Autour d’une Colonie autonome/01

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Autour d’une Colonie autonome
Revue des Deux Mondes3e période, tome 108 (p. 549-586).
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AUTOUR
D'UNE
COLONIE AUTONOME

I.
LES AFRIKANDERS. — LES ORIGINES DE L’AUTONOMIE DU CAP.

La Revue des Deux Mondes a publié en 1878 deux études de M. Blerzy sur les colonies de l’Afrique australe, et, en 1879, deux autres, de M. Montégut, sur le même sujet ; puis une de M. Valbert sur les boers, en 1881. Tant de choses ont varié depuis lors dans l’Afrique du Sud et nos informations là-dessus ont toujours été si maigres, qu’en offrant au lecteur français une promenade politique autour du Cap on serait tenté de croire indispensables quelques préparatifs spéciaux, en vue de cette excursion, comme s’il s’agissait d’un voyage de découverte. Il y aurait assurément de l’impertinence à commencer par la géographie de ces contrées, quand l’admirable ouvrage de M. Elisée Reclus se trouve dans toutes les bibliothèques. Mais nous ne supposons pas inutile de rappeler à qui voudra bien nous suivre dans quel cercle d’états nous allons l’introduire. Quand on dit « le Cap, » tout court, et quand il est bien entendu qu’on ne parle ni du Cap-Haïtien, ni d’un cap quelconque hors d’Afrique, cela peut signifier trois choses : le cap de Bonne-Espérance, la ville du cap de Bonne-Espérance et la colonie du cap de Bonne-Espérance.

Le cap de Bonne-Espérance est l’abrupte pointe d’une falaise haute de deux cents mètres. Là, dans les anfractuosités de blocs granitiques entassés pêle-mêle, sur des tapis de bruyères australes et de plantes grasses, les « figues hottentotes, » pullulent des bandes rarement troublées de damans, petits pachydermes assez semblables à des marmottes et que les Anglais nomment rock rabbits (lapins de roche). Garnissant les balcons et les corniches du promontoire que la mer ceint d’écume, des légions de pétrels, de mouettes, de cormorans, d’albatros et de manchots se reposent des fatigues de la pêche ou veillent à leurs couvées. Chaque hiver, les baleines du pôle antarctique viennent jouer autour des récifs, sous l’œil blanc d’un phare moins visité que ne l’est, en plein estuaire de la Gironde, la tour de Cordouan. C’est qu’il y a loin encore de cette pointe à la ville du Cap, Cape-Town, l’ancienne Kaapstad des Hollandais. Le phare est tout au bout d’une longue presqu’île courbée en corne de rhinocéros dont la naissance, cinquante kilomètres en arrière, est une montagne de cime plate, la Table, et, au pied de la Table, dans la baie du même nom, s’élève la cité. Une ligne de rails qui va, depuis l’an dernier, jusqu’au port militaire de Simon’s-Town abrège beaucoup la distance ; mais à partir de là, on ne rencontre plus que des sentiers difficiles ou des routes inachevées. Maint habitant de Cape-Town passe sa vie sans avoir jamais mis les pieds sur le sol même du fameux cap. Cela explique l’intacte sauvagerie de ce coin de nature primitive, dans le voisinage d’une population urbaine et suburbaine d’environ soixante mille âmes. Afin d’éviter les confusions, nous désignerons toujours la ville du Cap par « Cape-Town » et la colonie dont elle est le chef-lieu par « le Cap. » Ce pays a un territoire plus vaste que la France, avec seulement quinze cent mille individus, pas plus que notre département du Nord. Il est tort curieux comme type de dépendance autonome de la couronne anglaise. Si l’on veut savoir ce qu’est une colonie peu différente d’une république, il faut y aller. On en verra une où le gouverneur ne règne pas et ne gouverne pas, où il y a un parlement qui règne avec un premier ministre qui gouverne, où des souverains éloignés ont leur fauteuil toujours vide dans une salle du Trône, mais n’usent jamais de leur droit de veto, pas plus d’ailleurs qu’ils ne l’ont fait chez eux depuis les temps de la reine Anne.

A côté se présente une autre possession britannique, le Natal, que Vasco de Gama découvrit un jour de Noël et qu’il baptisa pour ce motif Terra de Natal, Terre de la Nativité. Nous l’appellerons aussi la Natalie, et, en tout cas, nous lui donnerons toujours de l’article masculin ou de l’article féminin, parce qu’en écrivant Natal, sans article, à la mode anglaise, on a l’air de parler d’une ville. Or la capitale de cette contrée porte le nom de Pietermaritzburg, et son port de commerce, Durban, ne prend plus celui de Port-Natal. Dans la langue française, il y a un Canada, une Australie, un Cap, et personne chez nous ne dira jamais : « Je vais à Inde, je reviens d’Inde. » Il n’y aurait donc nulle raison de dire : « Je vais à Natal, je reviens de Natal. » Cette petite colonie possède un conseil législatif et aspire au régime parlementaire ; mais, sans ministres responsables, elle est administrée par son gouverneur d’après les instructions qu’il reçoit du Colonial-Office de Londres. Sa chambre n’a que voix consultative. C’est une colonie en tutelle, suivant l’expression consacrée.

Au nord-est du Cap, entre le fleuve Orange et la rivière Vaal, s’étend l’État libre, le Free State des Anglais, le Vrij Staat des Hollandais. Il a pour titre officiel et complet : « État libre de l’Orange. » On dit souvent : république d’Orange, ce qui nous paraît moins exact. République, oui, autant qu’une autre, sa voisine et sa sœur, voire même entièrement souveraine, tandis que la seconde reconnaît encore une certaine suzeraineté britannique. D’Orange non. La capitale est Bloemfontein, et le nom vient du fleuve, baptisé en l’honneur de l’ancienne maison stathoudérale, puis royale, des Pays-Bas, celle d’Orange-Nassau. Le drapeau est blanc et orange ; dans les cérémonies publiques, le président porte une écharpe orange en sautoir. Ce qu’il ne faudrait pas y chercher, c’est la plus légère trace d’orangisme, si l’on entendait par là, comme en Belgique, un attachement à la dynastie de Hollande. Les tendances républicaines, fédératives et progressistes y trouvent leur foyer le plus actif, bien que la constitution encore très imparfaite, et plus proche du système de la cité antique que de celui des sociétés modernes, soit loin d’avoir tout ce qu’il faudrait pour devenir un modèle. L’Angleterre avait conquis ce territoire en 1848 ; elle en avait fait la « Souveraineté du fleuve Orange. » Dès 1854 elle lui restitua spontanément son indépendance, au moment où elle émancipait le Cap rebelle et se sentait incapable de régenter davantage tous ces pays de boers, avec la guerre de Crimée à soutenir. Par esprit de ménagement, l’État libre ressuscité alors écarta le mot de république ; la chose lui suffisait.

Il n’existe dans la région qu’une république en titre, et c’est la moins républicaine au sens de notre siècle. En cherchant l’analogue on remonterait jusqu’à Venise ou aux anciennes communautés cosaques du Dnieper et du Don. Cet état, le Transvaal, ainsi qualifié vu sa situation au nord du Vaal, s’appelait autrefois « république hollandaise africaine. » Il prit en 1853 le nom de « république sud-africaine, » comme s’il n’y avait pas d’autre république près de lui. De même que le fédéralisme est en honneur à Bloemfontein, un unionisme visant à englober l’État libre eut toujours son quartier-général dans la petite ville de Pretoria, siège du gouvernement transvaalien ; ses prétentions faillirent amener, en 1857, une guerre fratricide et se trahirent beaucoup plus récemment à propos de certaines négociations sur le mode d’alliance des deux pays. Rien ne les justifie, car le Transorange, comme il semblerait naturel de surnommer l’Etat libre, peut mettre en ligne autant de citoyens armés que le Transvaal ; cette contrée a son histoire, ses traditions, ses particularités ; elle tient à son existence distincte, tout en souhaitant une confédération sud-africaine, mais large, embrassant le Cap et le Natal. Nous ne saurions admettre, par conséquent, le monopole républicain que s’attribue le Transvaal. Nous continuerons à le désigner par l’expression géographique usuelle. Si maintenant on demandait la définition d’une république de cette sorte, la voici : un état oligarchique et patriarcal fondé sur plusieurs privilèges, celui de la couleur, au profit des blancs ; celui de la classe des propriétaires fonciers ; celui de la religion protestante ; un état dont les lois laissent peu de droits civils aux noirs et aux sang-mêlé, en leur refusant à plus forte raison les droits politiques ; où il faut pour entrer au Volksraad (parlement) posséder soit une terre, soit une propriété bâtie ; où les catholiques, les juifs et les mahométans sont soumis à diverses restrictions, les unes politiques, les autres de droit commun ; un organisme gouvernemental rudimentaire tel que put le concevoir un peuple de soldats pasteurs, où l’institution présidentielle est celle d’un chef de caravane et a pour base le plébiscite ; où le chef de l’exécutif, responsable envers la législature, est néanmoins, comme celle-ci, directement élu par le peuple et pourrait s’en prévaloir pour rester en fonctions malgré la chambre ; où l’influence personnelle d’un homme fut sur le point de rétablir le stathoudérat héréditaire des Pays-Bas et perpétue les magistratures ; un état au passé fertile en dissensions, en luttes intestines et sanglantes.

On savait déjà ce que peut être une colonie sans l’étiquette de république : on connaît maintenant une république se jugeant la seule et la meilleure du Sud africain.

Les mots, dans ce coin du monde, n’ont pas de chance. Ils arrivent vite à signifier le contraire de ce qu’ils veulent dire. Celui de « protectorat, » par exemple, a été complètement détourné par l’Allemagne de son acception grammaticale quand cette puissance a pris position sur la côte du Namaqualand et du Damaraland, à la même hauteur en latitude que le Transvaal, mais sur les rives de l’Atlantique, et, en longitude, à un intervalle de dix degrés. On pensait jusqu’ici qu’un protectorat doit respecter le droit de souveraineté territoriale et protéger le souverain, blanc ou noir. La politique allemande a changé tout cela. Elle a dit aux nègres : le souverain, c’est moi, et les nègres ne l’aiment guère. Toutefois le Transvaal a cru qu’il pourrait tirer parti de ce voisinage pour obtenir beaucoup en inspirant la crainte d’un rapprochement à prévoir entre les boers et les protecteurs du Damaraland.

L’espace intermédiaire, des frontières transvaaliennes aux limites de la zone allemande, a été comblé depuis par la création d’une province anglaise, le Betchouanaland britannique, d’un protectorat et d’un transprotectorat ou sphère d’influence, en style de chancellerie.

Mentionnons encore un protectorat nominal de l’Angleterre sur le littoral des Pondos. Il sert simplement à prévenir l’installation de toute autre puissance. Le Pondoland est un territoire cafre qui sépare le Cap du Natal. M. Nagel, de Carlsruhe, avait signé des conventions avec le chef le plus important du pays, et, à cette époque, on appréhendait de voir se réitérer là le dénouaient toujours regretté des tractations du négociant brêmois Lüderitz avec les principicules de la côte sud-ouest, celles qui amenèrent le débarquement de l’Allemagne en 1884.

Quant au Zoulouland, c’est maintenant une annexe du Natal. Le gouverneur de cette colonie l’administre en vertu d’une commission expresse et à l’aide de magistrats résidens. Une tentative de révolte, en 1888, a complètement échoué ; Dinizoulou, fils de l’ancien et redoutable adversaire des Anglais, Cétivayo ou Ketchvayo, l’expie à Sainte-Hélène, mais pas à Longwood. Les Zoulous ont passé au second plan ; la prochaine guerre cafre déroulera ses péripéties fort loin de leur contrée, dans le bassin du Zambèze, et ce sera encore une tribu de leur belliqueuse famille que les blancs combattront et soumettront, les Matébélés.

Le Portugal, sur les rivages de l’Océan-Indien, défend ses titres historiques et garde la côte opposée à Madagascar. Une compagnie à charte, renouvelée des grandes sociétés de colonisation du XVIIe siècle, agitant le drapeau britannique, tout en promenant, comme on le verra, celui de l’autonomie sud-africaine, s’est querellée avec lui ; elle ne donnera la mesure de ses forces qu’après avoir réduit les Matébélés.

