Autour d’une auberge/Texte entier

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Imprimerie de la « Croix » (p. 7-183).

Autour d’une Auberge



CHAPITRE I

LE PACTE


Tu as entendu le Curé, hier ! tu l’as entendu !… Il a déclaré ouvertement du haut de la chaire, qu’il ne veut plus d’auberge dans la paroisse, il y tient… Qu’en penses-tu, toi ?… Tu vois, Jules, la guerre va recommencer… Les curés sont tous pareils… Si on les écoute, si on les laisse faire, ils auront bientôt fini par mener tout le monde par le bout du nez… Pourtant, ces calotins savent se la couler douce ; tandis que les pauvres diables comme toi et les Canadiens vous vous saignez à blanc pour les nourrir, les entretenir dans la plus belle maison du village. En retour ils vous payent comme vous le méritez, puisque, en un mot, vous les laissez faire sans rien dire… Aussi, ils ne se gênent pas pour lancer des sottises à ceux qui ont la force de ne leur pas obéir.

— Monsieur Sellier, je suis un peu de votre avis ; cependant pour être justes nous devons dire que, dans le sermon d’hier, il n’y a qu’une chose à reprendre : M. le Curé est contre l’auberge, et vous et moi, nous sommes pour… Et vous avouerez avec moi qu’il n’a pas tout à fait tort. Si, en effet, nous étions un peu moins intéressés, nous pourrions nous rendre compte qu’il y a des abus…

— Tiens ! reprit celui qu’on appelait Sellier, est-ce que Jules Rougeaud, Rougeaud le « petit-coup » va se mettre à prêcher la tempérance ? Il ne manquerait plus que cela, maintenant !… Voilà un bel apôtre ! Apôtre qui ne crache pas dedans, dirait la vieille si elle vivait encore !…

— C’est vrai ! M. Sellier, je ne crache pas dedans ; je ne m’en cache pas, je ne suis pas un hypocrite, moi ! je prends mon coup quand le cœur m’en dit ; et vous savez qu’il faut que ça gratte… Ce que j’ai dit tout à l’heure, je le maintiens, le Curé a parfois raison de se plaindre de l’auberge ; il serait de notre intérêt de faire observer notre règlement, et le Curé n’aurait rien à dire…

— Tu crois cela, toi ! que tu es naïf, Rougeaud ! tant que l’auberge existera, tu verras le Curé travailler contre elle… Son intérêt n’est pas le nôtre…

— Monsieur Sellier, je commence à être las de cette lutte annuelle… j’aimerais que ça finisse une bonne fois… !

— Jules, est-ce notre faute si chaque année la lutte est à recommencer ? De quoi le Curé vient-il se mêler ? Est-ce son affaire, à lui, de vouloir tout conduire ! As-tu jamais eu l’idée d’aller chanter la messe, de confesser, toi ? L’affaire des auberges, des licences, regarde les citoyens, pas les curés. Il y a belle lurette qu’ils ne s’en mêlent plus en France. On les a vite mâtés, les curés. À chacun sa besogne : la cuisinière à sa marmite ; le meunier à son moulin ; le bedeau à sa cloche, et le curé à la sacristie. Pour en revenir aux auberges, chaque bourg dans mon pays en possède une ou deux, quelques fois trois ; c’est une nécessité quoi ! Je t’assure qu’au Parisien, au Tivoli, à la Toison d’or, on t’en sert du vin et du meilleur, pour une bagatelle. Et on voudrait le voir le curé qui viendrait se frotter contre ces petits Français ! Veux-tu que je te dise toute ma pensée : Vous autres, Canadiens, vous êtes une race de poules mouillées. Depuis vingt ans que je suis en Amérique, c’est toujours, la même chanson ; les curés se mêlent de tout ce qui ne les regarde pas. Il faut leur demander la permission de sortir, de boire, de manger, vous ne pourrez même plus prendre le petit coup qui pourtant, ragaillardit ; c’est de la bêtise ! Il faut être un peuple de sots pour subir pareil esclavage ! Vive la France ! pays de toutes les libertés !

Dans tous les cas, mon cher Rougeaud, je suis venu te dire que le sermon d’hier commence à remuer l’opinion. Quelques hommes sont venus au moulin, ce matin, et des gens qui savent avaler ça, pourtant, sont d’avis que le Curé a raison, et que, pour un an, on devrait retrancher l’auberge. Je compte sur toi, entends-tu, comme par le passé, pour travailler dans le sens contraire. Le moulin a besoin de l’auberge, et l’auberge a besoin du moulin. L’un ne marchera pas sans l’autre. Tu sais où vont les recettes, hein ! Si l’auberge disparaît, je ferme le moulin… Le moulin fermé, tes revenus seront minces. D’un autre côté, il m’est tout à fait impossible de paraître au grand jour ; toi, tu es le maire, l’homme de confiance de tout le monde, il te faut marcher. Je te fournirai la munition, et les pièces sonnantes qui auront raison des scrupules de bien des dévots : tu te rappelles le succès des années passées et des dernières élections ? Une poignée de billets verts ramène vite à la raison. Quant aux arguments de ceux qui ne voudront pas se vendre, il y en a, tu sais, démontre-leur que retrancher l’auberge, c’est faire reculer la paroisse de vingt ans en arrière. C’est la ruine du commerce… où logeront les voyageurs ? Il est impossible d’empêcher la vente des boissons en secret, on en trouvera toujours… Les curés, ça ne connaît rien là-dedans ! Tiens… voici deux cents piastres, j’espère que tu en auras assez pour en acheter plusieurs.

Après ce discours, qu’il entendit sans broncher, Rougeaud tendit la main pour prendre le rouleau que lui présentait Sellier, et, comme pour excuser son action infâme, endormir sa conscience, il reprit : — C’est un marché fait. Après tout, il faut vivre, et les curés ne m’en ont jamais donné. Qui sait si vous n’aviez pas raison tout à fait en disant qu’ils se mêlent souvent d’affaires qui ne les regardent pas. Dans tous les cas, il faut du pain pour mes enfants ; ils en auront. L’auberge restera où elle est en dépit de toutes les soutanes du monde, foi de Rougeaud le « petit coup » !

— À la bonne heure ! Voilà qui est bien parlé, avant tout il faut être pratique. Mais il faut te hâter. Vois les tiens d’abord, et les gens d’en bas. Bon courage ; à bientôt des nouvelles. Et les deux copains, en guise d’adieu, échangèrent une poignée de mains, scellant ainsi ce complot diabolique.



CHAPITRE II

OÙ L’ON FAIT CONNAISSANCE AVEC PIERRE
SELLIER ET JULES ROUGEAUD


La paroisse de Notre-Dame de la Pointe-aux-Foins est de date relativement récente. Les vieux de soixante ans se rappellent encore très bien qu’à la place du village actuel, les citadins des villes venaient se livrer aux plaisirs de la chasse. Le petit lac à l’Anguille et la rivière de ce nom, où abondent encore la truite saumonée, le brochet, le doré, étaient, de temps immémorial, le rendez-vous des pêcheurs. Bref, les grands chênes et les hêtres qui bordent les deux rives et que la hache du colon a respectés, s’ils pouvaient parler, nous diraient combien ils furent surpris de se trouver un jour en rase campagne, après avoir fait partie d’une forêt immense qui abritait des chevreuils, des ours et des oiseaux en nombre infini.

Il y a une quarantaine d’années, nous dirait le père Baptiste Labonté, s’il était de ce monde, il n’y avait pas une âme dans les environs. Quelques gars, aux jambes d’acier, aux poignets solides, mais surtout courageux comme dans ce bon vieux temps, où rien n’effrayait la jeunesse, vinrent visiter ces parages. Ayant examiné le terrain sur une bonne distance, ils décidèrent de se construire une hutte, en bois rond, et de se mettre à abattre la forêt. Dire combien fort ils ont travaillé est incroyable. Tous les quinze jours, deux d’entre eux se rendaient dans leurs familles chercher les provisions nécessaires ; et l’on reprenait la hache et l’on tapait dur. Bientôt, les arbres jonchèrent le sol, on les entassait, et on allumait le feu.

Ces incendies fréquents permirent à nos pionniers, en peu de temps, d’ouvrir un assez grand morceau de terre qu’ils cultivèrent. L’attente de ces braves ne fut pas trompée : le sol était excellent. Dès la première année, ils purent démontrer à leurs co-paroissiens combien ils seraient sages d’envoyer quelques-uns de leurs enfants se tailler des terres fertiles sur les lots non concédés. Cette nouvelle avait été accueillie avec empressement, surtout par le vénérable Curé de la paroisse, véritable ami de la colonisation. C’est un fait acquis par l’expérience, et prouvé par l’histoire, que, dans toutes les fondations de paroisses canadiennes, vous trouverez un prêtre qui, l’un des premiers, aura imprimé le mouvement. Vous verrez cet homme s’enfoncer dans les bois avec une poignée de braves, les encourager dans leurs entreprises, les stimuler par sa présence aussi bien que par son exemple. Interrogez notre histoire canadienne, elle vous dira que le prêtre de cette époque, qui n’est pas encore éloignée de la nôtre, après avoir accompli les devoirs de son auguste ministère, prenait la hache comme le plus humble de ses paroissiens ; il travaillait de ses propres mains à défricher la terre de la fabrique, donnée le plus souvent par un des premiers colons.

Tels avaient été les commencements bien humbles de la paroisse de Notre-Dame de la Pointe-aux-Foins. En 1889, bien que moins développée qu’aujourd’hui, plusieurs maisons d’assez belle apparence se groupaient autour d’une église en bois, dont le clocher élancé, surmonté d’une croix qui brillait au loin sous les rayons du soleil, dépassait de beaucoup la tête altière des plus grands arbres. Elle était bien propre cette modeste église. Et le bon Dieu devait être heureux sous ce toit modeste, qui, chaque dimanche abritait pour les offices divins, une population pleine de foi et de principes chrétiens. Hélas ! pourquoi, ces bons sentiments disparaissent-ils si tôt du sein de nos populations rurales ? À mesure que la civilisation augmente, à mesure que le progrès développe nos industries, cette vieille foi de nos pères disparaît, pour faire place à des idées inconnues jusque-là !

Le bon monsieur Héroux, troisième missionnaire de la paroisse, avait recueilli ce que son prédécesseur, M. Venant, avait semé et fut enfin nommé curé résidant. Apôtre dans toute la force du mot, il ne connaissait que son devoir. Il aimait ses paroissiens, et se sentait aimé. Il était véritablement le père de tous et il n’est aucune infortune qu’il ne soulageât. Une année, les feux de forêts avaient détruit une partie des habitations de ses ouailles ; il avait pleuré avec eux ; mais, cette année-là, bien qu’il fut pauvre, pas un de ses paroissiens n’avait payé sa dîme ; au contraire, il avait fait remise à plusieurs des comptes de semences qu’ils lui devaient depuis de longues années. On le vénérait et on l’aimait. Ce bon Curé, le soir, aimait à causer avec ses paroissiens, qui se groupaient autour de lui et l’écoutaient avec un religieux respect. C’est dire que ce prêtre était heureux. Il l’avouait ingénument à ses confrères qui le visitaient de temps en temps : « Je suis trop heureux, leur disait-il ; comment ferai-je pour me sauver, je suis le plus heureux des prêtres ? » Tous se contentaient de lui dire : « Tant mieux pour toi, mon vieux, accepte ce bonheur que le Maître te fait goûter, l’épreuve viendra plus vite peut-être que tu ne penses. »

Cette épreuve ne devait pas tarder d’arriver, ainsi qu’on le verra bientôt.

Un soir, tandis que, comme à l’ordinaire, les hommes devisaient en fumant leurs pipes tout en se reposant des labeurs du jour, ils virent venir à eux un étranger qui paraissait harassé de fatigue. C’était un jeune homme à l’air résolu, bien constitué, robuste, d’une trentaine d’années environ. Ayant salué sans timidité le joyeux groupe de bons Canadiens à la figure ouverte et dont la charité est proverbiale, il demanda l’hospitalité à l’un d’entre-eux qu’on appelait Jean-Baptiste Labonté. Il avait été l’un des premiers habitants de l’endroit. Labonté tendit sa main loyale à cet étranger, et lui fit signe d’entrer dans son logis. Le jeune homme, fatigué, sans doute, par une longue marche, se laissa choir sur un siège en attendant le souper dont il trouva les mets exquis ; et fit ainsi honneur à ce frugal repas, offert de si bonne grâce. Labonté le regardait manger avec un réel plaisir ; puis, charmé par sa bonne conversation, finit par l’inviter à se reposer. L’étranger, de son côté, ne parut pas indifférent aux bons procédés de son hôte qu’il remercia avec effusion. Devenu plus hardi, il demanda s’il ne pourrait trouver quelque emploi dans le pays ?

— De métier, dit-il, je n’en ai pas ; toute ma fortune est contenue dans ce mouchoir de coton rouge ; mais, j’ai du cœur, je peux et je veux gagner mon pain ; je ferai la besogne qu’on voudra me confier. Mon nom est Pierre Sellier ; vous avez dû remarquer, mon cher Monsieur, par mon accent, que je suis français.

Ce titre, de tout temps, a attiré la sympathie de nos pères. Il suffisait qu’un Français vînt à passer par le pays pour qu’il fût comblé d’honneurs. Nos pères sont toujours demeurés attachés à la France par le cœur et par la langue ; ils n’avaient pu croire que la mère-patrie les eût abandonnés pour toujours ; aussi accueillaient-ils nos cousins d’outre-mer comme des frères. Cependant, depuis quelques années, cet engouement a diminué parmi nous ; comme nombre de Français sont devenus des athées, des incroyants, la sympathie que nous avions conçue pour eux est moins vivace. Toutefois, les vrais français, ceux que le mal d’émancipation religieuse n’a pas atteints et qui sont restés attachés à leurs nobles traditions de foi et de vaillance, ceux-là trouvent encore parmi nous non seulement des sympathies, mais des cœurs pleins d’amour et de dévouement.

— Très bien, avait dit Jean-Baptiste Labonté, on avisera demain ; en attendant, voici votre chambre qui vous attend, ma fille, la Louise, l’a préparée pour vous, reposez-vous et dormez tranquille.

Le lendemain, au petit jour, Labonté s’était mis en besogne ; lorsque Pierre Sellier se leva à son tour, le déjeuner était prêt. Le repas pris, Labonté mit Sellier à l’ouvrage. Plein d’adresse il exécuta avec soin ce qu’il avait à faire. De plus, comme il possédait une connaissance assez étendue de la culture de la terre, il sut, en peu de temps, par ses conseils fort pratiques, capter la confiance de son protecteur et l’amitié des voisins. Quelques années plus tard, Labonté ne crut pas devoir refuser la demande que lui avait faite son protégé en lui donnant en mariage sa fille, la Louise, qui de son côté, attirée par les égards dont l’entourait Sellier, avait avoué ingénument à son vieux père qu’elle n’en épouserait point d’autre. Les noces se firent avec solennité. Tous les gars, qui auraient désiré demander la main de la bonne Louise, voulurent assister à ce mariage le plus éclatant que la paroisse ait encore vu. Dix ans plus tard, lorsque les vieilles mamans étaient sur le point de marier leurs filles elles disaient : Il faudrait pourtant surpasser le mariage de Sellier.

L’union de Pierre Sellier n’était pas heureuse. Labonté, peu de temps après le mariage de sa fille, était mort accidentellement : on l’avait trouvé le crâne brisé, probablement par la chute d’une branche d’arbre. Louise pleura longtemps son père. Les commères qui la visitaient disaient qu’elles ne l’avaient jamais vue sourire. Quel était ce mystère ? Personne ne le pouvait dire. Un jour, cependant, elle avait laissé échapper cette plainte à son insu : « Si mon père avait connu cet homme ! comme il me fait peur ! » Mais ce fut tout, elle se replia sur elle-même, gardant sa douleur, et ne la communiquant probablement qu’au directeur de son âme. Puis, à son tour, elle fut emportée après une maladie de quatre semaines qu’elle souffrit avec une résignation admirable. Pierre Sellier hérita ainsi de la petite fortune de Labonté, et peu d’années plus tard, il devint le plus riche habitant de la paroisse.

Quelque temps après la mort de sa femme, il annonça qu’il retournait dans son pays. Cette nouvelle, on ne sut pas pourquoi tout d’abord, fut accueillie avec joie par M. le Curé, Il espérait sans doute se débarrasser de cet étranger dont la présence lui était à charge. Le voyage de Sellier dura six mois. Où était-il allé passer cette période de temps ? Nul ne le sut. Toutefois, à son retour, les habitants remarquèrent qu’il ne mettait plus les pieds à l’église. Sans être un dévot, auparavant, — personne ne l’avait vu communier du vivant de sa femme, — cependant, il assistait encore aux offices divins ; mais à partir de là il ne vint plus à l’église.

Que s’était-il passé ? Qu’y avait-il en lui ? Personne ne le sut. Comme il avait, en outre, des manières fort engageantes, et qu’il rendait des services signalés à ses co-paroissiens, en les aidant dans leurs difficultés, chacun passait volontiers sous silence ce travers d’esprit ; seul, M. Héroux gémissait en secret sur cette déplorable abstention qui finit souvent par avoir des imitateurs.

Ce qui rendit Sellier encore plus populaire, c’est qu’il résolut de construire un moulin pour moudre les grains des habitants de Notre-Dame. Ce projet fut, on le conçoit, fort goûté des paroissiens qui devaient parcourir une distance de six lieues pour porter leurs grains aux moulins voisins. Par ce moyen, Sellier s’attacha plusieurs familles qui, déjà, lui étaient redevables de bien des faveurs. La nombreuse famille de Jacques Rougeaud, composée de douze enfants, pleins de force et de santé, attira son attention. L’aîné, Jules, avait été engagé autrefois pendant quelques mois chez le meunier voisin ; mais, son père étant tombé malade, il avait dû quitter cette fonction à son grand regret, et reprendre le travail des champs, pour lequel il n’avait aucune inclination.

Jacques Rougeaud avait élevé dans les principes chrétiens sa nombreuse famille. Peu favorisé de la fortune, il avait passé sa vie dans les durs travaux des défrichements. Ce fut avec calme qu’il vit arriver son heure dernière. Sur son lit de mort, entouré de ses enfants, qu’il bénit de sa main défaillante, il leur donna des conseils dignes d’être rapportés ici. Il les exhorta à l’amour, à la charité fraternelle, leur recommanda à tous de s’entr’aider les uns les autres ; d’aimer leur bon et vénérable Curé, de suivre ses avis et ses directions ; « celui qui obéit à son Curé, leur dit-il, est sûr de ne jamais se tromper. » Tous promirent au moribond qu’ils suivraient ses conseils. Et le vieillard mourut dans la sérénité du juste.

Sellier, témoin de cette scène, fut visiblement touché. Sorti de la chambre mortuaire en même temps que Jules, il lui avait dit : « Mon garçon, veux-tu te faire meunier » ? À cette demande inattendue, Jules avait répondu : « Oui, certes ! — Eh bien ! reprit Sellier, après les funérailles de ton bonhomme de père tu viendras au moulin qui s’achève, et nous en jaserons. »

C’est ce qui eut lieu en effet. Jules Rougeaud fut meunier : bien plus, il devint l’homme de confiance de Sellier qui le chargea du soin de surveiller la construction d’un moulin à scie où les colons trouvèrent plus tard un emploi rémunérateur.

Ces deux moulins furent avantageux aux habitants de la paroisse qui doubla sa population. Pour sa part, Sellier fit venir de son pays une douzaine de familles françaises, dont il employa les chefs à son service. Cette nouvelle recrue, tout en augmentant la population, ne fut pas à l’avantage de Notre-Dame, sous le rapport moral et religieux. Les membres de ces familles, élevés dans l’indifférence religieuse, comprenaient peu de choses aux beautés de notre foi. Plusieurs n’avaient même pas encore été baptisés. Les bons Canadiens, si accoutumés à voir dans le prêtre le représentant de Dieu, furent souvent scandalisés des propos que ces nouveaux venus tenaient sur le compte des curés. Ils ne comprenaient rien à de tels discours. Plus d’une fois des bagarres éclatèrent sans que Sellier, qui, naturellement, devait connaître ces faits, intervînt le moins du monde.

M. Héroux, jusque-là si heureux au milieu de ses braves colons, comprit vite que l’heure de l’épreuve venait de sonner. Dans ses sermons, il tâchait de remédier au mal que causait à son troupeau fidèle l’arrivée de tant de brebis galeuses. Il avait un jour failli tomber à la renverse, quand une commère française, à qui il avait demandé pourquoi elle n’avait point porté son enfant à l’église pour qu’il reçût le baptême, lui avoua qu’elle l’avait baptisé elle-même. Ni les remontrances du Curé, ni ses menaces, ne purent toucher cette femme. Mais, avait demandé M. Héroux, êtes-vous catholique ? — Je le suis, fut la réponse. — Si vous l’êtes, pourquoi ne faites-vous pas vos Pâques ? — Je vais à l’église une fois le mois et je dis mon chapelet ; d’ailleurs, nous n’avons pas besoin de toutes ces mômeries-là. M. Héroux ne put rien ajouter de plus. Pauvres gens, dit-il, en partant. Pauvre pays de France !

La Nouvelle-France devra-t-elle rendre un jour à sa mère la vieille foi chrétienne qu’elle a reçue d’elle ? Nos missionnaires seront-ils obligés de porter dans ce pays autrefois si chrétien les bienfaits de la foi catholique qu’elle est en train de perdre ?

C’est le secret de Dieu !

CHAPITRE III.

OÙ L’ON FAIT DE NOUVELLES
CONNAISSANCES


Le temps avait fui : les années s’étaient écoulées rapidement. Grâce à l’établissement de ses moulins, Sellier était devenu pour ainsi dire le maître de la paroisse. Pour employer une expression banale mais qui n’est pas moins fort juste : il faisait le beau et le mauvais temps. Lorsqu’il avait résolu un dessein quelconque, il arrivait infailliblement à ses fins. Gare à celui qui se mettait en travers de sa route ; il l’écrasait. Comme tous les meneurs qui ont pour eux la puissance de l’or et de la fortune, il tenait tout son monde dans ses mains. Il fulminait, en leurs temps, les menaces d’expulsion contre ceux qui auraient seulement tenté de lui résister. Les Canadiens ne l’aimaient plus ; mais ils le craignaient et le subissaient. Le caractère de cet homme se modifia du moment qu’il se rendit compte qu’il était devenu indispensable à la prospérité de Notre-Dame de la Pointe-aux-Foins.

