternel ? Que n’as-tu admis le facile amour de l’homme, vers la fin, pour user commodément ton goût de donner ?
Pourquoi as-tu choisi nos rudes âmes d’enfants — femmes que la mère ne peut plus franchir ni aider ?
Lorsque tu devins faible, que ta tâche s’est faite ardue !
Quand je voulus te plaindre, moi d’un cœur moins royal, amolli de confort, tu m’imposas silence, interdisant qu’on te consolât.
On ne console pas de la splendeur morale ! Tu ne voulais pas perdre une épine de ta couronne. La pire peine est donc en haut du Golgotha des mères : Il faut la conquérir et tu l’as exigée !
Ne suivant pas les pas de l’homme, il te fallait suivre les nôtres, et nous marchions, hélas ! trop vite pour tes forces que tu tendais pour ne pas l’avouer !
Courir avec des êtres sourds à nos fatigues, Dante, as-tu exprimé cela dans ton enfer !
Maintenant écoutons son altruisme révolté :
« L’être humain qui se garde ou se réserve est un malade, imaginaire. Chacun peut toujours ce qu’il ose et commence. S’il se force aujourd’hui, il pourra demain davantage. L’homme, c’est le Donnant.
L’ordre exige le bien. L’adresse le demande. Si Madame donnait au moins ses oripeaux de l’an passé, qui serrent et fripent ses robes neuves dans l’armoire, si Monsieur distribuait ce qu’il mange en trop, qui va bientôt lui faire une panse d’eunuque, il n’y aurait plus un seul indigent. Lorsque je rentre à pied, je peux aider avec le prix du fiacre tout ce qui me tend la main… et ma sveltesse me ravit. La charité impose et donne une grâce palpable et prouvée physiquement par un charme. La charité est une forme impérieuse de la santé. C’est l’injonction d’avoir à rester gracieux.
Elle est mal coquette, la gueuse qui oublie de remettre une obole au trottin qui lui livre un chapeau magistral. Son œil avare et son teint solitaire au rayonnement court, épouseront mal, le velours tendre et félin, la générosité de la fourrure.
Donc si tu donnais et te donnais, ou si tu marchais seulement, laissant parfois rouiller l’auto, le fiacre à la remise, versant la rente de tes voitures inutiles à l’hôpital des béquillards de la misère, le pauvre deviendrait un mythe. Mais le riche aurait des enfants : n’espère pas pouvoir sans risque pour ta descendance et pour ta longévité, priver ton sang de la marche et de la fatigue et, dit la Faculté, d’un peu de privation ».
Je vous ai parlé de la malice d’Aurel. Je ne peux pas passer sous silence sa tristesse.
C’est d’abord, comme, je l’ai dit, la tristesse de Cassandra qui parle pour ceux qui ne s’enflamment pas à la torche de sa foi.
Et puis, c’est la tristesse universelle (toujours l’altruisme) pour laquelle elle a trouvé des mots vraiment déchirants.
Voici ce qu’elle dit (et c’est si vrai !), au sujet de la jeunesse :
Il n’est de vrais souffrants, songe Pierre, que tout être trop jeune. Il n’y a que l’humanité enfant pour se désespérer. Les jeunes seuls, sont malheureux, car ayant plus de sang, ils sont plus tristes, et plus vivants, ils sont plus douloureux. Cette femme étant deux fois jeune, et par l’âge et par ce sexe encore ignorant de lui-même, ne saura que plus tard en rester à la joie, c’est-à-dire à mi-côte. Mais il faut vénérer les jeunes. Être jeune, c’est entrer en douleur, c’est-à-dire en travail et c’est l’âge tors et maudit. Car, l’amour est un bagne à son commencement ; l’harmonisation d’amour est d’abord déchirante. Et nul n’a dit l’effort et la peine des êtres jeunes, faits pour l’amour, ou tout simplement la tragédie d’être jeune.
Lorsque Pierre a compris, il est tranquille, phénomène éminemment masculin. Et quand elle a compris elle s’ennuie. Et son ennui prend des couleurs de drame. Pierre, l’ami de ce couple en détresse, regarde cette femme. Il voit ce front si frais buté à la sagesse. La très jeune femme est grave comme un augure, ce qui retarde tout. La blague à elle seule, cet esprit bête et godiche de notre race serait plus prompte à rendre heureux, mais c’est l’esprit des quarante ans. La vraie jeunesse est toujours sombre comme la foi.