Telle est la maison à six étages, avec des dessous et des appentis, dont nous visiterons le rez-de-chaussée. Comme locataires, nous y trouverions des boers jusqu’au sixième, et c’est encore au rez-de-chaussée, dans la colonie du Cap, qu’il y en a le plus. Pour nombre de personnes, le Cap, possession anglaise, est peuplé d’Anglais. Une autre nation, dont le nom devrait alors s’écrire avec une majuscule comme celui des Français ou des Russes, les boers, leur semble cantonnée dans l’État libre et dans le Transvaal. Les Anglais veulent manger les boers : voilà, dès lors, tout le secret de la politique sud-africaine. C’est une impression naturelle à distance, mais peu exacte, et que l’examen des faits modifiera. On nous permettra d’abord une très petite remarque, utile en son genre, sur l’orthographe et la prononciation de ce prétendu nom de peuple. Nous avons pris l’habitude en France, personne ne pourrait dire pourquoi, d’orthographier boër avec un tréma sur l’e, ce qui nous fait prononcer bo-air. Or l’oe hollandais sonne toujours comme notre ou : exemple, moederland (patrie), qui diffère à peine de l’allemand mutterland. Il faut donc prononcer bour. La majuscule n’a point de raison d’être, car il s’agit d’une classe, celle des propriétaires ruraux, en hollandais boers et en anglais farmers. A Cape-Town on vous parlera de boers anglais et de far-mers hollandais, cela dépendra de la langue employée. Seulement on distinguera, en hollandais, des vee-boeren, éleveurs, des korn-boeren, producteurs de céréales, des wijn-boeren, viticulteurs.

Le 7 avril 1652, un médecin naval au service de la Compagnie néerlandaise des Grandes-Indes, Jan van Riebeek, débarqua sur l’emplacement actuel de la ville du Cap avec un parti de marins, de soldats et d’artisans, plus un jardinier et sa femme, qui s’appelait Annetje. Il s’agissait de fonder une escale où les équipages des vaisseaux en route pour Batavia et ceux qui rentreraient en Europe trouveraient des légumes frais, du lait, des œufs, de la viande non salée ; bref, tout ce qui préserve du scorbut. Annetje reçut en charge les vaches de l’honorable Compagnie et fut surnommée de boerin, la paysanne. Il n’y eut donc là, d’abord, que des fonctionnaires, des militaires, des marins, des ouvriers enrôlés et cette unique boerin. Quelques années plus tard, neuf engagés obtinrent la résiliation de leurs contrats ; on leur distribua des lots de terrain pour planter du froment, du maïs, des choux, du tabac, des carottes, des oignons et des tulipes. Voilà quels furent les premiers boers, ou paysans ; mais bien qu’ils s’appelassent ainsi entre eux, officiellement ils furent gratifiés du qualificatif plus noble de vrije burghers, francs-bourgeois. C’est encore du burgher qu’il faut donner à toute assemblée de colons où les boers seraient en majorité ou en minorité, peu importe, si on les interpelle en hollandais. Beaucoup de ces paysans sont des messieurs, et de gros messieurs, dont les filles tapotent sur le piano et lisent les romans de M. Ohnet. Il paraît de temps à autre, dans les journaux du terroir, une lettre fort bien tournée commençant par ces mots : « Je ne suis qu’un boer,.. » signée d’un van quelconque. Or « je ne suis qu’un boer, » cela signifie : « Attention, et vous allez voir de quel bois se chauffe un paysan du Danube. » Peu à peu, une distinction s’établit entre les colons des villes et ceux des campagnes. Les citadins ne voulurent être que des burghers ; les ruraux demeurèrent des boers. Lors de la grande émigration des Hollandais, presque tous les habitans d’origine néerlandaise étaient des ruraux, et ce furent presque les seuls à s’expatrier. Alors s’introduisit, en effet, une majuscule dans le mot boer ; c’était un nouveau peuple qui fondait des États hors du territoire colonial. Mais ces communautés de fermiers ont grandi par la suite ; leur unité sociale a fait place à une diversité, à des catégories. Un charpentier de l’État libre ou du Transvaal, un maçon, un peintre vitrier, un zingueur, n’est pas un boer, quand même il ne comprendrait que la langue hollandaise. On ne saurait classer comme boers les juges, les avocats, les médecins, les architectes, les journalistes et les pasteurs de l’Eglise réformée. C’est pourquoi nous écrirons boers avec un petit b. Ajoutons ceci, qui est essentiel : le Cap renferme plus de boers que les deux républiques prises ensemble, car le moins grand nombre émigra. C’est le premier des États sud-africains à base hollandaise. Comme dans l’opération du marcottage un coup de sécateur put séparer les provins du plant mère, ou bien il fallut deux coups, plusieurs coups : souche et rejetons portent le même feuillage, et, puisant leur nourriture dans le même sol, se développent de la même manière ; mais le vieux tronc est resté le plus gros.

Il y a aussi des Anglais, beaucoup, dans la colonie, dans l’État libre et dans le Transvaal, surtout depuis quelque temps. Ce qu’il n’y a plus, c’est une Grande-Bretagne encore disposée à suivre son ancienne politique conquérante, autoritaire, assimilatrice, ni, le voulût-elle, capable de l’imposer. Cet esprit a battu en retraite ; il s’appelle, au Sud-Afrique, d’un nom pris en mauvaise part : impérialisme, et l’on en pourchasse les derniers traînards avec une ardeur infatigable.

Le jingoisme aussi va diminuant parmi ceux des colons de race britannique qui en étaient atteints. D’un refrain de café-concert lancé par quelque Paulus de Londres resta le sobriquet de jingo, avec ce type de bravache plus positif, enfourchant sa flotte pour cheval noir et finissant, après avoir compté ses vaisseaux et ses hommes, par taper sur son gousset. Au Cap et autour il n’est peut-être pas mort, mais il se meurt.

I. — AFRIKANDERS ET AFRIKANDÉRISME.

Pour notre curiosité mise en éveil par des événemens de fraîche date, l’Afrique du Sud a tout l’attrait d’un échiquier neuf où s’exercent des diplomaties européennes ; mais il nous faudrait un peu plus de lumière sur la partie qui se joue dans ces lointaines régions. Les grosses pièces en présence, l’Angleterre et l’Allemagne, nous les connaissons bien. Cela ne suffit pas encore, car ce ne sont point les rois qui combattent aux échecs, ni qui bougent le plus, excepté quand il ne reste guère qu’eux de vivans, ce sont les reines, les tours, les cavaliers, les fous et les pions. Or ici les deux reines s’appelleraient colonie du Cap, république du Transvaal. Nous ne comprenons pas plus la marche de ces pièces africaines que si c’étaient des figures du jeu hindou, des éléphans. Il nous manque surtout un traité des habitudes particulières à l’une des deux, celle qui montre aujourd’hui le plus de hardiesse et d’entrain, la colonie du Cap. Sa tactique sort, en effet, des règles admises. Elle n’est pas inspirée, dirigée, contenue par l’unique souci d’assurer la victoire au roi dont cette reine porte la couleur, l’empire britannique. Le Cap fait de la politique pour son compte, comme le Transvaal ; faute d’être assez édifié là-dessus, on juge mal les coups.

Cette politique a un nom : afrikundérisme. Nous francisons le mot sans lui ôter son k, pour n’en pas trop altérer la physionomie exotique. D’où vient-il et que signifie-t-il ? C’est ce que nous devons expliquer.

A l’époque où le Cap dépendait de la Compagnie néerlandaise des Grandes-Indes, les Hollandais d’Europe avaient une manière fort simple de désigner ceux de l’Afrique du Sud : ils les appelaient des Africains, Afrikaners. Mais dans la colonie même apparut de bonne heure la forme irrégulière Afrikaander, avec deux a, dont le second indique qu’il faut séparer le premier de l’n suivant. Ce vocable paraît avoir été inventé par les anciens colons comme terme de condescendance et presque de mépris, servant à marquer l’intervalle qu’il y avait entre eux et les gens de couleur qui avaient adopté leur langage. Cela rappelle une sorte de diminutif injurieux, nigger, tiré par les Anglais de negro, nègre. Après la conquête britannique, nos Afrikaners devinrent, pour les nouveaux maîtres du pays, des Afrikanders, avec un seul a, ou, dans la prononciation anglo-saxonne, des Afrikenneders, ce qui ne les flattait nullement à cause de la nuance ; et, lorsqu’en 1875 partit le premier signal d’un réveil nationaliste au Cap, dans les cercles hollandais on eut soin d’éviter le barbarisme, qui passait alors pour injurieux. M. du Toit, pasteur à Paarl, dans les environs de Cape-Town, créa la « Société des vrais Africains » (Genootskap van regte Afrikaners). Puis, en 1879, il organisa la « Ligue des Africains » (Afrikaner Bond). Ce nom, évidemment, n’avait aucune chance de vivre : il manquait d’originalité. Africains, les Hollandais du Sud-Afrique ne le sont pas davantage que les Franco-Algériens, sans parler de toutes les populations quelconques du continent noir. Trop large d’une manière, il semblait trop étroit de l’autre, surtout avec l’adjectif qu’on y avait accolé d’abord. Si les « vrais » Afrikaners étaient ceux de race hollandaise, il s’ensuivait que leurs concitoyens de souche anglaise, écossaise, irlandaise ou allemande, souvent aussi africanisés que les arrière-neveux des colons venus de Hollande, formaient une classe d’étrangers. Ceci amena dans les idées un changement de direction, et, du jour où le programme du parti national vint à s’élargir, tout en se précisant, il se fit un retour assez curieux vers le mot jadis dédaigné, qui offrait le double avantage d’une élasticité plus grande et d’un cachet à part. L’initiateur de ce mouvement fut M. Hofmeyr, publiciste de Cape-Town, fondateur d’une société d’agriculture à tendances politiques, « l’Association des fermiers » (Boeren vereeniging). Dans le cours de l’année 1883, ce groupe absorba l’autre et devint l’Afrikaander Bond, « Ligue des Afrikanders. » C’est ainsi qu’un sobriquet, dépouillé de son acception primordiale, aspire dorénavant à l’honneur de qualifier une nation en train de se faire.

Nous appelons afrikandérisme la doctrine politique de l’Afrikander Bond, auquel volontiers nous ferons grâce de son deuxième a. C’est d’ailleurs celle du Cap, car cette ligue a su en peu de temps s’emparer de l’influence dans les chambres locales et dans le gouvernement du pays. En voici les principes essentiels d’après la profession de foi du parti en majorité dans les congrès annuels de la ligue.

L’objet qu’on se propose est l’unité sud-africaine. Mais qu’est-ce que le Sud-Afrique et où finit-il ? Cela reste dans le vague. On paraît entendre par cette expression tout le vaste triangle dessiné à l’ouest par l’Océan-Atlantique, à l’est par l’Océan-Indien, au nord par le Zambèze. Or, il y a là deux possessions britanniques, le Cap et la Natalie, deux républiques, l’État libre de l’Orange et le Transvaal, divers protectorats, enfin, ce qui complique le problème, une côte portugaise et une côte allemande.

Comment, se dit-on, des États qui tiennent sans doute à leur indépendance pourraient-ils s’unir avec des colonies anglaises dont l’une, la Natalie, ne jouit même pas comme le Cap d’une parfaite autonomie administrative, bien qu’elle possède aussi un parlement ? C’est impossible, rien de plus clair. De deux choses l’une : Les républiques sacrifieraient quelques attributs de la souveraineté pour entrer dans un système fédératif analogue au Dominion canadien, — voilà le premier terme de l’alternative. Ou bien les colonies se transformeraient en États indépendans, il n’y a pas de milieu.

Amener les républiques à un pacte d’intime alliance avec les colonies, les y contraindre au besoin, arborer sur cette confédération le drapeau de l’Angleterre, ce fut, il y a plus de quinze ans, l’idée de lord Beaconsfield. On n’a pas oublié les fruits de la malheureuse tentative à laquelle sir Bartle Frère eut alors l’infortune d’attacher son nom : l’annexion du Transvaal en 1877, le soulèvement de cette contrée, les succès militaires de l’insurrection, la paix conclue par M. Gladstone, peu flatteuse pour l’amour-propre britannique, quoique nullement déshonorante pour une puissance de taille à ne pas s’humilier en renonçant au plaisir d’une revanche facile. Ce qu’on sait moins, c’est que les boers du Cap et de l’État libre témoignaient une vive sympathie à leurs cousins du nord. Attenter aux droits des républiques, l’afrikandérisme n’y songe pas. Leurs libertés lui paraissent le meilleur gage des franchises coloniales.

Quant à répudier la protection des flottes anglaises sur un littoral très vulnérable, ce serait bien imprudent. La Natalie n’est qu’une grande réserve d’indigènes administrée par des blancs, et ceux-ci ne désirent pas se détacher de l’empire. Le Cap ne tient plus à la Grande-Bretagne que par un dernier fil ; mais avant de le couper, il y regarderait à deux fois. Son allégeance ne le gêne plus ; elle le couvre, et il faudrait de grosses fautes pour l’en dégoûter sans retour. Son rivage pourrait tenter quelqu’un qui ferait regretter l’Angleterre. L’heure des ruptures n’a pas sonné à l’horloge de Cape-Town, l’ancienne Kaapstad ; elle sonnerait auparavant à celle de Londres.

