Autorité et Liberté

La bibliothèque libre.


AUTORITÉ ET LIBERTÉ



I

De toutes les leçons que nous donne l’histoire l’une des plus claires et des plus importantes, c’est que, partout et toujours, les peuples, partis à leur origine d’institutions théocratiques, ont tendu à séparer progressivement du pouvoir religieux le pouvoir civil, et à constituer à ce dernier une existence autonome. Sans remonter aux sociétés primitives, les sociétés chrétiennes, par la manière dont elles se sont formées et dont elles ont évolué, nous offrent de cette loi fondamentale une confirmation décisive.

Lorsque après les invasions barbares se formèrent les groupements sociaux desquels devaient sortir les nations modernes, la civilisation gréco-latine ayant péri tout entière, l’Église se trouva être le seul foyer de lumière et la seule autorité morale qui subsistât dans le monde. De la puissance considérable que lui donnait cette situation privilégiée elle usa, non pour des fins proprement humaines et universelles, mais pour des fins religieuses et pour sa propre grandeur. Il ne pouvait en être autrement, parce que ce qu’il y avait dans l’Église de vertu civilisatrice tenait uniquement à la tradition religieuse dont elle était dépositaire. Son clergé, sortant lui-même de la société barbare, ne possédait de lumières que celles que lui donnait le christianisme, et par conséquent n’avait rien à apprendre aux hommes que le christianisme même. Donc la science et la morale ne pouvaient être qu’exclusivement chrétiennes. Par une nécessité toute pareille, l’Église devait revendiquer un certain pouvoir politique ; car, parlant au nom de Dieu plus qu’au nom de la conscience humaine, alors presque éteinte et sans voix, il fallait, non pas seulement qu’elle enseignât, mais encore qu’elle imposât autant qu’il se pouvait le respect de la justice, d’autant plus que les hommes auxquels elle avait affaire, ne connaissant que la force, ne savaient obéir qu’à la force morale ou matérielle. Puis elle avait à se défendre elle-même contre toutes sortes de passions et de convoitises, ce qui l’obligeait fréquemment à user de son autorité morale pour contraindre la puissance civile, et ce qui la conduisit, aux xie, xiie et xiiie siècles, à la revendication d’une juridiction suprême sur les couronnes dans toute l’étendue du monde chrétien.

Un jour vint pourtant où, par la force des choses, l’idée de l’État naquit, et, par conséquent, celle des droits de l’État et de son caractère laïque. Cette idée, il était difficile que l’Église l’admît, parce qu’elle était contraire à sa domination, et que l’Église tenait à sa domination, par habitude d’abord, ensuite parce qu’elle la tenait à la fois pour légitime, comme s’exerçant au nom de Dieu, et pour nécessaire, comme seule capable d’assurer la marche du genre humain dans les voies de la vraie civilisation. Sans doute cette idée avait malgré tout sa vérité ; mais ce n’est pas au nom de la raison qu’elle prétendait alors s’imposer, c’est au nom de passions et d’intérêts dont le fondement rationnel n’apparaissait nullement. Ainsi c’étaient des appétits, non des raisons réfléchies et comprises, qui mettaient les hommes sur la voie du progrès, et cela encore est une loi constante de l’histoire. Mais, si l’on est tenu de se soumettre à la raison, on ne l’est pas de se soumettre à des appétits. Puis, si la société civile avait ses droits, l’Église aussi avait les siens. L’Église ne pouvait donc céder qu’à la condition de trouver et de faire accepter par l’État un modus vivendi qui conciliât les prétentions contraires. Or c’était là une chose évidemment impossible au moyen âge puisque, aujourd’hui encore, après des siècles de travail de la pensée et d’expériences sociales de tous genres, nous nous retrouvons en présence de ce même problème de plus en plus urgent, et non moins malaisé à résoudre qu’il le fut jamais. L’État de même, et pour la même raison, ne comprit pas la nécessité de ménager l’Église. De là des conflits terribles, dont les plus célèbres furent, en Allemagne, la querelle des Investitures, et en France la lutte de Philippe le Bel et de Boniface VIII. Du reste ces conflits durent toujours, parce que la cause qui leur a donné naissance persiste. Ils ont pris même, depuis un siècle environ, plus d’acuité, et le péril qu’ils créent à l’égard de la paix sociale n’a fait que grandir. C’est qu’autrefois les luttes d’influence entre les deux parties étaient limitées aux sphères supérieures dans lesquelles était concentré le pouvoir. Les peuples ne s’y intéressaient pas, la chose ne regardant que leurs maîtres. Mais quand, à la Révolution, les nations devinrent autonomes et directement responsables de leurs destinées, la querelle descendit dans le bas clergé et dans les masses, groupant en deux camps opposés, et mettant aux prises jusqu’aux éléments les plus infimes du corps social. Sans doute, sur le fond de la question, on est beaucoup plus près de s’entendre aujourd’hui qu’on n’était au moyen âge, parce que l’Église, malgré tout mêlée au siècle, et en subissant l’influence, a beaucoup abandonné de ses prétentions primitives ; mais, dans la forme, l’hostilité des deux parties en présence n’a fait que s’accentuer, à mesure que disparaissait chez les peuples le sentiment chrétien qui l’avait tempérée à l’origine.

En même temps que cette loi de la scission progressive du pouvoir civil et du pouvoir religieux, l’histoire nous en révèle une autre, connexe à la première et non moins considérable : c’est l’effort persistant des générations pour séparer, dans l’ordre intellectuel et moral comme dans l’ordre politique, des choses divines les choses humaines, pour laïciser la science et la philosophie, pour conquérir enfin à l’individu le droit de penser et d’agir, en tout ce qui ne concerne point très expressément la conscience religieuse, indépendamment des directions de la puissance sacerdotale. De cette seconde loi encore nous voyons l’application très manifeste chez les peuples modernes.

Ce n’était pas seulement un magistère politique, c’était encore et surtout un magistère spirituel que la nécessité des temps et les services rendus avaient donné à l’Église. L’Église, au moyen âge, régnait sur les esprits et sur les consciences beaucoup plus encore que sur les États. Dans la première moitié du XVIe siècle son domaine subit tout d’un coup une grave amputation. Une partie considérable du monde chrétien se détache de Rome et du catholicisme : c’est la Réforme. Mais la Réforme, en mutilant l’unité catholique, en laissait le principe intact. Un autre mouvement qui se produisit en même temps, la Renaissance, devait avoir pour l’Église des conséquences bien plus redoutables, parce qu’il l’attaquait, non plus dans l’intégrité de son corps, mais dans son âme même, et menaçait d’éteindre en elle la vie. Jusque-là, à part quelques individualités sans grand éclat, tout ce qui pensait était nourri de sève chrétienne, et ne voyait les choses que sous l’inspiration et à la lumière du christianisme. Les érudits de la Renaissance découvrirent l’antiquité, et avec elle l’homme en tant qu’homme, l’homme considéré dans sa nature essentielle, abstraction faite des devoirs que lui impose et des espérances que lui permet sa rédemption par Jésus-Christ. L’exemple de l’antiquité montrait que cet homme avait vécu, et qu’il s’était trouvé capable des plus hautes conceptions dans la science, la philosophie et les arts. Une série prodigieuse de découvertes, où l’esprit chrétien n’avait point eu de part, prouvait qu’il pouvait vivre encore, et ouvrait à son ambition de croître une carrière sans limites. De même donc que, lorsqu’un enfant a grandi, tout en témoignant à la nourrice qui l’a allaité la plus vive reconnaissance, on lui signifie nettement qu’on se passera désormais de ses services, il était inévitable que l’esprit humain, devenu fort et adulte, prétendît donner à l’Église son congé et vivre désormais sans tutelle. Il était inévitable également que l’Église protestât, et maintînt de toutes ses forces son droit de juridiction sur la pensée des générations nouvelles, puisque toute sa raison d’être et son unique fonction sur la terre c’est de conserver intact, et de dispenser aux hommes dans toute sa pureté, le trésor des vérités qu’elle a reçues de son divin fondateur. Et voilà comment, une seconde fois, la vie naturelle et la vie religieuse de l’humanité apparurent si radicalement antinomiques qu’il semblait que chacune des deux ne pût subsister qu’à la condition d’anéantir l’autre.

Ce conflit n’est pas, comme on l’a dit déjà, particulier aux temps modernes et aux peuples chrétiens ; il est de toutes les époques et de tous les pays. Violent ou tempéré, manifeste ou latent, on le retrouve partout. Du reste, ce n’est pas seulement de l’autorité religieuse que l’humanité depuis l’origine travaille à s’émanciper, c’est de l’autorité sous toutes ses formes. En même temps que l’État s’affranchissait de l’Église et le penseur du prêtre, une révolution parallèle, la même au fond, lentement mais irrésistiblement poursuivie à travers les siècles, affranchissait à des degrés divers l’esclave du maître, le serf du seigneur, le sujet du prince, le fils du père, la femme du mari. Sous l’empire des lois générales de la production et de l’échange il s’est fait, depuis cent ans environ, dans nos sociétés modernes, un développement énorme du régime capitaliste et patronal, entraînant pour la grande masse des travailleurs une forme de sujétion que les siècles précédents n’avaient point connue. À l’instant même, pour ainsi dire, où apparaissait ce phénomène nouveau, on voyait surgir une doctrine nouvelle, le socialisme, qui se donnait pour objet l’émancipation des prolétaires. Ainsi la lutte contre le principe d’autorité se poursuit de toutes parts. Mais c’est surtout l’autorité divine que l’homme veut abattre. Et la chose se comprend ; car l’autorité divine est le type, en même temps que le fondement, de toute autorité. Omnis potestas a Deo, comme dit saint Paul. Qu’un homme impose sa volonté ou son jugement à un autre homme, il est clair que par là il s’érige en Dieu, ou que tout au moins il se réclame d’une délégation divine ; et le pouvoir absolu des rois, s’il est autre chose que la force brutale s’imposant à la faiblesse, est vraiment un droit divin, de même que celui des prêtres. La ruine de l’autorité de Dieu emporte donc celle de toutes les autres ; et, tant que celle-là subsiste, rien n’est fait, puisque, ne pouvant s’exercer que par l’intermédiaire de l’homme, elle consacre le principe qu’il s’agit de détruire, en même temps qu’elle lui fournit des applications pratiques.

De tout ceci les hommes jusqu’à présent se sont assez mal rendu compte en général : l’humanité a bien de la peine à voir avec clarté les voies dans lesquelles elle marche spontanément. C’est pourquoi l’athéisme, autrefois presque inconnu, aujourd’hui assez répandu et gagnant sans cesse du terrain, garde malgré tout le caractère d’une exception, et continue à répugner fortement à la majorité des hommes. Mais il est dans l’air que nous respirons tous, ou plutôt il est dans la logique de la situation où nous sommes placés ; et pour l’observateur impartial il est hors de doute que, le jour où l’humanité civilisée dans son ensemble aura pris une conscience à peu près distincte de ses aspirations secrètes les plus fondamentales, — et ce jour arrive à grands pas grâce à la diffusion croissante des écrits qui les lui révèlent — c’en sera fait définitivement de « la dernière idole », c’est-à-dire de l’idée d’un Dieu créateur et souverain maître de l’homme.