Ceci encore, qui est peut-être l’explication de toute la littérature féminine :
« Voici venir la longue théorie de celles qui, pour n’être pas incomprises, ont entrepris de se comprendre seules.
Écoutons la suite :
« Sans l’amour, la vie ne serait qu’une marche au silence.
Quel homme n’a souffert plus qu’il n’avait de souffle ?
Chacun souffre beaucoup plus qu’il ne peut. C’est par ce plus que nous passons les dieux ».
Ici, la grande angoisse sans espoir, le dies iræ des vivants : « Nous faudra-t-il pleurer sans en avoir la force ? Les malades aussi pleurent. Ceux qui n’ont pas de pain, n’en ont pas moins de peines. Et les vieillards et les mourants sont abordés en sus par le chagrin. Ô terre d’épouvante ! »
Mais Aurel est un chef. Elle veut aimer la vie quand même. Voici déjà le redressement. Il reste encore bien amer :
« Donnons pourtant de nos héroïques loisirs, donnons de nous, de notre force, donnons nous, et il restera bien au dieu qui aimera ne pas nous en punir ! »
L’ironie, suprême courage, revient à son tour :
« Les mots, à défaut de la vie, ont toujours réponse à tout. Et le délicieux et doux mot « malheureux » dit bien que, se croyant perdu, on est pourtant encore heureux, puisqu’on l’est mal ».
Plus loin, elle parle d’approfondir la joie pour que l’univers cesse de boîter ;
Et maintenant voici le plus formidable cri vers la vie quand même qu’humain ait jamais jeté :
« La toute femme aime les morts. Elle penche avec joie vers ce qui a vécu ».
Laissez-moi maintenant vous faire entrevoir un rien de ces contes, romans et pièces de théâtre qu’Aurel (à son insu), esquisse dans ses livres :
« Je vois passer un mendiant qui nous ressemble à tous.
« Pour m’attendrir, il simule un mal tragique, moins mortel que celui qu’il a sans le savoir.
« Le peuple est frère de la femme. Comme elle, il a l’esprit près de la peau et la juste fureur facile. Le peuple est seul français. Le nôtre a pris le sang bleu de tout la terre.
« si l’homme te trompe, ris-lui au nez. Ne tue pas ta complice. Plains la, car il ne l’aurait pas prise s’il avait su te satisfaire. On n’a pas de loisirs avec celle qu’on a toute enchantée, mais avec celle qu’on ennuie. Plains-là, et qu’il ne guérisse plus de ton rire ; voilà le seul son vivant et vrai du pardon.
« Une femme m’a dit : « Tout me déplaît en lui, sauf lui. Ses allures me choquent. Sa face m’offense. Il m’est contraire. Il me fatigue. Tout mon être le désapprouve : Il me le faut. Il me donne tant à lutter qu’il m’use, et je n’ai même plus envie de son souffle : il me le faut.
« Je ne cesse jamais de voir ce qui, en lui, me désoblige. Il me le faut ! Il me le faut ! Il me ferait plutôt passer le goût d’aimer que le besoin de lui ».
Je ne puis tout vous lire. Il y a des pensées d’une phrase, des mots sur les enfants, sur la famille, des remarques à propos de tout, qui sont le bourgeon de volumes entiers ; et enfin l’histoire admirable de Mlle Pépé, que voici :
Elles périraient d’ennui, ai-je dit, dans une destinée, seulement favorable, ainsi que nous l’a bien fait voir une reine de la Courtille. Après avoir quitté un amant fortuné parce qu’il voulait l’épouser, Mlle Pépé préféra retourner chez ses frères les apaches, quoique elle y eût reçu dans une première attaque des menaces de mort.
Après cette superbe Chiffonnette qui affirmait à coups de couteau son honneur spécial, contresigné par plus de cinquante blessures, voici Mlle Pépé qui nous donne le sens d’un autre héroïsme ingénu, lequel ne transige pas plus que l’honneur de la convention sauvé par le duel ; elle s’esclaffe au nez de la fortune en la personne du galant entiché qui lui offre son nom très légitimement. Elle nargue sa chance trop facile et lui tourne le dos.