En somme, la question est plus difficile qu’au Canada, où il y avait deux races à faire vivre d’accord, mais pas d’états indépendans.

C’est donc un but final, et non prochain, que l’afrikandérisme indique. Il le reconnaît d’ailleurs par l’article 3 de son programme.

Une fois ajourné le choix du futur pavillon, que restait-il à taire ? Tout, et deux choses principales.

La première, on l’a déjà pressentie : éteindre l’antagonisme des deux races européennes qui se partagent la domination. Pour travailler à ce rapprochement, il fallait répandre l’idée d’une étroite communauté d’intérêts en politique, dans le commerce, l’industrie et l’agriculture, développer un sentiment de tolérance et d’estime réciproque fondé sur le respect des droits de chacun en matière de culte religieux, d’éducation et de langage. C’est, en effet, la seule manière de créer cette nationalité, ce patriotisme, qui doivent précéder l’union formelle et dont parle l’article 5.

Puis il y avait à sauvegarder les indépendances de la veille, à préparer celles du lendemain, par une défense jalouse, une culture patiente du principe fondamental : l’Afrique du Sud aux Sud-Africains. Ceci menait à poser des règles qu’on maintiendrait ensemble contre toute influence du dehors. La plus essentielle serait le droit des républiques et des colonies au libre maniement de leurs questions intérieures ou de voisinage vis-à-vis des natifs. En d’autres termes, celui de statuer sans entraves sur le régime des indigènes et d’agir à sa guise avec les tribus qui n’ont pas encore été entamées par la a conquête blanche, » comme on dirait en Amérique. C’est un grand point. L’Angleterre a toujours pris fait et cause poulies naturels. Son immixtion dans les affaires de l’Afrique australe, presque nulle aujourd’hui à tant d’égards, persiste malgré tout dans cet ordre d’idées. Et comment réclamer de pareilles coudées franches sans montrer l’urgence de fortes organisations militaires avec la nécessité d’un suffrage restreint ? Voilà ce qu’est, en gros, l’afrikandérisme. Son œuvre d’apaisement et de concorde a réussi dans la colonie du Cap au-delà de ce qu’on osait espérer. Des hommes d’origine anglaise ont pu se rallier au parti, en devenir les plus zélés champions et même les coryphées.

L’État libre de l’Orange est sa deuxième citadelle, avec une garnison mixte aussi, mais plus hollandaise.

Au Transvaal, malgré les efforts de M. du Toit, qui devint ministre de l’instruction publique dans ce pays après la guerre d’indépendance, le mouvement a échoué. M. du Toit lui-même ne commandait qu’une aile de la ligue, la fraction moins transigeante, moins opportuniste, moins réconciliée, le parti de Paarl, comme on l’appelait à cause de la ville où il avait pris naissance.

Pourquoi cet insuccès ? D’abord, Londres avait gâté l’idée afrikandériste en essayant de la faire sienne. Dès 1875, lord Carnarvon, alors chef du Colonial-Office, voulait réunir en conférence des représentans du Cap, de la Natalie, de l’Orange, du Transvaal et d’une province encore non rattachée, le Griqualand occidental pour voir jeter les bases d’une politique commune envers les natifs, comme aussi d’un Dominion sous pavillon anglais. Il envoya au Cap l’éminent historien Froude, chargé de faire connaître et prévaloir les vues du gouvernement impérial. Ce mandataire, aussitôt, se heurta aux objections du ministère de Cape-Town. On savait la tentative vaine ; on la jugeait, avec raison, dangereuse. Le parlement colonial refusa net d’adhérer à ce projet condamné d’avance. Bientôt après, une élection présidentielle eut lieu dans le Transvaal, et le choix populaire tomba sur un personnage tout disposé à seconder les plans venus de Londres ; c’était M. Burgers, pasteur de l’église hollandaise du Cap, libéral, imbu de culture européenne, admirateur convaincu de l’Angleterre, de son génie national, de ses institutions, de sa littérature, mort, du reste, avec une pension du trésor anglais. Il ressemblait aux afrikandéristes d’aujourd’hui et cependant il différait d’eux. Lui aussi rêvait millenium ; mais il commit la faute de le dire dans un banquet, à côté d’un gouverneur britannique. C’est en comptant sur cet allié que le cabinet Beaconsfield reprit en sous-œuvre son essai de fédération sud-africaine, abandonné deux ou trois ans plus tôt. Cela finit comme cela devait finir, par la mise en demeure : « Fédère-toi, ou je t’annexe. » Le Cap avait découragé M. Froude ; mais il avait donné au Transvaal M. Burgers. Dans l’indignation de leur révolte, dans l’ivresse de leur triomphe, les Hollandais du Nord oublièrent la résistance de leurs païens du Midi au plan de Dominion ; ils se rappelèrent qu’un Hollandais du Sud les avait livrés à la Grande-Bretagne, en protestant pour la forme et en acceptant de l’argent. Ce fut le germe d’une incurable défiance. Plus tard, l’Angleterre s’empara cavalièrement du territoire où l’on avait trouvé des mines de diamans et qui revenait de plein droit à l’État libre de l’Orange ; la colonie du Cap bénéficia de ce coup de force, mauvaise note aux yeux des républiques. Tout ceci nous explique comme quoi l’afrikandérisme, celui de Paarl et celui de Cape-Town, fut froidement accueilli au-delà du Vaal. La découverte de mines d’or dans cette même région transvaalienne a surexcité, depuis, les ambitions politiques du gouvernement qui réside à Pretoria, chef-lieu de la contrée. Il s’est cru assez riche pour n’avoir plus autant besoin des sympathies d’alentour. Profonde erreur : cette richesse, même mieux assurée, serait le commencement du péril. Vinrent aussi les sirènes allemandes, redoutées par le Cap, écoutées et sollicitées par le Transvaal. Il ne manquait plus que cela pour faire dire qu’il n’y a pas d’évangile de la fraternité sud-africaine et que, s’il y en avait un, ce serait comme dans saint Matthieu, en divisant « le fils et le père, la fille et la mère, la belle-mère et la bru. » Non-seulement la république du Nord a repoussé toutes les propositions d’union douanière qui lui ont été faites par les colonies et l’État libre conjointement ; elle s’est jetée dans les bras de la finance berlinoise ; elle a flatté avec affectation les jalousies commerciales de la Natalie, qui cherche toujours son avantage aux dépens du Cap. Un esprit de sourde hostilité règne à cette heure entre Cape-Town et Pretoria.

Ce qui s’accomplit sous nos yeux dans l’Afrique australe dérive surtout de ce grave désaccord et du rude coup porté par l’Allemagne au rêve afrikandériste par son apparition au sud du Zambèze. Un moment on a pu croire qu’il y avait là une lutte très vive entre les cabinets de Londres et de Berlin. Toutes les apparences étaient pour. Or, des faits nombreux, décisifs, détruisent cette supposition. Les deux puissances, là comme ailleurs, ne demandent qu’à s’entendre. La vraie lutte est celle d’une colonie autonome qui, craignant l’Allemagne, s’appuie sur l’Angleterre au risque de la compromettre, et d’une république quasi-indépendante qui, craignant l’Angleterre, croit s’appuyer sur l’Allemagne et la rend suspecte. C’est un combat de reines, comme nous l’annoncions en parlant d’échiquier ; les rois se regardent amicalement d’un camp à l’autre, ils échangent des politesses, se visitent au plus fort de l’action et ont tout l’air de penser qu’ils resteront à eux deux maîtres de la partie, sans mat d’aucun côté. Mais lorsqu’une pièce capitale, en parcourant les cases, semble poussée par une autre main que celle qui dirige son roi, le jeu devient étrange, incohérent, inexplicable. Telle la colonie du Cap. Pour comprendre sa marche il faudrait savoir d’abord jusqu’où va son autonomie. Comment le saurions-nous ? Son passé nous est à peine connu. Depuis les jours du naturaliste français Levaillant, qui publia sur la fin du siècle dernier les relations de ses voyages à travers l’Afrique australe, ce coin du globe n’a guère fixé notre attention. Longtemps il n’excita quelque intérêt, chez nous, que dans le monde protestant, grâce à l’œuvre de la société des missions évangéliques de Paris dans le Lessouto ou Bassoutoland. Le seul ouvrage considérable qu’on ait entrepris sur l’histoire du Cap et des pays circonvoisins a paru en langue anglaise ; il s’arrête précisément là où nous aurions le plus grand besoin d’un fil conducteur. L’écrivain, M. George Mac Call Theal, ancien conservateur des archives de Cape-Town, est abondamment informé, minutieux même, et, ce qu’il faut chercher avant tout en cette facile matière à parti-pris politique, sans préventions. Seulement il ne nous mène pas au-delà de l’année 1795, sauf dans deux volumes spécialement consacrés aux républiques hollandaises.

Sur l’histoire de la colonie, après l’arrivée des Anglais, sur son évolution si intéressante vers l’indépendance, il n’existe presque rien. Nous avons cherché à combler cette lacune comme on peut le faire en quelques pages, et, pour cela, nous avons commencé par nous asseoir au pied de la montagne de la Table. On va donc voir quelles furent les origines de l’autonomie au Cap, et quelles en furent les conséquences.


II. — ORIGINES DE L’AUTONOMIE AU CAP.

On semble être quelquefois parti de l’idée qu’au lieu de plusieurs politiques coloniales, l’Angleterre en a une, et que cette politique l’emporte sur les autres en ne marchandant pas l’autonomie.

Or nous connaissons bien une méthode anglaise de se dérober aux charges de la possession et de chercher à en retenir les avantages, qu’il s’agisse de véritables colonies ou de simples conquêtes d’outre-mer. Elle aura sa place dans l’histoire de l’empire britannique ; mais on ne voit point en quoi elle intéresse les principes.

C’est évidemment la meilleure quand il n’y en a plus d’autre possible. C’est la pire tant qu’on peut conserver l’espoir, l’ombre d’un espoir de vivre avec une contraire, — à la seule condition de savoir tirer parti de ce qu’on possède et de ne pas en garder que les charges.

Ne confondons pas, d’ailleurs, l’autonomie et les autonomies. On découvre aisément des autonomies coloniales nécessaires ; l’autonomie, pour ceux qui la donnent comme pour ceux qui la reçoivent, peut produire de bien fâcheux effets si les premiers sont amis de leur repos et les seconds faibles.

Il y a 7 degrés géographiques entre Marseille et Alger, 84 entre Plymouth et Cape-Town. Sept degrés ! Cela suffit pour qu’un dossier algérien ne gagne pas toujours à être annoté en France. Cela suffit malgré les câbles sous-marins, les paquebots rapides, le continuel va-et-vient d’hommes politiques et de fonctionnaires. Quatre-vingt-quatre, il n’en fallut pas davantage pour faire prodiguer par une métropole, en fautes administratives, de quoi perdre vingt colonies.

Mais abandonner sous prétexte d’émancipation et ne pas aller jusqu’au bout de cet abandon ; retirer d’un seul coup sa protection militaire et son appui financier ; ne laisser qu’un pavillon hissé à mi-mât ; compromettre son prestige par son économie, l’indépendance d’autrui par la liberté de périr ; donner à un tiers l’idée fort naturelle de ramasser dans les décombres de ce prestige et dans les matériaux de cette indépendance ce que les uns ne veulent pas défendre, ce que les autres ne peuvent pas mettre en œuvre : si c’est une politique coloniale anglaise, et nous le croyons, voilà celle dont ne s’accommoderait aucun Algérien.

Certes, l’Algérie est en droit de souhaiter certaines coudées hanches. Qu’elle cherche au Canada, au Cap, en Australie surtout ses argumens en faveur d’une décentralisation bien comprise. Seulement, prenons-y garde : elle y verra sans difficulté où mène la décentralisation mal entendue, et comme nous ne connaissons ni l’Australie ni le Canada, c’est le Cap qui va nous servir d’exemple. Il ne s’agira nullement de rabaisser le bien que l’autonomie lui a fait. Elle lui en a fait beaucoup, autant que de mal, infiniment plus qu’à la métropole, et les métropoles, au bout du compte, ont aussi à se préoccuper de leurs intérêts. Nous ne venons pas décrier ce pays, car nous l’aimons. Puisse-t-il grandir et prospérer, puisse-t-il se souvenir toujours, comme il s’en souvient, d’une France qui fut l’aveugle patrie des huguenots émigrés, mais fut leur mère, d’une France plus juste aujourd’hui et plus douce à tous ses fils, assez philosophe pour ne pas s’indigner du complet anéantissement de sa langue au contact de celle de Bilderdijk, ce Delille Hollandais !