Que faire en présence d’une telle situation ? La tenir pour anormale et transitoire en rejetant comme fausse la loi historique dont nous parlons ? C’est impossible : cette loi est l’évidence même. Maudire la loi ? Ce serait contradictoire ; attendu que, si Dieu existe, il est Providence : et que devient son action providentielle si, depuis qu’elle est apparue sur la terre, l’humanité n’a cessé de déchoir, et de s’enfoncer de plus en plus dans les ténèbres du mal et de l’erreur ? D’ailleurs, il est certain que ce constant effort du genre humain pour conquérir sa liberté depuis les origines de l’histoire fait partie intégrante de tout le mouvement d’idées et de faits duquel la civilisation est née ; car il est à lui seul le progrès social presque tout entier ; et le progrès social est étroitement connexe au progrès économique, au progrès scientifique, au progrès moral, lesquels sont connexes entre eux. Dès lors, si ce n’est pas la révolte qui a tort contre l’autorité, il faut bien que ce soit l’autorité qui ait tort contre la révolte[1]. Ce qui nous conduit à penser que l’idée d’un personnage divin très sage et très puissant, qui serait le maître de l’homme et dont, pour l’homme, la volonté ferait loi, cette conception, vieille comme le monde, et qui semble être la pierre angulaire de la raison humaine, est une conception surannée, représentative d’un état d’esprit aujourd’hui dépassé dans l’élite intellectuelle de l’humanité, et dont nous devons nous défaire au plus vite si nous voulons sauver l’idée religieuse qu’elle compromet. En examinant de plus près la question nous allons voir qu’en effet cette conclusion, hardie en apparence, est une conclusion qui s’impose.


II

Le Dieu qui commande à l’homme, et auquel il faut obéir parce qu’il est le maître, est une conception populaire qui nous vient en ligne directe du judaïsme. C’est ce qui nous rend cette conception sacrée. La Bible est un livre inspiré, dont la doctrine, exempte de toute erreur, s’impose à notre foi : donc le Dieu de la Bible est le Dieu véritable. Ainsi raisonne, plus ou moins consciemment, la très grande majorité des chrétiens tant catholiques que protestants. Il est pourtant dans la Bible plus d’un passage où l’écrivain prête à Dieu des paroles et des actes qui ne paraissent guère compatibles avec la sainteté et la majesté divines. Dieu commande à Abraham de tuer son fils pour lui plaire, et Abraham se croit tenu d’obéir à un ordre si contraire à la loi naturelle. Lorsque les Israélites vont quitter la terre d’Égypte, Dieu leur prescrit, par la voix de Moïse, d’emprunter aux Égyptiens leurs vases d’or et d’argent, et de les emporter dans le désert ; c’est que la loi de l’honnêteté n’oblige pas envers l’étranger comme envers l’Israélite. Saül marche contre les Amalécites avec l’ordre d’exterminer les prisonniers, et même les non-combattants, vieillards, femmes, enfants, jusqu’aux animaux ; et il est réprouvé pour avoir épargné quelque chose. David fait faire le dénombrement de son peuple, et le Seigneur, pour le punir de cet acte d’orgueil, envoie la peste qui, en trois jours, fait périr en Israël soixante-dix mille hommes. Quand on lit ces choses et bien d’autres du même genre, il apparaît clairement, pour peu qu’on ait gardé l’usage critique de son jugement, que sur l’image sainte du Dieu de la Bible les erreurs et les passions humaines se sont projetées ; de sorte que si, prenant à la lettre le texte sacré, nous croyons que Dieu a réellement fait tout ce que ce texte lui attribue, nous sommes conduits à nous faire de Dieu une idée bien peu rationnelle.

Pouvait-il d’ailleurs en être autrement ? Quelque idée qu’on se fasse au sujet de l’inspiration des livres saints, une chose est certaine, c’est que ceux qui les ont écrits les ont écrits, non pour nous ni pour ceux qui viendront après nous, mais pour leurs contemporains, c’est-à-dire pour des hommes ignorants et grossiers, étrangers à toute culture philosophique ou scientifique. Or la première condition pour se faire entendre de ces hommes, c’était de prendre à quelque degré leur mentalité, et de leur présenter les choses d’une façon qui cadrât avec leurs préjugés et leurs erreurs. D’ailleurs cette condition se remplissait d’elle-même, puisque la mentalité du milieu ambiant était précisément celle des écrivains sacrés ; et qu’il n’est vraiment pas à croire que l’inspiration divine pût avoir pour effet de supprimer, au moment où ils écrivaient, tout ce qui faisait d’eux des hommes de leur temps et de leur pays. Il est donc certain que les nombreux écrits qui composent la Bible, s’ils contiennent tous la vérité définitive et absolue, la contiennent sous des formes relatives, exprimant l’état d’esprit d’un peuple particulier à une époque de son histoire. De plus, justement parce qu’elles sont relatives, ces formes sont variables, et elles varient dans la Bible même ; de sorte que, si l’on identifie la forme avec le fond, on voit dans la Bible la vérité devenir multiple, et par conséquent se détruire.

C’est surtout au sujet de la conception de Dieu que l’évolution de la doctrine biblique est manifeste. Le progrès a été lent, mais incessant. Pour plus de clarté on en peut distribuer la suite en trois périodes, qui apparaissent nettement distinctes les unes des autres.

L’habitude nous a rendu le Dieu biblique si familier que nous éprouvons, en dépit de l’histoire, quelque peine à nous figurer que l’homme ait jamais pu en concevoir un autre. En fait, c’est une conception très particulière et très originale du petit peuple qui habita la Palestine. Chez tous les peuples de l’antiquité, il y a des dieux et point de Dieu. Israël seul est monothéiste, et il l’est de très bonne heure. C’est pourquoi l’on peut dire que l’idée de Dieu lui appartient en propre ; et c’est pourquoi aussi la Bible, malgré la gangue dont ce pur diamant s’y trouve trop souvent enveloppé, présente vraiment un caractère divin. Iahvé, pour Israël, est le Dieu universel, le maître souverain du ciel et de la terre. Toutes les nations appartiennent à Iahvé ; mais parmi les nations il en a choisi une avec laquelle il a contracté alliance, et qu’il destine à régner un jour sur toutes les autres. Cette nation, qu’il gouverne en roi et en père, le sert en faisant ses volontés comme les serviteurs celles du maître dans la maison. Si le service est bon, il la paie en prospérités de toutes sortes, mais toujours d’ordre temporel ; autrement, il la châtie en lui envoyant mille calamités. Il est bon, quoique sévère, ami du pauvre et de l’opprimé. Pourtant ce n’est pas un être vraiment moral. Dieu, pendant cette période, est conçu comme aimant la justice sans doute ; mais la justice est une création de sa volonté, laquelle, par là même, apparaît arbitraire. C’est un peu le monarque oriental, dont le bon plaisir fait loi, et qui est au-dessus de la justice, puisqu’il en est l’auteur et le maître. Du reste l’obéissance extérieure et physique ne lui suffit pas. Il demande un sentiment du cœur, et c’est parce qu’il voit en Abraham une foi profonde qu’il le bénit lui et sa postérité. Mais il semble que ce sentiment chez Abraham, comme chez Moïse, comme chez David, ne soit que le respect d’un féal sujet pour son prince, et que les inspirations de la conscience morale y entrent pour peu de chose. Jusque vers le ixe siècle la religion, chez les Hébreux, absorbe la morale, comme plus tard, au moyen âge, la théologie absorbera la philosophie. La conséquence c’est qu’il n’y a pas de morale, à proprement parler ; et c’est pourquoi la conscience humaine accepte sans protester, comme venant de Dieu, tant d’injonctions étranges.

Avec les prophètes la morale reprend ses droits, et par là, la conception de Dieu chez Israël s’élève et s’épure considérablement. Iahvé est toujours le Seigneur puissant et redoutable, mais avant tout il est saint, d’une sainteté qui ne comporte aucune ombre. Sa volonté est droite, irréprochable en tout ce qu’elle commande. Il n’aime que la justice et ne hait que l’iniquité. Les sacrifices de boucs et de génisses qu’on lui offre ne le touchent point. La seule chose qui lui plaise c’est la pureté du cœur. C’est donc un Dieu essentiellement moral, et qui n’est au-dessus de tout ce qui existe que parce qu’il réalise en lui-même l’idéal de la moralité. Cette conception, évidemment très supérieure à la précédente, laisse pourtant l’esprit en présence d’un problème insoluble, si l’on en maintient les termes. Cette justice que Dieu aime, et qu’il veut nous voir accomplir dans nos actions, qu’est-elle en soi ? Ce ne peut plus être la volonté d’Iahvé, puisque la volonté d’Iahvé n’est sainte que parce qu’elle est toujours conforme à la justice. Il faut donc que ce soit une essence à part de la nature et de l’être d’Iahvé. Mais alors cette essence n’est-elle pas plus grande qu’Iahvé même, et n’est-elle pas le Dieu véritable ? La question, qu’un métaphysicien grec n’eût pas manqué de se poser, la pensée plus ardente que subtile des prophètes d’Israël ne la pose pas. Pourtant elle existe. Un personnage divin, éternel et nécessaire, et une justice qui n’est qu’une essence, mais qui n’est ni moins éternelle ni moins nécessaire que lui, qui l’est même davantage puisqu’elle est la norme de sa volonté, c’est un dualisme, et le dualisme se détruit lui-même. La position prise par la théologie juive issue des prophètes était donc rationnellement intenable. Un nouveau pas en avant devenait nécessaire, sinon pour les Juifs, du moins pour l’esprit humain. Il fallait revenir à l’unité, non plus en subordonnant, comme on l’avait fait aux âges primitifs, la justice au personnage divin, mais, au contraire, en anéantissant le personnage divin devant l’idée supérieure de la justice. Puisque Dieu ne pouvait plus être l’auteur et le maître de la justice comme l’avaient cru les patriarches, ni un sujet en qui la justice résidât, et qui la réalisât en perfection, comme l’avaient proclamé les prophètes, il fallait qu’il fût la justice même, que Dieu et la justice ne fissent qu’un. Ce dernier et définitif progrès devait être apporté au monde par le Christ en personne.

Que telle ait été effectivement la pensée du Christ, c’est une assertion qui pourra surprendre ; et pourtant quiconque étudiera sans parti pris le texte évangélique admettra sans peine, croyons-nous, l’impossibilité d’en donner aucune autre interprétation.