En moins de dix ans, avec un tel chef à la tête des affaires publiques, la paroisse devint méconnaissable. Au point de vue matériel, elle prit un essor de prospérité inouïe, mais au point de vue moral, quelle déchéance ! hélas ! Les anciens, si habitués à l’obéissance envers l’autorité religieuse, ne se seraient plus reconnus, s’il leur eut été donné de sortir de la poussière de leurs tombeaux. Le Curé avait bien vieilli. Malgré les efforts de son zèle, malgré les avis réitérés qu’il donnait publiquement en chaire, ou en particulier à ses paroissiens, lentement, insensiblement, les mauvais exemples faisaient leurs chemins dans les âmes de la jeunesse. Il aurait bien voulu élever une digue pour arrêter ce courant envahisseur, mais, que faire ? Les brebis galeuses, continuellement en contact avec les plus pures, corrompaient tout le troupeau. Ce qui augmenta les tortures morales du dévoué pasteur, c’est que plusieurs jeunes gens, de bonnes familles, contractèrent des alliances avec les enfants des nouveaux venus. Ces unions malheureuses devaient produire, des effets désastreux sur la famille paroissiale. Rougeaud, lui-même, unit sa destinée avec une des filles de la « doulce France ». Sa prospérité fut ainsi rivée à la bonne fortune de Sellier. Un jour, l’on ne sut comment, ni par quel hasard, Rougeaud, choisi, d’abord : comme conseiller, fut, peu après, élu maire de Notre-Dame de la Pointe-aux-Foins. Sous son régime, et, sans aucun doute, à l’instigation de Sellier, la première auberge fit son apparition. Ce lieu, que l’on trouve, hélas ! dans la plupart de nos campagnes canadiennes, est le rendez-vous des traînards, des paresseux et des ivrognes. C’est là que les fils de nos meilleures familles vont gaspiller avec leur argent, leur précieuse santé, dans les jeux, les ivrogneries et les débauches. Auberges maudites ! cabarets immondes ! qui dira les maux que vous avez causés à nos populations rurales, sans parler du monceau de ruines que vous avez entassées dans nos villes, où le mal est encore plus grand ! Que de familles vous avez ruinées, sans espoir ! Que de jeunes gens, bien doués pourtant, sont devenus ivrognes et ont pendu les sentiments de l’honneur, de l’honnêteté, pour être entrés une première fois dans ces antres du crime ! Que de Canadiens ont dû quitter leur patrie pour avoir fréquenté l’auberge de leur village natal ! Ils ont dû s’expatrier, les malheureux, après avoir perdu la fortune amassée péniblement par leurs courageux ancêtres. Ils sont allés s’échouer dans les villes des États-Unis, fuyant la honte et l’infamie qui tachent leurs noms. Dites tout le mal que font les auberges aux individus, dans leurs corps et dans leurs âmes, et l’on verra si de telles boutiques peuvent être utiles.

Le bon M. Héroux, qui, jusque-là, avait ménagé Rougeaud, alla le trouver un jour pour lui demander enfin d’expliquer son ignoble conduite. Rougeaud tenta de jeter la faute sur ses acolytes, balbutia quelques mots, passa du rouge au violet, se fâcha, et finit en déclarant qu’il remédierait au mal, en dressant un règlement sévère que l’on suivrait rigoureusement. M. Héroux ne pouvant rien obtenir de plus rentra au presbytère pour pleurer sur ce nouveau malheur : il était consterné. Rougeaud n’osait plus rencontrer son Curé. Lorsqu’il s’apercevait qu’il venait au-devant de lui, il tournait les talons, et fuyait. D’aucuns prétendaient qu’il n’allait plus à confesse. Comme un abîme en appelle un autre, il se mit à fréquenter ce lieu dangereux. Peu à peu, par degré, il fut atteint de la passion de l’ivrognerie. Sans être un traînard, il aimait, comme il le disait à ses copains, à prendre le petit coup, ce qui lui valut le surnom de Rougeaud le « petit-coup ».

Tous les ans, M. le Curé tonnait contre l’auberge devenue, malgré les promesses formelles du maire un lieu de désordres et d’immoralités. La paroisse de Notre-Dame, jusque-là si avantageusement connue et dont la réputation d’honnêteté était répandue au loin, fit bientôt sensation dans le pays. Les mauvais journaux des grandes villes, mis au courant des scènes scandaleuses qui s’y passaient, racontaient à leurs lecteurs avec force réclames les exploits des libertins. Des jeunes gens, appartenant à de braves familles, se prirent de querelles au milieu des rires de gens sans foi et sans honte, et se battirent jusqu’au sang. Un jour, et ce ne fut pas la dernière fois, un homme fut blessé à la tête avec une bouteille vide, si violemment, qu’il faillit en mourir. Les autorités municipales regardaient ces scandales sans rien faire pour y remédier. Toutefois, les vrais chrétiens de la paroisse secondaient les efforts de leur pasteur. Parmi ces derniers se trouvaient Étienne de Verneuil et Clovis Bonneterre.

De Verneuil, un des membres du Conseil municipal, était arrivé dans la paroisse peu de temps avant l’établissement des moulins de Sellier. Il descendait d’une noble famille française qui avait connu des jours de splendeur. L’histoire de sa famille disait qu’un de Verneuil avait fait la guerre sous Saint-Louis, et qu’à cette occasion il avait reçu le titre de baron. Plusieurs faits d’armes avaient été conservés précieusement par la tradition. L’aïeul de M. de Verneuil ne voulut point fuir pendant la révolution de 1793 : il monta sur l’échafaud, payant de sa vie l’attachement qu’il portait à la cause royale. Un de ses fils, Jean-Pierre de Verneuil, au moment de cette terrible calamité, qui fit périr par milliers les plus nobles enfants de la vieille France, recevait l’onction sacerdotale des mains de l’Archevêque de Toulouse. Comme tous les religieux, les prêtres séculiers étaient recherchés, car la révolution en voulait surtout à la religion catholique et à la royauté, Mme de Verneuil, en présence du danger, avait supplié son fils de partir pour l’Espagne.

Il partit, mais à regret. Il lui faisait peine de laisser mourir ses frères sans les secours de son ministère. Aussi, le vit-on revenir quelques mois plus tard. C’est dans les ruines du château de ses ancêtres qu’il célébrait les Saints Mystères. Là, il baptisait les nouveaux nés, confessait les fidèles, les exhortait à mourir plutôt que de trahir la foi. Si l’histoire de France contient des pages horribles à dire, elle offre à côté de ces tableaux révoltants des pages sublimes. Que de martyrs, que de héros ne présente-t-elle pas à l’imitation de nos familles ! Cette retraite ne pouvait rester longtemps ignorée. Aussi, un matin, pendant que le prêtre célébrait la messe au milieu de ses brebis qui craignaient avec tant de raison de tomber entre les mains des révolutionnaires, les sicaires firent irruption dans ce lieu de prières. On donna à peine le temps au jeune prêtre d’enlever les vêtements sacrés. On le fit prisonnier malgré les larmes de sa mère, de ses frères, de ses sœurs, et les cris des fidèles atterrés par la brusque apparition des agents de la République.

Séance tenante, on dressa un tribunal où l’un de ces tigres à face humaine fit la fonction de juge. — « Quel est votre nom, lui dit-il » ? — « Jean-Pierre de Verneuil, prêtre de l’Église de Jésus-Christ, fut la réponse. » La cause entendue, deux heures plus tard, Jean-Pierre de Verneuil était placé au nombre des martyrs de la Révolution.

Le jugement se lisait : « Jean-Pierre de Verneuil, ci-devant prêtre… pour avoir exercé les fonctions cléricales sans l’assentiment de la République, pour avoir été pris en possession de vases sacrés, et en flagrant délit de dire la messe, le tribunal le condamne à la guillotine… »

Ce jugement inique fut exécuté. Par une attention délicate de la Providence, la mère, les sœurs et les frères de cette victime échappèrent à la tourmente qui, on le sait, fit périr plus d’un million de Français.

M. de Verneuil appartenait donc à ce que la France possédait de plus noble. Bon sang ne peut mentir. Il était de ceux qui comprennent les dévouements sublimes quand une nécessité et le devoir l’exigent. Il eut sacrifié sa vie pour sa foi, connue ses ancêtres l’avait si héroïquement fait.

M. Héroux avait trouvé en lui un collaborateur précieux ; mais, connue il ne pouvait pas donner l’or à pleines mains, son influence s’étendait moins loin que celle des scélérats qui pervertissaient la paroisse. Très instruit, bon causeur, il contournait une objection avec une rare habileté ; plus d’une fois, Sellier avait trouvé la lutte chaude. À cette époque, M. de Verneuil était dans la cinquantaine. Il avait plusieurs garçons. L’un d’eux terminait ses dernières années d’études au collège classique du diocèse. M. de Verneuil était puissamment secondé par Clovis Bonneterre, vieillard d’une soixantaine d’années, qui était resté veuf dans la fleur de l’âge. Sa fille, appelée Marie, pour subvenir aux besoins de son père et, surtout, pour répondre aux goûts prononcés qu’elle avait pour l’enseignement, embrassa cette carrière, toute faite de dévouements et de sacrifices. Le salaire des institutrices de nos campagnes est loin d’être rémunérateur. Nos gouvernants ont souvent pensé à augmenter leur propre salaire ; les députés des deux chambres ne sont jamais contents de ce qu’ils gagnent, mais les institutrices des campagnes, qui pensent à elles ? Il leur faudra travailler dix longs mois de neuf heures du matin à quatre heures de l’après-midi pour recevoir une centaine de piastres. Souvent elles enseigneront à cinquante même à soixante enfants, et cela leur vie durant, sans pouvoir espérer qu’on augmentera leur maigre pitance. C’est un fait déplorable à constater. Pendant que les institutrices se dépensent, se sacrifient et donnent à nos enfants les connaissances qu’ils ont besoin d’acquérir pour gagner plus tard leur vie d’une manière convenable, ceux qui détiennent les rênes du gouvernement dépenseront des sommes fabuleuses pour créer des écoles luxueuses, écoles qui ne serviront qu’à une poignée d’élèves privilégiés. Quel salaire donnent-ils, grand Dieu ! aux maîtres importés d’Europe ? Tandis que nos institutrices canadiennes sont toujours traitées avec un sans-gêne incroyable, le bon cultivateur canadien lui, laissera faire, se contentant de ce qu’on veut bien lui donner.

Marie Bonneterre avait vingt-deux ans et enseignait depuis quatre ans. C’était par vocation qu’elle se livrait à cette carrière ingrate de l’enseignement. L’idée de ramasser de l’argent n’avait jamais hanté son cerveau. Non, c’était par dévouement, par amour de ces chers petits qu’elle travaillait. Chaque jour l’attachait plus intimement à ces enfants dont elle voulait façonner les âmes sur le modèle de la sienne. Nul ne peut dire tout le zèle, toute la piété, qu’elle apportait à expliquer les vérités de la religion. M. le Curé disait à sa louange qu’il n’avait jamais vu d’enfants aussi bien préparés que ses élèves pour le jour de la première communion. Elle était en un mot une institutrice accomplie. Personne ne peut concevoir le bien que fait dans une paroisse un instituteur ou une institutrice qui a conscience de la dignité de sa vocation. Imprimer dans les âmes des jeunes enfants, âmes si tendres, les sentiments d’honneur, de piété, et de respect dû à l’autorité, leur inculquer les premières connaissances de la foi, quel rôle sublime ! grand Dieu !

Personne aussi ne peut s’imaginer le mal que peuvent faire dans l’âme des enfants, des maîtres et des maîtresses, soldés par le gouvernement, s’il est impie et franc-maçon. La France, notre ancienne mère-patrie a été perdue par ses écoles neutres, par les écoles athées. Que Dieu préserve à jamais notre beau pays d’un si grand malheur !

La méthode d’enseignement de Melle  Bonneterre ne plaisait pas à tout le monde. D’aucuns prétendaient qu’elle donnait une trop large part au catéchisme, au détriment des autres sciences. Sellier, lui-même, disait ouvertement qu’elle était bonne enfant, mais qu’elle manquait de connaissances pratiques :

« Une telle institutrice ne fera jamais que des ratés ! Avec ces livres démodés qu’on met entre les mains des enfants, que veut-on faire ? Soyez plus pratiques, mes bons amis, disait-il aux hommes du chantier, soyez plus pratiques, de nos jours, c’est du calcul, de la géographie, de la tenue des livres, de la sténographie, qu’il vous faut… Outillez-vous ! » Rougeaud faisait chorus avec son seigneur et maître. Un jour même, sous l’officieux prétexte de donner un bon conseil à Melle  Bonneterre, il se rendit à l’école et lui dit : « Vous connaissez, Mademoiselle, l’intérêt que je vous porte, et l’amitié qui a uni votre bon père au mien en est une preuve, je me permets donc de venir vous mettre au courant de certaines plaintes faites par des paroissiens sur votre manière d’enseigner. Votre méthode n’est pas assez pratique… De nos jours, Mademoiselle, il faut donner plus de soin aux choses pratiques… Le catéchisme a sans doute sa place dans l’école, mais il ne faut pas oublier les autres matières qui forment les hommes… Il faut s’outiller, et être pratique avant tout… »

La bonne Marie, entendant ce personnage répéter ces paroles dont il ignorait le sens, eut toutes les peines du monde à se contenir pour ne pas éclater de rire ; sans doute, se dit-elle, qu’il récite la leçon que Sellier lui a apprise, puis tout haut : « Je vous suis reconnaissante, Monsieur Rougeaud, de vos conseils, je les prendrai en sérieuse considération, soyez-en sûr… » C’est avec cette réponse diplomatique qu’elle reconduisit notre personnage à la porte de l’école. Rougeaud sortit fier de son succès. Cependant, dans la suite, les choses pratiques continuèrent à recevoir de la part de Marie Bonneterre la même attention, sans prendre la place de l’enseignement religieux. Monsieur le Curé ne put que la féliciter de sa conduite ; il lui enjoignit même de continuer comme elle avait si bien commencé.





CHAPITRE IV.

UNE CALAMITE NATIONALE


L’auberge de Notre-Dame de la Pointe-aux-Foins causait des dommages incalculables tant aux familles du lieu qu’à celles des alentours. Il devenait nécessaire de la faire disparaître, ce n’était pas chose facile. Là, comme d’ailleurs dans toutes nos paroisses canadiennes, l’auberge avait de chauds partisans. C’est un fait triste à constater, l’auberge trouvera toujours des apôtres pour la défendre. Certaines gens ne peuvent comprendre que cette boutique est une nuisance, et des hommes, qui ne sont pas méchants, feront une lutte active pour entraver le mouvement de tempérance et soutenir ces buvettes.

Vous leur donnerez les meilleures raisons du monde, ils seront sourds à vos légitimes protestations. Ni les appels de l’autorité religieuse, ni les arguments les plus péremptoires ne feront impression sur leur esprit. Une paroisse qui n’a pas de débit de boisson, selon eux, est vouée à la ruine. Cette question délicate se complique encore lorsque les partisans, pour réussir, la mêlent à la politique. Alors, les passions s’échauffent et l’on ne veut plus rien comprendre. Nos paroisses sont malheureusement trop atteintes de l’esprit de parti. On trouve de la politique partout : dans l’élection des conseillers, du maire, des commissaires d’écoles ; et cet état de chose, on le conçoit sans peine, entraîne des abus regrettables. Monsieur un tel, étant de tel parti, a toutes les qualités pour remplir la charge de maire. Il est industriel, il parle bien, c’est l’honnêteté même, c’est un bon chrétien, en un mot il ferait honneur à la paroisse… mais, souvenez-vous qu’en politique il est de telle couleur… alors, n’y pensons plus. Comment ! une paroisse conservatrice choisirait pour maire un libéral ! quelle honte ! Mais, direz-vous, c’est le plus capable de la paroisse ! peu importe ! c’est un libéral ! qu’on le mette de côté. Prenons un conservateur ! Il fera l’affaire pourvu qu’il sache signer son nom. Les libéraux agissent de la même manière à l’égard des conservateurs.

L’esprit de parti est un mal qui ronge notre pays, mal d’autant plus à déplorer que ses conséquences sont plus funestes. L’auberge et l’esprit de parti vont ensemble. Ces deux maux se complètent et tous deux travaillent d’un commun accord à la démoralisation de notre peuple. L’esprit de parti empêche de juger dans la balance du bon sens, de la raison, de la justice, les paroles, les actes de ceux qui sont chargés de conduire la chose publique. En d’autres termes, le partisan ne voit, n’entend, ne comprend que monsieur un tel, chef de son parti. Tous ses arguments sont bons, ses actes les meilleurs passible, et si parfois l’évidence montre que ce chef a fait des fautes, le partisan trouvera toujours une excuse pour le défendre.

Soit intérêt, soit aveuglement, lorsqu’un parti quelconque fait l’affaire, il devient impossible de l’abandonner. S’attacher ainsi sans raisonner à tel parti, c’est river sa destinée, lier son avenir à la destinée à l’avenir d’un homme, politicien fort souvent sans vergogne et sans principes religieux. L’esprit de parti doit être réprouvé. Tout homme a le droit de juger, à leur propre valeur, les actes publics de son représentant. Il doit, de là, surveiller avec soin les députés et les ministres, chargés d’édicter des lois, afin qu’elles soient toujours conformes à l’équité et à la justice. Ils font certes preuve de peu de caractère les hommes qui, sans réfléchir aux tristes conséquences de leur aveugle attachement, se livrent pieds et poings liés, à la merci du parti au pouvoir ; approuvent indifféremment les lois injustes comme les bonnes lois, parce que le mot d’ordre est donné par le chef. Quelle confiance peut-on placer dans ces députés qui courbent ainsi l’échine contre le bon sens le plus élémentaire, et n’osent élever la voix dans des circonstances graves de crainte d’être exclus de la bergerie. Ces remarques s’appliquent non seulement aux représentants du peuple, mais encore aux cultivateurs qui ont le devoir de les élire. Esclaves et aveugles tout à la fois sont ces hommes qui, pour le propre malheur, s’attachent à un parti sans raisonner sur les conséquences graves qui naturellement en résulteront.

Dans la paroisse de Notre-Dame de la Pointe-aux-Foins, Sellier et Rougeaud menaient la barque. C’est dans leurs mains que les députés déposaient la bourse proverbiale qui devait servir à payer les dépenses occasionnées par la lutte politique et à acheter les votes de ceux qui voulaient se vendre. Oh ! ils étaient nombreux ceux-là. Mais, on s’arrangeait pour ne les pas payer trop cher. On achetait les uns avec des promesses qu’on accomplissait rarement ; les autres, avec une poignée de billets verts ; le plus grand nombre avec un petit coup. Il fallait voir alors le zèle que ces acheteurs de conscience mettaient à battre la campagne les jours qui précédaient la votation. Dans sa paroisse, Sellier, toujours du côté des députés ministériels, remportait une forte majorité. Ce succès n’était pas aussi grand partout. Quelques paroisses canadiennes se prémunissent contre cette corruption si à la mode. Les partisans de l’opposition se mettent sur leurs gardes. Ils postent à l’entrée de chaque route des sentinelles chargées de les surveiller et de suivre à la piste toutes les voitures à mines suspectes ; ils font les mêmes arrêts qu’elles ; enfin, ils paralysent en quelque sorte les allées et venues de ces corrupteurs. Dans la paroisse de Notre-Dame, il n’y avait rien de tel ; la corruption se pratiquait au grand jour, et restait impunie. On eut dit que les autorités indiquaient la marche à suivre. On disait ouvertement que Sellier était tout puissant auprès du député et qu’il obtenait à ses favoris des places pour les récompenser. Sur cette rumeur, deux bons ouvriers se présentèrent un jour auprès du député du comté pour demander un emploi dans les usines de gouvernement et ils reçurent cette réponse : « Donnez-moi une recommandation écrite de MM. Sellier et Rougeaud, et je verrai à appuyer votre demande. » De retour dans leur paroisse, ces ouvriers se rendirent chez les personnages en question, mais, comme ils avaient la mauvaise fortune d’être comptés au nombre des partisans de l’opposition et qu’ils avaient refusé de se vendre, ils ne purent obtenir la position qu’ils convoitaient. Dans une autre occasion, Sellier, pour favoriser un ami de son parti, fit des représentations auprès du député, qui consentit à faire destituer un employé du département des postes, accusé bien à tort d’avoir favorisé le candidat de l’opposition, dans les dernières élections. Cette destitution eut lieu, bien que ce fonctionnaire fut chargé d’une famille et qu’il eut en sa faveur les deux-tiers de ses co-paroissiens.

Voilà des faits purement locaux. Que dire des débats parlementaires. C’est là que le public attentif et vigilant peut se renseigner sur la valeur de ceux qui le représentent. Les questions de religion, de patriotisme touchent fort peu les partisans. Cette pauvre question de l’emploi du français dans les services publics, question si importante pour l’avenir de notre race, n’a-t-elle pas rencontré sur son chemin des députés canadiens-français qui n’ont pas eu le courage de s’affirmer de crainte de blesser des sentiments étrangers.[1]

L’esprit de parti est donc un mal terrible. Tous les moyens sont bons pour arriver au pouvoir et le conserver. Dans certains villages au vu et au su de tout le monde on trouve, le jour de la votation, des liqueurs enivrantes. Que pouvons-nous attendre d’hommes arrivés au pouvoir dans ces conditions !

Ces explications éclaircissent le manque de patriotisme remarqué depuis si longtemps chez nos hommes publics. L’alcool et l’esprit de parti ont raison des plus nobles sentiments. Ce mot d’ordre est lancé : louons, approuvons le chef, quelque mesure qu’il prenne. Excusons ses fautes trop évidentes pour être cachées : promettons des réformes qui ne viendront jamais, des routes, des ponts, des chemins de fer. Le bon Canadien, qui ne voit qu’un côté de la médaille, est pris à son propre piège. Si à cette plaie vient s’ajouter la protection à outrance en faveur des amis de la cause, on peut juger des résultats.

