Autour d’une auberge/III

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Imprimerie de la « Croix » (p. 23-33).

CHAPITRE III.

OÙ L’ON FAIT DE NOUVELLES
CONNAISSANCES


Le temps avait fui : les années s’étaient écoulées rapidement. Grâce à l’établissement de ses moulins, Sellier était devenu pour ainsi dire le maître de la paroisse. Pour employer une expression banale mais qui n’est pas moins fort juste : il faisait le beau et le mauvais temps. Lorsqu’il avait résolu un dessein quelconque, il arrivait infailliblement à ses fins. Gare à celui qui se mettait en travers de sa route ; il l’écrasait. Comme tous les meneurs qui ont pour eux la puissance de l’or et de la fortune, il tenait tout son monde dans ses mains. Il fulminait, en leurs temps, les menaces d’expulsion contre ceux qui auraient seulement tenté de lui résister. Les Canadiens ne l’aimaient plus ; mais ils le craignaient et le subissaient. Le caractère de cet homme se modifia du moment qu’il se rendit compte qu’il était devenu indispensable à la prospérité de Notre-Dame de la Pointe-aux-Foins.

En moins de dix ans, avec un tel chef à la tête des affaires publiques, la paroisse devint méconnaissable. Au point de vue matériel, elle prit un essor de prospérité inouïe, mais au point de vue moral, quelle déchéance ! hélas ! Les anciens, si habitués à l’obéissance envers l’autorité religieuse, ne se seraient plus reconnus, s’il leur eut été donné de sortir de la poussière de leurs tombeaux. Le Curé avait bien vieilli. Malgré les efforts de son zèle, malgré les avis réitérés qu’il donnait publiquement en chaire, ou en particulier à ses paroissiens, lentement, insensiblement, les mauvais exemples faisaient leurs chemins dans les âmes de la jeunesse. Il aurait bien voulu élever une digue pour arrêter ce courant envahisseur, mais, que faire ? Les brebis galeuses, continuellement en contact avec les plus pures, corrompaient tout le troupeau. Ce qui augmenta les tortures morales du dévoué pasteur, c’est que plusieurs jeunes gens, de bonnes familles, contractèrent des alliances avec les enfants des nouveaux venus. Ces unions malheureuses devaient produire, des effets désastreux sur la famille paroissiale. Rougeaud, lui-même, unit sa destinée avec une des filles de la « doulce France ». Sa prospérité fut ainsi rivée à la bonne fortune de Sellier. Un jour, l’on ne sut comment, ni par quel hasard, Rougeaud, choisi, d’abord : comme conseiller, fut, peu après, élu maire de Notre-Dame de la Pointe-aux-Foins. Sous son régime, et, sans aucun doute, à l’instigation de Sellier, la première auberge fit son apparition. Ce lieu, que l’on trouve, hélas ! dans la plupart de nos campagnes canadiennes, est le rendez-vous des traînards, des paresseux et des ivrognes. C’est là que les fils de nos meilleures familles vont gaspiller avec leur argent, leur précieuse santé, dans les jeux, les ivrogneries et les débauches. Auberges maudites ! cabarets immondes ! qui dira les maux que vous avez causés à nos populations rurales, sans parler du monceau de ruines que vous avez entassées dans nos villes, où le mal est encore plus grand ! Que de familles vous avez ruinées, sans espoir ! Que de jeunes gens, bien doués pourtant, sont devenus ivrognes et ont pendu les sentiments de l’honneur, de l’honnêteté, pour être entrés une première fois dans ces antres du crime ! Que de Canadiens ont dû quitter leur patrie pour avoir fréquenté l’auberge de leur village natal ! Ils ont dû s’expatrier, les malheureux, après avoir perdu la fortune amassée péniblement par leurs courageux ancêtres. Ils sont allés s’échouer dans les villes des États-Unis, fuyant la honte et l’infamie qui tachent leurs noms. Dites tout le mal que font les auberges aux individus, dans leurs corps et dans leurs âmes, et l’on verra si de telles boutiques peuvent être utiles.

