Autour d’un mariage princier - Récits des temps de l’émigration/02

La bibliothèque libre.
Autour d’un mariage princier - Récits des temps de l’émigration
Revue des Deux Mondes5e période, tome 24 (p. 834-870).
◄  I
III  ►
AUTOUR
D’UN MARIAGE PRINCICER
RÉCITS DES TEMPS DE L’ÉMIGRATION

II[1]
FIANÇAILLES D’EXIL


I

L’affectueuse mise en demeure adressée par Louis XVIII à Madame Royale à l’effet d’obtenir d’elle une déclaration précise de ses intentions était partie de Vérone le 9 janvier 1796. Le Roi et d’Avaray en espéraient d’heureux effets. Mais la distance, la difficulté des communications les condamnaient à une longue attente que devait rendre plus pénible encore l’anxiété qui les dévorait. Les réflexions qu’ils échangeaient journellement les ramenaient sans cesse à la question de savoir si la princesse, en ne parlant pas du Duc d’Angoulême, avait voulu marquer qu’elle n’était pas disposée à l’épouser ou si, au contraire, sa résolution prise conformément aux vœux de son oncle, elle se réservait de la lui faire connaître par une voie sûre.

L’arrivée de M. de Rancy à Vérone, le 12, loin de diminuer leurs inquiétudes, les accrut. Il avait pu causer avec sa cousine Mme de Soucy à son passage à Inspruck et, quoiqu’on l’eût tenue presque prisonnière dans l’appartement de Madame Royale, s’acquitter du message dont il était chargé. Il rapportait même un billet de la princesse. Mais, outre que ce billet tracé en hâte se taisait sur l’objet essentiel, les propos de Mme de Soucy ne pouvaient qu’accroître les craintes du Roi et de son ami.

A en croire cette précieuse informatrice, Madame Royale, bien que disposée à suivre les indications que son oncle voudrait lui donner, ne protestait pas contre le projet certain et devenu public de lui faire épouser l’archiduc Charles. Dès sa sortie de France, on lui avait parlé de cette union ; on la lui présentait comme devant lui assurer une couronne. « La princesse, avait dit encore Mme de Soucy, a beaucoup de courage et de vertu ; elle y joint une tête vive et un cœur sensible. Mais, on est parvenu en France à lui donner de mauvaises impressions contre ses oncles. On lui a laissé lire des romans. A côté de beaucoup d’espérances de lui voir soutenir le rôle qui lui est tracé, il y a bien des écueils à éviter. » Ces propos, s’ils n’apprenaient rien au Roi ni à d’Avaray, en ce qui concernait « la vile intrigue de Vienne, » confirmaient du moins tous leurs soupçons, lesquels n’étaient que trop justifiés par les procédés antérieurs de la cour d’Autriche.

Depuis les débuts de l’émigration, elle témoignait avec persistance aux frères de Louis XVI antipathie et mauvais vouloir. Lors de la campagne de 1792, c’est elle qui s’était opposée à ce qu’ils prissent la tête des armées alliées. Ils demandaient alors une déclaration portant que ces armées opéreraient au nom du roi de France ; les diplomates autrichiens avaient fait écarter leur demande. Lorsque, après le supplice de Louis XVI, le Comte de Provence s’était proclamé régent, l’Autriche avait décidé l’Europe à ne pas le reconnaître en cette qualité. Depuis la mort de Louis XVII, elle manœuvrait de manière à empêcher les puissances de donner à son successeur le titre royal qui lui était légitimement dû. Enfin, toutes les fois que Louis XVIII avait manifesté le dessein d’entrer en action, elle était intervenue pour paralyser ses mouvemens. Encore à cette heure, elle lui fermait la route du Rhin où se trouvait l’armée de Condé et le tenait enchaîné à Vérone dans une oisiveté humiliante et douloureuse Que conclure de cette longue malveillance, sinon qu’elle cachait des calculs, des arrière-pensées et, pour tout dire, le dessein de profiter des malheurs de la France pour s’agrandir à ses dépens ?

Cette conclusion, Louis XVIII n’était pas seul à la tirer de l’attitude de l’Autriche. Le prince de Condé qui vivait dans l’intimité des généraux autrichiens, les émigrés qui résidaient à Vienne, ceux qui recueillaient les échos de cette capitale, à Londres, à Berlin, à Madrid, ne raisonnaient pas autrement que le Roi. Ils étaient tous également convaincus que le Cabinet de Vienne voulait annexer l’Alsace à l’empire d’Allemagne, peut-être même la Lorraine et la Franche-Comté, et qu’en prévision des conquêtes qu’il convoitait, il s’était mis d’accord avec la Prusse sur la part qu’il conviendrait de lui en rétrocéder.

D’Avaray allait plus loin encore ; il soupçonnait l’Empereur de vouloir, en mariant son frère à la fille de Louis XVI, faire d’un Habsbourg, un souverain qui régnerait en France sous le nom de sa femme. Ne racontait-on pas à Vérone qu’il existait à Paris un parti qui rêvait la couronne pour cette princesse ? Telles étaient les conjectures dont s’alimentait l’irritation du Roi et de d’Avaray contre cette cour d’Autriche « qui avait poussé l’impudeur jusqu’à proposer à Madame Royale un mariage sur lequel on n’avait fait à son oncle aucune ouverture parce qu’on prévoyait sans doute qu’il n’y consentirait jamais. »

Mais, s’irriter, s’emporter, protester même ne conjurerait pas le péril qui résulterait de cette abominable ruse si Madame Royale pour qui son cousin, le Duc d’Angoulême, éloigné d’elle depuis six ans était presque un inconnu, se laissait circonvenir par sa famille de Vienne, et si son autre cousin l’archiduc Charles qui aurait sur son rival l’avantage de vivre auprès d’elle parvenait à lui plaire. Il avait vingt-quatre ans et s’était déjà si brillamment conduit à la guerre que les témoins de sa vaillance prédisaient qu’il deviendrait promptement un grand capitaine. Ne pouvait-on craindre que la princesse fût éblouie par la perspective de ses lauriers ? Il fallait donc agir sans retard pour déjouer les menées ténébreuses de la cour d’Autriche.

C’est alors que d’Avaray, convaincu de la nécessité d’armer invinciblement la princesse contre les séductions perfides dont sans doute on va l’entourer et de la disposer en faveur de son cousin, en lui faisant croire que depuis longtemps elle est aimée, conçoit et fait approuver par le Roi tout un plan romanesque, une comédie idyllique dont il trace ainsi les grandes lignes et distribue les rôles.

« Mgr le Duc d’Angoulême, depuis longtemps, éprouve le plus tendre intérêt en voyant l’horrible captivité de sa cousine. Le dernier retard à la conclusion de l’échange, en l’alarmant plus que jamais sur son sort, a développé cet intérêt jusqu’à lui faire sentir vivement qu’il n’était pour lui ni bonheur ni repos tant que sa chère Thérèse ne serait pas hors de France, quel que soit le danger qui en résultât pour son vœu le plus cher. Il n’ignore pas qu’on n’a pas eu honte de lui parler de son mariage avec l’archiduc Charles au moment où, à peine, elle est hors des mains de ses assassins. Il se tairait, ne proférerait pas un vœu, ne laisserait pas percer le plus faible rayon d’espoir fondé sans doute sur les droits les plus sacrés s’il ne savait que la noblesse et l’élévation d’âme de Madame Thérèse lui tiendront compte de sa constance comme aussi de sa fermeté à un poste si, loin d’elle, mais en même temps si honorable. Il supplierait son père de le laisser se rapprocher de l’objet de sa tendresse dont la nouvelle captivité est si cruellement démontrée par la conduite qu’on tient envers elle et le soin qu’on prend d’éloigner d’elle tout Français. »

Il faut aussi « tâcher de monter la tête autant que possible, au Duc d’Angoulême, ce qui ne sera pas chose aisée, » le jeune prince étant d’un caractère et d’un tempérament naturellement froids. Ce sera l’affaire de son père, Monsieur Comte d’Artois et de Sa Majesté. Il leur appartient de lui écrire, de l’échauffer et d’obtenir de lui des réponses qui passeront sous les yeux de sa cousine et, sans qu’elle s’en doute, agiront sur son âme pure et sensible.

« Il faut ici du roman, s’écrie d’Avaray en terminant cette note. Je ne sais où me conduira mon entreprise. Mais, s’il arrivait que je succombasse, je n’aurais pas à me reprocher de n’avoir pas fait tout ce qui dépendait de ma position pour la gloire de mon maître, la confusion de la maison d’Autriche et le salut de ma patrie. »

Sans négliger ce qu’il peut y avoir d’utilisable dans l’ingénieuse invention de d’Avaray, le Roi, supposant que sa nièce n’a pas reçu ou ne recevra pas ses précédentes lettres, lui en expédie une nouvelle :

« Aussitôt que j’ai su votre sortie de France, ma chère nièce, je vous ai exprimé la joie que je ressentais de vous savoir enfin soustraite au poignard des assassins. Aujourd’hui, je dois vous parler d’un autre objet auquel ma tendresse vraiment paternelle pour vous me fait songer sans cesse : c’est de votre établissement, et le parti que je vous propose est mon neveu le Duc d’Angoulême. Je le connais bien, j’ai bien étudié son caractère et je suis sûr qu’il rendra sa femme heureuse. Dans un autre temps, on pourrait croire que je cherche à vous éblouir par l’éclat d’une couronne puisqu’il doit naturellement être mon héritier. Mais, vous n’ignorez pas que c’est ou un trône ou la misère et l’exil dont je vous offre le partage. Votre âme est trop élevée pour que je craigne de vous dire ces dures vérités. Je ne dois pas vous dissimuler que ce n’est pas votre bonheur seul qui m’occupe ; c’est aussi celui de mon neveu à qui je ne puis faire un plus beau présent ; c’est celui de toute ma famille, c’est le mien propre ; c’est celui de mes vieux jours que cette union assurera. Adieu, ma chère nièce ; avec quelle impatience j’attends votre réponse ; je vous aime et vous embrasse de tout mon cœur. »

Cette lettre porte la date du 17 janvier. Le même jour, le Roi voit apparaître Cléry, le fidèle serviteur de feu son frère. A Wels, dans la Haute Autriche, où il était venu de Vienne attendre Madame Royale, Cléry a eu le bonheur de la rencontrer et de communiquer avec elle. À ce moment, instruite par Mme de Soucy des desseins du Roi son oncle et de ceux de l’Empereur par l’archiduchesse Elisabeth qui se trouvait sur son passage à Inspruck, ayant réfléchi, trois jours durant, à ces propositions contradictoires, elle a fait son choix conformément aux vœux de sa famille française. Pressée d’en avertir son oncle, elle lui a aussitôt envoyé Cléry porteur de l’admirable lettre qu’on va lire, bien propre à faire rougir le Roi et d’Avaray d’avoir douté d’elle et de s’être livrés, pour emporter sa décision, à tant de prières, à tant d’efforts d’imagination, à tant de combinaisons mesquines et romanesques.