Aura-t-elle jugé que cet honneur postiche d’être épousée la concernait peu, tandis qu’elle sentait un rôle à elle, unique et virulent qui la rappelait vers sa terrible Courtille ? Ou son dédain plus innocent a-t-il simplement mesuré l’ennui de nos mœurs exactes, fermées à tout incident glorieux ?
A-t-on vu quelle mysticité tient dans ce culte du risque ? Cette garce de dix-huit-ans aurait-elle hérité la seule foi qui vaille : Se garder vierge de la paix qui ternit avec patience l’acier de nos plus clairs mépris.
Or, la fille veut mépriser, car elle sait encore que toute vraie femme est de la race des chefs, et ces reines de la chaussée jouent du poignard pour qu’on en soit plus sûr. Cette apache au rire exorbitant est bien la dernière mystique.
L’amant riche qu’admit Mlle Pépé, ne lui sembla plus tolérable aussitôt qu’il prétendit convoler, « Va pour l’amour, avec toi, songeait-elle ; mais pour la vie ce serait long ! » Or, pour s’être pouffée au nez du mariage, pour cet exploit d’une catin si française, si jeune qu’elle sait dédaigner le bien-être, si gaie que le péril a paré son milieu d’une magie qui lui est chère, pour ce rire qui rejette la paix et la félicité de nos bonheurs tout cuits, pour cette gamine, je dis : « retournez-vous ! » Si c’était là, vers ces impasses à crimes, qu’on peut voir une femme, la toute femme, celle qui veut coudre et découdre elle-même ses jours, femelle qui n’a pas trouvé d’homme pour elle, car les reines n’ont pas de rois, celle qui ose un rire plein et qui se gausse du bonheur, de celui qu’elle n’a pas fait. Folle peut-être, mais surtout femme, et folle au moins à la façon de France.
Aurel, qui n’aime pas les romans et ne touche pas au théâtre, doit être bien étonnée que je la salue romancière et dramaturge. Elle me permettra de la saluer aussi poète et de vous dire, pour finir, un petit poème d’elle qui, comme beaucoup d’autres, s’est échappé de sa plume sans qu’elle s’en doute. J’intitule celui-ci :
Il faut mourir dans les plis du lin blanc, se dit Lilo. Le blanc seul respecte assez. Il faut aimer dans la gaze rose car elle ne dénature pas le corps, et l’orne simplement d’une irréalité, d’une magie.
Et cependant il n’est question pour cette épouse de vingt ans, de mourir, ni d’aimer spécialement ce soir. Mais que sait-on ? Il est du moins question de s’occuper d’aimer. Toujours est-il qu’elle faufile à la volée un transparent froc rose, au travers duquel ses doigts blonds n’ont plus, qu’un air subtil d’oiseaux pris dans de l’aube. On a frappé ! Vite elle cache son ouvrage. Tout ce que fait Lilo est illicite, étant nouveau. Ah ! qui jamais a cru que les époux sont libres de s’aimer. Le mariage est la conjuration, contre l’amour, de mille incidents perpétuels et nécessaires, et de personnes indispensables qui interrompent tout frisson.
La solitude se reforme. Mais Lilo ne tire qu’à demi de la corbeille, son étoffe insolite pour pouvoir la dissimuler facilement en cas de surprise nouvelle. Tout en cousant, elle médite : après quelques mois d’émouvante ardeur, ces époux qui ont l’à-propos, s’appartiennent à point. Cela en toute discrétion, par élan de communion amoureuse. Mais Lilo croit à des fêtes autres, esthétiques et proches, où l’extase pourrait naître de la beauté, plutôt que de l’amour, ce grand benêt trop doux. Et patiemment elle essaye sa gaze rose dans laquelle un jour elle oserait être nue. Quand ? elle ne sait trop. Elle voudrait saisir le tout prochain voyage. Changer de pays permet d’autres habitudes. Le tout est d’être prête et sûre d’un chiffon qui ne la change pas et qui soit presque chaste. Cela doit être flou comme un nuage et ne marquer aucune forme. Et cela doit être assez ample, assez touffu pour que la chrysalide humaine, ne fasse plus au centre de l’étoffe, que l’effet d’une âme trop vive.
Qu’on n’entre pas, surtout ! Elle mourrait de honte, si l’on savait qu’elle coud son rêve elle-même ! Enfin c’est fait, c’est d’un rose profond, dansant, de jeune flamme. Cela ne lui ajoute rien, ce qui serait un manque de fierté, mais la recule seulement, et l’incendie de charme.