Le bon M. Héroux, qui, jusque-là, avait ménagé Rougeaud, alla le trouver un jour pour lui demander enfin d’expliquer son ignoble conduite. Rougeaud tenta de jeter la faute sur ses acolytes, balbutia quelques mots, passa du rouge au violet, se fâcha, et finit en déclarant qu’il remédierait au mal, en dressant un règlement sévère que l’on suivrait rigoureusement. M. Héroux ne pouvant rien obtenir de plus rentra au presbytère pour pleurer sur ce nouveau malheur : il était consterné. Rougeaud n’osait plus rencontrer son Curé. Lorsqu’il s’apercevait qu’il venait au-devant de lui, il tournait les talons, et fuyait. D’aucuns prétendaient qu’il n’allait plus à confesse. Comme un abîme en appelle un autre, il se mit à fréquenter ce lieu dangereux. Peu à peu, par degré, il fut atteint de la passion de l’ivrognerie. Sans être un traînard, il aimait, comme il le disait à ses copains, à prendre le petit coup, ce qui lui valut le surnom de Rougeaud le « petit-coup ».

Tous les ans, M. le Curé tonnait contre l’auberge devenue, malgré les promesses formelles du maire un lieu de désordres et d’immoralités. La paroisse de Notre-Dame, jusque-là si avantageusement connue et dont la réputation d’honnêteté était répandue au loin, fit bientôt sensation dans le pays. Les mauvais journaux des grandes villes, mis au courant des scènes scandaleuses qui s’y passaient, racontaient à leurs lecteurs avec force réclames les exploits des libertins. Des jeunes gens, appartenant à de braves familles, se prirent de querelles au milieu des rires de gens sans foi et sans honte, et se battirent jusqu’au sang. Un jour, et ce ne fut pas la dernière fois, un homme fut blessé à la tête avec une bouteille vide, si violemment, qu’il faillit en mourir. Les autorités municipales regardaient ces scandales sans rien faire pour y remédier. Toutefois, les vrais chrétiens de la paroisse secondaient les efforts de leur pasteur. Parmi ces derniers se trouvaient Étienne de Verneuil et Clovis Bonneterre.

De Verneuil, un des membres du Conseil municipal, était arrivé dans la paroisse peu de temps avant l’établissement des moulins de Sellier. Il descendait d’une noble famille française qui avait connu des jours de splendeur. L’histoire de sa famille disait qu’un de Verneuil avait fait la guerre sous Saint-Louis, et qu’à cette occasion il avait reçu le titre de baron. Plusieurs faits d’armes avaient été conservés précieusement par la tradition. L’aïeul de M. de Verneuil ne voulut point fuir pendant la révolution de 1793 : il monta sur l’échafaud, payant de sa vie l’attachement qu’il portait à la cause royale. Un de ses fils, Jean-Pierre de Verneuil, au moment de cette terrible calamité, qui fit périr par milliers les plus nobles enfants de la vieille France, recevait l’onction sacerdotale des mains de l’Archevêque de Toulouse. Comme tous les religieux, les prêtres séculiers étaient recherchés, car la révolution en voulait surtout à la religion catholique et à la royauté, Mme de Verneuil, en présence du danger, avait supplié son fils de partir pour l’Espagne.