« Sire, je vais arriver à Vienne où j’attendrai les ordres de Votre Majesté. Mais je la préviens que quelque désir que j’aie d’apprendre de ses nouvelles, je crains de ne pouvoir pas lui écrire souvent, parce que je serai sûrement bien observée. Déjà dans mon voyage, on m’a empêchée de voir des Français, l’Empereur voulant me voir le premier, et craignant que je n’apprisse ses projets. Je les sais depuis longtemps, et je déclare positivement à mon oncle que je lui resterai toujours fidèlement attachée ainsi qu’aux volontés de mon père et de ma mère pour mon mariage, et que je rejetterai toutes les propositions de l’Empereur pour son frère. Je n’en veux pas. Le vœu de mes parens y est contraire, et je prétends suivre en tout les ordres de mon oncle. Je voudrais bien être avec vous à Vérone ; mais je ferai tout mon possible pour vous faire savoir la conversation que l’Empereur aura avec moi.

« Mon oncle, depuis longtemps vous me connaissez ; mais j’espère que vous ne douterez jamais de moi. Ma position est bien difficile et délicate ; mais j’ai confiance en ce Dieu qui déjà m’a secourue, et fait sortir de tant périls. Il ne me fera jamais démentir le sang illustre dont je sors. J’aime mieux être malheureuse avec mes parens, tout le temps qu’ils le seront, que d’être à la cour d’un prince ennemi de ma famille et de ma patrie. Je suis bien reçue dans ses États, mais tout cela ne m’éblouit pas. J’ai autour de moi de bonnes personnes, mais aussi j’en ai de méchantes, car l’Empereur m’a donné une maison dont le prince de Gavre est le Grand Maître ; il aime beaucoup son Empereur, et exécute ponctuellement ses ordres pour que je ne voie personne.

« J’ai une grâce à demander à mon oncle, c’est de pardonner aux Français et de faire la paix. Oui, mon oncle, c’est moi dont ils ont fait périr le père, la mère et la tante, qui vous demande à genoux leur grâce et la paix. C’est pour votre bien. Jamais, vous ne pourrez remonter sur le trône par la voie des armes ; ce n’est que par la douceur, ce qui fait que je vous supplie de faire cesser les guerres qui désolent votre malheureux royaume. Hélas ! si la guerre durait longtemps, vous ne pourriez régner que sur des monceaux de morts Les esprits changent beaucoup, mais la paix leur est nécessaire, et quand ils sauront que c’est à mon oncle qu’ils la doivent, alors ils reviendront entièrement et ils vous adoreront. Mon oncle, vous avez le cœur si bon ! pardonnez-leur, faites cesser la guerre. Hélas ! si mon vertueux père vivait, je suis sûre qu’il le ferait.

« Je vous supplie aussi de faire un nouveau manifeste ; le premier a fait grand bien. Dans Paris, on meurt de faim, et on murmure aussi contre le gouvernement. Dans les provinces, on ne veut plus d’assignats ; on déteste ce qui vient de Paris et on se vante tout haut d’être aristocrate. Les esprits sont très changés ; mais on déteste les étrangers avec raison et on est encore aveuglé sur son prince, quand on le voit les armes à la main contre ses sujets.

« Le Directoire exécutif est très mal composé, mais M. Bézenech, ministre de l’Ultérieur, celui qui m’a fait sortir du Temple, m’a priée de mettre son respect aux pieds de mon oncle. C’est très vrai ; cet homme est ambitieux, mais au fond aristocrate. Il m’a dit qu’il était ami intime de M. d’Avaray le père.

« En un mot, mon oncle, les esprits changent beaucoup ; on déteste le sang, on meurt de faim, et votre cœur est trop bon pour laisser mourir de faim les Français, quand il est en votre pouvoir de leur donner la vie, et de vous en faire aimer en donnant la paix à ma malheureuse patrie. C’est au nom du ciel et de mes vertueux et malheureux parens que je vous prie de pardonner aux Français et de leur donner la paix.

« Je vous envoie Cléry : certainement cela fera grand plaisir à mon oncle de voir la personne qui est restée avec mon père jusqu’à sa mort. M. Hue est avec moi. Je prie mon oncle de me faire dire s’il a reçu cette lettre. Je l’embrasse de tout mon cœur, et fais mille vœux pour le voir, et pour qu’il soit heureux. »

Si l’on veut se rappeler que la jeune fille qui tient ce noble langage achève à peine sa dix-septième année, on reconnaîtra que Louis XVIII est en droit de tirer quelque orgueil des liens qui l’unissent à elle.

« Nous restâmes confondus de respect et d’admiration, les yeux remplis de larmes, avoue d’Avaray. Nous lûmes et relûmes ce chef-d’œuvre de l’âme et du cœur de Madame Thérèse. Honteux, rougissant des petitesses dont je m’occupais si gravement la veille, je ne me sentais même pas digne de tomber aux pieds de cette adorable princesse. »

Quant au Roi, son sentiment éclate dans ce passage de la réponse qu’il adresse le surlendemain à sa nièce :

« Si ma tendresse pour vous me fait souffrir de vous voir dans une pareille position, cette même tendresse jouit aussi de l’honneur que cette dure épreuve va vous faire. C’est une enfant, une orpheline, livrée à elle-même, forte de ses seuls malheurs, qui va confondre les vues d’un souverain puissant, les ruses d’un cabinet fameux par son astuce et faire reconnaître, à l’Europe étonnée, de quelle source vient le sang qui coule dans ses veines. Je vous ai donné des conseils, pardonnez-les-moi. Je ne connaissais pas encore bien votre âme ! »

Et après l’avoir remerciée du consentement tacite qu’elle donnait à son mariage avec son cousin ; après lui avoir révélé que les émigrés, redoutant qu’elle n’eût fait que changer de captivité, réclamaient à grands cris leur Duchesse d’Angoulême : « c’est ainsi qu’ils vous nomment déjà, » il terminait par ce douloureux aveu :

« Vous me demandez de rendre la paix à mes malheureux sujets. Hélas ! ma chère nièce, elle est dans mon âme, elle n’est pas dans mes mains… La politique infernale de Vienne me tient enfermé à Vérone loin de mes fidèles sujets qui m’appellent, comme vous l’êtes à Vienne loin de vos parens qui vous tendent les bras… Ah ! mon enfant, nous avons besoin de toute notre énergie et de toute notre constance. Si jamais mon âme pouvait fléchir, la vôtre deviendrait mon modèle. Mais qu’il nous suffise de marcher sur les traces l’un de l’autre. »

Dès le 18 janvier, Cléry repart pour Vienne emportant des valeurs pour cinq cents louis. Ces fonds, qu’on n’a pu réunir qu’en faisant une large brèche au trésor royal, sont destinés à la princesse. Pour les lui envoyer, le Roi s’est mis à la gêne. Mais, en ces circonstances, cela importe peu. Ce qui surtout importe, c’est que sa nièce soit en état de refuser des secours d’argent de sa famille autrichienne.

Pour le cas où celle-ci tenterait d’exercer une pression sur sa volonté, Cléry devra lui conseiller de la part du Roi de se présenter un jour à l’audience impériale et de déclarer publiquement, en présence des ministres étrangers, que pénétrée de reconnaissance envers son libérateur, elle entend néanmoins ne se conduire que d’après les conseils de son oncle. En même temps, un des plus fidèles serviteurs du Roi, le bailli de Crussol, est invité à se tenir prêt à partir pour Vienne. C’est lui qui sera chargé d’y prendre la princesse et de la conduire à Rome où elle résidera auprès de ses grand’tantes jusqu’au moment de son mariage.

Un autre objet s’impose à la sollicitude de Louis XVIII. Madame Royale et le Duc d’Angoulême étant du même sang, leur mariage n’est possible qu’autant que le Souverain Pontife y consentira. Il y a donc lieu d’obtenir de lui des dispenses et il faut y mettre d’autant plus de hâte qu’on doit s’attendre à voir l’empereur d’Autriche procéder à Rome à une démarche analogue en faveur de son frère qui, lui aussi, est le cousin de Madame Royale. Soucieux d’arriver premier, Louis XVIII » s’adresse au roi d’Espagne qui est un Bourbon. Il lui demande d’autoriser son ambassadeur auprès du Saint-Siège, le chevalier d’Azara, à prendre en main cette négociation.

« L’Empereur sera aussi obligé de recourir au Pape parce que son frère est cousin germain de ma nièce, tout comme mon neveu. Il est donc bien nécessaire de le gagner de vitesse. Il ne l’est pas moins de tenir secrètes les démarches pour obtenir la dispense elle-même, car, si l’Empereur venait à en être instruit avant le temps où il faudra bien qu’il le soit, cela pourrait lui donner le moyen d’y susciter des difficultés que la prudence ordonne d’éviter. Le Pape éluderait peut-être ma demande ; il ne se refusera pas à celle de Votre Majesté. »

Non content de recourir aux bons offices du pusillanime Charles IV, et bien qu’il soit loin de supposer que ce prince craignant de déplaire à l’Empereur refusera d’intervenir, le Roi écrit au chevalier d’Azara pour l’avertir de ce qu’il attend de lui. Plus explicite avec cet ambassadeur qu’il ne l’a été avec le roi d’Espagne, Louis XVIII lui expose les motifs pour lesquels il ne veut pas que sa nièce épouse l’archiduc Charles et veut qu’elle épouse le Duc d’Angoulême :

« Premièrement, un peu de fierté peut-être, mais qui vous paraîtra sûrement placée me fait regarder le second frère de l’Empereur, prince sans état, sans espérances d’en avoir puisque ses deux frères aînés ont des enfans, comme un parti peu convenable pour ma nièce, pour la fille unique du feu Roi mon frère.

« Secondement, je ne veux pas donner mon consentement à un mariage qui serait sans nul doute considéré en France comme un moyen, comme un premier acheminement vers le démembrement de mon royaume, chose pour laquelle mes sujets, tant bons que mauvais, ont une répugnance aussi naturelle qu’invincible.

« Troisièmement, les longs malheurs de ma nièce, son courage, ses vertus ont rassemblé sur elle un intérêt, lui ont valu un amour de la part des Français, dont il m’est bien essentiel de tirer parti et de me les approprier en la mariant à mon héritier naturel. »

Bien en prend au Roi de s’être adressé directement à l’ambassadeur. A peine en possession de cette lettre, le chevalier d’Azara, sans attendre les ordres de sa cour, entame la négociation avec le Saint-Siège, obtient sans peine les dispenses, ne perd pas une minute pour en prévenir le roi de France et celui-ci, en même temps qu’il lit la lettre de Charles IV, lettre confuse, embarrassée et finalement négative, apprend par celle du chevalier d’Azara que les dispenses sont accordées.