Dans la paroisse de Notre-Dame tout n’était pas rose. M. Héroux se dépensait en vaines exhortations ; malgré son zèle, à l’époque où nous commençons notre récit, il n’avait encore rien gagné. Les têtes dirigeantes avaient acquis plus d’autorité que lui. Les ivrognes invétérés, les lâches chrétiens, poussés par leurs chefs, faisaient du tapage et empêchaient l’action des bons qui se contentaient de gémir.

Sellier, chaque année, entrait en campagne, mais il poussait surtout Rougeaud qui possédait à un plus haut degré que lui la confiance et l’estime de la population. Avec de l’argent, Sellier restait maître de la position en dépit de tous les sermons de M. Héroux. Ce dernier, comptant toujours sur ses bons paroissiens, et voulant frapper un nouveau coup contre l’auberge avait fait un sermon qui, on le sait, avait produit sur les fidèles une singulière impression.

Il avait déclaré que tous, en conscience, devaient travailler à faire disparaître cette buvette et qu’il ne se reposerait qu’après la victoire. Jamais ses paroissiens ne l’avaient vu si éloquent. Aussi, son sermon fut-il écouté avec un religieux respect. Sellier, absent de l’église comme à l’ordinaire, rencontra Rougeaud le lendemain et lui tint le propos que l’on sait. Rougeaud, toutefois, aurait désiré demeurer simple spectateur de la lutte nouvelle qui allait s’engager ; mais il ne se possédait plus. Les arguments de son maître firent plus d’impression sur son âme que les paroles de M. Héroux.




CHAPITRE V.

OÙ ROUGEAUD ENTRE EN CAMPAGNE


Comme il l’avait promis, Rougeaud, le soir même de son entrevue avec Sellier, se mit en campagne. Il voulut, cette fois encore, suivre la marche ordinaire des années passées, qui lui avait toujours réussi. Il se rendit chez les gens du bas de la rivière qui, à de rares exceptions près, étaient pour lui des auxiliaires précieux et des apôtres de la dive bouteille. Ces gens, travaillant au moulin, n’auraient jamais voulu contrecarrer les idées par trop connues de Sellier. Aussi étaient-ils gagnés d’avance ; ils formaient un bloc inébranlable. Plusieurs d’entre eux, quoique catholiques, semblaient ne pas connaître le chemin de l’église.

Rougeaud, toutefois, en homme expérimenté, se gardait toujours de les consulter en public. Il les visitait un à un : c’était plus prudent et les objections qu’on pouvait soulever, bien que peu à craindre, étaient plus facilement résolues.

Tu es pour nous cette année, Clément ? — Comme toujours, Monsieur Rougeaud. — Et de un, pensait notre apôtre. La lutte va être chaude, soufflait-il à un autre. — Vous croyez ? — Dame, si l’on se croise les bras… — Dans tous les cas, M. Rougeaud, comptez sur moi et sur Baptiste.

Ce soir-là, le zélé compère visita une dizaine de familles, toutes plus ou moins atteintes du mal qui ronge notre société : l’ivrognerie. Il n’était pas tard, le lendemain, lorsque Rougeaud se rendit au moulin pour rendre compte à son maître du résultat de ses premières démarches. — Tant mieux ! dit Sellier, plus les affaires iront rondement, mieux nous réussirons. Prenons le devant, car si ton vieux « porteur de soutane » se met dans la tête de faire la lutte qu’il dit, ça va être chaud. Pour moi, je ne comprends pas, Rougeaud, que des hommes intelligents comme les Canadiens se laissent faire la leçon sans rien dire, et qu’ils se laissent prendre ainsi aux beaux discours de ces calotins qui, après tout, sont payés pour vivre grassement, tandis que vous autres, vous ne recevez que des injures. Tiens !… Rougeaud, si c’était la mode dans le pays, tu verrais tes chers curés, et des premiers, tenir des auberges pour s’enrichir ! Oh ! alors, ils ne diraient plus rien ! La religion, tu sais, je la connais, c’est de l’argent, toujours de l’argent !

Ce jour-là, Sellier était en verve, et il en débita longuement sur le compte des pauvres curés…

Rougeaud, les deux soirs suivants, continua à visiter les familles du bas de la rivière. On le reçut partout avec politesse. N’était-il pas le digne représentant de Sellier, seigneur et maître de la place ? Quelques jeunes gens, cependant, à la grande surprise de Rougeaud, semblaient plus froids qu’à l’ordinaire… Bah ! après tout, se dit-il, notre affaire est en excellente voie. Jamais on n’aura l’audace de nous résister. Ils sont à la crèche ; et quand un homme sent la faim, il réfléchit à deux fois pour faire un coup de tête. Rassuré, par cette réflexion, il s’en revint chez lui, tout fier de son succès.

Sa tâche n’était pas finie ; le lendemain, comme il devait se transporter dans le rang du haut de la rivière, il devint plus perplexe. C’est là qu’habitent ce diable de Verneuil et le vieux Bonneterre. S’il fallait, se disait-il en lui-même, que je les rencontre ! De Verneuil a la parole facile, et pourrait bien battre la campagne. Par où commencer ? il en était là, lorsque tout à coup une idée qu’il trouva lumineuse lui traversa l’esprit. Le démon laisse rarement ses amis sans leur envoyer des secours en temps opportun. Tandis que les bons catholiques aiment mieux fuir la lutte, les mauvais, eux, sous l’inspiration de Satan, savent toujours combiner des plans pour réussir, dans leurs projets. — Tiens, se dit-il, ce soir il y a une partie de cartes chez Jean-Baptiste Latulle, si j’y allais ! Je pourrais, sans qu’il y paraisse le moins du monde, sonder le terrain. Groleau, Bancheron, Poulin seront peut-être là ? Qui sait, si ce n’est pas trop tard ? — Il attela son cheval à la hâte ; et s’en alla d’un bon train à la maison de Latulle. En moins d’une heure, il fut sur les lieux. Après avoir frappé d’un coup sec et avoir reçu une invitation d’entrer, il vit la porte s’ouvrir. Latulle lui souhaita la bienvenue. Deux voisins, Bancheron et Poulin, avec leurs femmes, faisaient la partie de cartes. En le voyant, les hommes se levèrent pour lui donner la main.

— Ne vous dérangez pas pour moi, dit Rougeaud, je ne veux pas être longtemps. J’ai affaire à M. Latulle, et je retourne.

— Mais, qu’est-ce qui vous presse, dit ce dernier, vous ne venez pas souvent. Que ne faites-vous un bout de veillée avec nous ?

Rougeaud se fit prier un peu, puis à la fin, consentit.

— Tout le monde se porte bien par ici ? dit-il.

— Très bien même, et chez vous ? fit Latulle.

— Sur les roulettes à la maison ; mais je ne parle pas de Jeannette, ma fille de quinze ans, qui souffre continuellement.

— Elle n’est pas mieux, la pauvrette, dit Mme  Latulle, c’est bien de valeur !

— Non, reprit Rougeaud, tout de même elle traîne depuis longtemps ; les soins ne lui manquent pas non plus, le médecin vient la voir deux fois le jour.

— Je ne comprends pas pourquoi vous n’essayez pas à lui donner du « brandy », ça donne des forces, ça réchauffe et ça aiguise l’appétit. Pour moi, lorsque je me sens malade, mon vieux m’en prépare et je reviens tout de suite. Si vous lui donniez du vin et de la quinine, de la bière, « du porter », ça lui ferait un changement, et vous la verriez revenir votre fille. Voyez-vous, il faut lui faire du sang, la renforcir, et je vous assure que pour moi, si je n’en prenais pas, je ne serais pas si forte. Pas vrai, mon vieux ?

— C’est le cas, dit Latulle, la femme était toujours malade quand elle se faisait soigner par le médecin ; depuis qu’elle l’a laissé et qu’elle se soigne toute seule la voilà mieux.

Il n’y a rien de bon comme du « brandy » pour ces maux-là, ajouta Bancheron, j’en ai toujours à la maison.

Fier de voir la conversation s’engager sur le terrain de la bouteille, Rougeaud se garda bien de passer à d’autres sujets. Chacun conta ses maux, ses misères, et les remèdes infaillibles pour les guérir, c’étaient : l’alcool et les boissons fermentées. Cette erreur est généralement répandue dans nos campagnes. Cependant, selon les témoignages de médecins experts, la boisson ne réchauffe pas, loin de là ! elle ne guérit pas non plus ; ce n’est pas un tonique, et elle ne fait pas de sang. Ces arguments portent à faux, et la science médicale prouve, au contraire, que l’alcool engendre des maladies terribles…

Rougeaud, sûr du terrain, saisit l’occasion qui s’offrait si naturellement à lui pour demander à ces gens ce qu’ils pensaient du sermon du Curé.

— Dites-donc M. Catulle, vous étiez à l’église dimanche ?

— Sans doute ; et j’ai entendu le sermon : il ne veut pas de licence cette année, paraît-il.

— Que pense-t-on de cela, ici, dit notre apôtre ?

— Dame, pour moi, fit Latulle, je n’aime pas les abus. Il y a certainement des « jeunesses » qui en prennent trop et c’est blâmable. Je ne vois pas pourquoi, cependant, on priverait toute une paroisse d’une auberge à cause de ces ivrognes. S’ils veulent se tuer, c’est pour eux ! ! D’ailleurs, c’est si utile.

— Oui ! dit à son tour Mme Latulle ; et quand on est malade, on n’a pas besoin de faire des milles et des milles pour avoir de la boisson. On l’a sous la main ; ça vaut un docteur !

Tant mieux, pensa Rougeaud, en lui-même, voilà qui va bien.

— Et vous autres, les amis, dit-il tout haut ?

Bancheron et Poulin approuvèrent ce qui venait d’être dit ; Bancheron ajouta :

— Une auberge, M. Rougeaud, ça sa commodité ; on y trouve des remises pour mettre nos chevaux à l’abri du mauvais temps ; c’est là qu’on vend son foin, son grain, qu’on voit les amis, et, entre nous, une paroisse qui n’en a pas c’est une paroisse finie.

— Que pensent vos voisins ? je ne parle pas de Verneuil, c’est un hypocrite ! d’ailleurs il est dans la manche du Curé !

— De Verneuil travaille, à ce qu’il paraît, il cabale un peu partout, mais ça pas l’air de prendre, Bonneterre lui aide et sa fille aussi. Elle a même dit à ses enfants d’école : Que ceux qui ne pensent pas comme M. le Curé sur cette question sont des mauvais catholiques, et que ceux qui travaillent pour une licence font l’œuvre du diable… Pas vrai, fillette, dit Latulle à sa fille ?

Celle-ci confirma les dires de son père.

— Dans tous les cas, dit Rougeaud, si vous êtes avec nous la cause est bonne. Vous savez que la loi de la Province de Québec favorise les débits de boissons : il suffit qu’on apporte vingt-cinq signatures pour obtenir du Conseil une licence d’hôtel, tandis que, pour la faire refuser, nos adversaires ont besoin de la majorité. Donc formons un bloc ! ceux du bas sont avec nous, nous serons assez forts pour lutter contre tous les curés du monde. Comme le dit M. Sellier, après tout, ce sont eux qui perdent la religion ; ils veulent tout mener, tout conduire ; et avec cela, ils se font haïr.

— Dans tous les cas, dit Bancheron, en riant, les curés, il faut s’en défier, à les écouter faudrait être des saints, et puis, nous pouvons être honnêtes sans passer par tous leurs caprices…

Sur ces dernières remarques, qui montrent l’esprit de ces pauvres gens, Rougeaud retourna dans sa demeure, fier de sa soirée. Allons, pensa-t-il, les choses vont bien ! Vive Rougeaud !





CHAPITRE VI.

UNE VEILLÉE AU PRESBYTÈRE


Nos campagnes canadiennes revêtent un cachet tout particulier l’hiver. Pendant quatre longs mois, la terre disparaît sous une couche de neige de deux pieds et demi à trois pieds d’épaisseur. De quelque côté que nous jetions les yeux on ne voit partout que cette nappe immense d’une blancheur immaculée. Les champs, les coteaux, les collines, les rivières en sont tout couverts. Un hiver sans neige ne serait pas un hiver canadien. Quelque longue que soit la saison rigoureuse, le vrai canadien l’aime. De fait, c’est la saison agréable pour les familles. D’abord, le froid de nos hivers est très supportable. L’air est sec, le ciel d’une pureté sans égale, ressemble à peu de chose près, au ciel d’Italie.

De temps en temps on verra bien quelques tempêtes appelées avec justesse « poudreries », mais personne n’en est effrayé. Même, lorsque le vent se met de la partie, on voit nos gens se mettre sur le chemin pour venir à l’église où pour se rendre faire la veillée chez le voisin.

Le soir, nos campagnes offrent un tableau qui porte à la mélancolie. Le soleil, si limitée que soit sa course, a donné pendant le jour un peu de vie aux êtres qu’il éclaire de ses rayons bienfaisants ; mais, lorsqu’il disparaît, la nature entière semble se rendormir du sommeil de la mort. Ce spectacle conduit à la tristesse les âmes portées à la rêverie.

Nos gens, eux, ne s’arrêtent pas à ces pensées ; ils savent employer d’une manière plus agréable les longues soirées que le bon Dieu leur donne. Aussi, voyez-les comme ils font une heureuse diversion aux idées noires qu’ils seraient tentés d’avoir. Ils vont, en famille, faire la partie de cartes chez le voisin, et, pendant que les femmes utilisent leurs instants à confectionner des tricots, les hommes fument la pipe, s’amusent à qui mieux mieux. Après la veillée, chacun revient à son logis, frais et dispos, respirant à pleins poumons l’air si pur qui les entoure.

Heureuses nos familles canadiennes qui ne connaissent que ces divertissements honnêtes et qui savent s’en contenter ! Mais, dans plusieurs paroisses, d’autres amusements attirent la jeunesse. L’auberge du village a son attrait ; là aussi on fait la partie de cartes et l’on joue gros jeu. L’argent péniblement gagné coule vite des mains de ces fils de famille. L’on boit et l’on joue à l’argent. Dans certaines villes, des pères jouent d’avance le salaire d’une semaine de travail. C’est assez dire que leurs pauvres familles sont privées du nécessaire. Pauvres enfants, pauvres femmes, que vous êtes à plaindre !

La paroisse de Notre-Dame de la Pointe-aux-Foins souffrait de ce mal déplorable. Que de fois, le bon M. Héroux avait tonné du haut de la chaire de vérité contre ces fléaux que des hommes mal intentionnés continuaient à vouloir propager. Ses efforts avaient été inutiles. C’était pour lui une cause de tristesse et d’ennui. Quand il voyait arriver la saison d’automne, quand il disait adieu à son jardin qui faisait ses délices, il se demandait, avec anxiété si de nouveaux malheurs ne fondraient pas sur ses paroissiens. Car, depuis un certain nombre d’années, il avait eu à déplorer plus d’un esclandre de la part des jeunes gens.

Assis auprès de son foyer, il se rappelait le temps de sa jeunesse, où ses paroissiens l’aimaient et suivaient ses conseils. Il comparaît le changement survenu en eux depuis ces jours si heureux. Alors on le voyait devenir plein de tristesse. De grosses larmes coulaient sur ses joues ridées par l’âge, les jeûnes et les insomnies. Quand il ne pouvait plus se contenir, il se jetait à genoux pour demander au divin Maître de l’aider à porter courageusement sa croix. Il ne sortait plus ; autrefois, un de ses plus agréables passe-temps, était d’aller faire une courte veillée chez l’un ou l’autre de ses paroissiens. Il n’y allait plus ; il s’apercevait que sa présence gênait plus d’un chef de famille. D’ailleurs, il se faisait plus vieux, et dans la solitude de son presbytère, il vivait au milieu d’une douce tranquillité qui lui faisait du bien. Son église, où habitait son Maître, son cabinet de travail, où se trouvaient ses amis, ses livres, son prie-Dieu, où il épanchait le trop plein de son âme dans le cœur de Jésus et de sa sainte Mère, recevaient de fréquentes visites. Il ne négligeait certes pas ses malades. Oh ! non, à toute heure du jour et de la nuit on le trouvait prêt pour porter aux moribonds les secours de son sacré ministère.

Toutefois, on le conçoit, en présence de la conduite de ses paroissiens, des menées sourdes de Sellier et de ses copains, il sentait l’abattement et le découragement envahir son âme. D’une sensibilité qu’on n’aurait pas cru rencontrer chez un homme qui avait connu les difficultés d’un ministère pénible, il compatissait avec tous ceux qui souffraient, les secourait de son mieux, les réconfortait, et d’un bon mot guérissait les blessures du cœur.

Telle avait toujours été la bonté de M. Héroux. Le soir du sermon qu’il donna à ses paroissiens il se sentit plus abattu que jamais. Ne sachant comment chasser les idées noires qui hantaient son esprit, il voulut relire, pour la centième fois peut-être, une poésie, composée par un de ses confrères dans le sacerdoce. Oh ! que cette lecture, ou plutôt, ce chant du poète, parlait à son âme endolorie ! Celui-là, disait-il, a dû ressentir les angoisses que j’éprouve, pour les avoir exprimées d’une manière si réelle et si expressive.

Il fait bien noir. J’entends siffler la brise :
Le vent d’automne effeuille mon noyer.
Mon chien sommeille, et ma braise agonise :
Il fait bien noir, ce soir, à mon foyer !
Ces blancs flocons, qui tombent en silence ?
C’est de la neige, — ou plutôt de l’ennui !
Chantons, mon âme, une hymne à l’espérance :
Car il fait noir, — oh ! bien noir, aujourd’hui !

Enfants ! l’été, sous les riants bocages,
Faites captifs d’éclatants papillons,
L’automne, enfants, peuplez d’oiseaux vos cages :
Les blancs frimas vont charger leurs buissons,
Mais prenez garde à votre insouciance,
Et dans vos cœurs pleins de fleurs et de miel
Enfants tâchez d’encager l’espérance :
Car l’espérance est un oiseau du ciel.

L’homme ici-bas peut marcher sans richesse :
Le mendiant chante au bord du chemin.
Le cœur encor peut jeûner de tendresse,
Et le lévite a le front bien serein !
Mais sous nos cieux voilés par la souffrance,

Il est un vin qu’il faut mêler à l’eau :
Sans ton breuvage, ô céleste espérance,
L’homme ici-bas tombe sous le fardeau.

Aux noirs soucis ne fermez pas la porte :
Il faut subir ces hôtes familiers.
La vie, hélas ! est un rosier qui porte
Contre une rose épines par milliers !
Mais si votre âme, un jour de défaillance,
Dans sa prison se sent agoniser —
Appelez vite, appelez l’espérance :
Son élixir peut tout cicatriser.

Sainte espérance ! ô ma suave amie !
Reste avec nous dans ce séjour obscur.
C’est ta chanson qui fait aimer la vie,
C’est ton regard qui teint les cieux d’azur !
Au trône, — au cloître, — au crime, — à l’innocence, —
Au laboureur comme au prêtre à l’autel, —
Montre sans cesse, ô divine espérance,
Montre toujours, montre du doigt le ciel !

Il neige encor. Mais à travers son voile,
Le ciel se teint d’une rose lueur.
Dans le brouillard je distingue une étoile,

Et mon brasier pétille avec humeur.
D’un givre d’or mon vitrail se nuance :
Tout me sourit — l’hiver et l’avenir !
Ô douce fée ! ô riante espérance !
Merci ! merci ! — Laisse-moi te bénir ![2]

Lorsqu’il eut terminé cette lecture ou pour mieux dire cette méditation poétique, il pleura. Je ne désespère pas, dit-il, ô mon Dieu, non, il me semble que vous exaucerez mes prières. Mais que j’ai besoin de votre secours ! Vous le savez, les méchants font une guerre acharnée. Secourez votre serviteur ! Que je mourrais content si je voyais refleurir la piété dans cette paroisse que vous avez confiée à ma garde. J’ai été un serviteur infidèle ; ayez pitié de mes larmes, ramenez au bercail les brebis qui se perdent. Alors je pourrai fermer les yeux à la lumière en chantant avec reconnaissance mon « Nunc Dimitis ».[3]

Ces lignes nous montrent combien le prêtre qui a charge d’âmes souffre parfois, en voyant l’endurcissement de ses paroissiens. Comme un père de famille ressent les peines et les chagrins de ses enfants, le curé, lui, conscient de la lourde responsabilité qu’il a sur les épaules, devant l’inutilité de ses efforts, serait porté au découragement si le bon Dieu ne venait à son aide. Il prie, il pleure dans le secret, il supplie la divine miséricorde d’attendrir le cœur de ceux qui se perdent malgré lui. Si les quelques rares paroissiens entêtés, qui s’obstinent à lui faire la lutte, pouvaient pénétrer dans l’intimité de son cœur, ils verraient que, quelles que soient leurs misères, le prêtre les aime ; comme le bon pasteur, il donnerait sa vie pour ses brebis. Voilà le prêtre catholique. Il lutte contre les vices, il les poursuit s’il est possible jusque dans leurs derniers retranchements, mais il aime les âmes. Ce sont ses enfants, c’est sa famille, et il mourrait pour sauver son troupeau.

M. Héroux en était là dans sa méditation quand tout à coup quelqu’un agita la sonnette de la porte. Tiens, se dit-il, ce doit être M. de Verneuil et mon vieil ami Bonneterre. Ce sont des fidèles, ceux-là. Que Dieu les bénisse tous deux pour la joie qu’ils me donnent ! Il se leva, ouvrit la porte ; en effet, c’étaient M. de Verneuil et M. Bonneterre, qui, suivant la coutume, venaient de temps en temps au presbytère jeter dans la vie de leur Curé quelques rayons de lumière. De telles visites lui faisaient du bien. Ces hommes, liés par une piété peu ordinaire, se comprenaient. Aussi la conversation avec eux était loin de languir. M. de Verneuil, on l’a dit plus haut, était le modèle des pères de familles. Tout le monde connaissait sa piété et son attachement à la religion. Jamais il ne souffrait qu’on méprisât les ministres de Dieu en sa présence. Si quelques-uns de temps à autres risquaient une parole tant soit peu déplacée, on voyait à son air qu’il valait mieux changer de ton. Ses yeux alors lançaient des éclairs : personne ne pouvait résister à la verte semonce qu’il savait leur administrer. Aussi, ceux qui avaient fait l’expérience d’une passe d’armes du genre n’étaient plus tentés de recommencer.