Il partit, mais à regret. Il lui faisait peine de laisser mourir ses frères sans les secours de son ministère. Aussi, le vit-on revenir quelques mois plus tard. C’est dans les ruines du château de ses ancêtres qu’il célébrait les Saints Mystères. Là, il baptisait les nouveaux nés, confessait les fidèles, les exhortait à mourir plutôt que de trahir la foi. Si l’histoire de France contient des pages horribles à dire, elle offre à côté de ces tableaux révoltants des pages sublimes. Que de martyrs, que de héros ne présente-t-elle pas à l’imitation de nos familles ! Cette retraite ne pouvait rester longtemps ignorée. Aussi, un matin, pendant que le prêtre célébrait la messe au milieu de ses brebis qui craignaient avec tant de raison de tomber entre les mains des révolutionnaires, les sicaires firent irruption dans ce lieu de prières. On donna à peine le temps au jeune prêtre d’enlever les vêtements sacrés. On le fit prisonnier malgré les larmes de sa mère, de ses frères, de ses sœurs, et les cris des fidèles atterrés par la brusque apparition des agents de la République.

Séance tenante, on dressa un tribunal où l’un de ces tigres à face humaine fit la fonction de juge. — « Quel est votre nom, lui dit-il » ? — « Jean-Pierre de Verneuil, prêtre de l’Église de Jésus-Christ, fut la réponse. » La cause entendue, deux heures plus tard, Jean-Pierre de Verneuil était placé au nombre des martyrs de la Révolution.

Le jugement se lisait : « Jean-Pierre de Verneuil, ci-devant prêtre… pour avoir exercé les fonctions cléricales sans l’assentiment de la République, pour avoir été pris en possession de vases sacrés, et en flagrant délit de dire la messe, le tribunal le condamne à la guillotine… »

Ce jugement inique fut exécuté. Par une attention délicate de la Providence, la mère, les sœurs et les frères de cette victime échappèrent à la tourmente qui, on le sait, fit périr plus d’un million de Français.

M. de Verneuil appartenait donc à ce que la France possédait de plus noble. Bon sang ne peut mentir. Il était de ceux qui comprennent les dévouements sublimes quand une nécessité et le devoir l’exigent. Il eut sacrifié sa vie pour sa foi, connue ses ancêtres l’avait si héroïquement fait.

M. Héroux avait trouvé en lui un collaborateur précieux ; mais, connue il ne pouvait pas donner l’or à pleines mains, son influence s’étendait moins loin que celle des scélérats qui pervertissaient la paroisse. Très instruit, bon causeur, il contournait une objection avec une rare habileté ; plus d’une fois, Sellier avait trouvé la lutte chaude. À cette époque, M. de Verneuil était dans la cinquantaine. Il avait plusieurs garçons. L’un d’eux terminait ses dernières années d’études au collège classique du diocèse. M. de Verneuil était puissamment secondé par Clovis Bonneterre, vieillard d’une soixantaine d’années, qui était resté veuf dans la fleur de l’âge. Sa fille, appelée Marie, pour subvenir aux besoins de son père et, surtout, pour répondre aux goûts prononcés qu’elle avait pour l’enseignement, embrassa cette carrière, toute faite de dévouements et de sacrifices. Le salaire des institutrices de nos campagnes est loin d’être rémunérateur. Nos gouvernants ont souvent pensé à augmenter leur propre salaire ; les députés des deux chambres ne sont jamais contents de ce qu’ils gagnent, mais les institutrices des campagnes, qui pensent à elles ? Il leur faudra travailler dix longs mois de neuf heures du matin à quatre heures de l’après-midi pour recevoir une centaine de piastres. Souvent elles enseigneront à cinquante même à soixante enfants, et cela leur vie durant, sans pouvoir espérer qu’on augmentera leur maigre pitance. C’est un fait déplorable à constater. Pendant que les institutrices se dépensent, se sacrifient et donnent à nos enfants les connaissances qu’ils ont besoin d’acquérir pour gagner plus tard leur vie d’une manière convenable, ceux qui détiennent les rênes du gouvernement dépenseront des sommes fabuleuses pour créer des écoles luxueuses, écoles qui ne serviront qu’à une poignée d’élèves privilégiés. Quel salaire donnent-ils, grand Dieu ! aux maîtres importés d’Europe ? Tandis que nos institutrices canadiennes sont toujours traitées avec un sans-gêne incroyable, le bon cultivateur canadien lui, laissera faire, se contentant de ce qu’on veut bien lui donner.