On se rappelle cet admirable passage du quatrième évangile où Jésus se fait reconnaître comme prophète par une femme de Samarie en lui prouvant qu’il sait certain détails secrets de sa vie. Cette femme lui dit alors : « Nos pères ont adoré sur cette montagne, et vous dites qu’à Jérusalem est le seul lieu où il faille adorer ». Jésus répondit : « Femme, crois-moi, l’heure vient où vous n’adorerez plus le Père ni sur cette montagne ni à Jérusalem. L’heure vient, et elle est déjà venue, où les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité ; car ce sont de tels adorateurs que le Père cherche. Dieu est esprit, et c’est en esprit et en vérité que ceux qui l’adorent doivent l’adorer. » Toute l’opposition entre l’ancienne et la nouvelle doctrine est renfermée dans ces deux discours de Jésus et de son interlocutrice. Les Samaritains disent que l’on peut adorer partout, et ils adorent sur la montagne. Les Juifs prétendent qu’il n’est permis d’adorer que dans le temple de Jérusalem. Voilà de part et d’autre l’idée du personnage divin. Si Dieu n’est que l’ami de la justice, il a, comme Dieu, sa nature, ses droits, ses exigences à l’égard de ses créatures, de même qu’un maître et un père ont des exigences légitimes à l’égard de leurs enfants ou de leurs serviteurs. De là pour nous des obligations que la morale sanctionne, et dont pourtant l’objet est étranger à la morale. Un serviteur est tenu en conscience de chercher l’intérêt de son maître. En tant qu’il le cherche par sentiment du devoir il est un être moral ; mais, en tant qu’il accomplit telle action particulière que cet intérêt lui commande, il n’est pas un être moral. Il y a donc dans l’action commandée quelque chose de réfractaire à la moralité, une sorte de caput mortuum, une matière au sens antique, qui est le sens vrai du mot. Et cette matière qui constitue une servitude pour la volonté morale et libre, est inévitable, si les intérêts de la personne qu’il s’agit de servir sont distincts de la moralité pure, c’est-à-dire si cette personne est elle-même matière à quelques égards. Les Juifs, même au temps des prophètes, n’ont jamais pu concevoir qu’un Dieu seigneur et maître, qu’il fallait servir en accomplissant des rites et des pratiques, un Dieu, par conséquent, dont la volonté ne s’identifiait pas purement et simplement avec la justice, et dans l’être duquel il restait quelque matière. Jésus vient, et il déclare que les rites et les pratiques doivent disparaître, que Dieu ne veut être adoré qu’en esprit et en vérité, parce que lui-même est esprit : esprit sans matière, être sans besoins, ne commandant que comme la justice commande, avec un désintéressement absolu, aussi pur que la justice même, et par là s’identifiant avec elle. Les rites subsisteront dans la religion en tant qu’elle est un fait social, parce que toute société suppose une autorité, et que les rites sont la part de l’autorité dans une société religieuse ; mais la religion absolue, qui est la fin dont la société religieuse avec ses rites est le moyen, ne connaît point elle-même de rites, de préceptes, ni de lois, parce qu’étant toute spirituelle la justice lui suffit, et qu’elle n’a point à adosser cette grande idée au concept d’un être dont la volonté serait nécessaire pour lui donner puissance et vie.

Le commentaire que nous présentons de la pensée du Christ paraît-il obscur ou erroné ? Il en est un autre dont la clarté est parfaite pour qui sait lire, et qui pourra lui servir de confirmation ; ce sont les épîtres de saint Paul[2]. Car que signifie la doctrine de saint Paul sur la justification par la foi, sinon que la pureté du cœur, en laquelle consiste toute la justice, est le seul hommage que nous puissions rendre à Dieu ? Et comment faudra-t-il interpréter cet affranchissement à l’égard de la loi mosaïque qui nous vient de Jésus-Christ suivant le même apôtre, sinon comme une révélation de cette vérité supérieure et jusque-là inconnue que Dieu ne demande de nous que l’amour dans la liberté, parce qu’il est lui-même pur amour et pure liberté ? Si donc nous nous trompons sur la vraie doctrine du Christ, saint Paul s’est trompé avant nous, car notre pensée est la sienne.

Comment d’ailleurs parviendra-t-on à donner un sens à cette parole : « Dieu est esprit », si l’on fait de Dieu un personnage ami de la justice et non pas la justice même ? Et comment adorerons-nous en esprit et en vérité si c’est ce personnage qu’il nous faut adorer ? Ce qui s’oppose à l’adoration en esprit et en vérité c’est l’idolâtrie. Or l’idolâtrie ici est flagrante ; car l’idolâtrie ne consiste pas à adorer Bel ou Moloch au lieu d’Iahvé ; elle consiste à adorer un Dieu de pierre ou de bois, quelque nom qu’on lui donne. Or un Dieu dont la justice et la vérité ne sont pas tout l’être, un Dieu qui est juste comme l’eau est fluide, qui est vrai comme le plomb est pesant, fût-il incorporel, est un Dieu de pierre et de bois. C’est un fétiche perfectionné, mais c’est encore un fétiche. C’est pourquoi les Israélites d’avant la captivité adoptaient avec tant de facilité les dieux étrangers. Iahvé était mécontent, ou tardait à accorder ce qu’on lui demandait : on prenait un autre dieu qu’on supposait mieux disposé, le veau d’or des Tyriens, par exemple. Croit-on que des faits pareils eussent pu se produire et se renouveler tant de fois si le culte d’Iahvé, en ces âges reculés, n’avait eu à aucun degré et d’aucune manière le caractère d’une idolâtrie ?

Allons plus loin, et reconnaissons que ce fétiche ne peut être qu’un fétiche malfaisant, tout au moins un être chez qui la justice et la bonté, de même que chez nous, ne sauraient être absolues. En effet, un être qui n’est pas la justice pure a nécessairement une nature. Cette nature a des besoins et des exigences que la justice ne satisfait pas, puisque autrement elle s’absorberait dans la justice et disparaîtrait comme nature ; besoins et exigences qu’il faut pourtant satisfaire à quelque degré, sinon la nature s’anéantit encore. Ainsi le fait d’avoir une nature, et la nécessité de la conserver, mettent fatalement en conflit permanent avec la justice le personnage divin que l’on suppose. C’est pourquoi les peuples voisins et rivaux des Israélites, qui faisaient de leurs dieux des monstres, étaient beaucoup moins dans la vérité, mais beaucoup plus dans la logique, que les Israélites donnant pour apanage au leur la bonté et la sainteté. Sans doute la conception de Dieu qu’apportent les prophètes est plus pure ; mais, là encore, les vices de la conception primitive se retrouvent, bien qu’atténués, parce que le Dieu personnage s’y retrouve toujours : et si le Christ, en disant que Dieu est esprit, avait pensé conserver, de quelque manière que ce fût, le Dieu personnage, il n’eût été ni réformateur de la religion judaïque, ni révélateur d’une vérité nouvelle.


III

Nous venons de considérer Dieu comme être et comme Dieu, considérons-le comme maître, puisque c’est le besoin de comprendre le grand fait historique de l’ascension constante des générations humaines vers la liberté qui nous conduit à rechercher comment Dieu a été conçu et comment il doit l’être. Nous allons, dans cette étude, découvrir de nouvelles raisons de penser que Dieu n’est que le nom de la justice éternelle en tant qu’en soi elle est vie et pour nous principe de vie.

Dieu me commande, disent les partisans de la vieille conception hébraïque ; et, comme son autorité est souveraine, je suis tenu d’obéir. Soit, mais encore faut-il que l’authenticité du commandement soit certaine. Or quel témoignage ai-je à cet égard ? Dieu ne peut se faire connaître à moi, comme Dieu, d’une manière directe, parce que l’infini ne peut être perçu en aucune manière et par aucune espèce de sens. Abraham, Moïse, Samuel, bien d’autres personnages encore de la Bible, ont été favorisés des révélations divines ; mais ce qu’ils ont vu et entendu c’étaient des signes de la présence de Dieu, et non pas Dieu lui-même. Il leur a donc fallu, par une interprétation, conclure à l’origine divine de l’objet vu ou de la parole. Et quelles raisons décisives pouvaient-ils avoir pour cela ? Est-ce l’affirmation portée par la parole « Je suis le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob » ? Aucune parole ne peut se servir de confirmation à elle-même. Sont-ce les manifestations de la puissance, les prodiges de toutes sortes, les tonnerres du Sinaï ? La puissance n’est pas un signe qui permette de distinguer le bien du mal, et les plus grands bouleversements de la nature n’attestent qu’une force brute : or ce n’est pas comme une force brute qu’il faut concevoir Dieu. Donc je puis toujours suspecter la véracité de la voix qui retentit à mes oreilles, la sincérité du signe qui prétend attester à mes yeux l’ordre divin. Pourtant il est une parole que j’entends fort distinctement, qui me commande avec une autorité si absolue et si certaine à la fois qu’il m’est impossible de douter qu’elle soit la parole de Dieu même. Mais c’est une parole intérieure, une voix du dedans, non du dehors, ma conscience morale, c’est-à-dire ma raison dans son usage pratique : de sorte que, si c’est à la puissance infinie de ses commandements que je dois reconnaître Dieu, ce n’est pas hors de moi que j’aurai à le concevoir existant, c’est en moi-même. Au lieu de m’apparaître comme extérieur et étranger, son être m’apparaîtra comme le fond, l’essence, la vérité idéale du mien. Il sera en perfection ce que je ne suis nécessairement que d’une manière bien imparfaite, raison et justice.

Supposons cependant pour un instant que la volonté divine puisse se faire connaître de nous en sa qualité propre, et que nous puissions savoir enfin que le commandement directement entendu ou reçu par un intermédiaire émane de Dieu même. Ce commandement ne saurait être injuste, il est donc juste assurément, mais comment faut-il le comprendre ? Dirons-nous, comme cela paraît avoir été la pensée des Hébreux jusqu’au temps des prophètes, que ce que Dieu commande est juste en effet, mais juste uniquement parce que Dieu le commande. Cela revient à dire qu’il n’y a pas de justice ni de raison absolues, et que, par conséquent, les volontés de Dieu, n’étant fondées ni en raison ni en justice, sont de purs caprices. Mais alors nous sommes esclaves des caprices divins et Dieu ne l’est pas moins que nous ; car c’est être vraiment esclave que d’agir non par raison mais par caprice.