Sur ces entrefaites, le duc de Villequier, que Louis XVIII, à son avènement, a nommé premier gentilhomme de la Chambre, débarque à Vérone pour prendre son service. C’est par lui qu’est confirmée la nouvelle de l’arrivée de Madame Royale à Vienne ; le 9 janvier. Il est donc vrai qu’elle n’a échappé au despotisme des meurtriers de son père que pour tomber au pouvoir des ennemis de sa patrie. Les premiers menaçaient sa vie, les seconds vont menacer son honneur en s’efforçant de la faire servir à leurs méchans desseins contre la France. Ils ont déjà éloigné d’elle Mme de Soucy. Cette compagne de route, malgré ses protestations, a été invitée à rentrer en France. On l’a remplacée par Mme de Chanclos, une Flamande, sujette de l’Empereur, qui a élevé sa première femme et qu’on doit supposer, par conséquent, toute dévouée à la famille impériale. Autorisés à rester à Vienne, si tel est leur désir, Hue et Cléry ne sont plus admis que par grâce en présence de la princesse. L’évêque de Nancy, La Fare, qui représente encore à Vienne le roi de France en attendant l’arrivée du comte de Choiseul-Gouffier qui vient de Saint-Pétersbourg pour le remplacer, ne peut lui-même communiquer avec Madame Royale. On lui fait sentir qu’il a cessé de plaire. Chargé par son maître d’apporter à la princesse une lettre, on lui refuse l’audience qu’il a sollicitée et c’est entre les mains de l’Empereur qu’il est tenu de déposer son message, que ce prince promet de faire parvenir à son adresse. Il est évident qu’une nouvelle captivité commence pour Madame Royale et qu’en persistant à écarter d’elle tout ce qui est Français, ainsi qu’on l’a fait pendant son voyage, on entend la rendre plus accessible aux moyens qu’on se propose d’employer pour « l’autrichienniser. » Quelles que soient ses résolutions, l’astuce de ceux qui l’entourent n’en aura-t-elle pas raison ?

Ces douloureuses perspectives émeuvent jusqu’à la fureur le sensible d’Avaray. Son patriotisme s’exalte. Dans l’entraînement de sa douleur et de sa rage, le chant de la Marseillaise monte à ses lèvres : Allons, enfans de la patrie ! il appelle le moment où « tous les Français réunis autour du trône » pourront chanter : Le jour de gloire est arrivé. « O génie de la France, veille sur cet enfant précieux, sur cette princesse adorée, la fille de tant de rois et que tu as conservée pour donner le jour à la race glorieuse que tu destines à régner sur les races futures ! »

Mais, bientôt le sang-froid lui revient. En prévision de la venue à Vienne du comte de Saint-Priest, que la cour d’Autriche déclare préférer, comme agent du Roi, à Choiseul-Gouffier, désigné déjà comme successeur de La Fare, il lui écrit pour l’intéresser à « la chose, » et le faire concourir à déjouer les vues de l’Autriche. Il le prévient que les dispenses sont obtenues, qu’il faut hâter autant que possible « le moment d’une union qui, à une autre époque, devrait être environnée d’éclat et dont, aujourd’hui, le sentiment, les larmes, la fierté et la misère doivent faire tous les frais, d’une célébration qui autrefois eût frappé tous les yeux et qui aujourd’hui touchera tous les cœurs. » Pour hâter ce moment, il faut qu’avant tout, la princesse soit remise entre les mains de son oncle sans mécontentement ni récrimination de la part de l’Empereur et qu’on dispose celui-ci à recevoir sans colère une lettre du Roi qui, en lui annonçant le mariage, lui fera sentir qu’on ne peut le célébrer que là où résidera Louis XVIII. Si ce but est impossible à atteindre, il faudrait que le Roi en fût promptement instruit « afin qu’il puisse aviser aux moyens de soustraire la fille de son frère aux mains qui s’en sont saisies. »

On devine à ces traits combien la situation est tendue, au moment où les inquiétudes de la cour de Vérone arrachent aux âmes enfiévrées des paroles aussi comminatoires.


II

Brusquement, tout change et s’apaise, grâce à de nouvelles lettres de Madame Royale. Le 3 mars, la poste en apporte trois à la fois, écrites à des dates différentes. La plus ancienne remonte au 30 janvier. Elle contient un engagement formel et décisif.

« Mon oncle, je suis extrêmement touchée de la bonté que vous avez de vous occuper de mon établissement. Vous m’avez choisi le Duc d’Angoulême pour mari ; je l’accepte de tout mon cœur et je profère cet établissement à tout, même à la couronne impériale si elle m’était offerte. L’éclat d’un trône ne m’éblouit pas et j’aime mieux avoir une conscience pure et mener une vie tranquille et retirée au sein de ma famille que tous les trésors du monde. J’accepte donc avec grande joie mon cousin d’Angoulême ; vous ne pouviez faire un choix qui me plût davantage ; je désire beaucoup que ce mariage se fasse bientôt. »

« Il s’est passé bien des choses depuis ma dernière lettre, dit dans une autre Madame Royale. Mme de Soucy, avant son départ de Vienne a voulu absolument voir l’Empereur en particulier. Elle a dit à Sa Majesté Impériale que mes parens ont voulu me marier à mon cousin d’Angoulême. L’Empereur a répondu que ce n’était pas un secret, que tout le monde le savait et le trouvait tout simple ; que pour lui en particulier il l’approuvait fort et le trouvait fort juste, mais qu’il ne croyait pas que ce fût le temps pour ce mariage ; qu’il fallait attendre les circonstances ; que cependant, si je voulais le faire tout de suite, j’en étais la maîtresse. »

En narrant ces détails à son oncle, Madame Royale ne dissimule pas la surprise et le mécontentement que lui a causés l’initiative prise par Mme de Soucy, qui n’avait reçu de personne la mission de parler à l’Empereur. Elle blâme « le bavardage et l’importance que cette dame a voulu se donner. » Elle proteste enfin contre le bruit, qu’on a eu l’impudeur de faire courir à Vienne, qu’il existait en France un parti pour elle et qu’elle aspirait à la couronne.

« Quelle indignité et quelle extravagance ! Dans les temps les plus affreux, j’ai été fidèle à mes parens et à mes souverains et je leur serai attachée jusqu’à la mort. Je suis absolument bien loin de désirer un trône dont on a renversé mon père. Je vous serai, mon oncle, toujours bien attachée et bien fidèle. Mais on veut me brouiller avec vous. J’espère qu’on n’y parviendra jamais… Je ne sais qu’aimer mon oncle, rendre au Roi tout ce que je lui dois et remercier aussi l’Empereur du fond du cœur de ma liberté et de la manière dont il me traite. Tout ce qu’on a dit n’a pas un mot devrai. Tout est su, tout est éclairé. L’Empereur sait la volonté de mes parens et l’approuve beaucoup. Jamais il n’a eu d’idées contre les vôtres. Il approuve tout. Mais il croit que cela n’est pas le temps. »

La vivacité que met Madame Royale à se disculper des desseins ambitieux qu’on lui a faussement attribués suggère au Roi et à d’Avaray la pensée que le cabinet de Vienne, voyant son plan déjoué, par leur habileté comme par la loyauté de la princesse, affecte maintenant de ne l’avoir jamais conçu, mais qu’en fait, il s’était efforcé de le faire aboutir, en affaiblissant dans Madame Royale le sentiment de son devoir envers sa famille française. Maintenant, on peut croire qu’il y renonce. Toutefois, il convient de se tenir en garde contre quelqu’une de ces ruses familières aux ministres de l’Empereur et que permet encore de soupçonner l’insistance qu’a mise ce souverain à convaincre sa cousine que son mariage avec le Duc d’Angoulême ne saurait avoir lieu en ce moment. N’est-ce pas un moyen de la retenir à Vienne et de la disposer à contracter une autre union ? Bien qu’on devine ces craintes dans les notes de d’Avaray, elles n’apparaissent pas dans la réponse du Roi à sa nièce.

« Je vous regarde comme l’ange que Dieu a suscité pour adoucir les maux dont sa Providence a permis que nous fussions accablés, et je suis sûr que ce sera l’effet de votre union avec mon neveu qui de son côté, j’en réponds, mérite le bonheur qui lui est destiné. Le suffrage de l’Empereur me fait plaisir, mais il ne m’étonne pas. Ce prince est trop éclairé pour blâmer une union si naturelle et vous avez vu le peu de foi que j’ajoutais à des calomnies inventées sans doute par nos perfides ennemis. Quant au moment du mariage, je ne puis moi-même choisir encore ce moment. J’attends très incessamment des nouvelles qui me détermineront sur la direction que je dois donner à mon neveu. »

On voit que la première colère du Roi contre l’Empereur est tombée. Mais Madame Royale n’en sait rien encore. Elle le croit toujours irrité et le désir de le calmer la pousse à confirmer avec de nouveaux détails ce qu’elle lui a écrit déjà trop brièvement à son gré, n’osant s’expliquer plus clairement, alors qu’elle était obligée de recourir à la poste. Le 12 mars, elle peut lui écrire par une voie plus sûre ; et elle parle sans réticences :

« Je vous prie de regarder tout ce que je vais vous dire comme la vérité et une justice que je dois à l’Empereur ; mais, malgré cela, vous savez que je vous préfère et toute ma famille française à celle de ce pays-ci, quelque amitié qu’ils me témoignent. Vous avez encore peur des discours qu’on a tenus à Inspruck. Je vous ai déjà assuré, et je vous le répète encore, qu’il n’y en a pas un mot de vrai : l’Empereur ne pense pas du tout à ce mariage, et je vous prie de ne pas écouter les bruits que ses ennemis ou ceux qui ne le connaissent pas font courir contre lui. J’espère que vous avez assez de confiance en moi pour savoir que je rejetterais les propositions de l’Empereur s’il m’en faisait là-dessus ; mais, loin d’y penser, il sait la volonté de mes parens pour mon cousin d’Angoulême, et il la respecte, et je suis sûre qu’il ne désire pas autre chose.

« On se plaint que je suis captive parce que je ne vois personne ; mais c’est moi qui ai demandé d’être seule ; il ne me convenait pas, étant en grand deuil et dans ma position, de voir du monde. A présent que mon deuil va finir à Pâques, je verrai un peu de monde ; mais tout ceci c’est ma volonté ; l’Empereur ne fait que ce que je désire. Vous vous plaignez de ce que l’évêque de Nancy n’a pas pu me remettre une lettre de votre part ; si fait, il me les a toutes fait passer, et je l’ai vu lui-même, il y a quelques jours, une heure en particulier.

« Vous vous plaignez de ce qu’on a renvoyé Mme de Soucy ; l’Empereur a cru par-là faire quelque chose qui vous serait agréable. Pouvait-il garder une femme qui demandait à « s’en aller, une femme que la république avait chargée de me suivre ? » Pouvait-il garder une femme qui a un monstre pour frère ? Elle pouvait penser bien, mais tout était contre elle, et même les propos qu’elle a tenus ici. Quand elle est venue me voir, on a été bien loin de compter les minutes, et c’est elle qui a demandé à s’en aller la première.

« J’ai vu Hue et Cléry, mais à présent qu’ils n’ont rien à me dire, il n’est pas nécessaire que je les voie. L’Empereur, à ma prière, leur a fait un sort et je désire qu’ils soient heureux, et je ferai mon possible pour que cela soit.

« Je reçois tous les jours des lettres de Français émigrés, et j’ai chargé l’évêque de Nancy de leur répondre pour moi. Je vous écris aussi tant que je veux, et je vous jure que mes lettres ni les vôtres ne sont jamais lues excepté à la poste, mais c’est nécessaire en temps de guerre. Voilà ce qui se passe, et cela doit vous prouver que je ne suis pas captive. Je vous supplie de ne pas écouter tous ces bruits qui ne servent qu’à vous rendre plus malheureux et moi aussi, car votre lettre m’a extrêmement peinée. Je vous prie d’envoyer toujours vos lettres pour moi à l’évêque de Nancy qui me les fera remettre. Mme de Guiche s’est servie l’autre jour de moyens qui ne me conviennent pas ; quand on fait le bien, on ne doit pas se cacher. On trouve extrêmement juste que vous m’écriviez, et je vous jure qu’on ne lit jamais vos lettres ni les miennes. Je suis obligée de vous prévenir que la lettre que Mme de Guiche m’a remise était tout ouverte.