— Bonsoir. Messieurs, dit M. Héroux, en les voyant, avec un sourire plein de bonté, plus expressif que ses paroles, vous êtes les bienvenus ! d’autant plus que ce soir, tout me paraît sombre ; et, faut-il vous l’avouer, je commençais à être envahi par la tristesse.

— Comment, M. le Curé, dit de Verneuil, faut-il vous faire la morale à notre tour, vous vous attristez… ? Mais vous badinez ! d’ailleurs, les tristesses ne rapportent jamais rien de bon. Vous vous rappelez. M. le Curé, combien j’étais abattu lorsque je subis l’incendie de mes bâtiments, et lorsque, ensuite, je perdis deux enfants. C’est votre parole qui me consola et m’encouragea. Je ne saurais trop reconnaître ce que je vous dois. On comprend, M. le Curé, qu’un pauvre laïque puisse faiblir sous la croix ; mais un prêtre, un prêtre chargé de mérites ? non ! il faut voir en tout l’action de la Providence qui ne permet l’épreuve que pour nous rendre meilleurs. Aussi, M. le Curé, si vous êtes accablé de tristes pensées c’est plutôt parce que vous comprenez les dangers que court notre jeunesse ; et non parce que vous ne pouvez, vous n’avez pas le courage de porter votre croix.

— Mon ami, dit le Curé d’une voix émue, quand on est jeune, on espère en l’avenir. L’espérance retrempe le caractère et redonne de la vigueur pour supporter les épreuves. Quand on est jeune, tout nous sourit. Que de projets ne fait-on pas ? On compte sur la bonté de ses paroissiens qui semblent nous aimer. On leur fait tout le bien possible, on croit que ces fruits seront durables. Mais, comme les bienfaits s’oublient vite ! Comme on se rappelle plus aisément les réprimandes qu’il a fallu donner ! Comme nos gens sont portés à tout critiquer… Vous ne voyez pas ces choses comme je les vois moi-même. J’en suis venu à douter de la reconnaissance, c’est un vain mot !

— Pourtant, M. le Curé, il y a encore beaucoup de vos paroissiens qui vous aiment. Soyez sûr, que si l’occasion s’en présentait la grande majorité serait pour vous. Remarquez, M. le Curé, que ceux qui vous résistent ne forment qu’un petit groupe, que nous pourrions combattre si nous en prenions les moyens.

— Croyez-vous, dit M. Héroux, que Sellier n’a pas plus d’influence sur nos gens que moi ?

— À cela, dit à son tour M. Bonneterre, laissez-moi vous dire que si vous le vouliez, vous pourriez faire une sérieuse brèche à la puissance de Sellier.

— C’est vrai, reprit M. de Verneuil, votre sermon d’hier en a ébranlé plusieurs. On n’ose pas encore le dire trop haut, mais, M. le Curé, on sent que vous avez raison.

— Ah ! reprit M. Héroux, que je serais heureux si vous disiez vrai. Mais je n’ose plus croire que j’ai quelque empire sur eux, et je n’ose plus espérer.

— Monsieur le Curé, croyez-moi, reprit M. de Verneuil, vous avez le grand nombre pour vous ; il n’y a qu’à continuer ; après tout, le bon Dieu n’exige que la bonne volonté, il ne demande pas le succès.

— Ainsi, dit le vieux Curé, vous me conseillez de revenir à la charge ! Peut-être avez-vous raison ? Je lutterai donc jusqu’au bout ; un bon serviteur ne doit pas se croiser les bras quand l’ouvrage le commande. D’ailleurs, il est bien juste que je répare avant de mourir le manque d’énergie que j’ai montré dans cette lutte. Plus je réfléchis, plus je suis tenté de m’accuser.

On le voit M. Héroux cherchait à jeter sur lui seul la cause de ses insuccès.

M. le Curé, vous n’êtes pas seul dans cette nouvelle lutte, je vous seconderai de toutes mes forces.

— Moi aussi, dit vivement Bonneterre, celui qui combat avec son Curé, celui-là, le bon Dieu le bénira.

Longtemps les trois amis parlèrent sur ce ton. M. de Verneuil rapportait ce qu’il avait entendu dire par les gens du chantier, les propos les plus injurieux contre les prêtres et la religion… Puis il ajouta : M. le Curé, il faut que ces discours finissent ! Nos enfants les entendent ; qui sait si ces galeux ne prennent pas ces moyens pour nous les pervertir ?

— Très bien, dit enfin M. le Curé, je suis avec vous, comment refuserais-je la lutte lorsque vous m’appuyez ! Il ne sera pas dit que je reculerai. On finira bien par épurer notre belle paroisse. Que sa patronne, Notre-Dame, nous ait en sa sainte garde.

La veillée fut fort mouvementée. On dressa des plans d’attaque et de résistance.

— Le diable est bien fin, dit en manière de conclusion M. Bonneterre, s’il parvient à mêler nos cartes cette année…

— Dans tous les cas, mes amis, reprit le Curé, nous devons prier, et faire prier : car le démon de l’ivrognerie est le plus terrible à combattre. Il prend toutes les armes, et ses suppôts, ses agents, ne reculent devant aucunes violences, aucunes injustices.

— Confiance donc, M. le Curé, dit de Verneuil en se retirant, confiance toujours, le bon Dieu est plus fort que le diable et finira par l’emporter. Qui sait ?

Ce soir-là, M. Héroux pria avec encore une plus grande ferveur. Tout chantait en lui. Cette soirée commencée tristement se termina en lui rapportant la joie, l’espérance dont son cœur de prêtre et d’apôtre avait tant besoin. — Qui sait, se dit-il en se mettant au lit ? Qui sait, si M. de Verneuil ne pressent pas la victoire ? Puis il s’endormit du sommeil du juste.





CHAPITRE VII.

DIEU LE VEUT !


Dieu le veut ! tel avait été le dernier mot que M. de Verneuil avait adressé à son ami M. Bonneterre, en lui souhaitant une bonne nuit. Le lendemain, au point du jour, il était debout, et réfléchissait sur les moyens à prendre pour mener à bien la croisade de tempérance que M. Héroux voulait ressusciter. Je rencontrerai, se dit-il, en lui-même, des objections, les affaires ne marcheront pas toutes seules. Il va falloir lutter ! peu m’importe, à la bataille on doit s’attendre à recevoir des coups. Le soldat qui craint les blessures fait mieux de rester chez lui. Il n’y a que les braves qui triomphent. Je recevrai des éclaboussures, qui, après tout, ne me seront pas fatales… Allons, il faut commencer ! À l’œuvre donc ! et à la garde de Dieu !

Les suppôts de Satan, les amis de la bouteille, ceux qui font la lutte aux curés de nos campagnes, travaillent dans l’ombre. C’est en secret, le soir surtout, dans les ténèbres qu’ils lancent leurs filets, pour surprendre les simples et semer l’ivraie, la zizanie, dans les champs du bon père de famille, c’est-à-dire parmi les bons catholiques. C’est alors qu’ils montent leurs batteries contre l’Église et ses ministres. Voyez-les à l’œuvre, tous les moyens leur sont bons. Pour diminuer l’influence du prêtre auprès des âmes, ils emploieront, d’abord, les railleries, les médisances, sans se rendre compte, les malheureux, qu’ils font une œuvre diabolique. Ce n’est pas qu’ils sont tous méchants ! Oh non ! Demandez-leur s’ils ont la foi ? Ils répondront qu’ils sont tout aussi catholiques que vous. Tout de même, ils se conduiront comme des renégats, ils entendront débiter les plus grosses obscénités, les mensonges les plus éhontés, et feront chorus avec la canaille, souvent même ils toléreront ces discours répréhensibles devant leurs enfants. Quand les passions sont soulevées, ce n’est plus la raison et le simple bon sens qui parlent, c’est leur mauvais instinct. Une fois la tempête terminée, la plupart de ces hommes, chez nous du moins, reprennent leur train de vie ordinaire, et regrettent ce qu’ils ont dit ou fait.

Des défenseurs de la bonne cause, eux, agissent autrement. Forts de la vérité, forts de la morale qu’ils défendent, pleins du désir de faire le bien, c’est au grand jour qu’ils travaillent. La vérité ne craint pas la lumière. Le mensonge au contraire ne peut la supporter. M. de Verneuil se mit sur le chemin de bien bonne heure. Il se sentait poussé comme malgré lui à faire cette guerre à l’intempérance, Il avait des amis. Et, à peu d’exceptions près, il possédait l’estime de tous. Les amis de Sellier, eux, ne l’aimaient pas. Ils connaissaient sa droiture, la force de son caractère, et le savaient impitoyable sous le rapport des principes. Aussi ceux qui avaient déjà cherché à connaître sa pensée sur la religion et le prêtre ne souhaitaient pas le rencontrer.

Les partisans de Sellier, se disait-il, sont forts et puissants, ils ont l’or pour eux. Nous, nous n’avons pour faire la lutte que la force de nos arguments, mais je crois que cela suffit. Chemin faisant, il rencontra Charles Langevin et ses deux gars qui se rendaient au moulin de Sellier faire moudre du grain.

— Bonjour, M. de Verneuil, dit le dernier venu, vous êtes matinal, à ce qu’il paraît. Comment va la santé ? — Sur les roulettes, M. Langevin, et vous ? — Très bien, comme vous pouvez le voir. — Dites donc, M. Langevin, quelle belle journée pour nos charriages, nos gens vont en profiter.

Charles Langevin était l’un des plus fervents chrétiens de Notre-Dame de la Pointe-aux-Foins. Il jouissait d’une réputation intègre. Bon père de famille, s’il en fut jamais, il eut tout donné pour sauvegarder la jeunesse contre les dangers de l’alcool. M. de Verneuil dans ses luttes passées n’avait eu qu’à se féliciter de lui. Aussi, voulut-il profiter de cette rencontre toute fortuite pour le mettre au courant de ses projets.

M. Langevin, dit-il, j’ai un service à vous demander. — Quel est-il ? — J’ai besoin de votre concours pour une cause que vous connaissez et qui intéresse la paroisse.

— Dites, M. de Verneuil, si je puis vous être utile, comme toujours, je suis à votre disposition.

— Vous avez entendu, hier. M. le Curé, vous avez compris qu’il faut ressusciter la lutte contre l’auberge : un bon catholique n’a pas le droit de rester en arrière quand tout le monde travaille.

— Vous avez raison, M. de Verneuil, il faut que l’auberge disparaisse, c’est une nécessité qui s’impose. Pour moi, il y a longtemps que je le désire. Hier encore après la messe deux jeunes gens que vous connaissez sont passés complètement ivres. Si c’est pour cette cause que vous réclamez mes services, j’en suis, et des premiers. J’ai des enfants et j’en veux faire des hommes et non pas des ivrognes.

— Très bien parlé, M. Langevin, je vous en remercie de la part de notre dévoué Curé, ce bon M. Héroux ne fait que gémir sur cette paroisse.

Puisque vous êtes de notre côté, comme je le pensais, il faut commencer à semer la bonne semence immédiatement, car nos ennemis ne s’arrêteront pas, eux, vous le savez par expérience personnelle. Pourquoi, tandis que vous allez au moulin, ne profitez-vous pas de cette occasion pour dire un bon mot à ceux que vous rencontrerez.

— Comptez sur moi, M. de Verneuil, puisque nous recommençons la lutte, je me fais un devoir de combattre à vos côtés. À bientôt !

Les deux hommes échangèrent une chaude poignée de mains et se séparèrent. Langevin ne manqua pas à la parole donnée. Il rencontra des amis, les mit au courant de la situation, les entretint des projets de M. Héroux, discuta longuement cette question et finit par en convaincre plusieurs que le devoir du moment était de travailler à abolir l’auberge.

— Vous voyez que ça va mal dans la paroisse, mes bons amis, nos jeunes gens ont sous les yeux des scènes d’ivrognerie révoltantes. Pourquoi n’essayerait-on pas, pour un an du moins, à abolir cette boutique ? Voyons comment les affaires marcheront. Si dans un an on n’est pas satisfait, on renouvellera l’octroi une autre année.

De tels raisonnements, si pleins de bon sens ne pouvaient manquer de produire une bonne impression sur ceux que la question d’argent ne liait pas à Sellier. Ce dernier, toutefois, se garda bien d’intervenir dans le débat. Il écouta tout sans broncher, puis rencontra Rougeaud qu’il mit au courant de ce qui se brassait. C’est là que cet acolyte, sur la demande de son maître, commença sa campagne dans le but de conserver l’auberge dans la paroisse, et l’on sait déjà qu’il avait admirablement réussi.

M. de Verneuil ce jour-là ne perdit pas son temps. Il s’arrêta chez plus d’un paroissien, et reçut un accueil assez bienveillant. Les gens de ce rang, se dit-il, me paraissent bien disposés. À la bonne heure, il faut battre le fer lorsqu’il est chaud ! Passons plus loin. Il arriva, en peu de temps, chez les Boisdru. Les trois frères Boisdru possédaient les trois terres suivantes. C’étaient des cultivateurs assez à l’aise, généralement connus comme de bons paroissiens. Ils avaient chacun une nombreuse famille. Cependant sans être ivrognes ils passaient pour aimer à fêter de temps à autre. Malgré ce goût pour la boisson ils s’étaient abstenus, du moins apparemment, d’entrer dans la lutte, gardant la stricte neutralité. M. de Verneuil, qui les connaissait, crut bien faire en les visitant. Il s’arrêta chez l’aîné, Jean-Marie, père de six enfants. Il pénétra avec sa carriole dans la cour ; attacha son cheval qu’il couvrit et frappa à la porte. Boisdru lui-même vint lui ouvrir.

— Bonjour, l’ami, dit M. de Verneuil en entrant et lui tendant la main, comment va la santé ? — Assez bien, dit Boisdru ; enlevez votre paletot et approchez-vous pour vous chauffer, et ce disant, il donna un siège à M. de Verneuil qui s’approcha du poêle rempli jusqu’au faîte et qui répandait dans toute la maison une chaleur bienfaisante. Mme Boisdru, qui s’occupait des soins du ménage, salua le visiteur. Les plus petits enfants arrêtèrent leurs babils, et, tour à tour, lancèrent un regard curieux sur M. de Verneuil, puis reprirent leurs amusements.

— Quel beau temps ! dit ce dernier, quels beaux chemins nous avons ! Nos gens sans doute en profiteront pour terminer leurs corvées.

— Pour moi, reprit Boisdru, mes charriages sont avancés, et ce matin, j’allais reprendre mes travaux lorsque je me suis blessé au pied droit, heureusement que ce n’est pas grave, je peux marcher, et dans une couple de jours je me remettrai à la besogne.

— Comme cela, dit M. de Verneuil, vous ne travaillez pas ce matin ? alors pourriez-vous m’accompagner chez vos frères ? j’aurais une communication importante à vous faire. Vous savez, sans doute, que M. le Curé entreprend la lutte contre l’auberge, vous savez que c’est une nécessité, il faut qu’elle disparaisse si l’on veut arrêter les maux qui désolent la paroisse, vous ne refuserez certainement pas votre concours pour une affaire si importante ?

— Pardon, M. de Verneuil, si c’est pour cela que vous êtes venu me voir, vous vous êtes trompé d’adresse. Je ne veux pas m’en mêler le moins du monde. Pourquoi recommencer une lutte qui ne finira jamais ? Vous le savez comme moi, cette campagne jette le trouble dans la paroisse, crée des malaises infinis, des dissensions qui font tort à bien du monde. Laissez-moi vous donner un bon conseil : pour avoir la paix et la tranquillité il vaut mieux, croyez-moi, ne pas réveiller cette question.

— Mais, mon bon ami, reprit M. de Verneuil, vous savez bien que l’auberge cause des désordres sans nombre, combien de nos jeunes gens vont là apprendre à boire et à ivrogner. C’est une plaie qu’il faut guérir, autrement notre jeunesse est perdue ! Tandis que si nous n’avions pas d’auberge on ne verrait pas tant de scènes scandaleuses.

M. de Verneuil, je vous estime et je vous sais plein de bonnes intentions, vous avez votre opinion sur cette question, moi j’ai la mienne, je la garde ! Les auberges sont utiles et je m’en tiens là.

— Dites-moi donc, mon bon ami, en quoi sont-elles utiles ?

— À loger les voyageurs, reprit Boisdru avec vivacité !

— Admettez-vous, M. Boisdru, que tout chrétien digne de ce nom doit obéir à l’Église qui parle par la voix de ses prêtres. Admettez-vous encore que les curés des paroisses sont chargés de mous enseigner ce que nous devons faire pour vivre en bons chrétiens ? Très bien. Or, M. Boisdru, notre Curé, M. Héroux, nous montre les dangers que nous courons, et que nos jeunes gens courent en conservant dans la paroisse une auberge qui ne peut que nuire. Donc, nous devons, si nous voulons rester de bons chrétiens, suivre en toutes lettres la ligne de conduite tracée par notre pasteur. On ne peut se soustraire à cette obligation sans manquer à son devoir. D’ailleurs vous connaissez cette parole de Notre-Seigneur : Celui qui n’écoute pas l’Église, qu’il soit regardé comme un païen et un publicain.

— Et croyez-vous, M. de Veneuil, que si le Curé réussit dans sa campagne, il pourra enlever toutes les occasions de boire ? Non ! c’est une illusion, ceux qui voudront en avoir, en trouveront toujours, il y aura des « trous »,[4] et ces « trous » sont encore plus redoutables que l’auberge ; dans tous les cas, M. de Verneuil, j’ai mon opinion bien arrêtée : en voulant trop obtenir on gâte toute la sauce. M. Héroux est, pour sûr, un bon prêtre ; mais il ne voit pas clair dans cette question, il s’imagine que tout le monde, comme lui, se contente de boire de l’eau de barbote ; pour moi, je suis bien décidé de ne pas me mêler de cette lutte.

— Pour répondre convenablement à ces objections qu’il y aura des « trous, » je peux vous dire que la loi de la Province est très sévère et les punit. Ensuite, ceux qui se font pincer une fois ou deux ne sont plus tentés de recommencer. Supposons qu’il y en ait de ces « trous », croyez-vous en bonne vérité qu’ils causeront autant de dommages qu’une seule buvette peut causer ? Je dis non ! et voici ma raison : Dans les « trous » il n’y va que la canaille, les gens qui ne s’occupent pas de leur réputation. Les jeunes gens qui se respectent n’y iront pas, ou du moins ne les fréquenteront pas assidûment, tandis qu’une auberge étant tolérée, leurs visites, en cet endroit, sont moins remarquées, ils peuvent, et c’est ce qu’ils font d’ailleurs, y aller continuellement. En un mot, ceux qui fréquentent les « trous » ne s’en vantent pas, c’est en secret qu’ils y vont, tandis qu’à l’auberge ils y vont au grand jour. M. Héroux en voulant recommencer cette campagne ne fait que son devoir ; il ne demande pas trop. Conscient de la lourde responsabilité qui lui pèse sur les épaules, il veut enlever cette occasion qui démoralise sa paroisse, et nous tous, nous devons l’aider dans cette campagne. Pour en revenir aux « trous », lorsqu’on les trouvera on les dénoncera : ce qui me paraît facile. Allons, mon bon ami, vous êtes avec nous ?

M. de Verneuil, les prêtres ont leur opinion là-dessus ; moi j’ai la mienne, et je la garde.

— Voyons, mon cher Monsieur, cette question n’est pas soumise à l’opinion d’un chacun ; vous le savez parfaitement bien. Il n’est pas permis aux paroissiens qu’ils soient simples particuliers, qu’ils soient conseillers, de la trancher. Non, cette question intéresse trop la morale pour que chacun puisse la résoudre sans avoir égard à l’enseignement du prêtre. C’est le clergé qui doit nous dicter, nous faire connaître, ce que nous devons faire pour gagner le ciel. Ce sont les prêtres qui sont chargés de veiller sur nous. La question des auberges, étant une question qui touche le plus la morale, dépend du ministère ecclésiastique, je veux dire que ce sont les prêtres, les curés, qui, dans leurs paroisses sont placés pour juger s’ils doivent permettre ces occasions de péchés. Car l’auberge, quelque bien tenue qu’elle paraisse, n’en reste pas moins une occasion prochaine de péché pour un grand nombre de paroissiens ? Donc lorsque nos curés nous prêchent du haut de la chaire de vérité que le devoir des paroissiens est de travailler à la faire disparaître, nous n’avons qu’une chose à faire : écouter et obéir.

M. de Verneuil, si beau que soit votre sermon, si belle que soit la leçon que vous avez apprise, je veux conserver mon opinion : une auberge est utile. Je ne suis pas un ivrogne, mais j’aime à prendre mon coup quand le cœur m’en dit : ça fait du bien.

— Permettez-moi, M. Boisdru, de croire que vous allez nous seconder ; c’est pour le bien général. Vous avez des enfants, et pour vos enfants, vous devez leur enlever les spectacles dégoûtants qu’ils ont sous les yeux. C’est encore pour ces familles qui manquent de pain, de vêtements parce que le père boit tout ce qu’il gagne. Combien de mères et d’enfants pleurent. Ah ! cher Monsieur, si l’on comprenait tout le mal que fait l’alcool, on se liguerait partout pour faire disparaître ces buvettes qui ne servent qu’à enrichir un ou deux individus, au détriment de toute une population.

— Oui ! dit Mme Boisdru, vous avez bien raison ! la boisson c’est un malheur ; c’est une plaie pour toutes les familles ; je suis avec vous ; oui ! on n’aurait jamais dû en faire !

— Femme, dit Boisdru, d’un ton qui n’admettait pas de réplique, mêle-toi de tes affaires. Fiche-moi la paix !

Mme Boisdru étouffa un soupir et se tut. Les enfants s’approchèrent de leur mère et se cachèrent dans sa robe. Évidemment, pensa M. de Verneuil, je me suis mal adressé ; et tout haut :

— Je suis peiné de vous voir dans ces dispositions. Il me semble que par le passé vous étiez avec nous ? Qui a donc pu vous faire changer ?