Quant à l’Angleterre, on la voyait, il y a peu de temps, gênée par l’autonomie de Terre-Neuve, dans ses négociations avec la France. On l’a vue gênée, presque compromise par l’autonomie du Cap, en face de l’Allemagne, à propos de la baie Valfich. Ou bien tout cela, par hasard, n’aurait-il été qu’un jeu ? Aurait-on trouvé une manière commode d’éluder quelques obligations, d’éconduire quelques réclamateurs, de cueillir en passant quelques petits avantages en se retranchant derrière des colonies ? Ne nous hâtons pas trop de le supposer. Quand on sait le peu qui reste d’une autorité britannique dans ces dépendances assujettissantes et ces possessions possédantes, on plaint presque la diplomatie relevant d’elles. Car elle peut, à l’occasion, exagérer son embarras, mais en réalité, elle n’est pas toujours maîtresse de sa clientèle. Si elle proteste que ce n’est pas son désir de méconnaître les traités, d’envenimer les disputes, de pleurer les gages de bon vouloir, eh ! n’en doutons point. C’est une mère dont les garçons, et pis encore, les filles s’émancipent souvent plus qu’elle ne s’en soucierait. En retraçant les circonstances qui aboutirent à l’autonomie du Cap, nous ne serons pas très férus d’admiration. Mais, si les erreurs se paient, les consolations, en ce monde, sont moins rares qu’on ne penserait. Celle de nos voisins sera principalement d’avoir donné un exemple utile à ne pas suivre. Celle du Cap, d’avoir beaucoup profité d’une chose dont il avait passablement souffert. La nôtre, de constater que nous ne sommes pas les seuls à commettre des fautes en politique coloniale.

Nous retiendrons en tout cas qu’il ne faut traiter ni l’adolescence comme l’enfance, ni la jeunesse comme l’âge mûr.

Enlevé par l’Angleterre, en 1795, à la compagnie néerlandaise des grandes Indes, rétrocédé en 1803 à la république batave, repris en 1807 et gardé, le Cap, de ce jour jusqu’en l’année 1854, fut administré à Londres par le département de la guerre. On le rattacha ensuite à l’office colonial, créé justement alors.

Pour mémoire, on peut mentionner l’institution d’un conseil législatif au Cap, en 1835. Ce ne fut même pas la moitié d’un conseil-général français. Ce fut une simple commission de six fonctionnaires, membres de droit, et de six particuliers, choisis par le gouverneur. Durant cette longue période de près de cinquante ans, rien n’a sérieusement tempéré l’absolutisme du régime, si ce n’est, de temps à autre, quelque protestation des colons. Il faut reconnaître, d’ailleurs, que les gouverneurs envoyés d’Angleterre furent ordinairement des hommes capables et pleins de bonne volonté. L’administration de la compagnie hollandaise avait été un mélange d’exploitation mercantile, de tyrannie et de faiblesse. La république batave, après la paix d’Amiens, avait entrepris des réformes vite interrompues. Les Anglais purent donc, sans trop de peine, se faire agréer par la population. Levaillant, voyageur français, avait déjà cru remarquer qu’on les aimait fort au Cap : il l’a écrit dans sa première relation, avant la conquête. Il ajoutait, avec plus ou moins d’exagération, qu’on y haïssait vigoureusement la France et les Français, ce qu’il expliquait par la rancune des fils ou petits-fils de réfugiés huguenots. En somme, les nouveaux maîtres du pays avaient la partie belle : ils remplaçaient un pouvoir peu regretté ; la race européenne dont ils prenaient la direction était proche parente de l’anglo-saxonne, parlait un dialecte qu’Alfred le Grand et le moine Cedmon, Harold et sa maîtresse au col de cygne auraient mieux compris que la langue de Tennyson et de Carlyle, de M. Gladstone et de lord Salisbury ; elle pratiquait une religion sœur de celle des presbytériens d’Ecosse et d’une forte minorité en Angleterre même ; la Hollande avait donné un prince au royaume-uni ; le souvenir de ses luttes avec la marine britannique ne hantait guère les cerveaux des fermiers sud-africains, gens de terre ferme et trop préoccupés de leurs propres affaires pour songer beaucoup à celles de leur ancienne patrie. Ces colons d’origine néerlandaise, coupés d’un sixième de sang français, se mirent bientôt à détester John Bull, mais ce ne fut pas l’effet d’une disposition préexistante. L’impopularité du régime britannique, d’abord accepté de bonne grâce, eut des causes spéciales, étrangères à toute sentimentalité ; elle vint de ce qu’on ne pouvait pas, des bords de la Tamise, gouverner une société entièrement différente des autres sans commettre de nombreuses erreurs, malgré les meilleures intentions du monde.

Les Hollandais du Cap, certainement, ne virent pas sans jalousie des émigrans appelés à grands frais d’Angleterre s’installer dans le pays qu’eux, les premiers venus, tenaient pour leur apanage naturel.

Cela se comprend à merveille : le gouvernement colonial avait entrepris des expéditions militaires ; il y avait employé les milices ; des levées de fermiers avaient combattu à côté des troupes royales ; puis on peuplait d’étrangers les territoires conquis. Grâce à un crédit spécial accordé par la chambre des communes, plus de quatre mille de ces intrus arrivèrent du royaume-uni, en 1820.

Ce grief, pourtant, ne fut rien auprès d’un autre. Au bout du compte, on ne dépouillait pas les anciens colons pour caser les nouveaux ; on donnait à ceux-ci la garde d’une frontière toujours menacée, et ce renfort de blancs pouvait venir à propos, pour contenir les noirs déjà soumis ou pour marcher en avant. Mais une consigne part de Londres : assez d’agrandissement, plus de guerres, plus rien surtout qui motive des représailles, qui enflamme les passions de l’indigène en face de l’Européen. C’était facile à décréter dans les bureaux de Downing Street et impossible à obtenir sur les lieux. Sous peine de tolérer un pillage quotidien, chaque fermier, chez lui, devait faire la police. Elle se faisait sommairement et rudement. Et alors ces hommes énergiques, habitués à ne compter que sur eux-mêmes, se voyaient inquiétés par une justice formaliste, mais impuissante à les protéger, dénoncés comme étant, eux, les vrais sauvages par certains agens de la Société des missions de Londres, qui se montraient toujours indulgens pour les Hottentots et les Cafres, mais, en revanche, très sévères pour les boers. De là une croissante irritation. Cette querelle éveillait des animosités de race à race, et cependant les fermiers d’origine anglaise ne se privaient pas de faire comme les autres. Eux aussi blâmaient le zèle parfois outré des missionnaires. Il y a presque toujours, on le sait, désaccord entre les colonies de peuplement où se pose l’alternative de refouler l’indigène ou de battre en retraite devant lui, et les métropoles plus accessibles aux considérations philanthropiques, mais surtout ennemies des complications inquiétantes pour leur bourse. En réalité, dans cette redoutable question du traitement des naturels, la politique anglaise flotta du refoulement à l’abstention, d’après les vues changeantes des gouverneurs chargés de la conduire. Tel, comme sir Benjamin Durban, aiguillait sur la voie chère à ses administrés, et, lancé à toute vitesse, stoppait net bien malgré lui au signal de son chef, lord Glenelg. Le lendemain, c’étaient les théories des missionnaires, leurs rêves d’états indigènes, qui régnaient à l’hôtel du gouvernement. Ce manque de suite déconcertait tout le monde.

Que dire de la procédure adoptée lors de l’abolition de l’esclavage, en 1834 ? Il faut le reconnaître, on s’y prit fort mal. La colonie renfermait alors plus de 35,000 esclaves, valant au prix du marché 75 millions de francs ou environ 2,125 francs par tête. On commença par décider que l’indemnité due aux propriétaires serait de 840 francs pour chaque esclave ; puis on rendit cette valeur payable à Londres. Sur place, les titres se trouvèrent réduits par l’escompte dans une proportion de 25 à 30 pour 100. Autant voter tout de suite la ruine générale des fermiers. L’humanité pouvait être vengée ; mais, disaient-ils, nous en faisons partie, et vous nous mettez sur la paille. Alors commença leur fameux exode ; ils partirent par groupes de cinq, dix, vingt familles, prirent rendez-vous au-delà des frontières. Six mille personnes de tout sexe et de tout, âge quittèrent le territoire du Cap. Dans leur manifeste de 1837 les chefs de ce mouvement déclarèrent très haut qu’en principe ils n’approuvaient pas l’esclavage et qu’ils n’entendaient pas le maintenir chez eux. Ils se plaignaient seulement des conditions trop dures imposées aux maîtres de la veille. Ils ajoutaient que le négrophilisme excessif d’un parti en apparence tout-puissant, la mollesse ou l’hostilité des autorités anglaises, l’insuffisance des mesures contre le vagabondage, l’injustifiable suspicion où on les tenait sur la foi d’accusateurs intéressés et déloyaux, se couvrant du manteau de la piété, ne leur laissaient plus aucun espoir de vivre heureux et tranquilles dans les limites de la colonie fondée par leurs ancêtres. Telles furent les causes de l’émigration des boers. Si l’on demandait pourquoi, seuls, des fermiers de langue hollandaise s’éloignèrent ainsi, la réponse serait facile ; seuls, ces colons de vieille roche possédaient de nombreux esclaves, et seuls, par conséquent, ils eurent à souffrir d’une réforme conduite sans beaucoup de prudence ni d’équité ; les autres, ceux qu’on avait attirés d’Angleterre en 1820, étaient, pour la plupart, de pauvres diables. Supposons maintenant que l’abolitionniste Wilberforce fût natif d’Amsterdam et qu’on eût, de la même manière, proclamé cette suppression du travail servile non plus au parlement de Londres, mais aux États de La Haye : probablement les boers auraient protesté de la même façon. Peu importait, à ce point de vue, qu’ils dussent l’allégeance à la couronne anglaise ou au royaume des Pays-Bas. Ce qui les poussa dans le désert ne fut point l’irrémédiable antipathie de deux races foncièrement incapables de vivre confondues. S’il en partit un grand nombre, il en resta davantage. Ceux qui demeurèrent dans le pays forment aujourd’hui une classe toujours fidèle à l’idiome de ses pères, toujours attachée à ses traditions sociales et confessionnelles, mais, somme toute, réconciliée.

On le voit, cet événement fut le fruit d’erreurs graves, et ces erreurs provenaient du mode d’administration qui laissait la colonie sans voix consultative. Aussitôt après, un cri s’éleva de toutes parts : le War Office manque de renseignemens ; assez de bévues comme cela ; qu’on veuille donc bien enfin nous écouter un peu ! même quand on est militaire ! Chose autrement significative, des Anglais prirent la tête de cette agitation. L’Anglais, ou plutôt l’Écossais Thomas Pringle, le poète lyrique du Cap, et avec lui le journaliste Greig, l’avocat Fairbairn, avaient déjà réclamé, obtenu la liberté de la presse. Une pétition pour l’établissement d’un conseil électif avait été soumise au gouvernement métropolitain dès 1827, puis renouvelée à divers intervalles. Maintenant les instances, plus pressantes, partaient de meetings où les orateurs les moins entraînans n’étaient pas ceux d’extraction britannique. Mais bien des années allaient passer encore, sept ou huit gouverneurs devaient se succéder, les maladresses s’accumuler, avant la chute des dernières résistances. On ne se résignait pas à comprendre l’évidente nécessité de satisfaire en quelque mesure au vœu légitime des colons. On redoutait leur esprit de conquête ; il risquait, pensait-on, de mener l’Angleterre trop loin et de lui coûter trop cher. Avec cela, sous cette anxieuse tutelle, la guerre, comme le chiendent, repoussait toujours. Les campagnes de Cafrerie, quoique menées à l’aide de faibles effectifs, épuisaient la caisse qu’un parlement affamé d’économie alimentait en rechignant.

Il y avait alors à Londres les hommes d’État de l’ancienne école, les derniers chevaliers du vieux torysme : ceux-là fronçaient le sourcil, expliquaient le soulèvement des colonies américaines par la semi-indépendance qu’on leur avait laissée, l’insurrection récente du Bas-Canada par trop de complaisance pour des gens de fidélité suspecte ; ils ne se souciaient pas de recommencer au Cap. Il y avait les whigs, plus disposés à ouvrir l’oreille ; mais pour eux également, c’était chose grave de céder aux colons une part des prérogatives métropolitaines, sans trop savoir ce qui en résulterait. Entre les deux grandissait un parti de conservateurs libéraux, avec Robert Peel et M. Gladstone, et justement parce qu’il venait du torysme, il devait dépasser les whigs. Tous, du reste, avaient fini par se sentir profondément las des affaires du Cap.

Voilà quelles étaient les dispositions de la colonie, de la métropole et de l’opinion anglaise lorsqu’un méchant caillou heurté sur sa route fit verser, en 1849, ce char qui ne roulait plus qu’avec des grincemens de mauvais augure.