« Je suis ici aussi heureuse que je puis l’être ; j’ai des maîtres pour m’occuper. Je vois très souvent les archiduchesses, qui sont de mon âge ; c’est une très agréable société, et je vous réponds qu’il n’y a pas de jours que je ne pense à vous et j’en parle souvent avec les archiduchesses, ainsi que de toute ma famille française que j’aime et chéris beaucoup et que j’espère bien revoir cette année. Je ne doute pas que l’Empereur ne me laisse partir quand je le demanderai ; mais, au nom du ciel, je vous supplie de vous calmer et d’être bien persuadé que je ne suis pas captive ; si je l’étais, je le dirais tout de suite, et je ne resterais pas un moment tranquille ; mais cela n’est pas vrai et je vous supplie de ne pas écouter ce que de malheureuses têtes peut-être un peu trop vives pourront dire là-dessus. Je vous réponds de vous dire toujours l’exacte vérité. Je vous prie aussi d’être bien persuadé de mes sentimens pour vous, et que je n’ai eu d’autre intention, dans cette lettre, que de dire la vérité et de rendre justice à qui le mérite. Vous me parlez de mon caractère et je vous réponds qu’il ne se démentira jamais, et si je reste ici à présent, je crois que c’est nécessaire pour quelques mois, mais je ne perds jamais de vue le dessein de me réunir à ma famille, et ce dessein, s’il plaît a Dieu, s’exécutera cet été. Adieu, mon cher oncle, calmez-vous et comptez toujours sur moi tant que je vivrai.

« L’archiduc Charles est parti ce matin pour l’armée, cela doit vous rassurer. Quand il reviendra, assurément je ne serai plus ici ; vous voyez bien qu’on n’a aucun dessein, et Joseph est en Hongrie et ne compte pas venir ici de sitôt. Donc, vous voyez qu’il n’y a rien à craindre. Les cinq autres sont des enfans.

« Mme de Soucy m’accable de lettres. Elle fait un train affreux de ce que Hue et Cléry sont restés à Vienne et qu’elle est partie. Je ne sais si vous êtes content d’elle ; mais pour moi, je trouve qu’elle aurait bien mieux fait de se tenir tranquille ; elle n’a pas d’esprit du tout, et elle dit du mal de beaucoup de monde.

« On espère la paix cette année. Je désirerais bien que toutes les choses se remettent en France et je n’en désespère pas ; la clémence que vous avez doit vous gagner tous les cœurs. Je voudrais bien que vous écriviez encore un manifeste, le premier a fait grand effet et ce peuple est si malheureux à présent à Paris qu’il faut peu de chose pour lui faire secouer le joug des monstres qui le gouvernent.

« Mme de Chanclos est une excellente personne ; elle est Flamande, et elle a beaucoup de mérite ; elle a connu ma mère dans ce pays-ci ; elle est attachée à l’Empereur dont elle a élevé la première femme, mais elle est bonne, juste et intègre. Elle a vu l’autre jour les moyens dont Mme de Guiche s’est servie pour me rendre votre lettre ; elle n’en a rien dit à l’Empereur. Elle m’est très attachée, et on peut vraiment compter sur elle et jamais les lettres ne sont ouvertes. L’Empereur même est peut-être plus de vos amis que vous ne croyez ; tout le monde ici vous appelle le Roi ; on vous respecte ainsi que vos malheurs, et on désire votre bonheur ; enfin vraiment je n’ai qu’à me louer de ce pays. »

Dans ces explications révélatrices d’une haute raison et d’une volonté ferme, tout n’était pas de nature à charmer Louis XVIII. La crédulité de Madame Royale, en ce qui touchait les sentimens que l’Empereur professait pour lui, dut le faire sourire ; il savait à quoi s’en tenir. D’autre part, sa nièce l’inquiétait en lui déclarant qu’elle était aussi heureuse à Vienne qu’elle pouvait l’être. Dans les attentions dont elle se montrait si reconnaissante, il voyait une continuation des efforts de sa famille d’Autriche pour lui faire préférer ce pays à la France. Du moins, il était désormais convaincu qu’elle ne tomberait pas dans ce piège. Il ne doutait ni de sa bonne foi ni de la sincérité de ses résolutions, et il ne lui restait qu’à hâter le moment où il pourrait enfin goûter le bonheur qu’il attendait de la présence auprès de lui de la fille qu’il venait de se donner.

Dans ce dessein, il écrivait à l’Empereur. Après l’avoir remercié des « procédés généreux et des soins délicats prodigués à sa nièce, » il lui faisait part officiellement du mariage projeté et lui demandait ses bons offices pour en faciliter la réalisation.

« Tous les sentimens, toutes les convenances, le vœu du feu Roi mon frère et de la Reine, celui des parens qui me restent, je puis dire celui que les tyrans de la France l’empêchent seuls de manifester, tout enfin en presse la conclusion. Le Pape a accordé à ma demande les dispenses nécessaires ; ma nièce a déposé entre mes mains l’expression d’un sentiment et d’une volonté conformes à celle de tous les siens ; mon neveu, impatient d’assurer son bonheur pour retourner promptement au poste qui lui est assigné, me laisse à peine l’espoir de lui voir attendre mes ordres pour se rendre auprès de moi ; son père est également impatient de me l’envoyer. Je dois donc m’occuper sans retard éprendre de concert avec Votre Majesté les moyens de hâter la célébration d’un mariage qui m’offrira, ainsi qu’à tous les miens, le seul bonheur dont nous soyons encore susceptibles. Cette enfant, précieux et touchant modèle des vertus et des grandes qualités que nous pleurons, est maintenant un lien de plus entre nous ; elle doit à Votre Majesté la liberté et peut-être la vie ; elle va me devoir un époux qui en assurera le bonheur. En travaillant de concert au prompt accomplissement de cette union, nous parviendrons peut-être à la dédommager des soins paternels qu’elle a perdus et cette action commune sera le garant de l’accord, de l’union et des sentimens que je désire voir régner à jamais entre Votre Majesté et moi. »

Cette lettre devait rester longtemps sans réponse. Le 22 mai, la princesse mande à son oncle : « Vous me chargez de parler à l’Empereur pour mon mariage. Je croyais que ce prince vous avait écrit. Mais, puisqu’il ne l’a pas fait, je vous dirai qu’il n’a rien du tout contre ce mariage qu’il trouve très juste ; mais je doute qu’il s’en mêle. Je ne peux pas moi-même lui en parler que quand je saurai vos volontés à ce sujet, quand et comment vous voulez qu’il se fasse. Quand je saurai vos volontés, alors, je les lui ferai connaître. »

Ainsi tombaient devant l’évidence les derniers soupçons du Roi. Il n’avait plus à craindre les intrigues de Vienne. Il restait libre de fixer au jour et à l’heure qui lui conviendraient la célébration du mariage. Par malheur, au moment où il en recevait de sa nièce l’assurance positive, un grave incident venait une fois de plus troubler sa vie et rouvrir pour lui l’ère des aventures. Dans la journée du 13 avril, le gouvernement vénitien, à l’instigation du Directoire, lui avait intimé l’ordre de quitter Vérone.

Entre les divers épisodes de l’émigration, il n’en est pas de plus connus que l’expulsion de Vérone, le séjour du Roi à l’armée de Condé, campée alors à Riegel dans le duché de Bade ; son départ exigé par l’Autriche et son arrivée à Blanckenberg dans le duché de Brunswick, à la fin de juillet, après une courte halte à Dillingen. Il n’y aurait donc pas lieu de s’attarder à ces douloureux incidens de sa vie errante si nous n’étions en mesure d’ajouter à ce qui en a déjà été raconté quelques traits que nous révèlent les documens dont s’éclairent ces récits et qu’il serait dommage de laisser dans l’ombre.

L’un de ces documens, et non le moins précieux, est le journal inédit, écrit de la main du Roi, de son voyage de Vérone à Riegel. On y voit que, depuis longtemps, Louis XVIII gémissait de son inaction et brûlait du désir de se transporter sur un théâtre où il pourrait donner carrière à cette activité dont ses ennemis le déclaraient incapable et dont il avait à cœur de leur fournir des preuves. La Vendée lui restant fermée, le camp de Condé lui semblait l’unique poste digne de lui. Son expulsion des États Vénitiens lui apporta une occasion d’y parvenir, que, jusqu’à ce jour, il avait vainement cherchée et la rigueur de la décision du Sénat de Venise qui lui fut signifiée le 13 avril s’atténua pour lui de l’espérance qu’elle lui permettait de concevoir.

Dans les instans qui suivirent cette communication, il fut en quelque sorte seul, avec d’Avaray, à ne pas perdre complètement la tête. Sa cour se composait alors du duc de La Vauguyon, installé depuis peu à Vérone en qualité de « premier ministre, » du duc de Villequier et du jeune duc de Fleury premier gentilhomme de la Chambre, du comte de Cossé, capitaine des Cent Suisses, du comte d’Avaray, capitaine des gardes du corps et de divers autres personnages de moindre importance. Il constate, sans en désigner nominativement aucun et en n’exceptant que d’Avaray, qu’il y eut parmi eux beaucoup de trouble et de désarroi. « Mes ministres, écrit-il, furent, dans cette occasion, de parfaits emplâtres. »

Néanmoins, l’idée d’aller rejoindre l’armée de Condé eut promptement réuni tous les suffrages. Mais, comment arriverait-on sur les bords du Rhin ? L’Autriche en avait maintes fois barré la route, en réponse aux demandes du Roi. M. de Breuner, ministre impérial à Venise, était seul qualifié pour délivrer des passeports ? Les lui demander pour Riegel, c’était aller au-devant d’un refus. D’Avaray imagina alors de les lui demander doubles, les uns permettant de traverser le Tyrol, les autres, la Lombardie autrichienne. C’est par cette voie que sous le nom de marquis de Trie passerait le Roi, sous prétexte de se rendre à Rome. Mais, une fois sorti du territoire lombard, il se dirigerait vers le Rhin. Les passeports furent délivrés tels qu’il les avait demandés. Au bout de huit jours, tout était prêt pour le départ lorsque, au dernier moment, les prétentions et la vanité de La Vauguyon faillirent le retarder.

Le Roi avait décidé qu’il prendrait dans sa berline Villequier, Cossé et d’Avaray, tandis que La Vauguyon et les autres gentilshommes s’en iraient ensemble par le Tyrol. Jaloux du Roi « comme un Espagnol du temps de Ferdinand et d’Isabelle, » La Vauguyon se plaignit d’un arrangement qui l’éloignait de son maître. Il admettait que Sa Majesté tînt à ne pas se séparer du comte d’Avaray. Mais, pourquoi le duc de Villequier ? pourquoi le comte de Cossé ? Sa fonction ne le mettait-elle pas au-dessus d’eux ? Dieu sait comment eût fini cette querelle d’étiquette qu’envenimait encore l’antipathie qu’avait inspirée le duc de La Vauguyon à l’entourage du Roi lorsque la nécessité de déjouer la surveillance toujours à craindre des autorités autrichiennes vint heureusement imposer une autre combinaison. Il fut convenu que La Vauguyon, qui physiquement présentait quelque ressemblance avec son maître, Villequier et Cossé partiraient dans le carrosse royal de manière à concentrer sur eux cette surveillance, tandis que le Roi, d’Avaray et d’Agoult, en plus modeste équipage, gagneraient la Suisse en traversant la Lombardie. Le duc de Fleury était parti trois jours avant, pour aller annoncer au prince de Condé l’arrivée de Louis XVIII. Le carrosse royal se mit en chemin dans la journée du 20 mai ; le Roi et ses compagnons attendirent la nuit pour partir à leur tour.