Tout est donc prévu pour le jour où il leur plaira d’être beaux plus hardiment.
Elle reploie cette loque de songe où les plis font des veines de pourpre assourdie. Il était temps : ils vont partir pour la cité du Rose : Taormina. Et ce ne sont pas les lingères qui prévoient l’essentiel : les exigences de l’harmonie ! Les lingères avec leur linon au blanc plat sans éclairs, avec leurs dentelles à la marmotte ou leurs fades rubans à la « poupon ».
On part. Et voici la première étape ; ville morte, alourdie de légende et d’histoire : Avignon la dormeuse. On a le temps, l’hôtel est pompeux à souhait, avec une cour surannée, sonore, pacifique. Ce qu’on voit ne dérange pas. On a le temps, a-t-on le goût d’illustrer cette heure d’amour ? ?
Jean sort. Elle attire sa gaze rose, profitant de la solitude pour l’éblouir à son retour. Mais à travers la porte, il a parlé, pourquoi ? Touché sans rien savoir, par un même désir, voulant la persuader et non pas la surprendre. « Chère, il fait chaud, si chaud, pourquoi ne serions-nous pas nus ? » — « Oh ! dit-elle, est-ce une question de climat ? » Le prétexte évoqué tua son beau courage. C’est moins simple qu’il ne l’a cru, songea-t-elle, de me décider à faire ce que je veux. Elle remet dans la valise le chiffon, revêt sa robe de linge et n’accorda pas à la chaleur ce que l’amour n’avait pas su vouloir, tout seul. Si nul instant ne méritait notre sincérité plenière ? Si nul amour ne valait qu’on soit nue ?
Dans une solitude de montagnes, un petit torrent les tenta. L’envie les prit de lutter avec ce froid vif, inopiné parmi l’été, de surmener en s’y plongeant leurs mollesses d’amants ; de s’y trouver héroïques et rudes, sauvés de la langueur des chambres.
Cette ivresse lui est plus fraternelle que les conseils de la chaleur. Le froid lui sied, la veut, il est son élément, vivace comme l’air quand on n’y a rien mis. Il a cette autre ardeur plus forte que l’été. Lilo va donc céder à ce petit torrent, et comme ils n’ont pas de costumes… ce grand pas vers la liberté sera franchi… Mais pourtant, c’est l’amour qui doit une première fois obtenir cela d’elle ; si tel autre incident l’y aide, il ne faut pas ! Et cette fois encore, elle se sèvrera d’une fête de chair, elle renonce au joyeux soufflet du torrent pour laisser à l’amour tout le chemin à faire et ne sera pas nue en face de l’amour une première fois, pour le plaisir d’un bain trop frais.
Assurément « heureuse » mais non à la façon qu’elle avait préparée, c’est ainsi que d’un peu partout, Lilo revient toujours avec sa gaze rose, sans l’avoir dépliée.
Jusqu’à ce que, en rentrant à Paris pour la voir enfin ouverte et transparente, elle en fasse un rideau ».
Mesdames, messieurs, j’ai essayé de vous montrer ce qu’était Aurel. La plupart d’entre vous, l’ont lue comme mois, mais l’ont-ils bien lue ? Elle est, certes, assez connue pour être méconnue.
Si, aujourd’hui, j’ai éprouvé le besoin de dire en public tout ce que je viens de dire, c’est que je me souviens du mot désespéré qu’on lit dans Chatterton :
« Oui, c’était un grand poète ; mais vous l’avez si bien accueilli qu’il en est mort ».
Quand un être vient au monde avec les mains pleines de merveilles, il est inique qu’il ne s’avance vers ses contemporains, que pour être livré aux bêtes. Aurel, dit quelque part, dans un des deux livres que je viens d’étudier pour vous « que chacun a contribué à son tranquille désespoir ».
Elle dit aussi : « Le grand homme seul est reconnaissant.
Soyons des grands hommes. Pour tout ce qu’elle apporte, il serait juste de lui dire merci. Mais les gens d’aujourd’hui, quand on fait tout pour eux, ne savent pas dire merci.
Mesdames, messieurs, après avoir fait mon possible pour vous convaincre, je serai bien heureuse si, parmi vous, j’ai acquis beaucoup d’amis à Mme Aurel, parce que, croyez-moi (et vous me croyez !), Aurel est une grande bonne femme.