Lord John Russell présidait le cabinet de cette époque. Il n’avait pas encore pour collaborateur attitré M. Gladstone, qui venait de jouer un si grand rôle dans le second ministère de sir Robert Peel et dans l’évolution des conservateurs vers le libéralisme ; mais la concurrence même qu’on faisait aux anciens whigs comme lui, en créant un nouveau parti libéral, piquait d’émulation cette nature prompte aux coups de hardiesse.

Plus timide, le comte Grey administrait les colonies avec des principes un peu surannés déjà. Une entre toutes le tracassait, c’était le Cap. La guerre dite « de la hache, » commencée en 1846, avait duré deux ans, et se soldait par une dépense de plus de 25 millions de francs. Les chambres murmuraient. Le ministre eut alors une idée malheureuse. Puisque l’Afrique australe coûtait si cher à garder et ne rapportait absolument rien que des ennuis, pourquoi ne pas lui fournir l’occasion de rendre un service à la métropole ? Ce serait peut-être le meilleur moyen d’apaiser les critiques au sein du parlement. On cherchait partout, à ce moment-là, des colonies de bonne volonté pour la fondation d’établissemens pénitentiaires. On démontrait que l’entretien d’un condamné se chiffrait par 600 francs par an dans la mère patrie, par 100 aux antipodes. Pourquoi ne pas mettre un bagne à Cape-Town ? Le Cap manquait de bras : eh bien ! on lui en donnerait. Lord Grey aurait pu se dire qu’une colonie australienne, la Nouvelle-Galles, avait renvoyé à l’Angleterre une cargaison de convicts, comme Boston une de thé lors de la déclaration d’indépendance des États-Unis. Il y avait toujours la ressource de déporter en Tasmanie, aux Bermudes ou ailleurs, mais traiter le Cap comme une possession bonne tout au plus pour recevoir l’écume du royaume-uni, quand Sydney n’en voulait plus, c’était une insulte. Cependant un ordre en conseil autorisa la création du pénitencier. Le secrétaire d’État, en informant de cette décision le gouverneur du Cap, la justifiait par les sacrifices de la dernière guerre contre les Cafres. On se figure l’émoi des habitans au su de ce qui se préparait : tous, sans distinction d’origine ni de classe, protestèrent avec véhémence par des pétitions et des manifestations en plein air. Le cabinet métropolitain ne tarda pas à en être informé, mais il résolut d’agir quand même, et, vers le milieu du mois de septembre 1849, le transport Neptune, ayant à bord 300 forçats, mouillait devant l’arsenal de Simon’s-Town. Ce bâtiment ne reprit la mer que cinq mois après, sans avoir pu réussir à débarquer son monde. Les colons avaient formé une ligue dite Anticonvict association. Elle se proposait de couper les vivres à la marine, à l’armée, aux services civils et surtout au Neptune, tant que le gouvernement persisterait dans son dessein. Quelques fournisseurs voulurent enfreindre la règle, des matelots firent mine de rompre les cordons de vigilance, on échangea maints horions, et le sang aurait coulé à flots sans l’extrême patience des autorités locales. A Londres, cette affaire si peu honorable pour le gouvernement souleva de véritables tempêtes. Une clameur bien naturelle s’éleva contre le comte Grey ; on lui reprochait d’avoir défié à la légère ou de n’avoir pas su prévoir la résistance passive, mais déterminée des colons du Cap, d’avoir ensuite, par une reculade piteuse, humilié le pouvoir royal. C’est alors que lord John Russell préféra sacrifier son malencontreux lieutenant. Mais cela n’aurait plus suffi : après pareil esclandre, il fallait accepter d’avance d’autres affronts du même genre ou avoir la crânerie d’adopter franchement les vues les plus avancées du jeune libéralisme sur la politique coloniale. L’ami et le rival des Peel et des Gladstone n’hésita point ; lui-même venait de consommer l’affranchissement économique des colonies par l’abolition définitive de l’acte de navigation ; il n’avait qu’un pas à faire pour entrer dans la voie de leur émancipation administrative.

Son discours du 8 février 1850, prononcé sous l’impression des nouvelles de Cape-Town, masquait habilement d’un air de supériorité philosophique l’aveu d’impuissance qui revenait à dire ceci : nous ne sommes ni assez forts ni assez riches pour dicter la loi partout dans notre immense empire. C’était la profession de foi enthousiaste d’un apôtre annonçant aux peuples coloniaux l’évangile de leur liberté, la montée au Capitole d’un généreux gouvernement, fier d’immoler quelques prérogatives sur l’autel du progrès humain, et l’onctueuse paraphrase de cette réflexion du renard de la fable : ils sont trop verts.

La page est belle, d’ailleurs, et mérite qu’on la relise. En voici quelques morceaux :

« Vous agirez sur ce principe, disait lord John Russell, d’introduire et de maintenir, autant que possible, la liberté politique dans toutes vos colonies… Si vous continuez à être leurs représentans en ce qui concerne la politique extérieure, vous n’aurez plus à intervenir dans leurs affaires domestiques au-delà de ce qui est clairement et décidément indispensable pour prévenir un conflit dans la colonie elle-même… » Et, rappelant la rébellion des États-Unis, il ajoutait : — « J’ai la confiance que nous n’aurons plus à déplorer de tels conflits. Sans doute, je prévois, avec tous les bons esprits, que quelques-unes de nos colonies grandiront tellement en population et en richesse qu’elles viendront nous dire un jour : — Nous avons assez de force pour être indépendantes de l’Angleterre. Le lien qui nous attache à elle nous est devenu onéreux, et le moment est arrivé où, en toute amitié et bonne alliance avec la mère patrie, nous voulons maintenir cette indépendance. — Je ne crois pas que ce temps soit très rapproché, mais faisons tout ce qui est en nous pour les rendre aptes à se gouverner elles-mêmes. Qu’elles croissent en nombre et en bien-être, et, quelque chose qui arrive, nous, citoyens de ce grand empire, nous aurons la consolation de savoir que nous avons contribué au bonheur du monde. »

Ce magnifique langage ne péchait que par un endroit. N’était-ce pas s’aviser bien subitement d’une si haute égalité d’âme quand, la veille encore, on jouait avec les susceptibilités d’une colonie sans nul souci de la consulter dans une affaire qui l’intéressait pourtant comme domestique au premier chef sans même prendre garde à ses réclamations ? Ne se donnait-on pas avec trop de complaisance des allures de grand seigneur lorsqu’il avait fallu céder assez humblement, et pouvait-on oublier que les bonnes gens de Cape-Town venaient de s’offrir en miniature, après Paris, Vienne et Berlin, une révolution de 1848 ?


Après la méprise initiale dont lord John Russell avait si gaillardement accepté les conséquences, il restait à se jeter d’un écueil sur l’autre.

Depuis dix ans au moins l’heure avait sonné de reconnaître qu’un conseil-général électif faisait faute, urgemment, à la colonie du Cap. Le 23 mai 1850, des lettres-patentes, signées Victoria, posèrent en principe qu’on lui donnerait un parlement composé de deux chambres.

Ce luxe nous étonne encore aujourd’hui. Il est même permis d’affirmer que l’expérience le condamne et que la seconde chambre a tout l’air d’une cinquième roue. Sans doute le cabinet Russell ne se crut pas libre de doter Cape-Town d’une main plus avare. On avait introduit au Canada un système de représentation à double échappement, l’Australie a obtenu, par la suite, des parlemens imités de la métropole ; pourquoi moins d’honneur pour le Cap ? Il y avait là une question d’amour-propre à ménager. Mais la dualité s’expliquait à Québec par des raisons particulières. Là il s’agissait de neutraliser l’assemblée issue de la députation en lui donnant le contrepoids d’un conseil supérieur dont les membres tiendraient leur mandat de la couronne. Cette combinaison, inspirée par la crainte de l’élément français, avait été la source de mille embarras. Elle n’aurait donc pas dû paraître expédiente ailleurs, et, dès lors, la création de deux chambres devenait une simple prodigalité.

D’autres considérations permettront mieux peut-être de la comprendre, sinon de l’approuver. Toute l’affaire, en somme, dérivait d’un calcul financier et aboutissait à un calcul financier. Le gouvernement avait failli se mettre dans l’obligation de bombarder la péninsule et la ville du Cap, pourquoi ? Par besoin d’une économie partielle ; à présent il voulait l’économie complète. Des nuages montaient sur l’Europe. L’Angleterre, avec son déficit, n’avait ni un homme, ni un écu à perdre pour guerroyer contre les noirs de l’Afrique du Sud ou subventionner des gens qui se moquaient d’elle. Ah ! ils le prenaient de si haut ! Soit. A eux de payer les violons, désormais. On méditait donc à Londres de se retirer du pays en ne gardant que la station navale ; et, naturellement, cette colonie, appelée à se suffire, devait passer par une école de home ride aussi sérieuse que possible. Il fallait l’habituer au régime d’un véritable État. Comme le meilleur et le mieux organisé des États, pour un Anglais, se trouve entre la Manche, la mer du Nord et l’Atlantique, lord John Russell n’aurait pas été bon Anglais en ne partant point du principe de deux chambres.

Hélas ! les maîtres les plus experts en l’art de rédiger des constitutions n’auraient pas réussi à produire pour l’Afrique australe une copie supportable du parlement de Westminster. On avait chargé de ce travail le gouverneur du Cap, sur avant-projet ; mais les choses traînèrent en longueur. A la veille seulement de la guerre de Crimée une envie croissante de rappeler toutes les garnisons dont le maintien ne paraîtrait pas absolument nécessaire hâta la solution promise. Ce ne fut pas l’œuvre du cabinet Russell, mais du ministère Aberdeen, où M. Gladstone prit un instant le portefeuille des colonies. Le projet renvoyé de Cape-Town et dûment remodifié obtint force de loi le 11 mars 1853. Les membres de la nouvelle législature tinrent leur première séance le 1er juillet 1854.

L’Assemblée (House of Assembly) ou chambre basse comptait quarante-six membres. Le conseil législatif, la chambre haute, quinze. Ces chiffres ont grossi depuis lors.

Les deux corps procédaient du même électoral dans des conditions différentes d’éligibilité. En dépit de quelques restrictions censitaires, le droit de suffrage équivalait presque, pour les blancs, au suffrage universel. Mais tout candidat au conseil législatif devait justifier d’une certaine fortune. Tentative bien maladroite pour donner une couleur d’aristocratie à ce sénat élu, car la limite fut fixée de telle manière que la plupart des simples députés auraient pu siéger dans l’autre enceinte et qu’on vit des sénateurs devenir pauvres à la suite de revers qui n’auraient pas même gêné un lord du royaume-uni. Une idée ingénieuse avait présidé, pourtant, à l’institution de cette chambre haute. Comme la diplomatie anglaise n’abandonnait nullement l’espoir de ramener un jour ou l’autre au giron de l’empire les républiques fondées par les émigrés boers, elle avait imaginé un embryon de congrès fédéral. N’avait-on pas, dans la colonie même, deux pays à fédérer, une province de l’Ouest, où dominait la race hollandaise, et une province de l’Est, plus pénétrée d’élémens britanniques ? N’était-ce pas le moment ou jamais de poser les bases d’une fédération beaucoup plus large, de former un noyau solide autour duquel s’opérerait ensuite sans secousses la cristallisation politique de l’Afrique australe ? On décida donc que l’assemblée se recruterait par petites circonscriptions et qu’il y aurait seulement deux grands collèges pour le conseil législatif, destiné à représenter des intérêts régionaux. Quelque chose, en un mot, de semblable à ce que serait, en Algérie, une chambre spéciale de mandataires des trois départemens.

Ce plan à longue portée ne manquait ni de mérite ni de grandeur un peu chimérique peut-être. On y sentait la marque de M. Gladstone encore plus que de lord John Russell. Mais, en fait de grandiose, tout cela passait un peu les bornes du sens commun. Le Cap, alors, ne comptait guère plus d’habitans que Manchester ou Birmingham. À ce corps chétif on prit mesure pour l’habiller dans le goût parlementaire, comme qui eût forgé à l’intention du général Tom-Pouce le casque et la cuirasse de François Ier.

Pour comble, en gratifiant la colonie du plus riche outillage constitutionnel, du plus compliqué, du plus difficile à conduire, le gouvernement métropolitain n’avait garde de lui en remettre aussi la haute direction ; il se réservait de tourner la manivelle. Ce reste de défiance allait développer un antagonisme inévitable sans autre remède que la dissolution des chambres et le conflit, ou une nouvelle abdication. Par-dessus les deux chambres on plaça un conseil exécutif de cinq fonctionnaires nommés par la couronne : le secrétaire colonial, cheville ouvrière du système, avec des compétences très variées, administration civile, police, assistance publique, enregistrement, postes et télégraphes, travaux publics, domaine, agriculture, santé, affaires indigènes, éducation et défense ; le trésorier-général ; l’auditeur-général des comptes ; le procureur-général, directeur de la justice ; le collecteur des douanes ; ce n’était pas un ministère à portefeuilles équilibrés, mais une réunion de chefs de services, dont un factotum. Ce n’était pas davantage un cabinet politique. Les membres du conseil exécutif avaient le droit de siéger au parlement et d’y défendre leurs actes, à l’exception pourtant du collecteur des douanes ; ils ne pouvaient pas y voter. Bref, les ministres de Napoléon III avant l’évolution libérale du second empire. Cela présageait un couronnement de l’édifice, avec pas mal de désagrémens d’abord.