Il faut donc passer de la conception anté-prophétique à la conception prophétique de Dieu, et dire que Dieu ne veut et qu’il ne nous commande que la justice. Mais ce commandement est-il quelque chose d’intelligible ? Sans doute il se comprend parfaitement si l’on admet, comme nous le voulons, que Dieu ne soit qu’un autre nom de la justice éternelle ; car la justice est impérative par essence. Mais ici, précisément, la justice est ce que Dieu veut ; elle n’est pas l’être même de Dieu. Quelles pourraient être alors les raisons du commandement divin ? Serait-ce que Dieu nous impose la pratique de la justice en vertu de l’autorité souveraine qu’il a sur nous ; de sorte que si la justice doit nous être sacrée, ce n’est pas parce qu’elle est la justice, moins parce que Dieu nous l’impose ? Il y a dans cette thèse une absurdité manifeste. Ce qu’on peut exiger au nom du droit de souveraineté c’est un hommage, une soumission, une allégeance quelconque. Ainsi l’État exige et est fondé à exiger des citoyens le paiement de l’impôt et le service militaire. L’Église de même impose à ses fidèles le respect des lois qu’elle a portées, et qui sont nécessaires à sa vie en tant que société. Mais là où il s’agit de justice et de perfection morale, sans rien de plus, la souveraineté n’a rien à voir. On ne commande pas à un homme d’être juste parce qu’on est son maître ; car, si on ne l’était pas, l’obligation pour cet homme d’être juste demeurerait la même. La nécessité pour nous d’être justes ne tient donc pas à ce qui nous constitue à l’égard de Dieu un état de dépendance absolue, à savoir notre condition de créatures ; elle tient à notre qualité d’hommes, à notre nature, c’est-à-dire à notre raison ; non pas sans doute à ce misérable jugement personnel sujet à tant d’erreurs et d’aberrations, mais à cette raison éternelle qui dépasse infiniment nos individualités temporelles, et qui pourtant est bien notre raison, et même la raison propre de chacun de nous, puisqu’en elle et par elle seule chacun de nous se sent être réellement lui-même, tandis que nos caprices et nos folies nous font les jouets de puissances extérieures. En un mot, l’idée de justice se suffit à elle-même, et n’a pas besoin du concours d’une autorité quelconque pour s’imposer à nos volontés.

Est-ce à dire que les commandements moraux, d’une manière générale, et le Décalogue en particulier, n’ont aucune raison d’être ? Nullement. La raison humaine, dans ce qu’elle a de phénoménal et d’empirique, est sujette à l’erreur. C’est pourquoi il est nécessaire souvent qu’une parole de sagesse vienne rappeler à la volonté coupable sa propre loi méconnue par elle. Cette parole peut être celle de l’homme, elle peut être aussi celle de Dieu. Le Décalogue donc se comprend très bien comme étant un enseignement solennel donné par Dieu à l’homme de certaines vérités morales sur lesquelles celui-ci, encore insuffisamment éclairé, pouvait hésiter. Mais il ne faudrait pas que le Décalogue, à cause de l’appareil terrifiant dont sa promulgation s’entoure, nous apparût comme une législation imposée à la raison humaine ; car, la raison est autonome ou elle n’est pas, et son hétéronomie ne se comprend pas mieux en morale qu’en mathématiques. Ainsi l’autorité de Dieu sur nous est une vérité si Dieu est la raison et la justice absolues, desquelles nous sommes tous participants, et que nous réalisons à des degrés divers dans notre vie temporelle. Autrement, elle n’est qu’une illusion de l’anthropomorphisme, le rêve d’une imagination qui, ignorant « l’esprit », ne comprend la grandeur de Dieu que sous la forme d’une domination universelle, et croit lui rendre hommage en lui attribuant une puissance infiniment supérieure, mais de même ordre que celle des rois de la terre.

Revenons pourtant encore une fois à cette conception naïve, et posons-nous à son sujet une dernière question. Quelle raison aurai-je d’obéir à cette toute-puissance qui m’écrase ? Est-ce la crainte d’un châtiment ? Mais alors mon action accomplie sous l’empire d’une passion irrationnelle, et même avilissante pour un être raisonnable, perd tout caractère moral. J’obéis comme un animal, non comme un homme. Est-ce qu’étant une créature de Dieu je dois lui être soumis et subordonné en tout ? Il faut ici s’entendre. Si l’on veut dire que je suis entre les mains de Dieu comme l’argile entre les mains du potier, — ce sont, comme on sait, les propres expressions de saint Paul, mais chez saint Paul elles ont un sens très différent de celui que nous avons en vue ici — je proteste, attendu que je ne suis pas un vase d’argile, mais un être raisonnable et libre, duquel Dieu ne peut exiger qu’une soumission raisonnable et libre, et non pas la soumission passive d’une matière inerte. Si je dois à Dieu en tant qu’il est mon créateur, c’est parce que cette qualité qu’il possède m’impose envers lui des devoirs de respect et d’amour. Mais une obligation de ce genre ne saurait être inconditionnelle, et si Dieu pouvait me commander quelque chose d’injuste, je serais tenu en conscience à lui résister, comme je dois résister, le cas échéant, aux passions injustes des personnes qui me sont les plus chères. Par conséquent, si j’obéis lorsque Dieu me commande, c’est parce que ce qu’il me commande est saint et juste ; et, si j’ai égard à son titre de créateur et de père, c’est parce que j’y vois une garantie certaine de la justice et de la sainteté de ses commandements ; mais cette justice, supposée ou reconnue, est la véritable loi et la cause déterminante de mes actes.

Ainsi, en tant que je suis un être moral, la loi de la justice est la seule que je reconnaisse, la seule que je serve, et par conséquent la seule que j’aime et que j’adore. Qu’est-ce à dire, sinon que, dans la spontanéité et la vérité de mon être, c’est la justice qui est pour moi le seul et véritable Dieu ? Car il est très vrai que je dois aimer Dieu « de tout mon cœur, de toute mon âme, de tout mon esprit, de toutes mes forces » ; et donc ce que j’aime d’un amour absolu, non par erreur ni par caprice, mais par une nécessité primordiale de ma nature, est réellement le Dieu que doit reconnaître ma pensée et affirmer ma parole.


IV

Et maintenant, comment opposer l’autorité de la Bible à ceux qui tiennent pour surannée la conception qu’on s’est faite de Dieu en Israël d’Abraham à David, pour insuffisante celle même qu’en ont eue les prophètes, et qui différait si notablement de la première, alors que la sentence qui les condamne toutes deux vient de Jésus lui-même ? De même que la loi nouvelle a aboli l’ancienne loi, le Dieu nouveau devait abolir l’ancien Dieu. En fait, cependant, pour notre malheur, celui-ci est resté très vivant parmi nous. C’est que le Dieu nouveau est une conception si haute qu’à l’heure présente encore elle demeure inaccessible à la masse des intelligences. Il a donc fallu revenir au Dieu des prophètes, à l’Iahvé parfaitement juste et saint, mais qui est en lui-même autre chose que la justice et la sainteté. Seulement on a cru devoir préciser une notion que les prophètes avaient laissée dans le vague, et l’on a dit que Dieu est un « pur esprit », par où l’on entendait qu’il n’est pas comme nous un esprit associé à un corps, mais au contraire un esprit sans corps, ce que nous-mêmes, à ce que l’on croit, sommes appelés à devenir après la mort. Sans doute on pensait interpréter par là la grande parole du Christ. En réalité on en faussait le sens ; car quelle est la portée de cette parole pour la vie morale et religieuse de l’homme si elle signifie, non pas que l’amour de Dieu c’est l’amour de la justice, et que la véritable et suprême religion c’est la pureté du cœur, mais simplement que Dieu est un être qui se trouve capable de subsister, et même de penser et de vouloir, sans avoir pour cela besoin de posséder un corps et des organes ?

Oh ! qui pourrait dire tout le mal qu’a fait à la pensée moderne cette absurde idée du pur esprit, du sujet pensant incorporel, si parfaitement étrangère à la philosophie des anciens. L’origine en est évidente, c’est la doctrine mal comprise de l’immortalité de l’âme. De la survivance de l’âme après la mort les premiers chrétiens n’avaient eu aucune idée. Saint Paul, qui parle constamment de la résurrection finale, ne dit pas un mot duquel on puisse inférer qu’il a cru à la continuité de nos existences depuis notre mort jusqu’au jour où la résurrection doit arriver pour tous. Manifestement il n’a aucune idée d’un état intermédiaire entre la vie du temps et celle de l’éternité, état dans lequel l’âme subsisterait sans son corps en attendant de pouvoir le reprendre. C’est pourquoi, chez les premiers chrétiens, la résurrection du Christ a une importance si capitale comme promesse et gage de la nôtre. Avec la croyance actuelle on peut dire que la résurrection des corps n’a qu’un intérêt secondaire, parce qu’avec ou sans nos corps nous pouvons vivre également la vie éternelle.

Alors, au contraire, la résurrection était tout, parce qu’on ne songeait en aucune façon à composer la personne humaine de deux parties séparables, fût-ce momentanément. Dans les Évangiles la note est la même. C’est seulement lorsque, le dernier avènement du Christ ne s’étant pas produit dans le délai où on l’attendait, on dut penser que cet avènement sans doute se ferait attendre encore, c’est à ce moment, et peut-être un peu plus tard[3], qu’on fut pris d’inquiétude sur le point de savoir ce que deviennent les serviteurs du Christ du jour de leur mort au dernier jour du monde. Déjà du reste, du temps de saint Paul, s’était manifestée chez les chrétiens de Thessalonique une préoccupation semblable, à laquelle l’apôtre avait dû répondre[4]. On fut conduit par là à l’idée quelque peu bizarre d’un paradis provisoire précédant le définitif : conséquence inévitable d’ailleurs de la croyance à la survivance des âmes. Les anciens aussi avaient cru à cette survivance, mais toujours par transmigration, de sorte que les âmes ne quittaient pas la terre, ou du moins le monde phénoménal. La transmigration ne pouvait convenir aux chrétiens. Il leur fallut donc faire vivre les âmes à part de tout corps. La conception du « pur esprit » ainsi formée à propos de l’âme humaine, il était naturel qu’on l’appliquât à Dieu d’autant plus qu’à ne pas le faire on se fût cru coupable de matérialiser Dieu : et c’est ce qui eut lieu en effet.

Quant aux incohérences et aux contradictions auxquelles par là on était conduit, elles demeurèrent inaperçues. — L’affirmation de l’existence d’un pur esprit, que l’on conçoit nécessairement à titre d’objet, et que, par conséquent, on se représente imaginativement, puisqu’il est sûr, et on le reconnaît, que nous ne pensons point sans images : comme si l’imaginable pouvait être incorporel ! — Une âme humaine qu’on déclare séparable, bien qu’on reste fort attaché, avec toute raison d’ailleurs, à ces deux propositions fondamentales de la doctrine d’Aristote : que « l’âme est la forme du corps organisé vivant », et qu’« il n’y a point de forme sans matière » excepté Dieu seul. — Un esprit qui, après sa séparation d’avec le corps, pense sans organes, bien qu’il soit impossible de penser sans images. Un Dieu qui connaît des phénomènes se passant dans le temps et dans l’espace sans participer en rien lui-même à la nature du temps et de l’espace ; en sorte qu’il pense des choses successives, comme successives, d’une pensée où il n’entre aucune succession. — Une âme qui, de la mort à la résurrection, passe au ciel, dans « l’éternité », un certain nombre de nos années de la terre, années remplies, mesurées, constituées exclusivement par des événements cosmiques ; à moins qu’on admette l’absurdité d’un temps vide, qui serait un écoulement, sans être l’écoulement de rien du tout, et dans lequel prendraient place, parallèlement les uns aux autres, les événements de notre monde et ceux du monde où vivent les bienheureux. — Un jugement final et général qui arrive à la fin des temps, jugement par lequel est ouverte aux justes la vie éternelle sous sa forme définitive ; en sorte que la vie éternelle fait suite à la vie présente dans l’ordre du temps, ce qui implique bien des choses peu raisonnables : un événement cosmique suivi d’un autre qui ne l’est pas, et qui pourtant est un événement, puisqu’il arrive ; — la vie éternelle conçue comme une vie consécutive à celle-ci et qui ne doit point avoir de fin ; — l’éternité divine, nécessairement de même nature que la nôtre (autrement Dieu nous resterait impénétrable, et il n’existerait pas de vision béatifique), devenue une durée sans commencement ni terme, si bien que Dieu est aujourd’hui d’un jour plus vieux qu’il n’était hier, etc.