— Personne, M. de Verneuil, seulement je ne veux pas m’en mêler ; bien plus, pour être franc avec vous, comme je viens de vous le dire, je trouve qu’une auberge a son utilité.

— Oui ! reprit encore une fois Mme Boisdru, pour ailler boire et faire boire « ton butin » par tes amis.

— Femme, dit Boisdru, en colère, passe dans ta chambre ! Je t’ai dit de te taire, tu n’as pas d’affaires ici !

Mme Boisdru, qui se contenait à peine depuis quelques instants, se leva en pleurant avec ses enfants et s’enferma dans sa chambre. Témoin de cette scène à laquelle il ne s’attendait pas, M. de Verneuil, tout ému, demanda son paletot et sortit.

Boisdru d’un air bourru le reconduisit à la porte. En partant M. de Verneuil ne put s’empêcher de dire :

M. Boisdru, je regrette la détermination que vous avez prise, j’espère que vous reviendrez sur votre opinion. Encore une fois, c’est pour votre bonheur tout aussi bien que pour celui de la paroisse. Au revoir.

M. de Verneuil se mit ensuite sur la grande route et se dirigea vers la demeure de Louis Boisdru. Si je peux être plus heureux là, se dit-il ! Évidemment, ça va mal, dans ce ménage, et dire que je croyais que tout allait pour le mieux.

En deux minutes, il fut rendu à destination. Il sauta lestement à terre, attacha son cheval et pénétra dans le tambour de la maison. Il allait frapper quand il entendit une voix rauque comme celle d’un homme ivre : c’est Boisdru, fit-il en lui-même. C’était lui en effet, qui disait à sa femme : Vas-tu m’en donner ! j’en veux encore ! passe-moi la bouteille !

Mme Boisdru d’un ton aigre-doux répondit : Tu n’en auras pas ; tu es plein. Tu sais, prends garde, c’est moi qui te mène ! Si tu ne me laisses pas la paix, Boisdru, tu vas t’en souvenir ! Et Boisdru criait de plus en plus, avec force jurons que nous passons sous silence par respect pour le lecteur. Vais-je entrer, se dit de Verneuil ? Que faire ? S’ils m’ont vu venir que diront-ils si je ne me montre ?

Il en était à cette réflexion quand il entendit Boisdru répéter à sa douce moitié : Donne-m’en un, rien qu’un !

— Non ! non ! Boisdru, t’en as assez ! Fiche-moi la paix ou sinon… Boisdru insistait toujours.

M. de Verneuil, qui se rendait compte de la scène intérieure entendit un bruit singulier comme celui d’une personne qui frappe avec violence sur les joues d’une autre, et Mme Boisdru disait : Tiens ! Boisdru, en as-tu assez ?… va te coucher maintenant. Boisson infâme ! C’est le diable qui a inventé cela !

Après quelques instants d’attente, qui lui parurent des siècles, tant il craignait d’être découvert, M. de Verneuil frappa à la porte. En un clin d’œil, Mme Boisdru mit les chaises en place et ouvrit à la hâte. C’était une femme d’une taille herculéenne, grande, forte, et d’un tempérament énergique. Elle avait assez d’empire sur Boisdru pour le maîtriser, et c’est elle qui menait la barque. Tout de même, quelquefois, Boisdru prenait des ribotes. Dans ce temps-là, Mme Boisdru devait lui faire la leçon. Ce matin même le cher homme arrivait du village un peu éméché, et on sait le reste.

— Bonjour, Mme Boisdru, dit M. de Verneuil, votre mari est-il ici ?

— Oui, Monsieur, il est ici, mais il n’est pas en état de vous recevoir. Il vient d’arriver plein jusqu’au cou ; aussi je l’ai envoyé se dégriser dans sa chambre. C’est qu’il ne me mène pas comme il veut, je le plaindrais ; je sais lui trouver les côtes. Asseyez-vous, M. de Verneuil.

— Non, Madame, merci, je ne peux être longtemps, j’étais venu pour lui parler de l’auberge. M. le Curé voudrait qu’elle disparaisse, si l’on pouvait réussir ?

— Vous avez grandement raison, Monsieur, de faire la guerre à cette infâme boisson. Que je plains les pauvres femmes qui ont des ivrognes. Le mien n’en prend que de temps à autre et si je ne me retenais pas, je l’assommerais… ! mais, c’est encore de valeur ! il faut bien porter sa croix ! Dans tous les cas je vous encourage, mes belles-sœurs et moi, nous allons bien prier pour que vous gagniez votre cause.

Sur ce, M. de Verneuil prit congé de Mme Boisdru. En s’en allant, il se dit : j’en ai assez pour aujourd’hui, je suis convaincu que nous devons travailler avec encore plus d’ardeur et que le bon Dieu ne pourra que bénir nos efforts.

CHAPITRE VIII

CHEZ JEAN-BAPTISTE LATULLE


M. de Verneuil ne s’arrêta pas en si beau chemin. Les jours suivants il fit plusieurs visites en compagnie de Charles Langevin, heureux, lui aussi, de se dépenser pour la cause de la tempérance. Ils furent reçus à peu près partout d’une manière fort encourageante. En somme, conclut M. de Verneuil, dans mon rang il n’y a guère que les Boisdru qui ne pensent pas comme les autres. Fier de cette constatation, il ne fut pas lent à annoncer cette bonne nouvelle à M. Héroux, qui, on le conçoit, était anxieux de connaître le résultat de ces démarches.

— Tant mieux ! fit le Curé, pourvu que nos bonnes gens ne se laissent pas prendre aux arguments de la canaille. Jusqu’ici, M. de Verneuil, vous n’avez visité que la partie saine de la population. Je sais de source très sûre que Rougeaud travaille depuis plusieurs jours. Il est allé chez Jean-Baptiste Latulle, et là, paraît-il, il a fait de la bonne besogne. Dans tous les cas, remercions le bon Dieu des encouragements qu’il veut bien nous donner au commencement de la lutte. Puissent nos gens ouvrir enfin les yeux !

En quittant M. Héroux, M. de Verneuil résolut de se rendre chez Latulle le soir même. Il arriva quelques minutes après huit heures. Il est tard, se dit-il en lui-même, il me faut, pourtant entrer !

Comme il allait frapper il entendit une voix : « Quand on pense que cet hypocrite de Verneuil, ce mangeur de balustres, s’est rendu jusque chez les Boisdru pour les cabaler et pour les engager à travailler contre l’auberge. C’est Boisdru, l’aîné, qui l’a reçu et de la belle manière ! Je vous assure qu’il ne s’y frottera plus le cher homme. M. Latulle, je ne haïrais pas à le rencontrer pour voir s’il a une aussi belle façon avec les hommes qu’avec les femmes… »

Pour sûr, se dit M. de Verneuil, c’est mon Rougeaud qui parle. Eh bien, mon petit, tu vas être servi à souhait, et ce disant, il frappa nerveusement à la porte.

— Entrez, cria Latulle !… Tiens, M. de Verneuil !

Ce dernier ne s’était pas fait prier pour entrer. Il salua tout le monde d’un sourire amical. Rougeaud, en personne, faisait la partie de cartes avec Mme Bancheron, Latulle avec Mme Poulin. Bancheron et Poulin fumaient leurs énormes brûlots, tandis que Mme Latulle tricotait des bas de laine.

— Vous ne m’attendiez pas, dit de Verneuil à Latulle, c’est vrai qu’il est un peu tard, je ne pouvais passer outre sans venir jaser avec vous quelques instants.

— Asseyez-vous, dit Latulle, et si vous voulez enlever votre paletot… ?

À cette invitation faite sans insistance, M. de Verneuil comprit qu’il devait gêner quelque peu. Tandis que j’y suis, se dit-il, je vais en profiter. Mon Rougeaud, tu ne pensais pas être exaucé si promptement. Et tout haut :

— Eh bien, Monsieur Rougeaud, comment vont les affaires de ce temps-ci ?

— Assez bien, dit Rougeaud.

— Vous ne venez pas souvent nous voir, M. de Verneuil, dit Latulle, c’est mal à vous de nous mettre de côté ! Que ne venez-vous de temps en temps !

— Vous êtes bien aimable, mon cher voisin, et je vous remercie de votre invitation, je ne la refuse pas, au contraire. Vous savez que je sors peu, les seules veillées que je fais c’est au presbytère, il m’est impossible de m’absenter souvent de mon logis.

— À propos de curé, dit Latulle, savez-vous que M. Héroux commence à se faire vieux ! Il devrait se retirer. Il a tant travaillé, à son âge on ne peut plus faire grand-chose.

— En effet, dit Rougeaud, la paroisse augmente. Il a trop d’ouvrage pour lui. Quand un prêtre a passé trente à trente-cinq ans à la même place, les gens commencent à en être fatigués. La paroisse y gagnerait. Ces vieux ont des manies ! et puis un jeune, c’est toujours plus apprécié.

— Tout de même, reprit M. de Verneuil, je connais des paroissiens qui ménagent les forces de leur Curé. Il y en a plusieurs, et vous en connaissez, M. Rougeaud, qui ne vont pas souvent à l’église, sans aucun doute par pitié pour lui, c’est pour lui enlever de l’ouvrage ! M. Héroux, cependant, est capable de faire malgré son âge un bon ministère. Personne n’en souffre, il a encore assez d’énergie pour entreprendre la lutte contre l’auberge. Bien des jeunes n’auraient pas le courage de le faire dans les circonstances où il se trouve.

— Il serait à désirer qu’il réussisse dans ses plans, dit Latulle ; c’est une chose impossible. Cette lutte nouvelle va certainement lui faire perdre les sympathies de ses paroissiens. Il veut aller trop loin.

— Pardon, M. Latulle, notre Curé comprend que son devoir est de travailler à l’amélioration de la paroisse. Il sait très bien que l’auberge est une des grandes causes des désordres qui se produisent au vu et au su de tous. Il se passe des scandales qui pourraient nous faire montrer du doigt s’ils étaient dévoilés. D’ailleurs, les grands journaux ont fait assez de bruit sur les incidents que vous connaissez. Par conséquent, il ne va pas trop loin quand il veut relever le niveau moral de sa paroisse en la débarrassant de cet antre de tous les vices. S’il se fait haïr, ce ne sera que par les ivrognes, les débauchés. Ces derniers devraient avoir honte de conserver ce qui est pour eux et leurs familles une cause de ruine. Au reste, ces gens-là respectent-ils leur Curé ? S’ils le respectaient, s’ils l’aimaient, ils écouteraient ses avis. Si M. Héroux parvient une fois à leur enlever cette occasion de boire, ils lui devront une éternelle reconnaissance. Car, pour eux, tant qu’il y aura une auberge, ils resteront ce qu’ils sont : des ivrognes, des sans-cœur, et leurs familles continueront à manquer même du nécessaire.

Longtemps M. de Verneuil parla pour défendre son vieux Curé. Rougeaud écoutait ne sachant trop que dire, quand tout-à-coup il se décida à ouvrir la bouche.

— Savez-vous, M. de Verneuil, qu’il n’y a pas que les ivrognes et les débauchés qui veulent conserver l’auberge. Sans vouloir aller loin, M. Latulle et ceux qui vous écoutent sont avec moi des premiers pour défendre l’auberge de la paroisse.

— Vous, Rougeaud, dit M. de Verneuil, lorsque vous me dites que vous tenez à cette boutique du vice vous ne me surprenez nullement : chacun, vous le savez, travaille pour son petit négoce et défend son propre intérêt. Mais d’apprendre que ces messieurs sont de votre avis, me surprend : ils n’ont, eux, aucun intérêt à sauvegarder. Bien plus, leur propre intérêt serait de se liguer avec ceux qui veulent le bien de la paroisse, car on ne peut être bon catholique, sans cela. « Ce n’est pas assez, dit le grand Fénelon, de ne faire aucun mal : il faut encore faire tout le bien possible. Ce n’est pas assez de faire le bien par soi-même : il faut encore empêcher tout le mal que les autres feraient s’ils n’étaient retenus. » Cette parole s’applique avec une justesse remarquable à la question qui nous occupe. Pour plusieurs, peut-être, l’auberge ne cause aucun tort, mais pour d’autres, elle fait un mal affreux, et occasionne des scandales qu’il faut prévenir. Or, mes amis, tous les chrétiens sont frères, ils sont membres d’une même Église, ils attendent une même récompense, par conséquent, tous tant que nous sommes, nous devons avoir à cœur de procurer à nos frères les moyens de se sanctifier, et si nous voyons qu’ils courent des dangers nous devons autant qu’il est en notre pouvoir écarter ces dangers, les éloigner d’eux, car, jusqu’à un certain point, nous répondrons de l’âme de nos frères. On ne pourrait tolérer ces occasions de péché qu’autant qu’elles seraient nécessaires ou qu’elles auraient une utilité incontestable.

— C’est pour ces dernières raisons, reprit Latulle, que nous devons garder l’auberge. Elle est utile et nécessaire.

— Utile, en quoi ? nécessaire ! comment cela ? expliquez-vous, dit de Verneuil à Latulle.

— Une auberge, dit ce dernier, est utile pour recevoir les voyageurs… ! D’ailleurs, l’alcool, le vin, les boissons fermentées ont rendu des services signalés dans les maladies…

— T’as raison, s’écria Mme Latulle, qui commençait à trouver le discours de M. de Verneuil trop long, t’as raison, si M. de Verneuil était malade comme il y en a, il ne chanterait pas la même chanson.

Mme Latulle, dit M. de Verneuil, laissez-moi répondre à votre mari, et ensuite je vous répondrai. Vous avez dit, M. Latulle, qu’une auberge est utile pour recevoir les voyageurs ! Mais, dites-moi, est-elle indispensable ? Elle serait indispensable si les voyageurs qui nous visitent une fois ou deux par année ne pouvaient trouver à loger dans les maisons privées. Supposons encore que cela ne se puisse faire ! ne pourrions-nous pas avoir une auberge de tempérance, qui logerait les étrangers, comme la chose se pratique dans plus d’une paroisse ? Ajoutez à cela que plusieurs de ces messieurs préféreraient souvent ne point rencontrer de liqueurs sur leur chemin, ils économiseraient un joli montant, tandis que, autrement, ils sont pour ainsi dire forcés de faire de lourdes dépenses. Maintenant, pourquoi conserver dans la paroisse une occasion si funeste à nos familles, à nos jeunes gens, à cause de ces étrangers que nous ne connaissons pas, et qui ne reviendront peut-être jamais plus ici ? Comme vous le voyez, l’argument peut se résumer comme suit : les voyageurs trouveront toujours à loger même si nous n’avons pas d’auberge, un grand nombre s’en réjouiront à cause des dépenses que ces lieux leur occasionnent, et notre paroisse y gagnera.

Maintenant, Mme Latulle, pour répondre à ce que vous avanciez tout à l’heure, que la boisson est un remède, dites-moi dans quel livre de médecine vous avez trouvé cela. J’étudie depuis de longues années cette brûlante question et je n’ai trouvé que des auteurs qui prétendent le contraire. Bien plus, aucun médecin ne pourra enseigner à ses clients ce que vous dites, autrement il serait en désaccord avec les données de la science médicale qui condamne l’alcool. Il y a des cas où l’alcool peut rendre quelques services : ces cas sont rares, par exemple : dans la fièvre typhoïde et la pneumonie.

— Pour moi, M. de Verneuil, je vous dirai que la boisson est un vrai remède. J’étais toujours malade lorsque je me faisais soigner par le docteur, aujourd’hui, je ne suis pas encore forte, mais quand je suis indisposée mon vieux me donne du « gin » ou du bon « brandy » et je reviens en un clin d’œil. Un verre bien chaud, sucré, réchauffe et guérit.

— Non, Madame, la boisson n’a jamais guéri personne, c’est une erreur, au contraire ! l’alcool est un poison. Il produit les effets les plus désastreux sur tout l’organisme humain. Je ne puis ce soir entrer dans de longs détails, je le regrette ; car vous travailleriez à vous débarrasser de cette passion qui deviendra pour vous une seconde nature,[5] L’alcool brûle l’estomac. Cette membrane est recouverte d’une peau délicate, comme celle de l’intérieur de la bouche et du nez. Quand vous prenez un verre d’eau de vie, ou plutôt d’eau de feu, ainsi que les sauvages du Canada l’appelaient, vous sentez dans votre bouche, sur votre langue, dans la gorge, dans le tube digestif une sensation de vive brûlure. Cette brûlure, si elle est souvent renouvelée, irrite l’organe. Il se forme alors dans l’estomac des plaies qui guériraient encore si le buveur discontinuait de boire. Mais, non, le contraire arrive : l’alcoolique sent augmenter le désir de boire à mesure qu’il en prend. Son estomac devient malade, il ne digère plus… l’appétit disparaît. Les dérangements deviennent plus fréquents, il y a même des vomissements. Le malade souffre d’une manière atroce toujours dans la région de l’estomac, ces douleurs s’appellent des gastrites, et sont souvent l’indice qu’il y a des ulcères dans cet organe. Puis, peu à peu, ces ulcères amènent des vomissements de sang, des hémorragies, qui causent la mort. Le cancer d’estomac est, le plus souvent, causé par l’abus des liqueurs fortes. Croyez que ceci est basé sur la science. Le foie, les reins sont affectés par l’alcool. J’en aurais trop long à dire sur les maladies occasionnées sur ces organes : l’atrophie du foie, le cancer du foie, la jaunisse, les vertiges, les étourdissements, les syncopes, tous ces maux sont souvent produits par la boisson.

Je vous étonnerai peut-être en vous disant que l’alcool n’est pas absorbé par les organes, mais passe de l’un à l’autre sans se décomposer. Il sème sur son parcours des ravages irréparables. Sur le cœur, le cerveau, les poumons, ses effets sont aussi désastreux. La plupart des cas d’épilepsie et de folie sont dus à l’alcool. Visitez les prisons et vous me direz ensuite si la boisson peut être utile. Non ! non ! il faut être aveugle pour ne pas voir les désastres, les maladies, causés par cette maudite boisson ! Encore une fois, mes bons amis, je regrette de ne pouvoir entrer dans de plus longs détails, mais nous pourrons nous reprendre, et je me fais fort de vous convaincre.

— C’est curieux, tout de même, hasarda Mme Latulle, jamais je n’aurais cru qu’un pauvre petit verre pût causer tant de dommage à la santé.

— Madame, dit à son tour Rougeaud, il faut avouer que M. de Verneuil ne voit les choses que sous leur plus affreux aspect. Il ne dit pas qu’un tout petit coup donne du cœur, égaie, donne de la façon et fait oublier le chagrin.

M. Rougeaud, ce petit plaisir, que vous prétendez avoir lorsque vous avalez ce poison, vous le payez ce semble assez cher. Dans tous les cas, Messieurs, je vous laisse à ces réflexions, espérant que, tous ensembles, nous deviendrons du même avis.

— Pour cela, dit Rougeaud avec feu, jamais !

— Vous ne me surprenez pas, Monsieur, quand on a pour ami, pour maître, un Sellier, on peut se moquer des conseils de son Curé et des avis des médecins. Sur ce, je vous laisse le bonsoir, espérant que M. Latulle, et que vous tous, vous serez bientôt avec les apôtres de la tempérance.

Lorsque tout le monde fut parti, Mme Latulle dit à son mari : « Mon vieux, tu sais, je n’en prendrai plus, ça bien du bon sens ce que M. de Verneuil vient de dire. Je ne veux pas courir le risque de mourir de « gasssstrralgique »… c’est peut-être ça que j’ai souvent ; on va bien voir, j’en prendrai plus ! »




CHAPITRE IX.

UN NOBLE CARACTÈRE


Rougeaud sortit de chez Latulle fort mécontent de sa veillée. Ce diable de Verneuil est toujours sur mes talons, se dit-il ! L’affaire semble se compliquer. Le lendemain, en arrivant au moulin, il aborda Sellier et en quelques mots lui fit part de ses appréhensions :

— De Verneuil travaille ardemment ; il va partout. Il n’y a pas jusqu’à Bonneterre qui, avec sa fille, nous fait la lutte. La belle Marie sermonne ses enfants en classe. Ces derniers rapportent chez eux ce qu’elle leur dit. Pour réussir nous devrons, une autre année, nous en débarrasser, mais, en ce moment, il faut bien la subir ! Que faire ?

— J’ai une idée, dit Sellier ; tu sais qu’il lui faut enseigner pour subvenir aux besoins de son père et s’entretenir elle-même ; tu vas aller la voir, et tu lui diras franc et net de se mêler de ses affaires. Dis-lui qu’un curé dans une paroisse c’est suffisant ; que si elle s’expose à indisposer les gens contre elle, elle courra des risques de perdre sa position. Es-tu capable de l’intimider pour qu’elle se ferme la boîte ?

Les lâches, pour arriver à leurs fins, emploient tous les moyens ; ils ne reculent pas devant les plus grandes injustices.

Rougeaud, en serviteur fidèle, se rendit vers quatre heures à l’école de Mlle Bonneterre. Celle-ci venait à peine de terminer sa classe. En le voyant, elle eut un soupçon ; son cœur se mit à battre avec émotion. Que me veut-il ? se dit-elle. Consciente de la nécessité où elle était de gagner sa vie et de soutenir son vieux père, elle redoutait toujours d’entendre quelqu’un porter des plaintes contre elle. Rougeaud, plus que tout autre, lui faisait peur.

— Mademoiselle, dit notre apôtre, en entrant, je viens vous entretenir un instant d’une affaire qui a son importance. Vous savez que je m’intéresse à vous et à votre bon vieux père. Je ne veux que votre bien. Aussi je ne peux entendre les critiques faites sur votre manière d’enseigner sans vous les communiquer. En ce moment, Marie, la paroisse est en agitation au sujet de l’auberge. Vous vous êtes permis des appréciations peu flatteuses sur le compte de ceux qui prétendent avoir le droit de la défendre. Si je viens ce soir, c’est pour vous dire, Marie, que vous n’êtes pas assez prudente. Vous le savez, un mot mal compris par les enfants, et mal rapporté dans la famille, peut suffire pour indisposer des paroissiens contre vous. C’est donc de votre intérêt bien entendu de garder le silence sur cette question.