Pour récolter l’économie, on semait le séparatisme. Nous allons voir fonctionner cette lourde machine jusqu’au jour où les colons, las d’une ombre de régime parlementaire, en saisirent la proie.


Le trait curieux de cette histoire, c’est qu’eux-mêmes n’avaient pas désiré une trop brusque détente de leur lien avec l’Angleterre et qu’ils ne se souciaient en aucune façon de le voir coupé. Ils voulaient être consultés, mais soutenus. Ils ne demandaient pas à être affranchis et quittés. Dans les débats qui menèrent à leur émancipation de 1872, l’initiative, en somme, partit de la métropole. ce fut elle qui proposa l’adoption du « gouvernement responsable » ou « gouvernement de parti, » comme disent nos voisins pour « gouvernement parlementaire. » On a pu soutenir qu’elle l’avait en quelque sorte imposé. L’insistance vint de Londres. La colonie hésita, se défendit, et, finalement, accepta cette coupe de miel mêlé de vinaigre par un vote de raccroc. Comme la république à Versailles, le parlementarisme triompha au Cap à une voix de majorité.

Cela dit par anticipation, reprenons la suite des événemens.

Dès l’entrée en vigueur de la constitution de 1853, il devint évident que le ministère impérial y voyait surtout un prétexte pour fermer sa bourse. Jamais, aux heures les plus critiques, la mère patrie n’avait prêté au Cap plus qu’une faible brigade de son armée ; mais l’entretien d’un corps spécial recruté dans le pays (Cape-Infantry), les fréquentes convocations de milices, d’auxiliaires indigènes, enfin les frais d’administration formaient, additionnés depuis la conquête, une grosse somme, quatre fois la valeur, disait-on, de toute la colonie largement estimée. Un terrible homme, M. Gladstone, passé chancelier de l’Échiquier après son bref séjour au Colonial Office, manifestait le ferme propos de ne plus donner un sou. Ainsi ne l’entendait point un parlement peu flatté d’avoir à vivre de satisfactions purement décoratives : ni, ce qui se conçoit, le gouverneur chargé d’inaugurer ce régime. C’était sir George Grey, homonyme, mais non parent du comte Grey dont il a été question. Cet habile administrateur, octogénaire aujourd’hui et retiré en Nouvelle-Zélande, se refusait à faire bonne chère sans argent. En attendant la réunion des chambres, on avait provisoirement fixé le chiure annuel des dépenses au modeste taux de 2,650,000 francs ; la métropole allait reprendre sa liberté financière, rayer de son budget l’entretien des troupes du Cap ; il appartenait au parlement colonial de voter tels crédits que de raison en sus de la somme déjà dite, qui représentait le coût de l’administration civile. Or ce parlement disait : pardon, il y a erreur. Si nous sommes toujours les sujets de sa majesté, si nous contribuons encore à la gloire de son empire, nous trouvons juste qu’elle nous défende un peu. Sir George Grey finit par négocier un arrangement. L’Angleterre continuerait à fournir pendant quelques années, huit ou dix, une subvention de 1 million de francs pour les dépenses civiles. Avec cela on ferait des route ? , on pensionnerait certains chefs cafres, on encouragerait les œuvres de bienfaisance et d’éducation parmi les naturels. Le nerf économique et stratégique du pays serait développé, la paix maintenue par un système de largesses bien placées ; les noirs trouveraient de l’occupation dans les travaux publics et on les civiliserait. De son côté, le Cap constituerait à l’état permanent ses moyens de défense. Après, il marcherait tout seul.

Ce programme excellent se heurtait à la mauvaise humeur des colons, qui se croyaient joués. Il fallait, pour défrayer un corps dit : « Police montée de la frontière, » 1,250,000 francs. En 1856, le budget passa sans trop d’encombre à la chambre basse, mais non au conseil législatif. Ce sénat de quinze membres n’était presque jamais en nombre suffisant pour voter, et des abstentions voulues l’avaient réduit à cinq présens, dont trois combattaient le crédit. On s’avisa fort heureusement d’aller quérir en ville un sénateur relevant de maladie et bien disposé : il vint sur des béquilles, le haut aréopage se trouva divisé en deux parties égales, — six personnes en tout, — et une septième, le chief justice, président de droit, usa de ses prérogatives constitutionnelles pour départager les voix en faveur du gouvernement. La chose était presque amusante. Tandis que sir George Grey se débrouillait ainsi, lord Derby avait formé à Londres un ministère conservateur. Les théories coloniales des libéraux subissaient une éclipse et la situation du gouverneur du Cap devenait difficile. On le rappela en 1859. Ses administrés pétitionnèrent pour obtenir son retour. Il trouva, en arrivant, le cabinet tory renversé, Palmerston, Russell et Gladstone revenus au pouvoir, fut réintégré dans son poste, et y passa une année de plus.

Son successeur, sir Philip Wodehouse, devait l’honneur d’une nomination si enviée au clan libéral et probablement à des influences de famille ; mais c’était un homme autoritaire, perspicace, d’ailleurs, inquiet des séparatismes qu’il voyait poindre derrière les autonomies. Il allait tenter inutilement un retour aux anciennes méthodes, poussé à la réaction quand les conservateurs occupaient le pouvoir, mal vu le lendemain et en fin de compte désavoué. Si, au service d’un cabinet dont il ne partageait pas toutes les tendances, l’occasion s’offrait de montrer de la poigne, sir Philip Wodehouse se retrouvait dans son élément : il frappait dur. Ses débuts le mirent en lumière tel qu’il était, centraliste même en faisant de la décentralisation. Une ancienne dépendance de la colonie du Cap, la Cafrerie britannique, en avait été détachée pour des raisons militaires et placée sous la tutelle immédiate du Colonial Office. Comme elle coûtait gros, M. Gladstone et ses amis aspiraient à se délivrer de cette charge ; le moyen le plus simple parut de la repasser aux colons. Mais ceux-ci ne voulaient pas du cadeau. Le gouverneur n’y alla pas de main morte : il fit intervenir le parlement britannique, obtint un acte d’incorporation que la législature du Cap hésita longtemps à sanctionner. En 1868, les recettes de la colonie avaient fortement baissé. On traversait une crise économique et le déficit s’élevait à 2,275,000 francs. Pour rétablir l’équilibre des finances, les chambres prétendaient rogner sur les traitemens de tous les fonctionnaires publics, y compris celui du gouverneur, qui émargeait alors comme aujourd’hui au budget local. Sir Philip Wodehouse conseillait un impôt modéré sur la propriété foncière et le revenu, avec la création d’un papier-monnaie garanti. Lord Derby et M. Disraeli l’appuyaient cordialement lorsqu’un nouveau tour de roue ramena aux affaires le parti libéral. Le moment était bien mal choisi pour demander de l’argent aux colons ; néanmoins M. Gladstone, fidèle à ses principes et devenu premier ministre, insista sur la nécessité de porter à leur compte la dépense d’une garnison britannique. De manière qu’on se saignerait à blanc, qu’on sortirait la planche aux assignats pour payer les soldats de la reine ! Ces propositions furent rejetées, la dissolution suivit, et les élections se firent sur un projet de loi du gouverneur tendant à remplacer les deux chambres par une seule, de trente-six députés. Sa propre influence serait renforcée.

Quand le parlement colonial se réunit de nouveau, en 1870, sir Philip Wodehouse eut à lui communiquer une dépêche du secrétaire d’État, lord Granville, peu agréable pour celui qui en donnait lecture. On y déclarait poliment que jamais le ministère n’avait compté sur le succès du bill rédigé par le gouverneur, et ce bill, précisément, n’avait pas encore subi l’épreuve de la discussion ! Mais il n’avait pu résister à celle d’un appel aux électeurs : on le savait perdu d’avance. Tellement perdu que lord Granville parlait déjà du successeur (non encore choisi) de son malchanceux subordonné. Par contenance, sir Philip crut devoir néanmoins introduire son projet ; il échoua, bien entendu, et quitta son poste peu de semaines après.

Avant de partir, du moins, il se vengea. Son chef lui avait infligé publiquement l’humiliation la plus cruelle. Lord Granville l’avait contraint de lire et de scander à haute et intelligible voix, aux applaudissemens ironiques d’adversaires victorieux, des phrases dans le goût suivant, condamnation de sa politique, à lui l’inférieur contenu par le respect :

« Si le gouvernement ne parvient pas à s’assurer le concours de la législature, il faudra que la législature soit mise à même de s’assurer la coopération du gouvernement. Si les colons ne veulent pas être gouvernés, — et je suis loin de blâmer leur désir de veiller à leurs propres affaires, loin aussi de mettre en question leur capacité pour cela, car c’est une chose que rarement on juge bien avant de l’avoir éprouvée, — il s’ensuit qu’ils devront accepter la responsabilité de gouverner. »

C’était peut-être d’une logique irréprochable ; mais quand on savait le fond des choses, l’origine de la constitution du Cap, les causes de cette superbe indifférence affichée par le secrétaire d’État, les fautes passées et les périls à venir, on pouvait enfoncer un dard même à travers la cuirasse de l’optimisme le plus dédaigneux. Sir Philip Wodehouse se donna le facile plaisir de déshabiller la politique des autres comme on avait dévêtu la sienne, et, devant le même parlement, devenu silencieux, il flagella l’équanimité de lord Granville avec une vigueur de bon sens qui ne le cédait en rien à celle du ministre :

« Je me souviens du temps, disait-il, où l’extension du gouvernement responsable aux colonies commença d’attirer l’attention. Des personnes, en Angleterre, sachant peu de chose des colonies, et sans qu’on les eût exactement renseignées sur leur situation, furent fascinées par l’idée de propager les institutions britanniques à travers tout le domaine de la Grande-Bretagne. Elles ne voyaient pas que le principe même de la responsabilité est contraire à l’existence d’une colonie, ou, pour parler plus justement, d’une dépendance. Elles ne se rendaient pas compte qu’un ministère colonial, existant de par sa responsabilité envers ses propres constituans, ne saurait obéir en même temps à un gouvernement impérial ; — que le jour de la collision doit venir ; — que par évasion prudente ou soumission ce dénoûment peut être retardé, mais qu’il est, tôt ou tard, inévitable ; — qu’une telle forme de gouvernement convient seulement aux communautés qui désirent ou prévoient leur séparation de la mère patrie, à une date peu distante, soit par transfert à une autre puissance, soit par la fondation d’un État indépendant ; — que là où cette séparation n’est pas convoitée ou envisagée, le gouvernement de parti cesse de paraître expédient. »

En écoutant ces paroles, quelles réflexions devaient se faire les représentans du Cap ? Ne se disaient-ils pas tout au fond de leur conscience que sir Philip Wodehouse avait mille fois raison ? Malgré de longs désaccords, il emporta leur estime. Les adieux qu’il leur fit dans son discours de prorogation mêlaient une note plus émouvante de mélancolie voilée à l’inoubliable dignité de son attitude :

« Je n’ai jamais été un colonial dans l’acception ordinaire du terme, mais j’ai été, ma vie durant, un serviteur de la couronne britannique dans les colonies. Toutes mes sympathies sont pour l’étroite connexion des colonies avec l’Angleterre, et le mouvement actuel vers la dissolution de ces liens m’est, pour ma part, très mal venu… Dans l’exercice du jugement qui vous appartenait de plein droit, vous avez décidé le rejet de mes propositions, vous avez préféré garder une forme de gouvernement peu satisfaisante, et le relâchement des liens que j’aurais voulu maintenir est déjà commencé. Les ordres pour le retrait des troupes ont été donnés ; il n’y a pas d’apparence qu’on les contremande. Nul doute, dès lors, que votre futur gouvernement, quel qu’il soit, ne doive s’inspirer du principe d’une entière dépendance de soi-même, et je lui souhaite bien sincèrement un succès sans mélange… L’organisation du nouvel ordre de choses sera facilitée par le passage de l’administration, de mes mains à celles de quelque autre qui peut-être se fera une idée plus encourageante des résultats probables… La fiction d’un intérêt impérial dans ces contrées (car c’est là, depuis longtemps, une fiction a pris fin. Tout ce qui s’y fera désormais devra être de nom, comme déjà en réalité, chose d’importance coloniale seulement. »


Après ce départ, de nouveaux personnages entrent en scène et le rideau se lève sur un troisième acte. L’ère du régime absolu s’est close par la quasi-insurrection de Cape-Town. Celle du parlement sans le parlementarisme a fini avec le mandat de sir Philip Wodehouse. Celle du self-government va commencer.