On pourrait allonger l’énumération.

Non, en vérité, la conception du Dieu « pur esprit » ne peut pas être considérée comme un progrès de la pensée chrétienne. Celle des prophètes d’Israël valait mieux, quoique moins précise, et justement parce que moins précise ; car elle avait le mérite de n’appuyer pas sur ce qui la rendait défectueuse, l’idée d’un Dieu juste dont la justice n’était pas tout l’être, et dans lequel, par conséquent, la justice mise à part, il demeurait un résidu d’être.

Ce n’est pas d’ailleurs que chez les grands docteurs chrétiens on ne trouve sur ce sujet des vues beaucoup plus élevées que celles de la philosophie populaire. Saint Thomas, par exemple, enseigne que Dieu ne possède pas l’essence, mais qu’il est lui-même essence (Sum. théol. P. I, Q. iii. a. 3) ; qu’en Dieu l’essence et l’être ne font qu’un (Q. iii, a. 4) ; que Dieu est le bien par essence (Q. vi, a. 3) ; que le bien ne diffère pas de l’être secundum rem, et qu’il n’est pas antérieur à l’être secundum rationem (Q. v, a. 1). Tout cela ne veut pas dire que Dieu soit un sujet en qui réside la parfaite justice. Cela veut dire même tout le contraire. Malheureusement, ce point de vue, qui est celui de toute la grande tradition philosophique, n’est pas, chez saint Thomas, définitif. Il faut un Dieu personnel. Une essence n’est pas un Dieu personnel. Le problème serait alors de concilier la personnalité de Dieu avec son caractère de pure essence. Saint Thomas ne l’a pas fait ni essayé, le croyant peut-être impossible. Cela étant, la nécessité du Dieu personnel ramène le Dieu personnage. On peut donc se demander si, sur cette grande question, saint Thomas pense comme le peuple ou comme les philosophes.

Les mêmes réflexions s’appliqueraient à Descartes, qui, comme saint Thomas, fait de Dieu une pure essence, et qui, en même temps, le conçoit comme un « être parfait », dont il faut démontrer l’existence, ce qui à l’égard d’une essence pure ne présente aucun sens.

Il est pourtant vrai que nous avons besoin d’un Dieu personnel ; car un Dieu qui ne veut ni ne pense n’est qu’une abstraction, et une abstraction n’est pas de force à porter le poids de la création universelle. Mais voyez comment on s’y prend pour satisfaire à cette nécessité. Par crainte du phénoménisme, du relativisme, de l’idéalisme, toutes doctrines détestables, on veut que sous les phénomènes physiques, il existe un sujet matériel, et sous les phénomènes de conscience un sujet pensant, l’un et l’autre qualifiés de substances, supportant chacun les phénomènes qui leur sont propres, et qui sont leurs accidents, mais en restant distincts, et si bien distincts que les accidents changent sans que la substance soit modifiée en rien — autrement elle deviendrait phénoménale, ce qu’il ne faut pas — et que la substance à son tour peut être changée les accidents restant les mêmes.

Mais alors une question se présente tout naturellement. En quoi, à l’entendre ainsi, deux substances matérielles se différencient-elles l’une de l’autre ? Comment la substance or se distingue-t-elle de la substance plomb, puisque toutes les différences que nos sens constatent entre l’or et le plomb, couleur, densité, etc., appartiennent à l’ordre des accidents et sont étrangères aux substances ? Dira-t-on qu’elles se distinguent par des tendances et des aptitudes propres à chacune d’elles, par exemple, par l’aptitude à se dilater l’une plus, l’autre moins, sous l’action de la chaleur ? Mais, demanderons-nous, cette aptitude agit-elle ou n’agit-elle pas ? Si elle agit, comme c’est de façons variables, il y a en elle de la mobilité, du devenir ; elle appartient à l’ordre des accidents, non à celui de la substance. Si elle n’agit pas, à quoi sert-elle, et pourquoi la supposer ? Donc la substance or et la substance plomb sont indiscernables, c’est-à-dire que toutes les substances matérielles n’en font qu’une. À l’égard des substances spirituelles c’est la même chose. Vous et moi différons par nos manières de sentir, de penser, de vouloir, choses phénoménales, mais entre la substance spirituelle ou « pur esprit » qui est vous, et le « pur esprit » qui est moi, il est impossible d’apercevoir aucune différence. Mais ce n’est pas tout : la substance spirituelle unique et la substance matérielle unique se confondent à leur tour en raison de l’indétermination absolue de toutes deux ; car ce sont leurs déterminations qui seules les différenciaient, et elles n’en ont pas. Et la substance Dieu se différenciera-t-elle au moins de la substance monde ? Pas davantage, toujours pour la même raison. On aboutit donc fatalement à une substance unique, qui est la Substance, ou l’Être, ou l’Absolu, qui produit tous les modes tant de la pensée que de l’étendue. Or cela c’est une doctrine connue, qui s’appelle le spinozisme. Voilà comment, en faisant de Dieu un « pur esprit », afin de lui assurer le caractère de la personnalité, on arrive droit à un panthéisme, le plus radical qui soit, et celui qui nie le plus décidément la personnalité divine.

Et ce n’est pas seulement le panthéisme qui est au terme de la voie où l’on s’engage avec la doctrine du Dieu « pur esprit », c’est encore le matérialisme. Qu’est-ce que le matérialisme ? Est-ce une doctrine qui nie la dualité de la substance matière et de la substance esprit en prétendant que la matière est capable de penser ? Oui sans doute, mais cette thèse « moniste » n’a pour le matérialisme rien de fondamental, quoi qu’en pense Haeckel. Le matérialisme pourrait, au contraire, s’accommoder fort bien du dualisme de « l’esprit pur » et de la « pure matière », parce que l’un semble se prêter tout aussi bien que l’autre à l’application rigoureuse de lois purement abstraites et logiques, et c’est la seule chose à laquelle il tienne résolument. Peut-être même s’avisera-t-il un jour de penser à ce dualisme, lorsque, définitivement désabusé des hypothèses trop fragiles dont il a essayé jusqu’à ce jour, celle de la « conscience-reflet », par exemple, il se mettra à chercher sérieusement comment, chez des êtres dont les organismes sont en réalité de purs mécanismes, la conscience peut naître. Au reste, il y a songé déjà ; car qu’est-ce que la force et la matière de Büchner, sinon un dualisme de substances ? Il y songeait même il y a plus de deux mille ans lorsque Épicure, désespérant de faire engendrer la pensée par une combinaison d’atomes aussi grossiers que sont les atomes d’eau, d’air et de feu, en réservait la production à un quatrième atome qu’il nommait l’innommable, lequel, si l’on écarte l’idée d’atome, évidemment accessoire, ressemble comme un frère au « pur esprit » de la philosophie populaire. Et cela est logique, correct et irréprochable. Il faut une substance pour engendrer les phénomènes d’un certain ordre. D’autres phénomènes sont absolument hétérogènes et irréductibles aux premiers. Pour engendrer ces autres phénomènes il faut une substance absolument hétérogène et irréductible à la première. Substance matière pour les phénomènes physiques, substance esprit pour les phénomènes de pensée, quoi de mieux ? Et nous ne sortons pas d’un pur et parfait matérialisme.

Où donc est le spiritualisme véritable, celui qui vraiment est le contre-pied du matérialisme ? Ce qui caractérise essentiellement le matérialisme, ce n’est pas d’affirmer l’unité de substance, et de vouloir que la substance unique soit la substance matérielle, c’est de poser des phénomènes, corporels ou spirituels, hétérogènes ou non les uns aux autres, et de les soumettre à des lois logiquement nécessitantes, comme sont ou paraissent être les lois mathématiques, en rejetant toute intervention d’un élément moral dans l’ordre de la nature. Ce qui, par contre, caractérise le spiritualisme c’est, sans nier le moins du monde le mathématisme de tous les phénomènes, y compris ceux de la vie, en tant qu’ils sont objets de science pure, de vouloir que tous ces phénomènes soient comme suspendus à une Idée, l’Idée de la justice, dont la réalisation est leur unique raison d’être ; c’est de proclamer que la Justice est, non pas un rêve ni une conception factice de nos esprits, mais une vérité, un absolu, et même le seul Absolu, ce dont, par conséquent, tout dépend, et à quoi tout se ramène. Et, s’il en est ainsi, nous pouvons comprendre sans peine ce que signifie la parole : « Dieu est Esprit » ; et nous avouerons que ce n’est pas en entendre suffisamment le sens que de faire de Dieu une substance pensante qui ne serait unie à aucun corps.

V

Concevoir Dieu comme une Idée pure, et « l’Idée des Idées », comme dit Platon, paraîtra certainement à plusieurs l’équivalent de l’athéisme. Une multitude de personnes voient dans l’idéalisme une doctrine qui, ne reconnaissant comme réels que nos états de conscience, supprime toute vérité objective et aboutit à une sorte de nihilisme. Une telle appréciation peut être exacte jusqu’à un certain point à l’égard de l’empirisme anglais, celui de Hume et de Stuart Mill ; mais l’empirisme anglais n’est pas l’idéalisme, c’en est l’absolu contraire et la négation perpétuelle. Le véritable idéalisme c’est celui de Platon, et l’idéalisme de Platon, qui n’est au fond qu’un commentaire philosophique de la parole « Dieu est Esprit », ne tend en aucune manière à faire de l’Idée une simple conception de nos esprits et par conséquent un objet irréel. Ceux qui ne comprennent l’idéalisme que comme une négation de tout ce qui n’est pas le fait de conscience oublient qu’au moyen âge l’idéalisme se présentait comme un réalisme, et qu’il en avait pris le nom. Et c’est bien un réalisme en effet pour qui sait le comprendre.