Rougeaud, en disant ces paroles, avait un air de douceur, une bonhomie, si franche en apparence, que la bonne Marie, ne put que lui dire :

— Mon cher Monsieur, je ne sais pas ce que l’on a pu me reprocher. Dans les leçons de catéchisme, je n’ai fait qu’enseigner la doctrine exacte de l’Église ; et j’ai dit, qu’en matière d’autorité, l’Église avait le droit de commander ; que Notre-Seigneur avait donné ce pouvoir au Pape, qui le représente sur la terre ; aux évêques qui, eux aussi, représentent le Pape dans leurs diocèses, et aux curés de chaque paroisse et que tous enseignent aux fidèles le chemin du ciel. J’ai dit que nous devons leur obéir quand ils nous parlent. Que les questions d’auberge étaient de leur ressort, parce qu’elles touchent à la morale publique ; que ceux qui, sur cette question, comme sur d’autres du même genre, ne veulent pas obéir, ceux-là se révoltent contre l’autorité et sont par conséquent de mauvais chrétiens. Voilà, Monsieur, ce que j’ai répété et ce que je répéterai à mes enfants aussi longtemps que j’aurai le bonheur d’enseigner le catéchisme. Si parmi les chrétiens il y en a tant de rebelles, c’est qu’ils ont oublié ce chapitre qui parle de l’autorité de l’Église, et où Notre-Seigneur dit en toute lettre : Celui qui vous écoute, m’écoute, celui qui vous méprise, me méprise.

— Mademoiselle, tout cela, c’est beau, mais c’est du sentiment, lorsque, comme vous, on est obligé de servir le public, il faut bien mettre un peu d’eau dans son vin.

— Monsieur Rougeaud, si mon enseignement est faux, dites-le moi ! Si, au contraire, il est basé sur la doctrine de l’Église, je ne vois pas ce que l’on aurait à me reprocher !

— Marie, reprit Rougeaud, je ne veux pas vous faire de la peine, oh, non ! mais il est des moments où certaines morales font plus de tort que de bien…

— À qui, M. Rougeaud, les leçons que j’ai données ont-elles pu nuire ?

— Tous les gens de la paroisse, reprit Rougeaud, ne sont pas du même sentiment sur cette question ; et, en ami, vous seriez mieux d’attendre un autre moment pour les froisser.

— Monsieur Rougeaud, dit à son tour Marie, ma conscience ne me reproche rien, je ne fais que mon devoir, et je n’ai besoin de personne pour me montrer à enseigner le catéchisme… Sur ce terrain je suis dans mon domaine.

— Mademoiselle, vous oubliez peut-être que vous devez compter sur la paroisse pour subvenir à vos besoins et à ceux de votre père ; c’est pour vous prévenir que je me suis dérangé cet après-midi ; au reste, de ce pas, je me rends chez votre père, et nous continuerons à parler chemin faisant.

Marie Bonneterre, froissée dans sa dignité d’institutrice, et piquée par la remarque grossière de Rougeaud qui lui rappelait sa pauvreté, ne put retenir ses larmes. Rougeaud comprit qu’il avait été trop loin, et d’un air doucereux : Rassurez-vous, Marie, dit-il, consolez-vous, je crois qu’il n’y a rien de fait encore, mais il serait plus prudent de ne plus dire un mot sur la question des licences.

Tout le long du trajet, Melle  Bonneterre réfléchissait sur ce qui pouvait arriver. Elle savait que son père, sous le rapport des principes ne transigerait jamais. Inquiète, autant pour ce dernier que pour elle-même, elle se recommandait intérieurement à la Sainte Vierge.

Bonneterre en voyant Rougeaud avec sa fille ne put retenir un mouvement de surprise. Comment, dit-il, Rougeaud avec ma fille ? Que veut-il ?

— Bonsoir M. Bonneterre, dit Rougeaud en entrant, ne vous étonnez pas, je me suis rendu à l’école pour mettre Mademoiselle au courant de quelques remarques faites sur son enseignement par des enfants. Vous connaissez l’intérêt que je vous porte, je ne voudrais pas que, pour des bagatelles, on lui fit un mauvais parti.

— Quelles sont ces remarques que tu as faites, Marie, reprit Bonneterre avec un accent qui montrait une énergie de fer ?

— C’est à propos de l’autorité de l’église, je n’ai dit que ce que je devais dire, je n’ai rien exagéré, et je serais prête à recommencer.

— C’est pour cela que vous vous êtes donné la peine de vous déplacer. Monsieur Rougeaud, reprit Bonneterre avec vivacité ?

— Oui, Monsieur, c’est pour vous prévenir contre la mauvaise disposition de certaines gens qui ne pensent pas comme mademoiselle sur la question des auberges, et qui pourraient saisir cette occasion pour lui nuire. Au reste, depuis longtemps plusieurs se plaignent qu’elle enseigne trop de catéchisme au détriment des autres matières.

— Ta, ta, ta, Monsieur Rougeaud, je connais ça, les succès remportés par les élèves de son école suffisent pour arrêter les critiques. Quant aux autres remarques, celles qui touchent à l’auberge, je sais dans quel cerveau elles ont pu germer, et il faut avoir du toupet, Rougeaud, pour les mettre sur le compte des autres. Vraiment, Monsieur, je vous croyais plus brave que cela… Ma fille, tu continueras à enseigner le catéchisme à tes élèves… laisse parler… quand on fait son devoir, c’est le bon Dieu qui donne la récompense. Les hommes sont trop méchants et trop aveugles, surtout ceux qui travaillent pour le diable, pour comprendre ces choses sublimes.

— Monsieur Bonneterre, je crois que vous vous causerez certains désagréments, si vous persistez dans cette ligne de conduite. Vous êtes pauvre, et vous avez besoin de la paroisse pour vivre… !

— Et, reprit Bonneterre, croyez-vous que ce faible argument puisse me faire changer d’opinion ? Je suis pauvre et j’en bénis tous les jours la Providence. Le pain que je mange c’est le pain de l’honnêteté, il ne me souille pas. J’en connais qui mangent le pain du crime… !

— Vous m’insultez, fit Rougeaud !

— Non ! je ne vous insulte pas, je ne fais que vous dire qu’il vaut mieux vivre dans la pauvreté et s’endormir le soir avec une conscience calme que dans la richesse chargé de remords… Je suis pauvre, mais pauvreté n’est pas vice !…

— Quand on a besoin des autres pour vivre, reprit Rougeaud d’un air insolent, on ne doit pas chanter si haut… il faut mettre de l’eau dans son vin. Aussi je vous conseillerais de prendre garde, car l’an prochain votre fille pourrait payer cher… !

— Monsieur Rougeaud, ajouta encore Bonneterre, ce que vous me dites ne m’étonne pas. Je l’attendais depuis longtemps… ! Ma fille continuera à enseigner comme elle a commencé et si l’an prochain elle n’obtient plus sa position quelque pauvre que je sois, elle aura la consolation d’avoir fait son devoir… Puis, d’un geste, désignant la porte, il reconduisit Rougeaud sans ajouter un seul mot.

La porte fermée, Marie se prit à sangloter. Mais son père, plus courageux, la consola par ces paroles : Confiance, ma fille, Dieu n’a jamais permis qu’un de ses enfants périsse de misère ni de faim.





CHAPITRE X.

DERNIÈRES EXHORTATIONS


M. Héroux, mis au courant de ce qui venait de se passer, résolut de faire un dernier appel aux bons sentiments de ses paroissiens. Le dimanche suivant, au cours de son sermon, il expliqua à ses chers auditeurs la mission du prêtre auprès des âmes. « Le prêtre, dit-il, est placé par Dieu pour veiller sur le troupeau fidèle, le guider dans la voie du salut, le prémunir contre les dangers, le conduire à la vie éternelle. Par sa vocation sublime, il est chargé de chacune des âmes qui lui sont confiées ; aussi en répondra-t-il devant Dieu ! Si une seule venait à se perdre, par sa faute ou sa négligence, il en portera la responsabilité.

« Le prêtre, conscient de son devoir, doit, à cause de sa mission, s’élever contre les abus et contre les scandales. Il serait indigne de remplir les fonctions de son ministère s’il laissait faire le mal sans élever la voix pour avertir ses ouailles des dangers qu’ils courent. Que diriez-vous d’un père qui verrait son enfant jouer avec un couteau tranchant et qui, de crainte de lui faire de la peine, n’oserait le lui enlever ? Vous diriez avec raison que ce père est un insensé ou un sans-cœur.

« Un père qui aime son enfant ira même se précipiter dans le danger pour sauver ce cher petit être. Or, Mes Frères, le prêtre aime les âmes, toutes les âmes sont ses enfants ; c’est pour elles qu’il dépense sa vie, ses forces ; aussi doit-il, même au péril de sa vie, lutter contre les scandales qui se rencontrent si nombreux en ce monde. Et une des premières causes de ruine pour les âmes, pour les familles, c’est l’auberge. C’est à l’auberge que vont nos pères de famille, nos jeunes gens, c’est à cette école de tous les vices qu’ils apprennent à blasphémer, à boire, à négliger leurs devoirs les plus sacrés. Ils s’habituent dans l’oisiveté, perdent l’amour du travail, et se laissent aller peu à peu dans toutes sortes d’excès.

« Je comprends, Mes Frères, pourquoi le démon de l’alcool fait tant de bruit quand il est question dans une paroisse d’enlever cette cause de péchés. Ah ! il sait bien, le menteur, mettre sur le chemin des apôtres de la bouteille, qui emploieront toutes leurs énergies pour combattre le prêtre.

« Ils diront qu’une auberge est absolument nécessaire, donnant à entendre que la paroisse ne pourrait subsister sans elle, qu’il y va de l’intérêt d’un chacun ; que ce n’est pas du ressort du prêtre… et que sais-je encore ? S’ils voient que leurs arguments ne produisent pas les résultats qu’ils attendaient, ils se tourneront, les malheureux, contre le prêtre. Ils travailleront à soulever les passions contre le représentant de Dieu. Et les catholiques, je ne parle pas des méchants, mais les endormis, les lâches, feront quelquefois cause commune avec ces révoltés, ou du moins entendront sans les réprimer des propos infâmes, des accusations portées gratuitement contre celui qui les aime et qui veut, malgré eux, les sauver.

« Mais, laissez passer les années, et vous verrez que ces meneurs, ces révoltés, seront heureux un jour sur leur lit de mort de recevoir le prêtre qui lèvera sa main pour les bénir et leur pardonner.

« Si aujourd’hui je fais appel à cette paroisse pour combattre l’auberge, c’est pour répondre au vœu de Monseigneur l’Évêque qui le demande. C’est pour répondre à mon cœur de prêtre, de pasteur de vos âmes, car vous êtes mes enfants. Depuis tant d’années que je suis au milieu de vous, n’ai-je pas pris soin de vous, n’ai-je pas veillé sur chacun de vous ? Pourriez-vous refuser encore à votre vieux Curé ce qu’il demande quand vous savez que c’est pour votre bien ?

« Dites-moi si jamais l’aubergiste a eu soin de vos malades autant que moi, vous donné des directions plus sages que les miennes, vous a aidés à réparer les pertes que vous pouviez faire… ? Non ! toutes les fois que vous avez besoin de consolations, c’est à moi que vous les demandez… et vous avez raison, vous n’avez pas de meilleur ami que votre Curé.

« Ce sont ces titres d’ami et de père qui me poussent à travailler contre l’alcool. Car celui qui s’habitue à prendre de ce poison s’abrutit insensiblement. Les ravages de l’alcool sont incalculables. Que de maladies il engendre ! Cette boisson brûle les organes, l’estomac, le foie, le rein, le cœur. Elle occasionne les dérangements du cerveau, les syncopes du cœur, l’apoplexie, l’épilepsie, la démence… C’est la boisson qui peuple les asiles d’aliénés. Oh ! combien il est coupable le gouvernement de notre pays qui n’élève pas une digue puissante contre ce courant envahisseur, de crainte de voir ses revenus diminuer. Oui ! Mes Frères, les ministres, les députés, sont responsables de cet état de choses qu’ils tolèrent. Ils ont peur des hôteliers des grandes villes. Pourquoi reculent-ils ? pourquoi ne font-ils pas des lois sévères contre ces buvetiers ? pourquoi ne protègent-ils pas notre race contre l’alcool ? Pourquoi ?… je vais vous le dire : C’est que la plupart de nos représentants ont pour amis des hôteliers qui, dans les luttes électorales, mettent à leur disposition, pour corrompre le peuple, l’argent et l’alcool.

« La seconde Raison, c’est que l’alcool rapporte un bénéfice énorme au gouvernement. Mais ce bénéfice n’est pas clair… ! Non ! il y a des pertes : le gouvernement doit entretenir de son argent des asiles, des hôpitaux, qui recevront les milliers de fous que la boisson aura faits. Et les prisons ! qui les peuple ? Toujours l’alcool. C’est l’alcool qui cause les meurtres, les assauts, les injustices. Retranchez l’alcool, et vous enlèverez les deux-tiers des délits.[6]

« Voilà, Mes Frères, pour le pays en général. Que penser de cette paroisse où le mal n’est pas moins grand ? Combien de nos pères de famille, de nos jeunes gens qui vont à l’auberge et qui boivent ce qu’ils gagnent. Ce sont des scènes, des orgies qui suivent chacune de ces visites. Mais, il n’y a pas que ces misères.

« Combien de familles ont été ruinées parce que leurs chefs ont fréquenté les auberges ? Pouvons-nous compter les mauvais marchés, les dépenses inutiles de ces hommes ? Comprenez donc enfin que l’auberge est nuisible à vos plus chers intérêts. Oui ! pères de famille qui faites pleurer vos femmes et qui refusez à vos enfants le nécessaire, avez-vous perdu toute dignité ? Ne sentez-vous pas que vous êtes coupables en voulant conserver au milieu de vous la cause directe de votre ruine ? Vous devez, parce que vous êtes faibles, vous en éloigner, et l’éloigner de vos enfants. Rappelez-vous ce proverbe si souvent vrai : « Qui a bu boira. » Déjà, vous avez pris la résolution de ne plus fréquenter l’auberge, et cependant vous êtes retombés à quelque temps de là. Que faut-il conclure ? Que le temps est venu pour vous de vous liguer avec ceux qui veulent votre bonheur temporel et éternel.

« Vous devez cela à vos enfants. Rappelez-vous cet autre proverbe : « Tel père, tel fils. » Un père ivrogne fera de son fils, dans la plupart des cas, un ivrogne comme lui. Malheur ! mille fois malheur aux pères de famille adonnés à la boisson ! Honte à ces hommes, à ces êtres sans entrailles qui refusent à leurs enfants un morceau de pain pour avoir l’abominable plaisir de boire !

« Qui dira les larmes que l’auberge a fait répandre à nos bonnes mères de familles ? Que de nuits sans sommeil, passées dans l’inquiétude, pour attendre le mari qui ne vient pas !

« Je fais appel encore à la jeunesse de cette paroisse. Jeunes hommes qui entrez dans la vie, qui voulez vous établir bientôt, voulez-vous être heureux ? Fuyez les auberges et les compagnons qui vous y conduiraient. Écoutez la voix de celui qui aime le plus vos âmes : la voix du prêtre qui vous dit : Soyez sobres ; fuyez l’alcool ; il n’y a de bonheur que dans la sobriété et la tempérance. Unissez-vous donc à votre Curé, dans cette campagne. Suppliez vos pères de se montrer apôtres dans cette lutte.

« Vieillards qui descendrez dans la tombe bientôt, vous avez peut-être des scandales à réparer ? Profitez de cette occasion qui, naturellement, s’offre à vous et travaillez à améliorer le niveau moral de la paroisse.

« Pères de familles, jeunes gens, vieillards, jeunes filles, tous nous devons nous liguer ensemble et lutter contre l’alcool, les uns par leurs actions, les autres par leurs paroles et encore par leurs prières. Messieurs les Conseillers, vous aurez demain à délibérer cette grave question. Eh bien ! vous entendrez les prières de votre pasteur, les cris des enfants qui demandent du pain, vous compterez les larmes des mères et des enfants, et vous mettrez tout cela en parallèle avec les raisons de ceux qui veulent conserver cette nuisance publique. Je ne doute pas qu’alors la balance penchera du côté de la tempérance.

« L’auberge disparaîtra et la paroisse rentrera dans le calme. Le bonheur reviendra dans les foyers d’où il est parti de longtemps, et enfin, votre vieux serviteur pourra fermer les yeux à la lumière en chantant son « Nunc Dimittis », et en vous bénissant. »

Tel fut le discours du bon M. Héroux qui, tout ému descendit de chaire pour continuer la sainte messe.






CHAPITRE XI.

UNE ASSEMBLÉE MOUVEMENTÉE AU
CONSEIL


Le lendemain, dès dix heures, la salle du Conseil municipal présentait un aspect inconnu jusque-là. Elle était littéralement remplie. Les badauds, depuis plus d’une heure, se pressaient aux abords de la salle pour se choisir une bonne place. Tous s’imaginaient, avec raison, qu’il se passerait des choses intéressantes. La température aidant la curiosité, les paroissiens, même les plus éloignés, ne voulurent point manquer l’occasion qui s’offrait à eux d’entendre discuter la question des auberges. En attendant l’heure réglementaire, les hommes discouraient entre eux. Les uns prétendaient qu’il serait plus sage de suivre les avis paternels du Curé qui, disaient-ils, ne veut que le bien de ses paroissiens… L’auberge, tenue comme elle l’est par Bonvin, ajoutaient d’autres, fait un tort considérable aux familles et aux jeunes gens… Enfin la paroisse n’a pas besoin de débit de boisson. Par contre, quelques-uns soutenaient qu’une auberge était utile surtout pour les voyageurs…

L’argument qu’on faisait le plus valoir c’est que l’auberge donnait à la municipalité une somme de $150.00 annuellement, et que cette somme servait à faire exécuter certains travaux d’urgence. — Au reste, disait celui-là, une paroisse sans auberge, c’est une paroisse qui rétrograde.

Chacun, on le voit, donnait son opinion, sans cependant vouloir trancher la question : ce n’était pas en effet de leur ressort. Elle était du domaine du maire et de ses collègues. Quoi qu’il en soit, il devenait évident que la masse de la population souhaitait l’abolition de l’auberge.

À dix heures, Rougeaud en personne et ses acolytes, Jean Labouteille, Lucien Prentout, Louis Grinchu, Bernard l’Ami, entrèrent. M. de Verneuil et son collègue, Pierre Boisleau, les suivirent peu d’instants plus tard, avec le secrétaire. Chacun put remarquer que Rougeaud avait l’air préoccupé.

Un malin dit tout bas à son voisin qu’il avait vu le maire dès huit heures en pourparlers avec Labouteille, l’Ami, Prentout et Boisleau. « La discussion paraît-il a été vive. Il a lancé des injures à l’adresse du Curé ; il s’est mis en colère contre l’Ami, citoyen fort paisible. J’ai hâte, dit ce témoin, de savoir le court et le long de cette histoire. »

Les membres du Conseil prirent leurs sièges respectifs. Dans la salle se trouvaient Bonneterre, un des fils de M. de Verneuil, Charles Langevin, Boisdru, Catulle et des centaines d’autres.

Les affaires de routine furent expédiées promptement. À la fin, Jean Labouteille, voisin du secrétaire, se leva pour annoncer que l’aubergiste, M. Bonvin, avait fait une demande régulière d’une licence par requête revêtue de vingt-cinq signatures. Labouteille, en homme habile, fit valoir les arguments suivants : Une auberge est utile dans la paroisse, elle est même nécessaire surtout pour les étrangers qui nous visitent. Il a passé déjà dans des paroisses où il n’y en a pas, et a éprouvé les inconvénients que sont obligés de rencontrer les voyageurs qui vont dans ces parages… L’auberge est très utile en cas de maladie… les médecins prescrivent la boisson pour des remèdes et si l’auberge disparaît il faudra faire un long trajet pour s’en procurer ; les malades auront ainsi le temps de mourir. L’auberge garantit en plus à la municipalité une somme qui n’est pas à dédaigner : $150.00 pour le Conseil. Avec ce montant on pourvoit aux besoins qui se présentent soit pour les chemins, les trottoirs, les fossés… Voilà, conclut notre apôtre, les raisons qui nous portent à donner, encore cette année, une licence pour l’usage, la commodité, l’économie des paroissiens de Notre-Dame.

Pendant ce discours que tous écoutaient dans un religieux silence, M. de Verneuil dit à Boisleau : « N’oubliez pas de me seconder et surtout ménagez l’Ami qui m’a l’air à penser comme nous. »

M. Labouteille reprit son siège et une trentaine de personnes l’applaudirent : c’étaient sans doute les ivrognes payés par Rougeaud et Sellier, et dont les noms étaient sur la requête.

M. de Verneuil se leva à son tour. Il était pâle, sa voix tremblait d’émotion. Il se fit un silence solennel.

— Monsieur le Maire, dit-il, Messieurs les Conseillers, hier vous avez entendu les appels de votre digne Curé, vous avez vu couler ses larmes, vous-mêmes, braves paroissiens de Notre-Dame, vous avez pleuré avec lui. Dites-moi, voulez-vous seconder votre dévoué pasteur ? Voulez-vous faire cesser les plaintes, les gémissements des familles, des enfants qui demandent les uns, l’affection d’un père, les autres du pain pour apaiser leur faim et des vêtements pour les couvrir ?

— Oui ! Oui ! cria-t-on de toutes parts, c’est le temps !…

— Eh ! bien, mes bons amis, si vous voulez réussir, vous devez enlever de cette paroisse ce débit de boisson où l’on vend avec le vice, le plus violent poison. M. le Curé l’a demandé avec instance, et vous devez le faire ; tout bon chrétien doit écouter ses prêtres, autrement vous cesseriez d’être chrétiens… Mais, mes amis, quelqu’un me dira, M. Labouteille sera de ce nombre : Il vaut mieux accorder une licence, parce que, autrement, il se vendra des boissons sans licence !… Et alors le remède serait plus grand que le mal !… Non ! Messieurs, l’autorité dirigeante a parlé, on doit écouter ! Si M. Héroux, pasteur des âmes, croit que nous pouvons courir ces risques, nous devons le faire. Le mal ne sera pas plus grand, au contraire. D’ailleurs, Messieurs, nous serons là pour veiller à ce que ces vendeurs de boisson sans licence soient sévèrement punis. Donc nous devons refuser cette demande. Ce sera le seul, l’unique moyen de débarrasser notre paroisse des scènes scandaleuses qui s’y commettent au grand jour. Il y a une autre raison qui me pousse à refuser cette demande à M. Bonvin : c’est qu’il est lui-même une cause de ces tristes scènes ; il vend aux mineurs comme aux hommes mûrs. Il vend le dimanche, au vu et au su de vous tous !…

— C’est vrai ! crièrent plusieurs voix.