« Il était très essentiel, explique le Roi dans son journal, de dérober notre départ de Vérone, même au gouvernement vénitien, afin que la cour de Vienne n’en fût pas instruite… Comme il faisait très beau clair de lune, je commençai par me promener dans mon jardin, ensuite dans l’allée extérieure et, allongeant le tour à chaque fois, nous finîmes par arriver sous les arcades du Stradon, d’où nous montâmes en voiture. Nous eûmes bien quelque inquiétude d’un homme en redingote qui nous suivit. Mais, je ne crois pas que ce fût un espion, car le Podestat manda à son gouvernement que j’étais parti par la route de Volargne. » A cinq heures du matin, les voyageurs étaient à Mantoue d’où, après une courte halte, ils continuèrent leur voyage. Bien qu’ils eussent couru de fréquens dangers, notamment en traversant le Saint-Gothard et qu’à diverses reprises, le Roi eût été reconnu dans des hôtelleries où ils avaient dû s’arrêter, ils arrivèrent à Riegel, sains et saufs, dans la soirée du 28 août.

Sur le séjour de Louis XVIII au camp de Condé qui se prolongea durant plus de six semaines, les rapports de d’Avaray nous fournissent aussi des détails qu’il y a lieu de conserver à l’histoire :

« Le lendemain de son arrivée à Riegel, le Roi prit notre uniforme et reçut l’hommage des différens corps. Le prince de Condé lui présenta des officiers, des soldats qui s’étaient distingués par des actions d’éclat. Il leur dit à tous, non pas de ces généralités qui flattent ceux à qui elles s’adressent sans être remarquées par ceux qu’elles n’intéressent pas, mais des choses justes, bien placées, faites pour la personne et pour l’action qui attiraient ses éloges.

« Un vieux maréchal de camp, l’homme le plus modeste et le plus brave de l’armée, se tenait à l’écart la tête baissée, son habit boutonné et croisé, jouissant en silence du bonheur que les autres manifestaient par leur langage. Le Roi le remarque, va droit à lui, lui découvre la poitrine et le grand cordon de Saint-Louis, récompense récente d’une action d’éclat, et lui dit :

« — Monsieur de Salgues, il ne faut pas le cacher quand on l’a gagné d’une manière aussi brillante.

« Chaque jour, le Roi nous donnait à recueillir quelques nouveaux traits aimables et vraiment français et cela, environné de complots, fatigué par les avis et les informations les plus sinistres. Un nommé Bassal, régicide, ci-devant curé intrus de Saint-Louis de Versailles et marié à une coquine, tenait à Basle ayant sous lui un nommé Poteratz, un comité d’insurrection et d’assassinat[2]. J’avais des émissaires auprès de ce scélérat, qui me rendaient compte de ses manœuvres. »

D’autre part, le Roi à peine arrivé à l’armée, le maréchal de Wurmser, commandant en chef des troupes impériales, lui avait fait connaître que sa présence n’avait pas l’approbation de sa cour et que « Sa Majesté ferait bien de s’éloigner. » On lui offrait alors, par l’organe du comte de Saint-Priest qui était à Vienne, le château de Rothembourg sur les derrières de la Forêt-Noire. Cette première invitation restée sans effet, le maréchal, avec embarras et respect, informa le Roi que s’il ne se déterminait pas promptement à la retraite, il avait ordre de le faire enlever. « Cette insolente menace ayant donné lieu à la réunion d’un conseil, les deux commissaires anglais, militaire et civil, préposés au corps de Condé, MM. Crawfurd et Wickham, y furent appelés. Je le fus aussi. Là, en présence de Mgr le prince de Condé, Sa Majesté invita chacun à donner son avis. Je le répète avec peine, tous furent timides, ou ce qu’on nomme prudens. Mon tour de parler étant venu, je dis simplement :

« — On n’enlève pas le Roi au milieu de deux mille gentilshommes français.

« Ce propos ayant rendu de la hardiesse à ceux qui n’avaient que du courage, les Anglais, dont la politique était une grande déférence pour une cour qui leur fait constamment payer ses désastres, voulurent combattre ma résolution. Me sentant applaudi par mon maître et encouragé par le silence même de Mgr le prince de Condé, je soutins avec chaleur que le Roi n’ayant pas déféré à une invitation ne pouvait obéir à une menace.

« — On n’enlève pas, je le répète, le roi de France au milieu de deux mille gentilshommes ; je dis plus, on ne le tente pas.

« Le Roi ayant alors pris la parole et prononcé une opinion entièrement conforme à celle que je puisais dans son âme, le nouveau refus de Sa Majesté fut transmis au maréchal. Les Anglais dirent que j’avais la tête chaude et peu après, le 31 mai, l’armistice qui durait depuis le mois de décembre ayant été dénoncé, nous marchâmes de Riegel à Mülheim.

«… Et c’était dans cette situation et lorsqu’un zèle importun quoique bien naturel semblait d’accord avec la politique autrichienne pour tourmenter et éloigner Sa Majesté qu’au moment d’assister à une délibération où il s’agissait de remettre sur le tapis la question de son départ, le Roi s’approcha de mon oreille, en chantant : N’allons pas, n’allons pas dans la Forêt-Noire. »

Il est clair que d’Avaray, dans cette attachante relation, saisit avec une fougue de dévouement poussée à l’excès toutes les occasions de célébrer le courage et l’esprit d’à-propos de son prince. Mais, il y a justice à remarquer que ces occasions, celui-ci les lui fournit fréquemment durant son séjour au camp de Condé. Entre les diverses circonstances où il prouva qu’il possédait au plus haut degré des qualités véritablement françaises et qu’il n’était pas Bourbon pour rien, il en est une qui plus que toute autre lui fait honneur.

C’était le 4 mai. Ce jour-là, étant monté à cheval pour procéder à la visite des postes avancés, il se trouva inopinément aux bords du Rhin, en face de soldats de la République postés en nombre sur l’autre rive, exposé par conséquent « à recevoir ou des hommages, ou des insultes, ou des coups de fusil. » Alors, à travers le fleuve s’engage ce dialogue :

— Est-ce vrai que le Roi est arrivé ? demande-t-on du côté des républicains.

— Oui, il est là.

— Nous voudrions bien le voir ; mais nous ne pouvons le distinguer.

Le Roi a entendu. Il fait mettre pied à terre au prince de Condé, au duc de Berry et à toute sa suite et seul, à cheval, il s’avance jusqu’au ras de la berge. « Le duc d’Enghien, qui commandait aux avant-postes, s’approche à la botte de Sa Majesté et lui représente avec respect qu’il est défendu de parler d’un bord à l’autre.

« — Mon cousin, lui dit le Roi, vous me mettrez aux arrêts demain ; aujourd’hui, il faut que je leur parle. »

Et s’adressant d’une voix retentissante aux soldats séparés de lui par la largeur des eaux, il leur tient ce discours :

« — Vous êtes curieux de voir le Roi ; c’est moi qui suis votre Roi, ou plutôt votre père ; oui, vous êtes tous mes enfans. Je ne suis venu que pour mettre un terme aux malheurs de notre patrie commune. Ceux qui vous disent le contraire vous trompent. Vos frères qui m’entourent partagent le bonheur que j’ai d’être avec eux et de me rapprocher de vous.

« Les soldats écoutaient en silence, avec une contenance embarrassée ; on voyait que leur cœur était ému, mais que leurs sentimens étaient contraints.

« Une voix s’éleva de notre côté, leur disant :

« — Puisque vous êtes bien aises de le voir, criez : Vive le Roi !

« — Non, non, reprit vivement le prince, ne dites rien ; vous seriez entendus et vous pourriez vous compromettre. »

Les adjurations des officiers du Roi mirent fin à cette scène dangereuse qu’aurait pu dénouer une balle. Il se retira suivi de quelques cris :

— Pourquoi s’en va-t-il si vite ? Nous n’osons dire ce que nous pensons.

Cependant, l’armée attendait à Mülheim l’ordre de passer le Rhin et de pénétrer dans la Haute-Alsace. « Mais, il y avait à peine huit jours que nos cantonnemens étaient assis sur ce point que toutes les espérances furent confondues par l’invincible ascendant de ces armées qu’on s’obstinait toujours à combattre et qu’il fallait convaincre. Dans l’idée de remédier aux malheurs de l’Italie, on donna l’ordre au maréchal de Wurmser d’y envoyer trente mille hommes. Ainsi, l’archiduc Charles qui commandait l’armée de droite et se disposait à entrer en Basse-Alsace, au lieu de poursuivre les avantages obtenus à la fin de la campagne précédente sur la rive gauche, se vit obligé, de repasser le fleuve. Nous fûmes contraints de nous replier.

« Le Roi et Mgr le prince de Condé rentrés à Riegel étaient assez tranquilles, lorsque, le 24 juin, une canonnade sur toute la ligne française ayant annoncé le passage que Moreau fit à Kehl où les troupes souabes résistèrent à peine, nous nous reportâmes rapidement en avant quoique, dès ce moment, il ne pût être question que de retraite. »

Et ce fut en effet à battre en retraite qu’il fallut se résigner. « Séparé du gros de l’armée aux mouvemens de laquelle il était soumis, le corps de Condé, fort de sept mille hommes environ, était dans une situation de plus en plus critique. Notre faible avant-garde sous les ordres de Mgr le duc d’Enghien, forcée à Offenbourg[3], n’avait déjà dû son salut qu’à la valeur et à l’infatigable activité de ce jeune prince. Tout annonçait que les passages des montagnes pour descendre aux sources du Danube nous seraient fermés. Mgr le prince de Condé était dans des transes mortelles pour la personne du Roi et me pressait de m’unir à lui afin de presser le départ de mon maître. Ayant appris la défaite du corps de Wartensleben qui nous servait d’appui, serrés nous-mêmes par un corps qui marchait sur nos traces et avec lequel il nous avait déjà dû faire le coup de fusil, notre petite armée se retirait en bon ordre vers Riegel pour de là reprendre sur la gauche et gagner Dillingen et la Souabe.

« C’est dans cet état de choses, le Roi étant logé au château de Mahlberg qui domine la petite ville de Kupenheim, que Son Altesse sérénissime me fait appeler à son quartier par une pluie battante. Je monte à cheval. J’y cours.

« — D’Avaray, me dit le prince, il n’y a plus un instant à perdre ; enlevez le Roi cette nuit même ; prenez des habits bourgeois, joignez un chariot de poste, partez.

« Mgr le prince de Condé me développe alors tout ce que sa situation et sa responsabilité ont de terrible. Les généraux autrichiens eux-mêmes le sollicitaient de faire repasser au Roi la Montagne Noire tandis que les défilés étaient encore libres. En effet, il devenait fort à craindre que le temps nécessaire pour les atteindre ne donnât à l’ennemi le temps de s’y porter et, si c’était en force, nous étions indubitablement pris.