Il est des choses qui, si elles n’existent que dans nos esprits, n’existent en aucune manière : ce sont les choses sensibles, représentables par l’imagination, par exemple les centaures et les chimères ou encore les images du rêve. Mais il en est d’autres qui sont réelles sans cesser d’être entièrement idéales, ce sont les conceptions de la raison. Ainsi les vérités mathématiques sont idéales, puisqu’elles sont purement intelligibles, nullement sensibles. Dirons-nous cependant qu’elles ne sont rien de réel quand nous sommes obligés de reconnaître qu’elles sont éternelles, nécessaires, et qu’elles constituent des lois absolues auxquelles est soumis tout ce qui naît et meurt dans le temps et dans l’espace ? Sans doute elles n’existent pas à la manière des choses de l’expérience, et par là même on peut dire qu’elles n’existent absolument pas, parce que si le mot exister a un sens, il signifie ceci : être ou pouvoir être un objet d’expérience, sensible ou psychologique. Ce que nulle expérience n’atteint ni ne peut atteindre n’existe pas, c’est l’évidence même. Donc les vérités mathématiques n’existent pas, mais elles sont, en ce sens qu’il y a en elles de l’être et de l’absolu. Voici par conséquent deux types d’êtres bien différents, qui se réalisent, l’un dans les choses sensibles, l’autre dans les choses intelligibles. Lequel est le premier, lequel est le véritable, car il n’est pas possible qu’ils soient vrais l’un et l’autre ? Platon répond à cette question par son allégorie de la Caverne. Ce qui est, au sens propre et littéral du mot, c’est, suivant Platon, l’intelligible ou l’Idée, c’est-à-dire ce qui n’existe pas. Ce qui n’est pas, le « non-être », qu’il ne faut pas du reste confondre avec le néant absolu, c’est le sensible, c’est-à-dire ce qui existe. Être et exister, loin d’être la même chose, sont donc presque le contraire l’un de l’autre.

Et si les lois mathématiques ont le caractère de l’être malgré leur idéalité, ou plutôt en vertu de leur idéalité même, que dirons-nous des lois morales dont la nécessité est bien plus absolue encore ? Car la nécessité mathématique est, après tout, conditionnelle, puisque, les mathématiques n’exprimant que des rapports de temps et d’espace, s’il n’y avait ni temps ni espace, il n’y aurait pas de mathématiques. Tandis que la Justice est vraie inconditionnellement, puisque l’unique raison d’être de tout l’ordre de la nature c’est que la Justice se réalise. Hors de cette considération de la Justice à réaliser les choses n’ont ni sens, ni intelligibilité véritable, ni être par conséquent, puisque ce qui ne peut pas se penser n’est rien. Tout le substantiel et le positif des choses de ce monde vient donc de l’Idée morale, est cette Idée même, à laquelle les choses participent. Le Bien, dit admirablement Platon, est le fond de tout, le réel de tout ce qui existe. C’est pourquoi l’Idée du Bien est avant la nature, avant l’expérience, avant l’esprit pensant, et le caractère qu’elle a d’être Idée non chose est ce qui la fait, non pas subjective, mais objective au contraire.

Ainsi Dieu est, il est même plus que nous et que toutes choses, puisque c’est de lui que nous et que toutes choses tenons l’être ; mais il n’existe pas, parce qu’il est, comme dit Platon, « au-dessus de l’existence », l’existence se caractérisant par l’aptitude à être perçu et représenté du dehors, c’est-à-dire en définitive à prendre la forme soit du temps, soit de l’espace. Du reste, si Dieu n’existe pas, l’âme n’existe pas davantage, et pour la même raison, à savoir qu’elle n’est pas un objet d’expérience possible. Et pourtant l’âme est tout ce qu’il y a de plus réel en nous, puisqu’elle fait la vie de nos corps, et avec la vie le mouvement et l’être. L’âme est une pure Idée comme Dieu.

Qu’il y ait du paradoxe à attribuer ainsi aux Idées plus de réalité qu’aux choses, à voir une sorte d’antinomie entre l’être et l’existence, on ne peut le contester ; mais il faut reconnaître aussi que pour justifier ce paradoxe il y a d’assez bonnes raisons. Dans tous les cas, il est une catégorie de philosophes auxquels il est tout à fait interdit de s’en effaroucher, ce sont ceux que ne satisfait pas le pur nominalisme, ceux qui n’admettent pas que les idées générales ne soient que des flatus vocis. Que ces philosophes aient raison pour le fond, c’est, à ce qu’il nous semble, incontestable ; car s’il n’y a en nous que des images particulières, il n’existe ni science ni pensée. Les idées générales sont donc quelque chose ; mais quel genre de réalité leur donnerons-nous ? Faudra-t-il les considérer comme existantes au même sens que les objets matériels ? Ce serait absurde, et il est clair qu’à le prendre ainsi le nominalisme est entièrement dans le vrai contre le réalisme. Il faut donc reconnaître que l’être d’une Idée n’est pas celui d’un phénomène sensible, et que la différence n’est pas seulement de degré, — car au sens de l’expérience il n’y a pas de degré entre être et n’être pas — mais de nature. Et comme on veut que l’être véritable soit celui des Idées, non celui des phénomènes, — cela c’est le réalisme même — on serait évidemment mal venu à dire qu’une doctrine qui refuse à Dieu et à l’âme l’existence empirique en en faisant de pures Idées est une doctrine qui supprime Dieu et l’âme.

Pourquoi donc, même chez des antinominalistes, l’esprit demeure-t-il souvent si réfractaire aux Idées ? La cause en est dans la vie et dans l’action. Agir sur un objet c’est toujours le mouvoir. Or, dans le mouvement qu’on reçoit du dehors, l’âme et l’Idée n’ont point de part. Un homme qui fait une chute tombe selon la même loi qu’une pierre, et, en tant qu’il tombe, n’est qu’une pierre. Dans nos rapports avec les objets extérieurs, tout ce qui fait leur être et leur vérité, à savoir l’Idée qu’ils réalisent à leur manière, disparaît donc à nos yeux, puisque c’est uniquement comme choses, c’est-à-dire comme inertes, bruts et morts, qu’ils tombent sous nos prises et donnent lieu à notre action. De là la formation en nous d’une habitude d’esprit utile pour la pratique, mais qui peut devenir mortelle pour la spéculation et pour la pensée. Parce que, par rapport à nous, les choses effectivement ne sont que des choses, nous voulons qu’en elles-mêmes elles ne soient que des choses encore ; et nous excluons d’elles ce qui pourtant fait toute leur consistance, ce sans quoi elles seraient inaptes même au rôle effacé d’inertie absolue que nous leur faisons jouer. Et cette habitude devient si forte que nous portons le chosisme jusque dans nos conceptions de l’âme et de Dieu, en créant sous le nom de « pur esprit » une matière incorporelle, et que nous considérons l’Idée comme rien parce qu’elle est le contraire de la chose. On prétend rejeter le matérialisme ; en fait on le porte partout avec soi. Il y a du matérialisme inconscient à faire de Dieu un pur esprit, au sens que l’on donne à ce mot dans la philosophie populaire. Il y en a aussi à refuser l’être aux Idées, et cette seconde erreur est plus impardonnable que la première ; car il faut être aveugle pour ne pas voir que, si les Idées ne sont rien que des conceptions de nos esprits, la justice est un vain mot, la moralité une illusion, et le mécanisme de la nature la seule vérité qu’il y ait au monde.

Hâtons-nous d’ajouter, de peur qu’on ne se méprenne sur notre pensée véritable, qu’en concevant Dieu comme une Idée pure qui est et n’existe point, nous n’entendons nullement nier que Dieu puisse et doive se rendre existant en se faisant nature. L’Idée pure, nous l’avons reconnu déjà, s’évanouit dans l’abstraction si elle ne prend corps en quelque sorte dans le monde. Et Dieu doit être non seulement existence, mais aussi pensée et volonté ; autrement il s’évanouit encore dans cette abstraction la plus vide de toutes, la matière absolue. Dieu, c’est l’antithèse de la matière, et Dieu n’est Dieu qu’à la condition d’avoir le caractère personnel. Quant à rechercher comment l’Idée peut se faire existence et pensée consciente, c’est un problème que nous essaierons peut-être un jour de traiter, mais qu’on ne s’attend certainement pas à nous voir aborder ici.


VI

De même que sur la conception du Dieu personnage reposait le principe d’autorité, sur la conception du Dieu Esprit repose le principe de liberté ; de sorte que la substitution progressive de cette dernière conception à la première dans l’esprit des hommes est, on peut le dire, la solution pratique du problème des siècles. Mais pour le comprendre, il importe de se faire de la liberté une idée exacte.

Il semble qu’aux yeux de certains apologistes chrétiens la liberté que revendique l’humanité moderne soit le pouvoir de tout faire et de tout se permettre sans subir de contrainte. Qu’on puisse voir parfois des fous et des forcenés réclamer une liberté de ce genre, c’est incontestable ; mais ce ne sont pas les gens de cette sorte qui font l’opinion, et ce n’est pas à faire droit à leurs revendications que tend le mouvement des sociétés humaines. Les vrais amis de la liberté, les seuls dont le jugement compte et mérite d’être pris en considération, savent bien que la servitude extérieure n’est pas la seule que l’homme soit exposé à subir ; qu’il en est une autre, tout intérieure, celle des préjugés et des passions, plus redoutable encore que l’autre, parce qu’elle est souvent plus difficile à briser, et toujours plus destructrice de la liberté que la première. Ils voient la liberté véritable, non dans la licence de tout faire, mais dans la volonté de faire le bien. Ils disent avec saint Paul, et c’est leur axiome fondamental, que c’est la justice et la vérité seules qui nous font libres : Veritas liberabit vos. La conception de la liberté qu’on leur attribue ils la répudient de toutes leurs forces ; et celle qu’ils admettent c’est précisément celle que leurs adversaires chrétiens leur opposent comme la seule légitime.

Mais alors on est d’accord ? — Non : la liberté telle que la conçoit et la veut l’homme de tous les temps, mais surtout l’homme moderne, ne consiste pas seulement dans la parfaite obéissance à une loi, si cette loi n’est pas rationnelle ; et si elle est rationnelle, il faut encore qu’elle exprime notre raison à nous, non une raison extérieure et étrangère, celle-ci fût-elle supérieure à la nôtre. En un mot l’homme veut être autonome, dans son intelligence et dans sa volonté. Or, tant que Dieu est conçu comme un maître absolu qui commande l’ordre dans les sociétés, la vérité dans les esprits, la justice dans les cœurs, il est évident qu’il n’y a pas pour l’homme d’autonomie possible. Et comme c’est cette conception de Dieu qui est présentée toujours, de sorte que ceux qui la rejettent, comme ceux qui l’acceptent, en viennent à ne pas même soupçonner qu’il en puisse exister une autre, ce n’est pas une notion surannée de la Divinité qu’on repousse, c’est Dieu lui-même dont on proscrit jusqu’au nom. Et, plus nous allons, plus les choses prendront cette tournure. La formule révolutionnaire Ni Dieu ni maître cause encore chez beaucoup d’hommes une sorte d’effroi, d’abord parce qu’elle froisse brutalement ce qui reste en eux d’habitudes religieuses, ensuite, à cause des menaces qu’elle contient à l’égard de l’ordre social. Au fond on peut dire que l’humanité, et surtout l’humanité la plus civilisée, a dans les moelles la pensée qu’elle exprime. Point de maître, parce qu’un être raisonnable et libre ne peut obéir qu’à la raison, et point de Dieu parce que point de maître.