Marie Bonneterre avait vingt-deux ans et enseignait depuis quatre ans. C’était par vocation qu’elle se livrait à cette carrière ingrate de l’enseignement. L’idée de ramasser de l’argent n’avait jamais hanté son cerveau. Non, c’était par dévouement, par amour de ces chers petits qu’elle travaillait. Chaque jour l’attachait plus intimement à ces enfants dont elle voulait façonner les âmes sur le modèle de la sienne. Nul ne peut dire tout le zèle, toute la piété, qu’elle apportait à expliquer les vérités de la religion. M. le Curé disait à sa louange qu’il n’avait jamais vu d’enfants aussi bien préparés que ses élèves pour le jour de la première communion. Elle était en un mot une institutrice accomplie. Personne ne peut concevoir le bien que fait dans une paroisse un instituteur ou une institutrice qui a conscience de la dignité de sa vocation. Imprimer dans les âmes des jeunes enfants, âmes si tendres, les sentiments d’honneur, de piété, et de respect dû à l’autorité, leur inculquer les premières connaissances de la foi, quel rôle sublime ! grand Dieu !

Personne aussi ne peut s’imaginer le mal que peuvent faire dans l’âme des enfants, des maîtres et des maîtresses, soldés par le gouvernement, s’il est impie et franc-maçon. La France, notre ancienne mère-patrie a été perdue par ses écoles neutres, par les écoles athées. Que Dieu préserve à jamais notre beau pays d’un si grand malheur !

La méthode d’enseignement de Melle Bonneterre ne plaisait pas à tout le monde. D’aucuns prétendaient qu’elle donnait une trop large part au catéchisme, au détriment des autres sciences. Sellier, lui-même, disait ouvertement qu’elle était bonne enfant, mais qu’elle manquait de connaissances pratiques :

« Une telle institutrice ne fera jamais que des ratés ! Avec ces livres démodés qu’on met entre les mains des enfants, que veut-on faire ? Soyez plus pratiques, mes bons amis, disait-il aux hommes du chantier, soyez plus pratiques, de nos jours, c’est du calcul, de la géographie, de la tenue des livres, de la sténographie, qu’il vous faut… Outillez-vous ! » Rougeaud faisait chorus avec son seigneur et maître. Un jour même, sous l’officieux prétexte de donner un bon conseil à Melle Bonneterre, il se rendit à l’école et lui dit : « Vous connaissez, Mademoiselle, l’intérêt que je vous porte, et l’amitié qui a uni votre bon père au mien en est une preuve, je me permets donc de venir vous mettre au courant de certaines plaintes faites par des paroissiens sur votre manière d’enseigner. Votre méthode n’est pas assez pratique… De nos jours, Mademoiselle, il faut donner plus de soin aux choses pratiques… Le catéchisme a sans doute sa place dans l’école, mais il ne faut pas oublier les autres matières qui forment les hommes… Il faut s’outiller, et être pratique avant tout… »

La bonne Marie, entendant ce personnage répéter ces paroles dont il ignorait le sens, eut toutes les peines du monde à se contenir pour ne pas éclater de rire ; sans doute, se dit-elle, qu’il récite la leçon que Sellier lui a apprise, puis tout haut : « Je vous suis reconnaissante, Monsieur Rougeaud, de vos conseils, je les prendrai en sérieuse considération, soyez-en sûr… » C’est avec cette réponse diplomatique qu’elle reconduisit notre personnage à la porte de l’école. Rougeaud sortit fier de son succès. Cependant, dans la suite, les choses pratiques continuèrent à recevoir de la part de Marie Bonneterre la même attention, sans prendre la place de l’enseignement religieux. Monsieur le Curé ne put que la féliciter de sa conduite ; il lui enjoignit même de continuer comme elle avait si bien commencé.