« Après avoir écouté Son Altesse sérénissime avec le respect dont j’étais pénétré pour sa personne et pour les motifs mêmes qui lui dictaient une démarche que je ne pouvais intérieurement blâmer, je répondis avec quelque vivacité et le sentiment profond de l’honneur de mon maître :

« — Personne n’est plus que moi pénétré de tout ce que cette situation et la vôtre, en particulier, Monseigneur, ont de funeste. Mais, qu’il me soit permis de m’étonner que Votre Altesse sérénissime s’adresse à moi pour une commission de ce genre. Il n’est aucun moyen qui ne m’eût été bon et qui n’eût été accepté par mon auguste maître pour atteindre les drapeaux de Condé. Mais, ce sont positivement les dangers présens qui l’y retiennent. Et que Votre Altesse, excusant mon langage, ne s’en étonne pas. Qu’elle aille trouver le Roi. Elle entendra sa réponse. »

La réponse du Roi fut conforme aux prévisions de d’Avaray, qui nous le représente marchant au milieu de ses gentilshommes « sans se laisser aborder par aucun sentiment indigne d’un soldat Bourbon. » Il regardait avec douleur les montagnes de l’Alsace.

« — Nous ne sommes pas à Ivry, disait-il, et ceci ressemble bien à Fornoue[4]. Mais, quoi qu’il advienne, il y a de l’honneur à gagner. »

Ainsi, toujours infatigable et toujours Français, il encourageait chacun par ses propos et son exemple. Il fit les mêmes marches et prit les mêmes logemens que ses compagnons d’armes, tant qu’ils furent en péril, c’est-à-dire jusqu’à la tête des débouchés qui heureusement se trouvèrent libres encore.

D’Avaray, qui nous a conservé ces souvenirs, en conclut que son maître, s’il eût embrassé la vie des camps, y aurait brillé.

« Ici, nous le vîmes chérir des travaux que pouvait payer quelque lustre. Doué d’une mémoire prodigieuse qui lui retrace les campagnes et faits militaires des plus habiles généraux, sa mémoire locale, la justesse et l’étendue de son coup d’œil, son calme imperturbable et des circonstances favorables en eussent fait un homme de guerre. Et qu’on ne m’oppose pas son embonpoint. La manière dont il traversa le Saint-Gothard et dans cette campagne même, pour ne citer qu’un exemple, la marche de Dillingen où, à travers les montagnes, il fut à cheval dix-huit heures sans débrider et toujours frais et dispos, tandis que nous étions tous sur les dents, répondent assez à de puériles et malveillantes objections. Il m’est donc permis de dire sans crainte d’être taxé de partialité : la guerre eût fait la gloire du Roi, la gloire de Louis XVIII eût rendu le bonheur à la France et la paix à l’Europe.

« Et quelle douce carrière que celle de la vie des camps, comparée à l’horrible et dégoûtant chaos où semble devoir se perdre la tombe de mon maître ! Quand je songe seulement à quelques-unes des journées de ces campagnes arides de 1792 et 1796 ; lorsque je me reporte à l’heure solennelle où, dans la première, nous abordâmes et nous franchîmes la limite française, au saint enthousiasme avec lequel, sous les yeux de mon maître, je clouai au premier arbre de la terre natale ces paroles gravées dans nos cœurs : Pour la liberté du Roi et le bonheur de tous ; lorsque je me rappelle, dans la seconde, ces élans d’ivresse prodigués au Roi, s’il paraissait subitement au milieu de ses gentilshommes pour réclamer sa part de fatigue, de dangers et d’honneur, mes yeux se remplissent de larmes et je m’écrie : — Louis et, le dirai-je, celui que la bonté du Roi honore du titre de son ami étaient appelés à des destinées moins douloureuses et moins obscures. »

Ce n’est pas seulement parce que cette page témoigne une fois de plus de l’admiration enthousiaste de d’Avaray pour son maître et dresse devant nous un Louis XVIII aussi nouveau qu’inattendu, qu’elle méritait d’être citée ; c’est encore et surtout parce qu’elle met en lumière de façon saisissante la contradiction qui existait chez les émigrés entre l’ardent patriotisme dont elle nous donne une irréfragable preuve et l’espoir qu’ils fondaient sur le concours des armées étrangères. Il n’est pas douteux, à lire ce qui précède, que d’Avaray chérit sa patrie. Mais il confond le Roi dans le même amour ; il ne les conçoit pas séparés ; la patrie, à ses yeux, est là où est le Roi ; elle ne peut être que là, et tout est légitime dans les entreprises, quelles qu’elles soient, qui ont pour fin de le rétablir dans son autorité. Parmi les émigrés, il n’en est guère qui ne pensent pas ainsi et cette opinion, résultat de la naissance, de l’éducation, d’un long échange de services entre la noblesse et la royauté, permet d’expliquer, sinon de justifier les erreurs, les illusions, les folles intrigues qu’on rencontre à toutes les étapes de leur dramatique histoire.


III

Les journaux avaient fait connaître à Vienne l’arrivée de Louis XVIII au camp de Condé. En même temps qu’elle lisait ces récits, Madame Royale recevait de son oncle une lettre qui les lui confirmait et lui demandait de s’entremettre auprès de l’Empereur afin d’obtenir qu’il fût autorisé à rester à l’armée. C’était là une mission bien grave pour une jeune fille de dix-huit ans. Madame Royale ne la déclina pas. Mais, elle était tenue d’attendre, pour la remplir, que l’Empereur fût revenu de la campagne où il devait rester un mois encore. « Dans ce temps, les choses seront sûrement arrangées d’une manière stable à votre égard. Mais croyez, je vous prie, que je ferai toujours tout ce qui dépendra de moi pour vous servir. »

Du reste, s’associant sans enthousiasme aux espérances dont on s’était leurré au camp de Condé en y voyant apparaître le Roi, sa jeune et précoce raison non moins que le souvenir de ses infortunes contribuaient à la rendre défiante. Elle ne croyait pas à de prochains bonheurs. « J’avoue que nous avons été si souvent trompés par des lueurs d’espérances que je n’ose m’y fier à présent. » Elle était cependant heureuse que son oncle eût été bien reçu à l’armée et que les républicains « accourus pour le voir eussent été touchés de ce qu’il leur avait dit. » — « Puissent-ils se lasser d’une guerre qu’ils font si injustement. Je désire de tout mon cœur que votre présence à l’armée rappelle ces malheureux Français à leur devoir. C’est une chose affreuse que cette invasion. Je suis charmée que vous ne soyez plus à Vérone, car à présent que les républicains sont maîtres du nord de l’Italie, je serais dans de grandes inquiétudes pour vous. Heureusement que vous n’y êtes plus et que vous êtes en sûreté au milieu d’une armée qui vous défendrait bien si on venait vous attaquer. La seule chose que j’ose vous demander, c’est de ne pas trop vous exposer d’un côté de la frontière, car on ne peut pas être tranquille avec ces républicains. »

Quand il reçut ce témoignage de tendre sollicitude, le Roi n’était plus exposé aux périls que la princesse redoutait pour lui. Mais, il venait d’en courir un non moins grave et d’y échapper presque miraculeusement. Arrivé à Dillingen où l’avait conduit la retraite de l’armée royale, il s’y trouvait encore dans une pauvre auberge, le 19 juillet. Le soir venu, fatigué par la chaleur, et d’Avaray l’ayant quitté pour rentrer chez lui, il s’était mis vers dix heures à la fenêtre de sa chambre, le duc de Fleury et le duc de Guiche à ses côtés. Il y était depuis dix minutes lorsqu’un coup de carabine partit d’une arcade voisine. La balle l’atteignit au sommet de la tête, frappa le mur et tomba dans la chambre. Au mouvement qu’il fit, les deux gentilshommes poussèrent des cris, appelèrent du secours. D’Avaray revint sur ses pas. En voyant leur maître inondé de sang, ils le crurent mortellement blessé. Il les rassura.

« — Ce n’est rien du tout ; vous voyez bien que je suis resté debout, quoique le coup fût à la tête.

« — O mon maître, gémit d’Avaray, si le malheureux eût frappé une ligne plus bas !

« — Eh bien ! mon ami, le roi de France se nommerait maintenant Charles X. »

La blessure était légère et les soins des chirurgiens la guérirent en peu de jours. Les recherches auxquelles procédèrent les autorités de Dillingen pour découvrir l’assassin furent vaines et n’aboutirent qu’à établir qu’il était étranger au pays. « Il a pu croire son crime accompli, écrit d’Avaray, et est allé en recevoir le salaire. » Il soupçonnait cet inconnu d’avoir été soudoyé par Bassal et Poteratz, les agens du Directoire dont il est parlé plus haut. Il est certain qu’à Bâle, ces deux personnages intriguaient et s’agitaient contre les princes et les émigrés. Mais, il n’y a pas lieu de s’arrêter à ces incidens obscurs et confus. Il suffira de constater que la blessure du Roi le retint durant une semaine à Dillingen. Il la passa dans l’attente des événemens. Lorsque, étant rétabli, il eut acquis la certitude que la retraite des Autrichiens était définitive, il se détermina à laisser au prince de Condé le soin de remplir envers l’Empereur les engagemens du corps qu’il commandait et qui était encore à la solde de l’Autriche. Ce corps étant menacé dans son existence par le mauvais vouloir de la cour de Vienne, Louis XVIII ne voulait pas, en y restant, exposer le roi de France à être licencié par l’empereur François II. Il s’éloigna donc, « conséquent avec lui-même, montrant qu’il était venu sur le Rhin faute d’avoir pu atteindre la Vendée et prouvant à son peuple que sa volonté était de lui porter l’olivier de la paix, et non de verser le sang français pour des intérêts qui n’étaient pas ceux de la France. »

Il ne savait encore en quels lieux il se réfugierait. Les hasards de sa marche l’ayant conduit à Blanckeuberg, il résolut de s’y fixer provisoirement, autorisé par le duc régnant de Brunswick. Mais, cette principauté, enclavée dans les États prussiens et protégée par le roi de Prusse, ne pouvait lui offrir qu’un asile temporaire. Il le savait et, bien que son séjour dût s’y prolonger quinze mois, il comptait, en y arrivant, n’y rester que le temps de recevoir des réponses du tsar Paul Ier à qui, avant même de quitter Riegel, il s’était adressé pour obtenir un asile plus stable et plus sûr. Ce n’est donc pas à Blanckenberg qu’il pouvait songer à appeler sa nièce et moins encore à procéder à son mariage. Son existence demeurait toujours trop incertaine et c’eût été cruauté de jeter une jeune fille dans les aventures qu’il était encore exposé à courir. Aussi, dès ce moment, renonçait-il même à l’envoyer à Rome comme il en avait précédemment le dessein. Puisqu’elle déclarait être heureuse à Vienne et désirer attendre là le moment de son mariage, il se décidait à l’y laisser sous la protection de l’Empereur.

En le lui mandant, après son arrivée à Blanckenberg, il entrait dans quelques détails sur les douloureux événemens auxquels il avait été mêlé depuis sa sortie de Paris. Ils lui valurent cette réponse singulièrement émouvante en sa simplicité et qui constitue un poignant tableau rétrospectif de la captivité de Madame Royale au Temple.