Mais, si l’hétéronomie du vouloir humain est une conséquence fatale de la doctrine du Dieu personnage, elle-même à son tour implique cette doctrine. Du moment donc où l’on sort de la doctrine, on échappe sûrement au danger de l’hétéronomie, et par suite on ne peut manquer de retrouver l’autonomie de la personne humaine. Il est par conséquent certain, avant tout examen, que la conception du Dieu Esprit implique l’autonomie de la raison et de la conscience humaine. C’est ce dont il reste à nous rendre compte.

De même qu’on s’est trompé sur le genre de liberté dont l’humanité poursuit la conquête depuis les origines de l’histoire, souvent aussi l’on a mal compris de quelle nature est l’autonomie qu’elle revendique. L’homme, disions-nous à l’instant, prétend n’obéir qu’à la Raison. Mais par ce mot la Raison il faut entendre évidemment autre chose que le sens propre de l’individu avec ses préjugés, ses ignorances, ses erreurs et ses folies. La Raison à laquelle j’en appelle contre l’opinion fausse d’autrui ou contre son injustice n’est pas mon jugement personnel ; car cela reviendrait à opposer une opinion à une opinion et une passion à une passion contraire, en une sorte de lutte où le triomphe ne pourrait appartenir qu’à la force ou à la ruse. Si donc c’est vraiment le règne de la Raison que je veux, je dois parler à mon adversaire au nom d’une vérité qui soit supérieure à ses opinions et à ses passions comme aux miennes. Cette vérité, notre bien commun, et celui de tous les hommes, même de tous les êtres raisonnables s’il en existe d’autres que l’homme, étant de tous les temps et de tous les lieux, est indépendante des temps et des lieux, et par conséquent éternelle et nécessaire. La volonté qui l’affirme présente donc au plus haut point le caractère de l’impersonnalité, et la revendication de son droit souverain, loin d’être un cri de l’orgueil ou de l’égoïsme, est un acte d’abnégation et de désintéressement parfaits.

Cette vérité est absolue et impersonnelle, disons-nous, mais elle n’est pas pour cela extérieure ni étrangère à chaque homme. Au contraire, il faut qu’elle soit un bien commun auquel tous participent, puisqu’elle entre dans tous les esprits et qu’elle peut être comprise de tous. Et la Raison éternelle qui la pose est de même présente et vivante en chacun de nous ; car si le fond de ma raison était autre chose que la Raison, si à la Raison absolue ma pensée n’avait point de part en vertu de sa nature même, comment, étant ainsi fondamentalement irrationnelle, eût-elle pu jamais entendre la voix de la Raison, et se faire une loi de la justice et de la vérité ? Pour aimer la Raison il faut être raisonnable ; ce qui revient à dire que la Raison objective et absolue n’a d’action sur nous qu’à la condition d’être en nous, sans cesser pour cela d’être en soi, autrement elle ne serait ni objective, ni absolue, ni éternelle. Et ceci, pour le dire en passant, permet de comprendre comment Dieu vivant en nous et nous en lui, il reste vrai que Dieu n’est pas nous ; de sorte que l’être de Dieu n’est pas moins distinct de celui de chacun de nous que nos existences ne sont distinctes les unes des autres.

La Raison éternelle est donc substantiellement, si l’on peut ainsi parler, notre Raison. Sans doute il y a en nous autre chose que la Raison pure ; il y a tout ce que nous impose la loi du temps et de l’espace : le corps avec ses appétits, l’imagination, les passions, tout ce qui nous fait individuels, tout ce qui, en nous distinguant et en nous séparant, nous oppose les uns aux autres. Mais ce qui fait notre individualité n’est pas ce qui fait notre être, bien au contraire. Il faut qu’il y ait en nous de la matière, parce que, si nous étions tout Esprit, nous serions Dieu, c’est-à-dire que nous ne serions pas comme individus et comme créatures ; mais pourtant il reste vrai, comme l’avait si admirablement vu Platon, que si nous sommes c’est en tant qu’Esprit. La matière n’est pas ce qui fait notre être ; elle est seulement ce qui le fait possible en le faisant limité. Du reste, n’est-il pas évident que notre corps avec la double série des phénomènes physiologiques et psychologiques dont se compose son existence, soumis aux lois d’un déterminisme rigoureux et conditionné par le dehors, appartient à la nature beaucoup plus qu’à nous, et que la vie dont il est le siège n’est presque point pour nous une vie propre ? N’est-il pas évident de même que, toutes les fois que prédomine en nous cette raison particulière qui n’est que l’intellectualisation de nos passions, cette raison qui vaut pour nous seuls, parce que nos passions n’appartiennent qu’à nous, et qui, par conséquent, est tout le contraire de la Raison véritable, comme nos passions sont en nous l’expression de la nécessité qui pèse sur la nature, nous sommes esclaves, esclaves volontaires, puisque nous pourrions vouloir autrement ? Tandis que, lorsque nous voulons la Justice, lorsque nous comprenons la Vérité, nous sentons, nous éprouvons par une expérience directe et sûre que le joug de la nature ne pèse plus sur nous, que nous sommes vraiment libres, et par conséquent vraiment nous-mêmes.

Mais, si la Raison éternelle est notre raison véritable, quelle différence établirons-nous entre obéir à la Raison éternelle, et obéir à sa raison ? Et, si comme nous l’avons pensé, la Raison éternelle, autre nom de la Justice et de la Vérité, est Dieu même, en quoi l’obéissance à Dieu détruit-elle notre liberté, du moment que notre liberté consiste à obéir à notre raison qui est la Raison ? Et qu’y aura-t-il alors de plus religieux que l’effort pour réaliser en soi la liberté absolue, objet suprême de la volonté divine et souverain bien pour nous ? N’est-il pas meilleur de savoir que de croire, de vouloir par amour que par obéissance ? Non, si la doctrine du Dieu-Esprit est vraie, l’humanité ne se trompe pas en prenant pour idéal l’affranchissement intégral de la personne humaine, l’autonomie parfaite de toute raison et de toute volonté. C’est vraiment vers le règne de Dieu qu’est orientée sa marche ; et cela devait être, puisque autrement il faudrait dire qu’entre la destinée réelle de l’humanité et la volonté divine il existe une opposition irréductible.

VII

Que devient après cela le principe d’autorité ? Est-il condamné à périr ? N’attend-il que le fossoyeur ? Non, l’autorité est éternelle comme la liberté, parce que, comme la liberté, elle a son fondement au plus intime de notre nature. Seulement la conception qu’on s’en fait généralement dans le monde a besoin de subir une modification profonde. De théologique qu’elle est, aujourd’hui encore, chez les chrétiens qui l’aiment et, par contre-coup, chez les antichrétiens qui la haïssent, il faut qu’elle devienne relative et purement humaine. À cette condition seule elle peut être sauvée rationnellement et il importe beaucoup qu’on en puisse donner une justification rationnelle, car, pratiquement, nous en avons un besoin absolu.

L’autorité est une contrainte exercée contre la raison ou contre la volonté d’un homme, lesquelles sont libres par nature. En soi c’est donc un mal. Ce qui rend ce mal tolérable c’est à la fois sa nécessité et sa limitation. Il faut qu’il soit nécessaire, c’est-à-dire qu’il soit, ou bien une conséquence inévitable, ou bien une condition indispensable de l’exercice de nos fonctions vitales dans le monde des phénomènes tel qu’il est constitué. Il faut qu’il soit limité, c’est-à-dire que l’obstacle opposé par l’autorité à la liberté de l’intelligence ou de la volonté humaines ait un objet précis et particulier, en sorte que la contrainte soit restreinte et provisoire. Que l’autorité vienne à perdre l’un de ces deux caractères, la raison et la liberté périssent, ou plutôt c’est l’autorité elle-même qui périt, ruinée par son propre excès. Dès lors il est clair que le fondement de l’autorité ne saurait être en Dieu, d’abord, parce que Dieu ne fait ni ne veut le mal, ensuite parce que l’autorité perdrait en même temps sa nécessité et sa limitation. Elle perdrait sa limitation, puisque le domaine de Dieu sur ses créatures n’a pas de limites ; elle perdrait sa nécessité, puisqu’alors ce ne sont plus les exigences de la vie, mais quelque chose de très différent qui nous l’imposerait. Il est vrai qu’à la nécessité relative dont la dépouille la thèse que nous discutons vient se substituer une nécessité d’un tout autre ordre, qui est encore plus nécessaire, puisqu’elle est absolue. Mais par là le but est dépassé. L’autorité pouvait se comprendre comme nécessité relative, et comme condition de la vie dans un monde où tout est relation. Comme nécessité absolue, comme loi transcendante, elle ne se comprend plus. Par ce qu’il y a de transcendant en nous nous sommes raison et liberté pures. Que la puissance qui nous a faits tels nous ait faits en même temps soumis à une loi contraire à cette loi primordiale, c’est une supposition qui se détruit elle-même. Et que l’on ne dise pas que les deux lois ont leur vérité ensemble, que nous sommes faits à la fois pour la liberté et pour la soumission. Dans l’ordre des choses relatives un partage peut s’établir entre les contraires, dans l’absolu, non ; et l’on ne comprend pas que nous puissions être tantôt libres tantôt contraints, comme nous sommes tantôt bien portants et tantôt malades.

Ne disons donc pas que « toute autorité vient de Dieu », ou du moins, en le disant, sachons l’entendre. Sans doute l’autorité vient de Dieu comme en viennent toutes choses en ce monde ; car, en nous donnant une existence qui ne peut être que limitée, Dieu nous impose toutes les conséquences qui résultent nécessairement du fait de cette limitation. Qu’il soit donc entendu, si l’on veut, que de Dieu vient l’autorité comme en viennent la douleur et la mort. On reconnaîtra même sans difficulté que Dieu fait à l’homme un commandement positif d’obéir à l’autorité légitime ; car cette obéissance étant une condition de la vie humaine dans l’ordre de la nature, nous est prescrite par la raison absolue qui habite en nous, c’est-à-dire par Dieu même. Mais, si cette obéissance est pour nous une nécessité comme notre corps, toute respectable et sainte qu’elle est de même que notre corps, elle est, comme notre corps aussi, une charge et une entrave. Elle ne saurait donc être un idéal, non plus que la perfection corporelle si ce mot avait un sens ne saurait être un idéal. L’idéal est son contraire, la liberté. Par conséquent, si Dieu veut d’une volonté conséquente, comme disent les théologiens, l’autorité, il ne peut vouloir d’une volonté antécédente que la liberté.

En un mot, parce que la liberté est Esprit, et que l’autorité est le contraire de la liberté, c’est dans le contraire de l’Esprit, c’est-à-dire dans la matière ou dans l’irrationnel, qu’il convient de chercher, non pas le principe, — car l’irrationnel n’est le principe de rien,— mais le terrain d’application de l’autorité. L’autorité n’est nécessaire que parce que l’homme est ignorant et faible. C’est pourquoi Dieu n’est pas plus le père de l’autorité qu’il n’est le père de l’ignorance et de la faiblesse.