Au Colonial-Office, lord Kimberley a remplacé lord Granville. Il y apporte les mêmes vues avec moins de raideur. Au Cap, sir Henry Barkly débarque appelé d’Australie, où il vient de s’habituer au maniement d’une colonie autonome. L’Australie est restée, depuis lors, l’école préparatoire des gouverneurs et hauts commissaires envoyés dans l’Afrique du Sud. Dans ses instructions datées du 17 octobre 1870, lord Kimberley disait :

« Le gouvernement de Sa Majesté n’oublie pas que l’existence, dans les limites de la colonie, d’une nombreuse population indigène, numériquement supérieure aux habitans d’origine européenne, et en connexion avec des tribus similaires en dehors du territoire britannique, y rend le jeu du gouvernement responsable plus difficile que dans les colonies où la population blanche prédomine. Néanmoins il est d’opinion qu’en somme les colons agiraient sagement en adoptant les principes de self-government appliqués en Australie et dans la partie britannique de l’Amérique du Nord. »

C’était indiquer, en effet, le nœud du problème. Grâce à une série d’annexions, les blancs se voyaient alors dans la proportion de 1 contre 2 sur environ 700,000 âmes. La constitution de 1853 avait créé un large électorat politique, ouvert en principe aux gens de couleur. Ne risquons-nous pas, pensaient les colons d’origine hollandaise, de disparaître écrasés sous les masses compactes, illettrées, qu’on se propose sans doute de mettre en ligne contre nous ? Irons-nous abuser du concours des noirs, se disaient à leur tour les Anglais, et sommes-nous bien sûrs de saisir, de garder la suprématie à un autre prix ? .. Personne ne contestait, en théorie, la nécessité d’une réforme ; mais les uns voulaient, avant tout, réviser la constitution, restreindre le droit de suffrage, ou prendre au moins des sûretés sous forme de règlemens électoraux ; les autres ne voyaient de salut que dans la division du pays en deux ou trois provinces fédérées, et c’étaient les Anglais, désireux de regagner par leur supériorité dans l’Est une prépondérance qu’ils s’exposaient à perdre au sein de la colonie restant une. Le cabinet impérial encourageait les fédéralistes. Il recommandait à sir Henry Barkly une étude attentive de l’organisation du Dominion canadien. On sait que cette idée perçait déjà dans l’institution de la chambre haute. Voilà où en étaient les esprits lorsque, d’accord avec le gouverneur, un député de race britannique, M. Molteno, leader du parti libéral, proposa, en 1871, l’adoption du régime parlementaire, c’est-à-dire du principe de la responsabilité ministérielle. Sa motion, amendée après un vif débat et sur les instances de ses amis dans le sens du fédéralisme, fut combattue par les Hollandais et approuvée à la chambre des représentans, mais repoussée au conseil législatif. La majorité favorable, dans la chambre basse, avait été de 5 voix sur 57 votans, maigre succès.

On ne se laissa pas décourager, on travailla l’opinion, le bill fut réintroduit l’année suivante, et le projet de fédération, qui avait tout compromis, renvoyé à une commission d’enterrement.

Cependant l’opposition croissait. Quelqu’un, écrivant pour un gouvernement étranger, résumait ainsi la lutte des partis en présence :

« Nous sommes fatigués, disent les orateurs du parti libéral (anglais), d’être gouvernés exclusivement par des étrangers envoyés d’Angleterre, ne connaissant ni les lois, ni les habitudes de la colonie, n’ayant aucun intérêt qui les y attache, et que nous sommes forcés de subir, même lorsqu’ils ont perdu la confiance du pays et de la chambre. C’est surtout à l’établissement du régime responsable que le Canada, l’Australie, doivent leur prospérité : imitons-les. — Nous admettons, répond le parti conservateur (hollandais), le principe du gouvernement responsable, mais nous soutenons qu’il n’est pas encore temps de l’introduire ici. Les trois quarts de la population se composent d’indigènes étrangers à toute civilisation. Sur 496,000 habitans, au dernier recensement partiel, 65,607 savaient lire et écrire, 28,826 lire seulement. Même parmi la population blanche, il n’existe pas d’élémens comparables aux hautes classes non-seulement de l’Angleterre, mais de l’Australie et du Canada ; où trouver au Cap des hommes jouissant d’une fortune assez indépendante pour pouvoir consacrer leur temps aux affaires publiques sans l’espoir d’en tirer quelque profit ? D’ailleurs, la colonie n’est pas représentée dans la chambre d’une manière équitable. Certains districts ont un député pour 1,100 électeurs, d’autres un pour 200. Il est aussi à remarquer que ce sont les districts où il y a le plus de richesse et d’éducation (l’Ouest) qui sont les plus opposés à l’établissement du gouvernement responsable. »

Ce qui inquiétait plus ou moins tout le monde, c’était la perspective de ne plus pouvoir en rien compter sur l’appui matériel de la métropole dans les circonstances difficiles où l’on allait entrer. Enfin, le bill du gouverneur fut voté à l’assemblée par une majorité de 10. Restait l’autre chambre, citadelle de la résistance. Allait-elle fermer ses portes pour la seconde fois ?

Le pointage était facile à établir. On avait augmenté le nombre des sénateurs depuis quelques années, mais sans dépasser vingt et un.

Ce calcul ne permettait pas d’espérer l’adoption du projet de loi qui abandonnait à la colonie le gouvernement de ses affaires.

Ainsi l’obstacle venait maintenant du côté où il n’y avait plus qu’à recueillir le bienfait ! Cette population hollandaise qu’on aurait dû croire impatiente de secouer ses dernières entraves préférait des lisières. Car il ne fallait plus s’y méprendre : on lui faisait la mariée trop belle. Ce qu’elle avait déjà, un régime lui donnant les moyens « d’obstructionner » à son aise, sans responsabilité, lui suffisait parfaitement. Mais, à Londres, quel scandale si tout finissait en eau de boudin ! Quelle revanche pour sir Philip Wodehouse ! Le public renoncerait à comprendre. Les chambres s’étonneraient. Le parti conservateur raillerait agréablement, et lord Kimberley pouvait prendre son chapeau et sa canne pour tourner le dos à Downing-Street. En cet instant psychologique, sir Henry Barkly ne garantissait rien.

Ce fut alors que deux sénateurs, dont un hostile, mais quelque peu ébranlé, tinrent à Cape-Town une consultation d’électeurs. L’un était feu le docteur Hiddingh, médecin et millionnaire. L’autre, toujours vivant et en bonne santé, M. de Roubaix, descendant de réfugiés huguenots, et, à ce qu’il paraît, des anciens seigneurs de Roubaix et Tourcoing. Il porte d’argent à dix-huit merlettes de sable, posées cinq et quatre, au chef de gueules, l’écu timbré d’une couronne de marquis avec la devise : D’ores en avant.

L’un et l’autre représentaient les districts de l’Ouest ; M. de Roubaix, en particulier, était populaire à Fransche-Hœk, le « coin français, » vallée où abondent les Duplessis, les Dutoit, les Roux, les Malan, les Malherbe, les Faure, les de Villiers, toute la pléiade des arrière-neveux de nos religionnaires. On a vivement reproché à ces deux membres du conseil législatif le choix qu’ils firent de la ville du Cap pour leur meeting, dont l’effet devait être décisif à leurs propres yeux. Cape-Town n’est plus, de nos jours, une cité hollandaise, mais anglo-malaise. De quel droit son avis pouvait-il prévaloir sur celui des campagnes ? pourquoi deux hommes, mandataires de toute une région, accordaient-ils cette importance à un seul collège ? est-ce que les clameurs d’une poignée d’Asiatiques changeaient rien à l’état d’une question parfaitement connue, fixée, débattue et ressassée depuis deux ans ? Mais ces Asiatiques, les Malais, issus d’anciens esclaves, témoignaient alors à M. de Roubaix une confiance qui le liait en retour. Beaucoup étaient électeurs. Ajoutons que M. de Roubaix, orientaliste, a rempli les fonctions de consul-général de Turquie[1].

Au sortir de cette réunion, nos deux sénateurs se déclarèrent édifiés ; ils voteraient pour le régime parlementaire. Toutefois le bill, déjà ratifié par une chambre, franchit bien juste les barrières de l’autre, puisque ce fut à la différence d’une voix, celle de M. de Roubaix. On peut appeler ce Franco-Hollandais austral le Wallon de l’Afrique du Sud.

Le changement de système s’opéra fort simplement, au moyen d’un acte très court. De quoi s’agissait-il ? De rendre les ministres, ou, comme ils se nommaient encore, les membres du conseil exécutif, éligibles au parlement. Le reste serait sous-entendu. Du jour où le gouverneur pourrait choisir ses conseillers dans les chambres, il se garderait bien de les prendre ailleurs ; personne n’accepterait plus un portefeuille sans passer par l’élection. Les ministres, faisant partie des assemblées, dépendraient toujours de la majorité. Un préambule disait que le but de cette innovation était d’introduire « le mode d’administration exécutive communément appelé gouvernement responsable. » Rien de plus. Seulement l’auditeur général des comptes était exclu du cabinet, comme le collecteur des douanes, et on les remplaçait par les chefs de deux départemens créés, le commissaire des travaux publics et du domaine, le secrétaire aux affaires indigènes. Ceci laissait à cinq le nombre des ministres.

Sous ce régime, le gouverneur est le seul fonctionnaire relevant du pouvoir métropolitain, et encore, bizarre inconséquence, est-il payé par la colonie. Les ministres nomment à tous les emplois, administrent sous leur responsabilité personnelle. Enfin il y a là un parlement aussi maître chez lui que son grand aîné des bords de la Tamise, légiférant dans son ressort avec la même indépendance. La sanction royale a été réservée ; toutefois la couronne anglaise ne s’est jamais mise en conflit avec le parlement colonial. Reste, il est vrai, l’omnipotence que le parlement britannique lui-même réclame en doctrine partout où le soleil éclaire un morceau de l’empire ; et voilà précisément le germe des difficultés futures.


Quand les lampions s’éteignirent sur la rampe déserte, quand le sénat eut apostille l’acte de 1872 avec la devise de M. de Roubaix : D’ores en avant, — un groupe bruyant envahit tout à coup la parade de Cape-Town, vaste place servant aux revues militaires. On fit un grand monceau de bois mort et de paille ; dessus, on plaça deux mannequins et on y mit le feu. L’un des bonshommes ainsi brûlés en effigie brandissait cet écriteau : « de Roubaix ; » l’autre : « docteur Hiddingh. » Ce fut la vengeance du parti hollandais. M. de Roubaix, surtout, fut frappé d’ostracisme. Privé de son siège, atteint dans sa fortune, son vote agréable au gouvernement anglais ne lui a pas porté bonheur.

Mais les temps sont bien changés. Le parti hollandais avait dit comme le grand-prêtre troyen : Je crains les Grecs jusque dans leurs présens. Aujourd’hui, après dix-huit ans d’expérience, il ne regrette plus son échec d’alors. Il s’est fait au régime parlementaire, il l’exploite, il y gagne, et c’est du côté anglais qu’on attaque ce mode de gouvernement avec des phrases empruntées au défunt boulangisme.

Si quelqu’un touchait à l’arche sainte de 1872, qui brûlerait-on ? Ce serait peut-être un roi ou une reine. Supposons que, malgré son grand âge, M. Gladstone reprenne le harnais des affaires, et que sa fierté d’Anglais, un jour ou l’autre, ne lui permette pas d’aller jusqu’au bout de son libéralisme colonial, — ce serait peut-être M. Gladstone.

En tout cas, le premier à frotter l’allumette serait certainement un Hollandais du Cap.