« J’ai reçu votre dernière lettre et j’ai lu avec grand intérêt les détails que vous me donnez sur votre position, durant ces trois malheureuses années. Je n’en avais rien su. Depuis le 10 d’août 1792 jusqu’au mois d’août 1795, je n’ai rien appris de ce qui concernait ma famille, ni de ce qui regardait les affaires politiques ; nous n’avons entendu que les injures dont on nous accablait. Vous n’avez pas d’idée de la dureté de notre prison ; les personnes qui n’ont pas tout vu de leurs propres yeux ne peuvent pas se le représenter. Moi-même qui en ai tant souffert j’ai presque de la peine à le croire. Ma mère ignorait l’existence de mon frère, qui logeait au-dessous d’elle. Ma tante et moi nous ignorions le transport de ma mère à la Conciergerie et ensuite sa mort. Je ne l’ai apprise qu’en 95. Ma tante me fut arrachée pour être conduite au supplice. En vain je demandai pourquoi on nous séparait. On ferma la porte et les verrous sans me répondre. Mon frère meurt dans la chambre au-dessous de moi ; on me le laisse de même ignorer. Enfin le juste supplice de Robespierre qui a fait tant de bruit dans le monde, je ne l’ai appris qu’un an après. J’ai entendu plusieurs fois sonner le tocsin, battre la générale, sans que mes gardiens me disent pourquoi. On ne peut pas se faire d’idée de la cruauté de ces gens-là. Il faut cependant convenir, mon cher oncle, qu’après la mort de ce monstre, mon frère et moi nous avons été mieux traités. On nous a donné le nécessaire, mais sans nous informer de ce qui se passait, et ce n’est qu’après la mort de mon frère que j’ai appris toutes les horreurs et cruautés qui s’étaient commises pendant ces trois années.

« Au mois d’août 1795, j’ai pu voir Mme de Tourzel, qui m’a informée que vous étiez à Vérone. J’ai appris par la femme qu’on m’avait donnée pour me servir la mort de mes vertueux et malheureux parens, et qu’on parlait de ma liberté. J’avoue que dans ce temps, j’avais commencé à perdre tout à fait l’espoir, et je craignais de passer toute ma vie enfermée. Etant demeurée seule dans ma chambre durant une année entière, j’avais eu le temps de faire mes réflexions et je ne soupçonnais que trop le sort de mes infortunés parens ; mais comme les malheureux aiment à se flatter, il y avait des momens où j’espérais encore. Mme de Tourzel n’est venue au Temple que pendant deux ou trois mois au bout desquels on a découvert la correspondance qu’elle avait avec vous et on l’a empêchée de venir me voir ; on m’a resserrée et interrogée à son sujet, et elle a été enfermée pendant deux jours.

« Voilà une lettre qui est un peu longue ; je crains de vous avoir ennuyé ; je vous demande pardon de m’être si fort étendue. »

Ce n’est pas seulement par cette voie que le Roi recueillait peu à peu des détails propres à lui révéler combien avaient été cruels et barbares les traitemens infligés à la famille royale au Temple. Cléry, en venant à Vérone au mois de janvier, lui en avait apporté et, sur son conseil, rassemblait ses souvenirs afin de les publier. Puis, ce fut l’abbé Edgeworth de Firmon, le confesseur de Louis XVI, qui, dans les dernières semaines de 1796, arriva à Blanckenberg. Après s’être longtemps caché en France, il avait pu passer à l’étranger. Au-delà de la frontière, il avait reçu cette lettre du Roi datée du 19 septembre :

« J’ai appris, monsieur, avec une extrême satisfaction, que vous êtes enfin échappé à tous les dangers auxquels votre sublime dévouement vous a exposé. Je remercie sincèrement la divine Providence d’avoir daigné conserver en vous un de ses plus fidèles ministres et l’unique confident des dernières pensées d’un frère dont je pleurerai sans cesse la perte, d’un Roi dont tous les bons Français béniront à jamais la mémoire, d’un martyr dont vous avez le premier proclamé le triomphe et dont j’espère que l’Église consacrera un jour les vertus. Le miracle de votre conservation me fait espérer que Dieu n’a pas encore abandonné la France ; il veut sans doute qu’un témoin irréprochable atteste à tous les Français l’amour dont leur Roi fut sans cesse animé pour eux, afin que connaissant bien toute l’étendue de leur perte, ils ne se bornent pas à de stériles regrets, mais qu’ils cherchent, en se jetant dans les bras d’un père qui les leur tend, le seul adoucissement que leur juste douleur puisse recevoir. Je vous exhorte donc, monsieur, ou plutôt je vous demande avec instance de recueillir et de publier tout ce que votre saint ministère ne vous ordonne pas de taire ; c’est le plus beau monument que je puisse ériger au meilleur des Rois et au plus cher des frères.

« Je voudrais pouvoir, Monsieur, vous donner des preuves efficaces de ma profonde estime ; mais je ne puis vous offrir que mon admiration et ma reconnaissance. Ce sont les sentimens les plus dignes de vous. »

L’abbé Edgeworth, au lieu d’écrire la relation qui lui était demandée, préféra la faire verbalement. Bientôt après, il débarquait à Blanckenberg, et se présentant à d’Avaray, l’avertissait qu’il attendait les ordres du Roi. D’Avaray s’empressait d’en prévenir celui-ci par un de ces billets qu’ils avaient coutume d’échanger journellement.

« Ce n’est point à M. l’abbé Edgeworth à prendre mes ordres, répondait aussitôt le Roi par la même voie : c’est à moi à être aux siens. Il ne peut douter de l’empressement que j’ai de le voir. L’heure qui lui sera la plus commode sera celle qui me conviendra le mieux. » Sur le bout de papier où nous relevons ces lignes, d’Avaray fait observer « qu’on pourrait envoyer le duc de Villequier pour le chercher, » et au-dessus de l’écriture de son ami, le Roi écrit en hâte : « J’avais déjà écrit à Villequier d’y aller avant le déjeuner. Mais, sur votre billet, je lui mande de n’y aller qu’après et de l’amener tout de suite. Ne ferais-je pas bien de le prier à dîner ? »

L’abbé Edgeworth dîna donc ce jour-là avec le Roi. La soirée fut consacrée par lui à raconter les douloureux souvenirs des 20 et 21 janvier 1793, et par le Roi à les entendre tandis que ses larmes ne cessaient de couler. Le lendemain, il entretenait sa nièce de cette touchante entrevue ; il l’invitait à écrire à l’abbé Edgeworth une lettre de reconnaissance, destinée à être rendue publique et en la datant du jour où elle avait recouvré sa liberté. Madame Royale ne se rendit pas à cet avis et donna en cette circonstance, pour la première fois, une preuve de la forte volonté dont elle devait, au cours de sa vie, fournir tant de preuves :

« La persuasion où je suis, mon très cher oncle, répondait-elle le 23 janvier 1797, que rien ne convient mieux à ma position que de ne pas occuper le public de moi n’est pas le seul motif de mon refus d’écrire en ce moment à M. Edgeworth. Je suis fondée à croire que l’Empereur désapprouverait une telle démarche, et je ne puis penser que vous insistiez à me la prescrire au risque de déplaire à mon libérateur. D’ailleurs, je ne vous dissimulerai pas que d’antidater ma lettre me ferait de la peine. Cela peut se pratiquer par des personnes plus âgées et pour des affaires qui l’exigent. Mais il est de mon âge et de mon caractère d’être simple et exacte comme la vérité. J’espère, mon très cher oncle, que vous me pardonnerez cette petite résistance en faveur des raisons qui la motivent. »

Quoi que le Roi eût pensé de cette réponse et de la leçon qu’elle contenait, elle mettait trop en relief la loyauté de sa nièce pour qu’il pût lui en garder rancune. La crainte de lui déplaire en insistant le fit même hésiter sur la conduite qu’il devait tenir. Un billet de lui, transmis à d’Avaray par la cassette, nous dévoile ses perplexités : « Avant d’écrire à ma nièce, j’ai relu sa lettre et je prie mon ami d’en faire autant. J’avoue que son refus d’écrire à l’abbé Edgeworth m’a paru beaucoup plus net qu’à la première lecture, si bien que j’hésite un peu à y insister. Je prie mon ami d’y réfléchir et de me dire son avis. » L’avis de d’Avaray fut conforme à la pensée du Roi, qui de nouveau exprima son désir. Mais la princesse maintint sa première décision. La publicité donnée à la lettre que son oncle avait écrite à l’abbé Edgeworth quand celui-ci était sorti de France lui faisait craindre que la sienne fût publiée aussi ; elle ne voulait pas se prêter à cette divulgation de ses sentimens intimes. « Je n’aimerais pas la publicité. Votre lettre a été dans les journaux. C’est juste ; elle était superbe. Mais, pour moi, je ne sais pas écrire aussi bien que vous. Aussi, je me refuserai le plaisir de lui écrire parce que je ne veux pas qu’elle soit publiée. » Le Roi se le tint pour dit. Il se contenta de manifester le regret que son conseil n’eût pas été suivi. « Le respectable abbé Edgeworth est ici, et j’aurais eu un bien grand plaisir à jouir du bonheur que votre lettre lui aurait fait éprouver. » — « Je vous prie de lui dire verbalement de ma part, répliqua la princesse, tous les sentimens dont mon cœur est rempli pour lui et que je m’estimerais heureuse de pouvoir les lui témoigner un jour de vive voix. »

Quelques jours après, le 1er mai, elle y revenait :

« J’envie bien le bonheur que vous avez de parler de mon père avec son respectable confesseur. Si j’osais vous prier de m’en parler aussi et de me raconter ce qu’il vous aura dit à ce sujet, ce serait une consolation pour moi de savoir encore des détails sur ses derniers momens. Il est impossible de l’aimer plus que je ne l’aimais ; il me témoignait aussi tant de tendresse que j’aurais été bien ingrate de ne pas chérir le meilleur de tous les pères. Sa mort a été une perte irréparable pour moi et toute ma vie, je ne cesserai de le regretter. Je veux finir et ne pas vous ennuyer par mes regrets ; mais je ne doute pas que vous ne les partagiez aussi bien vivement. »

Le Roi se rendit avec effusion à la prière de sa nièce. «… Pouvez-vous imaginer un seul instant que qui que ce soit au monde puisse être ennuyé de vos regrets, ou me croyez-vous ce monstre unique dans l’univers ? Si vous aviez réellement cette opinion, ce serait la plus sensible de mes peines. Mais je n’y puis croire. Non, vous me connaissez mieux ; vous savez combien je respectais mon Roi, combien j’aimais mon frère, combien j’aime en vous cette touchante piété filiale. J’ai souvent parlé de votre père avec l’abbé Edgeworth, et tout en renouvelant ma douleur, ces entretiens m’ont donné de plus en plus la consolante idée que nous avons en lui un intercesseur de plus dans le ciel.

« Persuadé, comme ces monstres le disaient souvent eux-mêmes, qu’ils ne l’assassinaient que pour cimenter leur tyrannie dans son sang, il était loin de prévoir les crimes qui ont suivi sa mort. Son âme pure ne concevait même pas l’idée d’un forfait inutile. Aussi, déchiré de la pensée de quitter votre mère, ma sœur et vous, il était du moins sans inquiétude sur votre sort. Quant à lui, son propre sacrifice était fait depuis longtemps. Le sentiment intime d’avoir toujours conservé sa foi intacte le soutenait, le consolait. Il en parlait avec une sorte de joie à l’abbé Edgeworth.