— Donc, à mon point de vue, c’est un homme indigne.

M. Labouteille dira encore qu’une licence est utile aux voyageurs. Mes chers co-paroissiens, nous pouvons avoir une auberge de tempérance pour recevoir et loger ces étrangers. Quel besoin avons-nous d’une buvette ? Pourquoi nous apitoyer si fort sur des individus qu’on ne connaît pas, et qui ne passeront qu’une fois le mois, tout au plus, — par exemple les voyageurs de commerce, — ou mieux encore pour ces gens qui ne viendront à passer ici que par hasard. Pourquoi exposer journellement notre jeunesse à entrer dans l’auberge, à fréquenter ces lieux dangereux à cause de ces étrangers qui n’apportent pas un sou à la paroisse ? Vous voyez que l’argument est faux…

Quant à l’utilité d’une auberge en cas de maladie, je puis répondre que personne n’est mort parce qu’on n’a pu lui donner à temps de l’alcool. C’est le contraire qui se produit : plusieurs meurent d’en avoir pris. Au reste, en cas d’urgence, chaque médecin, peut en livrer comme remède, ce qui donne le temps de s’en procurer. Reste la somme des $150.00 que l’auberge rapporte à la paroisse. Croyez-vous, mes bons amis, qu’après cela vous êtes en profits ? Non ! et je vais le prouver. Dans cette paroisse il y a environ 400 familles. Supposons que chacune d’elles ne dépense que $20.00 par année pour l’alcool, dans le temps des fêtes et des corvées, ce montant représente la somme énorme de $8000.00. N’est-ce pas affreux ? Et où vont ces argents ? Dans la bourse d’un seul : l’aubergiste. Mais il y a plus : je connais des familles qui dépensent environ de $25.00 à $100.00, mettons en moyenne $40.00, annuellement, cela représente $16000.00.

Croyez-vous qu’il ne serait pas préférable que le Conseil prélève une taxe de 50 centins de plus pour nous débarrasser de cette auberge, qui, d’ailleurs, cause tant de maux ? Comment qualifier la dégradation de la jeunesse ? Comment ne pas être indignés des scènes qui se passent tous les huit ou quinze jours lorsque M. Sellier paie ses hommes au moulin ! Il faudrait manquer de cœur et de tout sentiment chrétien pour permettre ainsi que la paroisse souffrît plus longtemps cet état de choses. Je fais appel, mes chers collègues, à vos sentiments de pères de famille, à votre titre de Canadiens français, pour que vous rejetiez avec dégoût cette nouvelle demande. La paroisse le désire, n’est-ce pas ?

— Oui ! Oui ! crièrent plusieurs voix. Pas de licence ! La prohibition !

M. de Verneuil termina son discours au milieu des applaudissements.

Rougeaud eut toutes les peines du monde à rétablir le calme. Labouteille se leva et répliqua :

— Messieurs, ne vous laissez pas influencer par ce que vient de vous débiter M. de Verneuil. Nous allons prendre le vote ; que pensent MM. Boisleau et l’Ami ? Boisleau se contenta de dire :

— Pour moi, je pense que M. de Verneuil a raison.

L’Ami, à son tour, allait prendre la parole lorsque Rougeaud le prévint et lui dit :

— Proposez donc de renvoyer la discussion à dix jours ; on pourra mieux nous entendre, la séance a été trop longue.

Sans trop réfléchir à cette insinuation, l’Ami se leva :

— En principe, dit-il, je suis pour M. de Verneuil, mais je demande que l’on renvoie le débat à dix jours.

— Je seconde la motion, dit Labouteille.

Malgré les protestations de M. de Verneuil, et les désapprobations marquées des auditeurs, Rougeaud leva la séance.

— Réjouissons-nous, dit de Verneuil à son vieil ami Bonneterre : Rougeaud l’a paru belle. La paroisse est avec nous. Nous le tiendrons cette fois. Attends dix jours encore, et le règne de l’auberge aura cessé.




CHAPITRE XII.

OÙ L’ON FAIT DES DÉCOUVERTES


Rougeaud avait hâte de sortir de la salle du Conseil. Bonvin, Labouteille et ses copains, des ivrognes du village, lui firent escorte jusqu’à sa demeure. Après le dîner, il se rendit au moulin. Sellier, qui, par prudence, n’avait pas voulu assister au débat, l’attendait. Mais il était renseigné ; en voyant Rougeaud il lui fit signe de le suivre dans son bureau.

— Tu l’as échappé belle, dit-il, en fermant la porte ! Heureusement que tu as eu une bonne inspiration.

— En effet, reprit Rougeaud, sans cela je crois que nous étions coulés.

— L’Ami, paraît-il, penchait lui aussi du côté de M. de Verneuil, demanda Sellier ?

— Oui, dit notre apôtre, quelques moments avant la séance j’ai eu une assez vive discussion avec lui, Boisleau et Prentout. Je suis convaincu qu’ils sont tous les créatures de Verneuil. Nous courons des risques. Ce qui est plus grave, c’est que la paroisse semble disposée à abolir l’auberge. Que pensez-vous faire, M. Sellier ? Il n’y a pas un instant à perdre, car autrement tout est à l’eau.

— Il nous faut la licence coûte que coûte, dit Sellier, et je veux perdre mon nom s’il y a un diable capable de m’en empêcher ! Nous allons travailler ensemble, Rougeaud, et si tu veux m’aider je te donne à toi la jolie somme de $200.00. Tu entends ? Rougeaud, deux cents piastres, ça rogne les profits !

— Mais, M. Sellier, quand un homme entasse trois ou quatre mille piastres par année, avec l’auberge, sans compter des revenus du moulin, il peut faire quelques générosités à ses amis.

— C’est vrai, dit Sellier à son tour, tu vois aussi que je ne suis pas un avare ; je ne te ménage pas les petits présents. J’ai de lourdes dépenses à faire ; Bonvin, à lui seul, me coûte huit cents piastres par année. Et s’il se mettait dans la tête de déclarer que c’est moi qui suis l’aubergiste, je verrais mes rentes diminuer ! Il va me falloir cette année le récompenser doublement. Dans tous des cas, si l’on me refuse une licence, je ferme mon moulin.

— Vous pourrez vivre à l’aise, Sellier, car l’auberge à elle seule a dû vous apporter une centaine de mille piastres.

— Oui, mon cher Rougeaud, et dire que ce sont les Canadiens qui m’enrichissent. Ils sont bêtes, les gars, ils sont bêtes ! Je connais plusieurs d’entre eux qui se mettraient dans le feu pour conserver la buvette. Tout de même, ça fait mon affaire, et il convient que je les traite en conséquence. Aussi, lorsque la question sera réglée, dis hautement que je ferai une jolie fête, où chacun pourra se griser à sa guise.

— La victoire n’est pas sûre, reprit Rougeaud. Nous sommes trois contre quatre : Verneuil, Boisleau, l’Ami, Prentout, sont contre l’auberge ; c’est évident.

— Celui qu’il faudrait « décoller », c’est l’Ami.

— On arriverait plus facilement avec Prentout. Pourquoi Sellier n’iriez-vous pas consulter l’Ami ? ce matin j’ai constaté que mes efforts étaient inutiles.

— Non, Rougeaud, pour le moment, je dois, comme toujours du reste, me montrer le moins possible, afin de ne pas faire naître de soupçons contre moi. C’est toi qui vas aller voir l’Ami. Il est en affaires avec moi. Je lui ai prêté $400.00 sur billet, à demande, lorsqu’il a dû régler la succession de son défunt père, et il ne m’a pas même payé l’intérêt de cette somme depuis deux ans. Il n’est pas riche. Et la crise qui sévit en ce moment l’empêchera, je n’en doute pas, de pouvoir emprunter… Faisons-le jouer au bout de la corde.

— C’est une idée, Sellier ! Mais, sait-il que je connais les affaires que vous faites avec lui ? Je préférerais que vous le voyiez vous-même.

— Très bien, dit Sellier, mais les deux cents piastres sont à moi !

— Que lui dirai-je, reprit Rougeaud, tremblant déjà de perdre cette bonne aubaine ?

— C’est bien simple, pousse-le à bout. Commence par lui démontrer qu’il fait une folie en épousant la cause de Verneuil ; qu’il a souvent besoin de la paroisse et qu’il est heureux de rencontrer des amis dans ce temps-là. Qu’il m’indisposerait… Si ça ne suffit pas pour l’amener à la raison, demande-lui mon argent et, si il ne s’acquitte pas, je le poursuis.

Rougeaud, on le voit, était capable de faire toutes les bassesses.

Il partit sur le champ, et se rendit chez l’Ami. Après les saluts d’usage, il annonça à ce dernier qu’il voulait lui parler en particulier.

M. l’Ami, dit Rougeaud, je viens vous voir pour vous demander si la réponse que vous m’avez donnée ce matin est définitive.

— Oui, Monsieur, ce matin je vous ai dit qu’en conscience un Conseiller ne pouvait être pour l’octroi d’une licence dans les conditions où nous nous trouvons, et je n’ai pas changé d’idée depuis.

Cette réponse déconcerta l’envoyé de Sellier qui, cependant, ne se tint pas pour battu.

M. l’Ami, je respecte votre opinion et je ne veux pas la combattre ; tout de même, laissez-moi vous faire remarquer que votre attitude m’a surpris parce que je vous croyais avec nous. La paroisse, cela se voit, ne demande pas la prohibition.

— Pourtant, ce matin, M. Rougeaud, il fallait être aveugle pour se tromper sur ce point. Je suis sûr que le plus grand nombre, la masse, est contre l’auberge, et moi j’aimerais qu’on l’abolisse au moins pour un an.

— Pourquoi n’attendons-nous pas une autre année ? Il n’y aurait pas grand mal ? Ce pauvre Bonvin qui a fait de si lourdes dépenses pour réparer sa maison, se trouvera ruiné… C’est une injustice, M. l’Ami, une injustice criante !

M. Rougeaud, je regrette pour Bonvin les dépenses qu’il a faites. Mais je considère comme un devoir de débarrasser la paroisse de cette buvette. Il n’y a pas d’injustice à mon point de vue, là dedans. Il était libre de ne pas faire ces dépenses. D’ailleurs, un aubergiste n’est-il pas toujours exposé d’une année à l’autre à perdre sa licence ? Pour moi, il me semble que nous commettrions une plus grande injustice envers nos co-paroissiens, si nous leur laissions l’auberge où se corrompent nos jeunes gens. M. Héroux, avant de commencer sa lutte, a dû, lui aussi, regarder la question à ce point de vue, car sa conscience de prêtre lui reprocherait certainement la moindre injustice qu’il pourrait commettre à l’égard de l’un ou l’autre de ses paroissiens. Aussi, je suis prêt à soumettre mon jugement au sien, sûr d’avance qu’il me dira de continuer comme j’ai commencé.

— Eh ! bien, l’Ami, je pensais que vous écouteriez mes raisons… Si vous appuyez M. de Verneuil, vous indisposerez M. Sellier contre vous.

— Quel intérêt a donc M. Sellier dans la question des licences ?

— Je ne sais, répliqua Rougeaud, il m’a dit ce matin que votre attitude l’a surpris. Il est, vous le savez du reste, tout aussi bien que moi, pour l’auberge.

— Oui, M. Rougeaud, M. Sellier a son idée sur cette question et moi j’ai la mienne, j’aimerais à savoir ce qui le pousse à vouloir conserver cette licence ? Entre un moulin et une buvette il y a une notable différence, n’est-ce pas, M. Rougeaud ?

— Dans tous les cas, reprit ce dernier, je suis ici pour une autre affaire que celle des licences, pourriez-vous d’ici à trois jours payer à M. Sellier votre billet avec les intérêts depuis deux ans ? Ceci intéresse plus particulièrement M. Sellier que la question de l’auberge.

— Mais, M. Rougeaud, vous me prenez à la gorge. J’ai fait des ventes et je n’ai rien retiré encore ; à la maison j’ai à peine une cinquantaine de piastres… Je ne sais vraiment pas comment je pourrais rencontrer cette somme en un délai si court. Pour sûr que M. Sellier n’a pas pensé que j’étais dans une telle impasse.

M. l’Ami, je comprends votre embarras, mais M. Sellier a besoin d’argent ; il a un compte à régler et il ne peut certainement pas attendre plus longtemps. Du reste, continua Rougeaud, en baissant la voix en signe de reproche, pourquoi M. Sellier se saignerait-il pour vous venir en aide, si vous ne savez reconnaître ses services ?

— J’ai pour votre maître toute la reconnaissance possible ; il m’a été d’un grand secours, je le sais ; et si je pouvais l’aider de quelque manière je le ferais volontiers…

— Si vous êtes sincère, dit Rougeaud, vous consulteriez M. Sellier sur la question qui nous occupait ce matin. Je ne doute pas qu’il a dû avoir été froissé par l’attitude que vous avez prise…

— Ainsi, M. Sellier tient tant que cela à l’auberge ?…

— Oui, M. l’Ami.

Ce dernier se prit à réfléchir.

— Si je ne peux pas payer dans trois jours que va-t-il faire ?

— Je n’en sais rien encore, tout ce que je peux vous dire, en ami, il pourrait vous poursuivre, et faire vendre votre terre… tandis qu’en vous entendant avec lui, soyez-en sûr, il vous ferait probablement remise des intérêts.

L’Ami, on le voit, était tenté par les propositions de Rougeaud, et il reprit :

— Que faudra-t-il faire ?

— Vous n’avez, mon cher Monsieur, qu’à signer ce petit billet par lequel, pour cette seule année, vous vous engagez à ne pas voter contre la licence ; je suis persuadé que M. Sellier sera assez large pour diminuer votre dette de $50.00 de même que des intérêts. Ça vaut la peine d’y réfléchir par deux fois, n’est-ce pas ?

Longtemps l’Ami se promena dans la salle avant de donner sa réponse.

— Eh bien, M. l’Ami, que vais-je dire à M. Sellier ?

— Donnez-moi la plume, dit l’Ami, voici ma signature ! Et il tendit le billet qu’il venait de signer.

Maître Rougeaud ne put retenir un long soupir de soulagement, puis, se levant, il ouvrit son large portefeuille, en tira six billets de dix piastres qu’il présenta à l’Ami en disant : Ceci est pour vous indemniser ; quant au billet, n’ayez aucune crainte, j’arrangerai cela moi-même avec M. Sellier. Maintenant, entre nous, pourriez-vous dire un bon mot à Prentout.

— Certainement, dit l’Ami, qui tremblait encore d’émotion en pensant à sa lâcheté. Je le connais assez pour vous dire qu’il sera avec moi à la prochaine assemblée. Comptez sur moi.

Lorsque Rougeaud fut parti, l’Ami tomba sur une chaise, et, la tête dans ses mains, il murmura : C’est mal ! c’est mal ! ce que je viens de faire… Mais j’étais pris… autrement c’était la ruine. Pour une année de plus on n’en mourra pas. L’an prochain, par exemple, gare !

Le soir même de l’assemblée, M. de Verneuil se rendit au presbytère. Il avait hâte de mettre M. Héroux au courant de l’affaire.

— Je suis heureux, dit le Curé, en le voyant. Mais, tant que la question ne sera pas terminée, j’ai des appréhensions. Le démon de l’alcool est si terrible à combattre ; il emploie toutes les armes. Il faut prier, beaucoup prier…

— Tout de même, dit M. de Verneuil, la question des licences n’a jamais été si bien comprise par les paroissiens. La masse de la population est pour nous…

Les jours qui s’écoulèrent parurent longs aux intéressés. Enfin, le grand jour arriva. Dès avant la réunion du Conseil, M. de Verneuil aborda l’Ami, qu’il n’avait pas revu depuis la dernière assemblée.

— Eh bien, dit-il, vous êtes toujours avec nous, M. l’Ami.

— Oui, dit ce dernier, au Conseil !

— Ainsi la licence va disparaître, reprit M. de Verneuil, quelle belle affaire !

— Pas tant que cela, reprit l’Ami, si je ne me fais illusion, Prentout a changé d’idée…

— Vraiment ? reprit de Verneuil, est-ce possible ? comment cela ?

— Moi-même, reprit l’Ami, je suis un peu revenu de la décision prise l’autre jour. Après tout, il faut éviter toute injustice à l’égard de Bonvin. Je considère qu’enlever la licence cette année, c’est une injustice ; il a fait trop de lourdes dépenses. Une autre année on verra.

M. de Verneuil allait répliquer. L’Ami ne lui en donna pas le temps et pénétra dans la salle du Conseil, où la population se pressait. Chacun des Conseillers était à sa place. Rougeaud salua M. de Verneuil d’un air amical et lui dit : « Vous nous avez fait attendre, c’est mal à vous, qui avez coutume d’être si ponctuel ! »

M. de Verneuil comprit que l’on s’était joué de lui.

L’assemblée s’ouvrit. Labouteille répéta son petit boniment. M. de Verneuil réfuta ce discours avec une telle chaleur que la salle éclata en applaudissements. Un instant il eut une lueur d’espérance.

Puis on prit le vote : moments d’angoisse pour bien des cœurs. À la surprise générale, seuls M. de Verneuil et Boisleau, votèrent contre la licence. L’Ami, Prentout, se déclarèrent en sa faveur… Des voix protestèrent mais Rougeaud leva la séance.

M. de Verneuil, consterné, rentra chez lui. Le soir, il se rendit chez M. Héroux qui le reçut les yeux pleins de larmes : « Je m’y attendais », dit-il, « c’est une nouvelle épreuve »…

— Laissons faire, reprit M. de Verneuil, l’an prochain, nous aurons notre revanche !

— Que Dieu vous entende ! dit à son tour M. Héroux.

CHAPITRE XIII

UNE FÊTE AU MOULIN


La fête promise par Sellier eut lieu le mardi. Les hommes du chantier employèrent la matinée à préparer un local convenable pour la circonstance. Une bâtisse assez grande attenait au moulin. C’est là que les hommes se retiraient le soir lorsqu’ils avaient terminé leurs travaux. Au milieu de la pièce, se trouvait un immense poêle qui entretenait une chaleur constante. On le mit dans un coin afin d’ériger une table temporaire qui pourrait recevoir à la fois une trentaine de convives.

Bonvin, sur l’ordre de Sellier, expédia des caisses de liqueurs enivrantes, des cigares, du tabac en abondance, des pipes, sans compter du pain et du jambon, ainsi que des verres, instruments fort utiles pour les buveurs. On s’attendait à une fête, se disait-on de toutes parts ; mais M. Sellier fait les choses royalement. Il a certes dépassé les espérances d’un chacun. Toute la journée ce fut un va et vient continuel.

La fête commença vers cinq heures du soir. En hiver les jours sont courts. Le soleil baissait à l’horizon. Les hommes du chantier étaient présents ; pas un ne manquait à l’appel. Parmi ceux qui nous intéressent se trouvaient : Rougeaud, les frères Boisdru, Latulle, Bancheron, Poulin, et les conseillers, moins de Verneuil et Boisleau, qui n’avaient pas été invités. Il pouvait y avoir soixante personnes.

Ce fut un jeune homme d’une vingtaine d’années qui, par une adresse assez bien tournée, ouvrit la cérémonie. Au nom de ses compagnons de travail, il dit qu’il était heureux de pouvoir saisir l’occasion de remercier le bon M. Sellier, protecteur des habitants de Notre-Dame… que cette fête était certes une preuve de l’affection qu’il portait à tous…

Le discours terminé, l’on but à la santé du maître du moulin.

Sellier se leva et répondit que « c’était pour lui un vrai bonheur de pouvoir vivre avec d’aussi bons ouvriers. » Il les félicita de leur attachement et appuya surtout sur l’union qu’ils avaient montrée dans la question de l’auberge, question qu’il disait terminée à l’avantage des paroissiens. « Mes amis, ajouta-t-il, nous l’avons paru belle. N’est-ce pas indignant de voir les agissements de M. de Verneuil, simple citoyen comme moi, essayer de vouloir conduire une paroisse aussi intelligente que celle-ci ? Comment ? faudra-t-il aller maintenant demander permission au Curé pour prendre un verre ? Souffrir cela serait vouloir plier l’échine, abdiquer tout sentiment de dignité ; puisque l’homme est créé citoyen libre ! Vous nous avez appuyés, je vous en remercie. Mais, sachez-le, vous devez à M. le Maire le résultat de la journée d’hier. C’est lui que vous devez remercier. »

Pendant ce discours flatteur, Rougeaud ne se possédait plus d’aise…

— C’est vrai, se dit-il en lui-même, c’est moi qui ai mené la besogne… Je ne suis pas si bête après tout…

Puis l’on but à la santé du Maire… Les santés succédèrent aux santés, et cela avec une telle rapidité que deux heures plus tard, la salle présentait l’aspect le plus lamentable. Plusieurs invités étaient déjà ivres. La fumée des pipes, l’odeur des cigares, la lueur blafarde des lampes donnaient à l’assemblée l’aspect le plus dégoûtant. Sellier, voulant mettre une note de gaieté entonna une chanson à boire… Ceux qui pouvaient encore se tenir debout continuèrent le refrain. Les chansons succédèrent aux chansons. Et longtemps les environs du moulin répercutèrent ces chants capables de donner des hauts le cœur aux personnes sobres. De temps en temps, pour varier le programme, l’un ou l’autre convive racontait une histoire. Toute cette triste société applaudissait aux traits qu’on se plaisait à débiter surtout contre les curés… Sellier se pâmait d’aise en entendant raconter ces énormités. À ces histoires se mêlaient des blasphèmes, des jurons, inspirés par les démons de l’enfer. Cette fête, en un mot, était dégénérée en orgie…

Longtemps ces ivrognes prolongèrent la veillée. Sellier, échauffé par l’alcool, était en verve. Il riait, pleurait, se jetait au cou de Rougeaud, ne sachant, disait-il, comment reconnaître ses bons services. Rougeaud, à la surprise générale, ne prenait que fort peu. Il garda assez d’empire sur lui-même pour s’arrêter à temps.