III. — PREMIERS RÉSULTATS DE L’AUTONOMIE.

Peu après son émancipation, le Cap se mit sur les bras une guerre cafre. Des mesures sans doute imprudentes provoquèrent le soulèvement des Gaïkas ou Xalékas, mince peuplade. Il était bien entendu que le faible détachement de l’armée anglaise laissé en garnison à Cape-Town, par faveur, ne devait en rien prêter son concours dans une affaire comme celle-ci. Autonomie oblige. Celle-ci était un peu forcée, mais n’importe. J’ai de votre aptitude au gouvernement de soi-même, disait l’Angleterre aux colons, une si haute idée que je vous crois aussi très capables d’imposer à coups de victoires votre gouvernement aux sauvages, et que je vous refuse absolument mon aide. Or l’unique force coloniale alors disponible, la seule sérieuse, du moins, était un corps de police monté, à l’effectif d’un bataillon, éparpillé sur une frontière comme de Belfort à Metz. Les Xalékas ne manœuvraient pas précisément comme des Prussiens ; cependant, ils en surent assez pour rendre désagréables les escarmouches d’Ibéka et d’Oumzintzani. La police montée, appuyée de quelques francs-tireurs, ne se montra pas en mesure d’étouffer la rébellion ; une panique s’ensuivit. Des volontaires au nombre d’un millier répondirent à l’appel du gouvernement ; mais le gouverneur, sir Bartle Frère, jugea indispensable de les faire soutenir par des soldats réguliers, deux bataillons, une section navale et de l’artillerie. Il fut approuvé à Londres parce que le pouvoir y avait changé de mains et la politique d’orientation. Lord Beaconsfield ne perdit pas cette occasion d’établir que le système d’un prédécesseur tenait mal ses promesses. Tout rentra dans l’ordre, et, subsidiairement, le premier cabinet responsable paya de sa démission le premier fiasco militaire du régime autonome.

On pourrait dire, puisqu’on a vu la genèse de l’autonomie : « Ainsi fut le soir, ainsi fut le matin : ce fut le premier jour. »

Dans le cours de la session de 1878, le parlement vota un ensemble de mesures proposées pour la défense du pays. On refondit et augmenta la police montée, sous le nom de Cape mounted riflemen. On légiféra sur la milice, qui continua de s’appeler Burgher Wehr, comme à l’époque hollandaise ; Land Wehr aurait paru trop germanique. Tous les blancs, d’après cela, devaient le service de dix-huit ans à cinquante ans, avec les exceptions de rigueur. C’était admirable ; seulement, on se contentait de créer un corps de yeomanry, milice spéciale, sur la frontière de l’Est, et de réglementer l’institution d’une armée de volontaires sur le modèle anglais. La Burgher Wehr, force essentiellement hollandaise, resta théorique ; elle n’existe encore, à l’heure qu’il est, que sur le papier et au fond d’un carton scellé à la cire. En même temps, le ministère fut autorisé par un acte des chambres à interdire dans certains territoires, qu’il désignerait, le port sans permis des armes à feu. C’était en perspective le désarmement des noirs. L’exploitation des mines de diamans récemment découvertes attirait alors de nombreux indigènes dans le « Griqualand occidental, » province encore indépendante de la colonie et directement administrée par l’autorité impériale. Il n’y avait pas dans ce pays de loi restrictive du commerce des armes et munitions, comme partout ailleurs, en sorte que les chefs de tribus y envoyaient leurs hommes pour se procurer des fusils avec l’argent qu’ils gagneraient. Une insurrection anodine en Natalie montrait déjà les inconvéniens de cet état de choses, et le ministère, n’ayant pas à intervenir dans le Griqualand, se réservait d’enlever aux nègres, chez lui, les dangereux instrumens qu’on leur vendait, à côté, sous les auspices de l’Angleterre. Ces sauvages, incapables de saisir notre subtile logique, allaient naturellement brûler leur poudre. En 1879, Morosi, chef subalterne de la tribu des Bassoutos, refusa l’impôt et se retrancha sur une montagne. La position était forte avec, de trois côtés, des parois à pic, avec une pente raide que barraient des murs en étagement percés de meurtrières. Néanmoins, de vraies et bonnes troupes auraient pu s’emparer assez vite de cette redoute naturelle, même peu nombreuses. Le cabinet colonial voulut essayer sa yeomanry de fraîche date. L’artillerie comptait cinq pièces, dont un mortier frappé de la légende : « George Rex, 1802, » suspect d’avoir décoré le perron du musée de Cape-Town. Deux attaques échouèrent ; le siège dura onze mois ; il fallut rappeler la yeomanry ; enfin trois cent cinquante Cape mounted riflemen réussirent dans un assaut nocturne avec l’aide de cinq cents noirs et de vingt-cinq francs-tireurs.

Ce n’était qu’un commencement.

On avait à peine entamé cette tribu des Bassoutos, laborieuse et guerrière, une des plus remarquables de l’Afrique du Sud. Elle se souvenait d’avoir jadis ramené à coups de fusil, sur le plateau de Bérée, l’armée anglaise du général Cathcart. La pénible capture du fort de Morosi n’était pas pour lui inspirer une grande crainte des troupes coloniales. Si elle n’avait plus à sa tête l’intelligent Mochech, fondateur de son unité, des chefs énergiques comme Masoupa pouvaient encore conduire ses légions à la victoire, et précisément, un affreux désastre semblait établir l’égalité du noir et du blanc sur les champs de bataille. C’était la journée d’Isandchlovana, où les bandes de Ketchvayo venaient de détruire tout un bataillon d’infanterie britannique au Zoulouland.

Les symptômes d’une fermentation générale des tribus engagèrent M. Sprigg, premier ministre, à ne pas différer plus longtemps la mise en vigueur du Peace preservation Act chez la grande peuplade du Nord. Celle-ci, en effet, relevait du Cap depuis quelques années. Il s’était passé là ce qui arrivait toujours. Une série de secrétaires d’État, dans les cabinets libéraux antérieurs à 1866, avait prudemment écarté les demandes de protectorat de l’habile Mochoch, en dernier lieu lord Cardwell. Sous les conservateurs, d’autres dispositions avaient prévalu, on avait annexé le pays à l’empire sans l’attribuer à telle ou telle colonie. Finalement les libéraux s’en étaient débarrassés en le donnant au Cap, un an avant l’institution du gouvernement responsable. Une proclamation du 6 avril 1880 ordonna donc le désarmement des Bassoutos. Le pendule compensateur de la politique métropolitaine marquait à ce moment l’heure Beaconsfield. Vingt-deux jours après, il marquait l’heure Gladstone. Les Bassoutos, qui croyaient à l’esprit de suite du gouvernement impérial, mais avec des variations et des intermittences, respirèrent. La colonie ne serait pas soutenue. Quelques-uns déposèrent leurs fusils dans les magistratures. Ils furent razziés par les autres. Un détachement expédié à la rescousse s’arrêta bloqué tout aussitôt. Vers la fin de septembre, le pays se trouvait en pleine révolte. Avec 2,000 miliciens, des volontaires, des contingens noirs, une armée ou plutôt un rassemblement se constitua, et alors vinrent des escarmouches sans résultat sérieux, qui ne servirent qu’à démontrer le manque de cohésion et d’instruction de ces troupes. Mafeteng, à quelques kilomètres seulement de la frontière, devint le point de concentration ; jamais on ne put aborder l’intérieur montagneux ni même dépasser une ligne stratégique très judicieusement choisie par l’adversaire.

D’après des informations par nous recueillies sur le théâtre même de cette guerre, il y aurait eu en ligne jusqu’à 7,000 blancs et 10,000 auxiliaires indigènes. Cela semble exagéré, mais la dépense, en tout cas, fut excessive. On payait les volontaires sur le pied de 4 à 5 francs par jour. Il y avait alors, de par la colonie, une trentaine de nos compatriotes ne demandant pas mieux que de se faire casser la tête à ce prix. Citoyens un peu mélangés peut-être, mais, au demeurant, les meilleurs fils du monde. Enrôlés, ils partirent de Cape-Town en chantant la Marseillaise, et un gérant du consulat de France fut trop heureux, plus tard, d’en rapatrier quelques-uns sur la Nouvelle-Calédonie.

Un trente et unième, mais celui-ci vaillant soldat, servit dans le corps régulier des Cape mounted riflemen. Ce fut un des rares blessés de cette singulière campagne. Il s’appelait le capitaine Vincent.

De malicieux Bassoutos racontent qu’à l’affaire de Kalabane un officier d’artillerie volontaire, ancien élève de l’école de Woolwich, adossa une superbe pièce de A, complètement neuve, bourrée de mitraille jusqu’à la gueule, contre une paroi de rochers. Au premier coup, l’affût vola en morceaux. L’ancien cadet de Woolwich avait oublié, depuis le temps, que les canons reculent !

Avec ses talens d’administrateur et son énergique volonté, M. Sprigg n’était pas coupable de ce gâchis ; mais responsable, son ministère l’était, et il se retira. Ce fut le deuxième cabinet victime de l’autonomie. Ainsi fut le soir, ainsi fut le matin : ce fut le deuxième jour. Quel déplaisir pour les hommes d’Etat du parti libéral anglais, menacés maintenant d’expier fort cher leur passion d’économie quand même ! « S’il devenait nécessaire, écrivait lord Kimberley, que les troupes impériales entrassent en campagne et se portassent au secours des forces coloniales pour remédier aux conséquences de mesures que le gouvernement de Sa Majesté n’a pas approuvées, le système du self-government, combiné avec la self-defence, qui avait fini par être appliqué en ces derniers temps, aurait échoué, et une révision des conditions dans lesquelles sont administrés les territoires indigènes actuellement régis par la colonie pourrait devenir inévitable. » Mais il s’agissait justement d’empêcher la chose ; le secrétaire d’État complétait ses instructions par ces lignes significatives : « Vous n’aurez pas de peine à comprendre qu’en ce qui concerne généralement la colonie du Cap, le retrait ou même la suspension temporaire ou la modification du gouvernement responsable ne seraient point du nombre des mesures que le gouvernement de Sa Majesté pourrait avoir en vue. »

Ainsi, pas d’intervention matérielle, mais la paix. Que restait-il comme moyen ? La diplomatie ; et comme ressource ? L’humilia-lion. Le nouveau gouverneur, sir Hercules Robinson, était souple et avisé, home ruler d’instinct par ses origines et ses alliances irlandaises, rompu au métier par divers stages. Il se dédoubla : « Je suis, disait-il aux Bassoutos, président d’une espèce de république (celle qui diffère d’une colonie) ; je dépends de mes ministres ; ne vous montrez pas trop exigeans, soyez gentils, et nous nous entendrons. » Puis il se tournait vers le Cap : « Je relève du gouvernement de Sa Majesté. J’ai mes ordres. Ne vous montrez pas trop pointilleux ; soyez raisonnables, et tout ira bien. » Quand il ne voulait pas comprendre, il disait aux uns et aux autres : « Un instant ! Est-ce à l’ambassadeur de la reine ou au fonctionnaire ornemental que votre discours s’adresse ? Souffrez, selon le cas, que je change d’habit. » C’était une comédie, mais une commodité. Sir Hercules Robinson cumulait, en effet, le titre de gouverneur avec celui de haut-commissaire, et ne l’oubliait pas.

Après plus d’un an d’hésitations, de stériles pourparlers et de fausses manœuvres, le parlement du Cap, saisi de dégoût, vota la désannexion du Bassoutoland. L’Angleterre, populaire chez les noirs parce qu’elle ne se piquerait pas de trop les administrer, accepta le pays, mais aux conditions suivantes :

La colonie verserait tous les ans un subside d’entretien équivalent à la somme des droits de douane perçus dans les ports sur les marchandises à destination du territoire bassouto, — 500,000 francs en moyenne.

Et si les Bassoutos, un beau jour, n’appréciaient plus l’avantage de posséder dans leur sein des résidens anglais, qui les laisseraient d’ailleurs bien tranquilles, la Grande-Bretagne ne serait pas tenue de leur continuer sa protection.

Il adviendrait ce qui pourrait.

À ce marchandage long et pénible, tout le monde avait souffert dans sa dignité, hormis les sauvages. Les finances coloniales étaient ruinées pour longtemps. L’Angleterre, tout en tirant ses grègues du mieux possible, reprenait moralement le fardeau qu’elle avait secoué. Et le nouveau régime du Bassoutoland, qui dure encore par des miracles de patience, est à la merci du hasard.

Le cabinet qui avait remplacé celui de M. Sprigg, un cabinet présidé par sir Thomas Scanlen, en fut si malheureux qu’il rêva de rendre aussi à la Grande-Bretagne d’autres objets ayant cessé de plaire. C’étaient le Transkei, le Bomvanaland, le Tembouland, le Noman’s land et quelques semblables lands, habités par des Cafres dans l’est du pays. Mais les grands magasins de Londres ne reprennent pas toujours la marchandise portée. Au Cap, le parti hollandais commençait à se sentir des ailes ; il ne voulait pas, en prenant son essor, choir du nez sur le sol. La colonie ne pouvait confesser ainsi un manque de force assimilatrice. On jeta les hauts cris ; le phylloxéra, qui venait de faire son apparition, servit de prétexte, et le ministère Scanlen tomba, troisième victime de l’autonomie.

Ainsi fut le soir, ainsi fut le matin : ce fut le troisième jour.

Mais le quatrième allait venir.


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  1. Nous sommes redevable à M. de Roubaix de divers documens qui nous ont été d’un précieux secours pour cette étude.