« Celui-ci lui proposa de recevoir le Saint-Sacrement. Il lui dit que c’était le plus ardent de ses désirs, mais qu’il n’osait pas se flatter que cela fût possible. Alors, l’abbé Edgeworth alla en faire la proposition à ses geôliers. Ceux-ci délibérèrent longtemps, témoignèrent craindre que l’hostie ne fût empoisonnée, exigèrent que l’abbé Edgeworth en fît la demande par écrit ; enfin ils y consentirent. Dans le moment où l’abbé lui présenta le corps de Notre-Seigneur, il crut voir un être jouissant déjà de la gloire céleste, et il m’a dit que dans tout le temps qu’il avait passé avec lui, ses discours, ses actions, jusqu’à ses moindres gestes avaient une grâce pour ainsi dire surnaturelle. Dans l’horrible trajet du Temple à la place, tout entier au sacrifice qu’il allait consommer il ne détourna pas les yeux du bréviaire que l’abbé Edgeworth avait mis entre ses mains.

« N’en exigez pas plus de moi, ma chère enfant, je crains d’en avoir déjà trop dit, et par ce que je souffre en écrivant, je juge de ce que vous souffrirez en me lisant. Lisez plutôt la Passion de Notre-Seigneur, et dites-vous bien qu’autant que la terre peut ressembler au ciel, votre père a retracé notre divin modèle. Il y a cependant un fait bien antérieur à sa mort que je savais longtemps avant d’avoir vu l’abbé Edgeworth, que vous savez peut-être aussi, mais que je ne saurais m’empêcher de vous redire ici. Vous savez quelle était sa sérénité dans sa prison. Mais, le 19 décembre, il se rappela que c’était le jour de votre naissance.

« — Aujourd’hui, dit-il, ma fille a quatorze ans. O ma pauvre fille ! »

« Et pour la première fois depuis qu’il n’était plus entouré que de ses bourreaux, des larmes vinrent mouiller ses paupières… Je ne vous le rendrai pas, je le sais : mais je n’y épargnerai rien. »

Lorsque le Roi écrivait ainsi à sa nièce, il avait déjà décidé que l’abbé Edgeworth ne le quitterait plus. Il le mandait à son grand aumônier, le cardinal de Montmorency :

« Mon cousin, vous êtes instruit du bonheur que j’ai de posséder depuis quelque temps auprès de moi M. l’abbé de Firmon. Il a des droits sacrés à la tendre vénération de tout bon Français ; combien n’en a-t-il pas à la mienne ! Mais ce n’est pas assez pour moi de rendre à ses vertus et à son généreux dévouement l’hommage qui leur est dû ; je ne fais que remplir un devoir. Il faut plus pour satisfaire mon âme. Celui qui a été le témoin de la mort de mon frère, et qui, sur l’échafaud, a proclamé son martyre, doit être mon soutien. Le courage religieux dont il pourra à chaque instant me retracer l’image, me donnera la force de soutenir les épreuves que Dieu m’envoie et d’imiter les vertus dont ma malheureuse famille m’a donné les si grands exemples. Il restera donc auprès de moi, et sa présence, ne pouvant augmenter le sentiment des cruelles pertes que j’ai faites, mêlera à ce douloureux souvenir le seul adoucissement dont il est susceptible. Je n’ai plus qu’à donner à cet arrangement la forme convenable, et je vous connais trop pour n’être pas sûr du plaisir que je vous fais, en vous disant de prendre mes ordres pour donner à M. l’abbé de Firmon la place d’un de mes aumôniers. »

Entre temps, on recevait à Blanckenberg de nouvelles questions de Madame Royale. Sa légitime curiosité, loin d’être satisfaite par les détails que lui avait envoyés son oncle, était encore plus excitée. Elle voulait savoir si son père n’avait pas laissé à l’abbé Edgeworth des instructions secrètes par écrit, ou même des écrits sur ce qui s’était passé durant sa captivité et enfin comment le courageux abbé s’était enfui de Paris.

«… Je conçois fort bien que ces affreux détails vous attachent, lui répondait le Roi, et pour vous satisfaire, j’y vais revenir. Votre malheureux père n’a rien laissé par écrit à l’abbé Edgeworth, et cela n’est pas étonnant : résigné depuis longtemps à la mort, il ne se flattait pas d’avoir le secours d’un prêtre catholique, vous l’avez certainement su. D’ailleurs, la preuve en est dans son testament. D’après cette triste idée, il avait fait des dispositions dont je vais vous parler tout à l’heure, et lorsqu’il obtint de voir l’abbé Edgeworth, il n’eut plus à l’entretenir que de son salut éternel. Ce qui regardait le monde, il le confia à M. de Malesherbes. En voici la preuve dans l’extrait littéral d’une lettre que ce dernier m’écrivit peu de temps après :

« J’ai vu le Roi dans les derniers jours de sa vie ; c’est même moi qui ai eu la douloureuse fonction de lui annoncer le jugement qui venait d’être rendu en ma présence.

« Là, j’ai vu sa grande âme tout entière, le sang-froid inaltérable avec lequel il a écouté mon récit et m’a interrogé sur quelques circonstances, comme sur celles d’une affaire qui lui serait étrangère, la résignation avec laquelle il a fait le sacrifice de sa vie et en même temps sa vive sensibilité sur le malheur de ceux qui sont condamnés à lui survivre, sa reconnaissance pour ceux à qui il croyait en devoir, et en même temps son indulgence pour les erreurs de ceux qui ont de grands reproches à se faire, ce que Monseigneur aura aussi vu dans son testament.

« Je le vis encore le soir de ce jour-là ; car ce ne fut que le lendemain que l’entrée de la prison me fui interdite. J’admirai encore la présence d’esprit avec laquelle il discutait tout et prévoyait tout. Il me fit même dépositaire de quelques-uns de ses sentimens et de ses volontés… DE MALESHERBES, le 10 mars 1793. »

« Vous voyez clairement par cette lettre qu’il ne faut pas confondre les sentimens et les volontés dont M. de Malesherbes parle, avec le testament qu’il cite lui-même un peu plus haut. Reste à savoir si ce précieux dépôt n’a pas péri avec celui qui en était chargé. J’aime à me flatter que non. Quoique le reste de la lettre prouve qu’il ne s’attendait pas au sort qui lui était réservé, il ne pouvait se dissimuler les dangers qu’il courait, et puisqu’il a pu sortir de Paris et aller habiter chez lui, nous pouvons espérer aussi qu’il a pu mettre son dépôt en sûreté. Je dois dire cependant que je n’en ai eu depuis aucune autre connaissance. Mais cela ne m’effraye pas beaucoup. De sa famille, tout ce qui habitait la France, et avait alors l’âge de raison, a péri avec lui. Ainsi personne n’a rien pu dire ; mais il avait sûrement d’autres confidens dans la classe subalterne, et c’est sur eux que je compte pour tout retrouver un jour.

« Quant à l’abbé Edgeworth, il ne fut pas d’abord persécuté ; mais environ six mois après, une lettre qu’il écrivit à M. l’Archevêque de Paris ayant été interceptée, il se vit obligé de quitter Paris. Il se réfugia en Normandie chez un gentilhomme de ses amis. Là, il a vécu près de trois ans, ignoré et tranquille, jusqu’au moment où, grâces à Dieu, il s’est déterminé à passer en Angleterre, ce qu’il a exécuté sans aucune difficulté.

« Après ces choses si douloureuses et si intéressantes, comment vous parler de la joie que votre lettre m’a causée ? J’en ai pourtant besoin, car mon cœur a peine à la contenir. Je vous avouerai que je commençais à trouver qu’il y avait bien longtemps que je n’avais eu de vos nouvelles : mais j’en ai été bien dédommagé en lisant que vous enviez mon neveu d’être auprès de moi, et que vous désirez y être bientôt. Il est certain que vous ne pourriez être nulle part où vous fussiez plus tendrement aimée, et pour ma part, ma cabane serait un palais, si mes enfans y étaient réunis autour de moi. Espérons toujours que ce moment n’est pas éloigné ; mais en l’attendant, écrivez-moi souvent sur le même ton ; je suis bien sûr que c’est votre cœur qui dicte ces expressions qui causent au mien la plus sensible des consolations. »

Le dernier paragraphe de cette lettre nous apprend qu’au moment où elle fut écrite, le Duc d’Angoulême était à Blanckenberg. Il y était arrivé le 27 avril. Son frère le Duc de Berry s’y trouvait depuis le 1er mars. Leur présence faisait heureusement diversion au violent déplaisir qu’avaient causé au Roi l’infidélité de son ministre, le duc de La Vauguyon, qu’il venait de renvoyer et l’arrestation de ses agens de Paris.

C’est son frère qui fut le premier confident de la joie qu’il avait ressentie en voyant ses neveux réunis autour de lui.

« Je n’entreprendrai certes pas, mon très cher frère, de vous décrire la scène touchante dont j’ai été témoin et un peu acteur hier ; il ne me manquait que vous pour rendre mon bonheur complet. Votre fils est arrivé très bien portant, après avoir eu cependant une traversée plus que médiocre : car il a été neuf jours en mer. Mais j’imagine qu’il vous aura donné de ses nouvelles en arrivant à Cuxhaven ; ainsi je ne vous parlerai pas de son voyage. Je ne l’ai pas trouvé changé du tout, ni au physique ni au moral, toujours le même, bon, sensible, affectueux. Son frère aurait pu, s’il était moins bon, être mécontent de moi, car j’ai appelé du secours pour être à armes égales, et j’ai remis une lettre et un portrait qui ont été fort bien reçus. J’ai joui de leur bonheur, de celui de les serrer tous deux ensemble dans mes bras. Mais, je vous avouerai que je ne puis encore me défendre d’un sentiment un peu pénible. Il n’y avait pas trois ans qu’ils étaient séparés, et il y en a près de quatre que nous le sommes ! Enfin notre tour viendra, je l’espère. »

Leur tour ne devait venir qu’à sept ans de là[5]. Mais le Roi ne pouvait prévoir que leur séparation dût se prolonger si longtemps. Et puis, en attendant leur réunion que, malgré tout, il persistait à croire prochaine, il avait en perspective, pour lui faire prendre patience, le mariage de « ses enfans, » auquel il ne supposait plus d’obstacles, maintenant qu’il avait auprès de lui ce jeune Duc d’Angoulême qu’on vient de voir entrer en scène.


ERNEST DAUDET.


  1. Voyez la Revue du 15 novembre.
  2. Nous devons laisser au comte d’Avaray la responsabilité de cette accusation dont, à notre connaissance, il n’existe aucune preuve, à moins qu’on ne veuille considérer comme telles, la participation du conventionnel Bassal et du marquis de Poteratz à quelques-uns des actes d’arbitraire et de violence, dont est pleine l’histoire des temps où ils ont vécu et les intrigues qu’ils nouèrent à Bâle pendant le séjour de Louis XVIII à Riegel.
  3. Le 21 avril 1796.
  4. La retraite de Fornoue, opérée par Charles VIII en Italie en 1495.
  5. A Calmar en Suède, en 1804.