L’ignorance et la faiblesse prennent deux formes, ce qui implique l’existence de deux formes de l’autorité. La liberté est pour l’homme un idéal, mais cet idéal ne se réalise pas sans condition. On ne naît pas libre, on le devient, et jamais en perfection. — Il va de soi que nous ne parlons pas ici du libre arbitre, mais de la liberté morale qui est tout autre chose. — Ce qui nous fait libres c’est le haut développement de la raison et la grande rectitude de la volonté. Mais pour que la raison se développe et que la volonté se redresse une formation est nécessaire ; et cette formation doit venir du dehors, au moins en grande partie, car tout ce que nous apportons avec nous c’est la volonté de bien faire, et c’est beaucoup sans doute, mais ce n’est pas assez. Cette formation implique de la part de celui qui la reçoit une certaine docilité, et, si la docilité vient à manquer, de la part de celui qui la donne une certaine contrainte, parce qu’il n’y a pas de formation là où le sujet ne fait que ce qu’il lui plaît. De là le pouvoir paternel, ou, pour parler plus exactement, le pouvoir de tutelle. Ce pouvoir est absolu en quelque manière, puisqu’il comporte une contrainte légitime, mais il n’a qu’un temps, parce que l’homme ne peut passer sa vie dans la préparation à prendre le gouvernement de lui-même. Du reste, qui serait tuteur si tout le monde était en tutelle ? Il vient donc nécessairement un moment où le pupille doit être émancipé, et prendre avec l’initiative de ses actes la responsabilité de sa conduite.

L’homme est-il alors définitivement affranchi de toute entrave ? Non. Si, parvenu à l’âge où l’on est son maître, l’homme ne voulait et ne faisait jamais que le bien, sa liberté morale étant complète, sa liberté naturelle n’aurait point à subir d’atteintes. Mais, en fait, nous commettons tous beaucoup de fautes, et quelques-uns d’odieux crimes. Parmi ces fautes et ces crimes il en est que tout le monde a le droit de blâmer, mais personne le pouvoir de réprimer, parce qu’ils ne portent préjudice qu’à leurs auteurs ; ce sont les fautes et les crimes personnels. Nulle autorité ici ne peut rien, attendu que la répression des fautes personnelles appartient au pouvoir de tutelle seul, et que ce pouvoir, dans le cas que nous considérons, a cessé son office. Mais il en est autrement à l’égard des délits et des crimes ayant un caractère social. La société alors peut et doit intervenir, parce que ces délits et ces crimes, s’ils ne sont pas réprimés, tendent à se généraliser, et que, s’ils se généralisent, ils mettent en péril l’existence même de la société, ou tout au moins son fonctionnement normal. La société agit donc à l’égard des malfaiteurs comme fait un honnête homme qui, attaqué par des brigands, se défend du mieux qu’il peut, et tue même les agresseurs s’il est nécessaire à sa défense. Voilà par conséquent une première restriction au droit de tout faire qu’a l’homme entré en possession du gouvernement de sa vie. En voici une seconde, qui vient de la société comme la première, et qui, comme celle-ci, suppose dans la société une autorité politique. La vie d’une société exige de la part des membres qui la composent une coopération, un concours, qui sont des entraves au libre exercice de l’activité normale de chacun, l’impôt, le service militaire, l’obéissance à une foule de règlements d’administration publique dont serait affranchi l’homme vivant isolé.

Ainsi nous n’échappons pas à l’autorité dans l’État et dans la famille ; nous n’y échapperons jamais, parce que la nature humaine la rend pour toujours nécessaire. Il est vrai seulement qu’elle est appelée à se détendre de plus en plus, principalement dans l’État, à mesure que progresseront la conscience et la raison humaines ; et c’est pourquoi, pour le dire en passant, la doctrine socialiste, si elle s’identifie, comme il le semble, avec la conception autoritaire de l’État, est, à cet égard au moins, un obstacle au progrès de la civilisation. Ainsi, en se perpétuant, l’autorité s’est profondément transformée. Dans les sociétés primitives c’est la volonté de quelqu’un qui commande, et les ordres que donne cette volonté ne se discutent pas. Mais la raison des individus se forme peu à peu par le fait même de la vie sociale. Un moment vient où le citoyen, comprenant mieux les devoirs et les droits que la raison lui impose, ne veut plus être gouverné que par des lois qui soient rationnellement justifiables, et se sent digne et capable de porter lui-même celles sous lesquelles il sera appelé à vivre. Du reste, ces lois émanées de lui ne l’obligent pas en fait moins rigoureusement que celles du pouvoir le plus despotique ; car les régimes les plus libres sont ceux qui peuvent le moins s’accommoder de l’anarchie : mais l’obéissance qu’il leur donne n’est point pour lui un joug, parce que, si ses passions l’excitent parfois à se révolter contre elles, sa conscience morale, qui est la forme supérieure et rationnelle de sa volonté, lui commande de leur rester soumis ; et ce sont les passions qui nous font esclaves, jamais la raison.

Voilà comment au souverain d’ancien régime disposant des biens, de la liberté, de la vie même de ses sujets, levant des impôts non consentis par ceux qui les paient, gérant les affaires de l’État sans contrôle, sans responsabilité, comme un bon père de famille qui agit au mieux des intérêts de ses enfants, mais sans avoir de comptes à rendre à personne, s’est substitué plus ou moins complètement chez les nations modernes un pouvoir de nature toute différente, reposant sur ce principe fondamental que le citoyen est par nature libre et souverain. Ce principe est vrai en soi, mais il n’est pas partout et toujours applicable. Les peuples ont droit à la liberté ; ils peuvent n’en être pas capables, non plus que les enfants, et, dans ce cas, le seul régime qui leur convienne c’est celui des enfants, le régime de la tutelle. Il est des nations mineures, qu’il faut régir en mineures, et pour lesquelles un pouvoir autocratique est de nécessité absolue. Celles de l’Europe occidentale n’en sont plus là. L’émancipation de ces dernières ne s’est-elle pas faite prématurément ? On peut le soutenir, du moins à l’égard de quelques-unes, sans grande vraisemblance d’ailleurs, car il ne paraît pas que leurs intérêts aient été moins bien gérés dans le nouvel état de choses que dans l’ancien. Quoi qu’il en soit, cette émancipation est un fait accompli sur lequel il n’y a plus à revenir. Désormais nous ne voulons plus, nous ne comprenons plus même la subordination à des hommes, mais seulement à des lois. Le mot sujet a perdu son sens d’autrefois, même dans les vieilles monarchies, au point que dans des pays, qui vivent en république, on accepte sans difficulté le qualificatif de sujet français, sujet suisse ou américain. Nous avons des magistrats pour faire respecter les lois et veiller à l’ordre public ; mais leur autorité est l’autorité de la loi, non la leur propre. Ceux d’entre nous qui servent l’État à titre de fonctionnaires ont des chefs administratifs ou militaires à qui ils doivent obéissance ; comme citoyens ils n’ont d’ordres à recevoir de personne. Celui que l’on appelle le Chef de l’État, prince héréditaire ou président électif, a la haute mission de personnifier l’État et de le représenter devant les puissances étrangères. Il peut exercer sur la marche des affaires publiques une action considérable ; mais il n’est, à proprement parler, le maître de rien, du moins dans les pays où le droit politique moderne règne sans partage avec l’ancien ; parce que, quelle que soit l’origine de son pouvoir, la naissance ou l’élection, il n’est qu’un délégué de la nation à la suprême-magistrature, et que l’État c’est nous, non pas lui.

Il semble pourtant que du souverain d’ancien régime il y ait une survivance dans la famille. Le père est un maître qui doit être bon et dévoué à ses enfants, mais c’est un maître. — Non, ce n’est pas un maître pour qui comprend bien la vraie nature du pouvoir paternel. La vie de l’homme a besoin d’être rationnelle, même au premier âge, parce que les instincts qui règlent la vie animale lui faisant défaut en grande partie, l’homme n’a pour se conduire dans la vie que sa raison. Le père c’est d’abord la raison qui manque encore à l’enfant, et qu’il faut lui imposer d’autorité, puisqu’il est incapable de comprendre. Mais cette raison c’est la raison objective et absolue, du moins ce doit l’être, car le père ne peut imposer à son enfant comme une vérité en soi ce qui n’est que son opinion propre. L’autorité du précepte vient donc de la raison seule, dont le père n’est que l’organe. Par conséquent, elle est impersonnelle. Le père c’est encore la voix qui commande, et au besoin la force qui contraint. Ici la personnalité apparaît ; c’est un homme qui agit. Mais cet homme est plutôt serviteur que maître ; car, son devoir étant de commander toujours en vue du bien de l’enfant, jamais pour le sien, il est en réalité au service de celui à qui il semble donner des ordres. Du reste, que cherche-t-il, sinon de mettre l’enfant en mesure de se gouverner lui-même et de se passer de tuteur ? Comment comparer à l’autorité du monarque absolu une autorité qui n’a d’autre but que de se rendre inutile, et qui ne travaille que pour s’abolir elle-même ?

La même chose est vraie à l’égard du pouvoir autocratique dont nous avons reconnu la nécessité pour les nations qui sont encore incapables d’exercer le self government. L’homme qui exerce un tel pouvoir possède à l’égard de la nation qu’il régit exactement les mêmes droits et les mêmes devoirs qu’un père à l’égard de son fils ; c’est-à-dire qu’il fait les lois et qu’il les impose à ses sujets. Mais toutes ses actions doivent être inspirées par le désir d’élever son peuple à un degré de culture intellectuelle et morale qui permette de lui remettre le soin de ses destinées. Et, justement parce qu’il est père, il n’est, comme le souverain constitutionnel, mais plus encore que ce dernier parce que son pouvoir est plus grand, que le premier serviteur de l’État.

Telle est la seule conception du pouvoir absolu que la raison puisse avouer, et l’on voit que, dans cette conception, le pouvoir absolu ne peut s’exercer qu’au profit de la liberté, comme préparation de la liberté future. Il est nécessaire et légitime dans de certaines conditions ; mais ce qu’il exprime c’est le dernier degré de la misère humaine dans celui qui le subit, non le degré supérieur de l’excellence dans celui qui l’exerce. L’apanage de la vraie grandeur n’est nullement de s’imposer à la volonté d’autrui.

Charles Dunan.


  1. Non pas qu’en soi la révolte contre l’autorité soit un progrès. Le véritable progrès consiste, non à se révolter, mais à se rendre digne et capable de se passer de l’autorité.
  2. Particulièrement Romains et Galates.
  3. Pas beaucoup plus tard sans doute, car dans le Symbole dit des Apôtres, dont la haute antiquité n’est pas contestable, il est dit que Jésus, dans l’intervalle de temps qui s’écoula entre sa mort et sa résurrection, « descendit aux Enfers » pour y chercher les âmes des justes qui avaient vécu avant lui et les conduire au Ciel, ce qui implique la croyance aux âmes séparées.
  4. Thessalonic, IV, 12 sqq.