Lorsque tous ou presque tous furent endormis, ou partis. Sellier demanda à son aide de camp de le reconduire à sa demeure. Rougeaud se rendit à son invitation. La distance était peu considérable. En entrant dans sa chambre, Sellier lui dit :

M. Rougeaud, c’est aujourd’hui l’un des plus beaux jours de ma vie. Décidément, mon vieux crâne de père avait tort de me mettre à la porte en me prédisant que je mangerais toute ma vie de la vache enragée. Il s’est trompé, car j’ai réussi dans toutes mes entreprises. Chassé à vingt ans de chez nous par le vieux, qui me reprochait, avec raison, d’avoir volé la bagatelle de huit cents francs, j’ai eu quelques années de misères, mais depuis mon arrivée ici tout m’a réussi… Oui ! il n’y a pas jusqu’au bonhomme Labonté qui m’a reçu et m’a donné sa fille. Il était bon le vieux, je le crois, mais il m’embarrassait. Aussi — je te dis ça sous secret — c’est moi qui l’ai assommé avec un gourdin… et j’ai eu la présence d’esprit de casser une branche d’arbre dont j’ai trempé le bout dans son sang pour montrer qu’il s’était fait tuer accidentellement…

À ces mots, Sellier se prit à rire… ah ! ah ! ah !…

— Et dire qu’il y a si longtemps ! et que pas un paroissien a été assez fin pour me découvrir… Je te dis que les Canadiens sont des imbéciles… ! Ne révèle cela à personne, Rougeaud. Je te dois tout ; je ne peux te rien cacher. Toi et moi nous ne faisons qu’un. Je te récompenserai bien. Aujourd’hui, je suis au comble de ma joie ! C’est le suprême bonheur ! C’est toi qui me l’a donné, en me faisant rouler un curé… ah ! ah ! ah ! Ils sont fins les curés ! mais, tu n’es pas bête, toi ! Tiens, prends cet argent ! tu l’as gagné… Voilà trois cents piastres au lieu de deux cents.

Rougeaud prit la somme que lui présentait Sellier. Bientôt, ce dernier s’endormit et Rougeaud le laissa seul. C’était la première fois que son maître se mettait en cet état d’ébriété. Dans la rue, Rougeaud se laissa aller aux réflexions les plus bizarres.

— C’est moi, se dit-il, qui fais la fortune de cet homme. Je le tiens maintenant. Je doutais qu’il devait y avoir quelque chose de mystérieux dans la mort de Labonté… Si je voulais, il pourrait payer chèrement la joie que je lui ai causée ! Mais, non ! entre loups il ne faut pas nous dévorer…

Parvenu dans son logis, Rougeaud se jeta sur son lit plus mort que vif… et il s’endormit sans inquiétude, comme si sa conscience ne lui eut rien reproché.





CHAPITRE XIV

UNE VICTIME DE L’ALCOOL


Les jours qui suivirent la victoire de Rougeaud furent témoins de scènes inouïes jusque-là. Les bûcherons engagés au moulin de Sellier se portèrent à des excès regrettables. Quand la passion se met dans le cœur de l’homme, ce n’est pas la raison, mais c’est la bête qui mène. Les ivrognes, les débauchés, durant plusieurs jours, se mirent à insulter les honnêtes gens qui n’avaient pas craint d’appuyer M. Héroux et M. de Verneuil. On brisait les carreaux des fenêtres, on lançait des pierres sur les maisons ; on attachait des animaux morts à la porte de leurs demeures, dans le but évident de les intimider pour l’année suivante. Le Curé fut même insulté par ces gens sans vergogne. Tant il est vrai de dire que le démon rend furieux les buveurs d’alcool ; ils perdent la raison avec les sentiments délicats de la dignité et de la politesse.

Cet orage, heureusement, fut de courte durée mais fit cependant une profonde blessure au cœur si sensible de M. Héroux, qui n’eut jamais pensé que ses paroissiens se fussent portés à de tels excès. Peu à peu, tout rentra dans le calme. Ce qui n’empêcha pas Bonvin de faire d’énormes profits à en juger par le nombre de soûlards que l’on voyait chaque jour.

Le temps qui guérit les blessures et dissipe les ennuis s’écoula avec sa rapidité ordinaire. Les longs mois de l’hiver s’enfuirent à tire-d’aile, et le printemps revint avec ses jours ensoleillés donner aux humbles mortels de nouvelles espérances, et à la nature entière un renouveau de vie.

Dès les premiers jours de mai, après son déjeuner frugal, M. Héroux se rendait dans son jardin et là, pendant que les oiseaux gazouillaient dans les grands arbres, il travaillait de ses mains à l’embellissement de ce coin de terre qu’il appelait son « petit paradis terrestre ». Il aimait à converser avec ses fleurs. Celles-ci, en le voyant, semblaient le reconnaître ; elles se faisaient de jours en jours plus belles et plus odoriférantes.

Un matin pendant qu’il méditait sur les beautés de la création en contemplant les œillets fleuris et les roses épanouies, la servante vint lui annoncer, en toute hâte, que M. Boisdru le demandait au bureau : c’était, en effet, Jean-Marie Boisdru ; il réclamait son ministère pour son frère qui, disait-il, était en danger, M. Héroux prit son manteau, le sac des malades, et monta en voiture.

— Nous devons faire diligence, dit Boisdru, je crains qu’il ne soit trépassé à notre arrivée.

Le Curé lui demanda s’il y avait longtemps que son frère souffrait, et de quelle maladie ? Boisdru hésitait à répondre. M. Héroux n’en demanda pas plus et lui dit : Fouette et dépêche-toi !

En moins d’une demi-heure, ils furent à la maison. Mme Boisdru, en larmes, ouvrit la porte, et dit au Curé : « Il est trop tard, mon mari a rendu l’âme quelques instants après le départ de mon beau-frère. Quel malheur ! M. le Curé, il s’est suicidé, dans un moment de folie ».

M. Héroux, suffoqué par l’émotion, pénétra dans la chambre du pauvre Boisdru. Il gisait sur un lit, la figure congestionnée, noircie, horrible à voir. Ses enfants poussaient des cris à fendre l’âme.

— Oui ! c’est un grand malheur, Madame, je le déplore avec vous, dit M. Héroux Il est trop tard pour lui administrer les derniers sacrements « sous condition », puisqu’il est mort depuis bientôt une heure.

— Quelle mort ! Monsieur le Curé, quelle mort ! si vous saviez comme j’ai souffert depuis huit semaines. Il ne dérougissait pas. J’avais beau cacher la boisson, casser les flacons, il en trouvait toujours. Je n’osais trop me plaindre. Jusqu’à ces derniers mois, j’ai pu le maîtriser. Quand il en avait trop, je lui donnais une bonne raclée. L’effet était merveilleux ; j’avais l’espérance qu’il se corrigerait ; mais depuis la fête de Sellier, je crois qu’on l’a ensorcelé, car il n’a pas passé une semaine sans revenir en boisson. Il devenait de plus en plus furieux ; j’en avais peur. Je craignais de dormir lorsqu’il était en cet état. Il m’avait même menacé de me tuer. Chose curieuse, il avait autrefois du respect pour les prêtres ; mais depuis ce temps, devant ses enfants même, il blasphémait, sacrait comme jamais. Pour sûr, disais-je, Boisdru, ça va mal ! Tu fréquentes des méchants compagnons ; fais donc attention à tes enfants qui t’écoutent !… Rien ne fit. Depuis huit jours, il n’a pas dérougi…

« Lundi dernier, il eut une attaque de nerfs à ce que ma dit le docteur. Il arpentait la salle de long en large, puis vint enfin me trouver et me déclara qu’on voulait le tuer. Je lui ai demandé s’il devenait fou ? — « Non, dit-il, c’est Jean-Marie qui m’a appris cela. » Tout à coup, il se prit à trembler de tous ses membres, il pleurait, l’air hébété… demandant grâce ! Il avait les yeux effrayants à voir, les muscles du visage si agités, les cheveux droits sur la tête ; j’en ai eu peur. Je dis au plus âgé de mes garçons d’aller chercher son oncle. Jean-Marie que vous voyez arriva à la course, et parvint à le calmer. Il venait de le laisser quand je vis mon mari se lever et se frapper la tête contre la muraille. Je crus qu’il allait s’assommer.

« D’autres fois, il voyait des animaux autour de lui dans la chambre. Des serpents, disait-il, voulaient l’étouffer, des morts lui apparaissaient et lui reprochaient ses fautes. M. le Curé, je suis si fatiguée de passer des jours et des nuits à le veiller que je n’en peux plus. On me conseilla de faire mander encore une fois le docteur. Il vint, et me dit qu’il souffrait du “ Delirium Tremens, ” causé par la boisson. Il lui donna des remèdes qui le calmèrent ; je pus me reposer un peu.

« Je le croyais guéri, quand hier il eut une nouvelle attaque. Heureusement que mon beau-frère était ici, car il se serait tué. Je suis forte, M. le Curé, cependant, Jean-Marie et moi nous avons dû l’attacher. Il avait, semble-t-il, passé une assez bonne nuit, sous l’effet des calmants que je lui avais donnés. Voyant cela, ce matin, je l’ai détaché. J’étais si fière de le croire mieux, et puis, ça me broyait le cœur de le voir attaché sur ce lit. Je lui ai parlé ; il m’a répondu sensément. Il y avait à peine un quart d’heure que je l’avais laissé seul, quand la petite fille vint me chercher à la course. — « Venez vite, maman, dit-elle, mon père est pendu » — Pendu ! grand Dieu ! est-ce possible ? Pauvre Boisdru, il s’était pendu avec la corde qui l’avait lié. Il était monté sur une chaise, avait passé la corde autour du soliveau, et avait reculé la chaise avec ses pieds… »

Ici, Mme Boisdru éclata en sanglots.

« Je coupai la corde, reprit-elle, sa figure était toute bleue ; il avait la langue sortie, sa bouche écumait… c’était affreux. Mais il n’était pas encore mort.

« À mes cris, et à ceux des enfants, les voisins accoururent. C’est là que j’ai pensé à vous envoyer chercher… Peut-être me disais-je en moi-même qu’il arrivera à temps au moins pour l’administrer ? Boisdru, M. le Curé, n’avait que ce défaut. Il aimait de temps en temps à prendre une fête ; autrefois, ça ne lui arrivait pas souvent. Ce n’est que depuis ces derniers temps qu’il me fit de la misère. Je l’aimais, malgré tout ; c’était un bon cœur d’homme, charitable comme il n’y en a pas. Il faisait ses pâques, il n’y a que cette année qu’il s’est négligé… M. le Curé, comment allons-nous faire pour ses funérailles ? Pour sûr qu’il ne peut entrer dans le cimetière ? Mon Dieu ! que c’est de valeur ! Qui eut dit cela ? Et nos enfants ! quelle honte pour la famille ! »

M. Héroux, en présence d’une désolation si grande, dit d’une voix émue :

— Pour moi, je suis persuadé que M. Boisdru était fou lorsqu’il s’est suicidé. S’il avait fait ses pâques, je n’aurais aucun doute que Monseigneur l’Évêque lui accorderait la sépulture ecclésiastique. Je vais lui écrire tout de suite, et vous enverrai sa réponse.

Puis, pour consoler de son mieux cette femme en deuil, il lui parla de la grande miséricorde de Dieu.

— Qui sait, dit-il, en montant en voiture, le bon Dieu est le seul juge. Il a pardonné au bon larron sur la croix. Il ne faut pas désespérer, il est si bon. Courage donc ! Je prierai avec vous pour votre mari. Arrivé au presbytère, il écrivit la lettre suivante à son Ordinaire :

« Monseigneur,

Un grand malheur est arrivé dans ma paroisse. J’en suis d’autant plus désolé qu’il est tombé sur une de mes bonnes familles. M. Boisdru, dans un moment de délire, a mis fin à ses jours. Ce délire, Monseigneur, était causé par l’abus des liqueurs enivrantes. Cependant, je dois vous dire que Boisdru n’était pas un ivrogne. Ce n’est qu’en ces derniers temps qu’il a fait des abus. Autre circonstance regrettable, sa femme me dit qu’il avait par négligence, et pour la première fois, omis de faire ses pâques. Pour moi, je serais disposé à l’enterrer dans le cimetière avec les cérémonies les plus simples, afin d’épargner au reste de la famille une plus grande douleur.

Ce sont d’honnêtes gens sous tous rapports. Je demande humblement à votre Grandeur de me dire ce que je dois faire.

J’ai l’honneur d’être, Monseigneur,

de votre Grandeur,
le fils soumis en N. S.
Héroux. »

Par le courrier suivant, l’Évêque fit connaître sa décision.


« À Monsieur Héroux,

Curé de Notre-Dame de la Pointe-aux-Foins.


Mon Cher Curé,

J’ai votre lettre de ce matin, et je regrette d’être obligé, dans les circonstances, de refuser la sépulture ecclésiastique à M. Boisdru. Les abus qui se commettent dans votre paroisse, les violences dont vous avez été l’objet dans votre campagne contre l’alcool, me forcent à prendre cette mesure énergique. C’est un exemple qu’il faut donner à votre population pour lui ouvrir les yeux. Le bon Dieu vient d’en donner l’occasion. Puisse sa miséricorde avoir fait grâce au pauvre malheureux !

Croyez-moi,
Mon Cher Curé,
Votre dévoué. »

M. Héroux s’attendait à cette réponse. Aussi, il n’en fut pas surpris. Il communiqua cette lettre à la famille éprouvée. On prit des arrangements pour éviter tout éclat. Vers neuf heures du soir, des hommes portèrent le cadavre au cimetière, le passèrent par dessus la clôture, et le déposèrent dans la partie réservée aux enfants morts sans baptême. Ceux qui furent témoins de cette scène lugubre ne l’oublièrent jamais.

Oh ! qu’elle est triste cette inhumation faite sans les prières de l’Église ! Qu’il est grand alors le deuil de ces malheureuses familles pleurant une telle mort ! Au décès de chacun de ses enfants, l’Église, comme une tendre mère, vient déposer sur la dépouille mortelle, avec ses regrets, ses prières et ses soupirs. Elle prie, elle pleure, et ses chants pieux, ses cérémonies religieuses sont la suprême consolation des survivants.

Il est mort, disent les parents en pleurs, en parlant de leur cher défunt, mais il est mort muni des sacrements de la religion. Il repose dans la terre bénite. Cette pensée seule suffit pour cicatriser la blessure que la mort vient de faire.

Heureux celui dont les cendres reposent aux pieds de la croix, symbole de la Rédemption, espérance des mourants !




CHAPITRE XV

CONVERSION


La mort de Louis Boisdru causa une émotion intense parmi la population. M. Héroux, profondément affligé, eut voulu saisir l’occasion de commenter ce malheur pour en tirer des leçons salutaires, qui profiteraient à ses paroissiens. Mais, en présence de la désolation et du deuil de la famille, il préféra ne faire aucune remarque en chaire.

Parmi ceux que la mort de Boisdru affecta plus vivement se trouvait le Conseiller l’Ami. Cet homme avait de bons principes ; il était malheureusement comme bon nombre de chrétiens qui, hélas ! tout en se rendant compte de leurs devoirs, ferment parfois les yeux sur les obligations qui leur incombent, aveuglés par la passion, l’ambition, l’intérêt personnel. L’Ami se reprochait amèrement sa faiblesse.

« Je suis bien coupable, se disait-il, je suis coupable. Je me reprendrai ; j’irai voir M. Héroux ; je m’entendrai avec lui et l’aiderai de toutes mes forces, à réparer le mal que j’ai fait. Il me pardonnera en voyant la sincérité de mon repentir. »

Un jour, il se décida enfin à aller voir son Curé, qui l’accueillit avec bienveillance. On parla longuement des affaires de la paroisse. La conversation tomba bientôt sur les circonstances tragiques de la mort de Boisdru.

M. le Curé, dit l’Ami, en baissant la tête, j’ai une confession à vous faire. Je me reproche d’avoir été la cause indirecte de la mort de cet homme. Si j’avais suivi vos conseils, ceux que me dictait ma conscience, qui sait, si cette mort serait arrivée ? Je suis coupable, je vous ai fait de la peine, et je m’en repens. Mais, M. le Curé, j’étais presque obligé d’agir ainsi. J’étais pris ; je devais à Sellier, depuis deux ans, une somme de $400.00 et les intérêts. Je ne sais pour quelle raison cet homme tient tant à l’auberge, mais lorsqu’il apprit la décision que j’ai donnée au Conseil, il envoya Rougeaud chez moi. Ce dernier essaya vainement de me faire changer d’idée ; il parla longuement, mais ne put me convaincre. Se rendant compte que ses arguments ne produisaient aucune impression sur moi, il eut recours à un autre moyen. Bien peu, M. le Curé, dans les circonstances où je me trouvais, auraient agi autrement ; il menaça de me poursuivre si je n’acquittais, en trois jours, la somme due à Sellier, ajoutant que si je signais un billet par lequel je m’engagerais à ne pas m’opposer à Bonvin, il me ferait du bon.

« Je sais bien, M. le Curé, que la conscience et les intérêts de l’âme doivent passer avant les biens temporels, et qu’il vaut mieux tout perdre que de transiger avec les devoirs de la religion, aussi j’ai hésité longtemps avant de rendre ma réponse. Enfin, comme M. Rougeaud ne demandait ma parole que pour un an, et que cette parole suffisait pour éviter ma ruine et celle de ma famille, j’acceptai… Je signai donc l’engagement requis par Sellier… »

En disant ces paroles, l’Ami n’osait lever la tête et pleurait.

« J’étais pris, M. le Curé ; et, pour cela, je croyais ma faute moins grave… En partant, pour prix de ma faiblesse, il me remit soixante piastres, je vous les apporte ; elles me brûlent les mains. »

L’Ami tendit l’argent à M. Héroux qui, tout doucement, lui répondit :

M. l’Ami, il y a dans la vie plus d’une occasion où nous devons manifester hautement nos sentiments chrétiens ; lorsque l’Église, par la bouche de ses ministres, fait connaître aux fidèles la conduite qu’ils doivent tenir dans les questions qui touchent la religion et la morale, tout chrétien doit être prêt à subir certaines pertes plutôt que de transiger avec sa conscience. Dieu, mon cher ami, sait récompenser, quelquefois même dès cette vie, les chrétiens qui ont le courage de leurs convictions religieuses. Il est le Maître, et sait faire tourner à notre plus grand bien les pertes que nous devons subir pour sa gloire et celle de la religion.

Le Curé demanda ensuite à l’Ami s’il avait acquitté sa dette.

— Non, dit ce dernier, pas encore, je le ferai bientôt.

— Eh ! bien, M. l’Ami, dit M. Héroux, gardez cet argent ; il servira à vous acquitter, et combattez avec moi pour la cause de Dieu.

— Oui, certes, reprit l’Ami, vous pouvez compter sur moi.

Soulagé par cette confidence, le Conseiller l’Ami rentra chez lui bien résolu à réparer sa conduite passée.






CHAPITRE XVI

UN BON CŒUR


Les derniers jours de juin amènent chaque année les examens des enfants de nos écoles. Marie Bonneterre préparait depuis longtemps ses élèves pour ce grand jour d’épreuve. La salle avait été décorée pour la circonstance. Des guirlandes, des couronnes de verdure, chargées de fleurs variées, des sapins fraîchement coupés, donnaient un air de fête à l’école du village. En effet, ce jour-là est réellement un jour de fête pour nos enfants. C’est le jour où le travail reçoit sa récompense. Les commissaires de nos écoles font bien de perpétuer parmi nous cette vieille tradition établie pour reconnaître l’application et le travail de la jeunesse studieuse.

Les petits garçons, proprement vêtus, les petites filles, habillées de blanc, occupaient déjà leurs sièges, lorsque M. Héroux, accompagné des commissaires, entra dans la salle. Sur une table où se trouvaient les prix, Marie Bonneterre avait mis un joli bouquet de fleurs odorantes tout près du Curé qui, comme toujours, occupa le siège d’honneur. Les autres commissaires, parmi lesquels M. Rougeaud et l’Ami, prirent place à ses côtés. Comme on le voit, dans cette paroisse, contrairement aux habitudes reçues ailleurs, les membres du Conseil étaient en même temps commissaires.

Les enfants subirent un excellent examen. « Melle  Bonneterre, disait-on, est une bonne institutrice. » Seul, Rougeaud parut s’ennuyer de la durée de la séance. La distribution des prix faite, un jeune élève vint prononcer un joli compliment à l’adresse du Curé, des commissaires et des parents.

Alors M. Héroux se leva ; il loua hautement l’institutrice, et félicita les enfants pour les succès obtenus. Il termina en donnant sa paternelle bénédiction à l’assemblée. Les vacances furent annoncées ; ce petit monde d’écoliers et d’écolières prit sa volée pour un repos mérité.

D’ordinaire, les commissaires, après avoir dressé le rapport de l’examen, demandaient à l’institutrice si elle avait l’intention de renouveler son engagement. Marie Bonneterre remarqua qu’on avait oublié de le faire, et, le soir, elle communiqua ses appréhensions à M. Héroux qui la consola. « Mais, dit-il, c’est un bon signe. Soyez certaine qu’on ne fera rien sans qu’on m’en parle. Si l’on ne vous a rien dit, c’est qu’on est sûr que vous acceptez pour l’année prochaine. »

Quinze jours s’écoulèrent ; comme les commissaires ne venaient pas la voir, elle conçut des craintes. Qui sait, se dit-elle, si on ne consultait pas M. le Curé ! Que deviendrions-nous, mon vieux père et moi ? Ces inquiétudes se changèrent bientôt en réalités. En effet, elle eut un jour la visite d’une jeune personne.

— Vous êtes Melle  Marie Bonneterre, dit celle-ci en entrant.

— Oui, Mademoiselle, répondit Marie.

— Moi, dit l’étrangère, je suis Anne Jolicœur ; jusqu’à cette année, j’ai enseigné au village des Trois-Saumons. C’est vous qui, l’an dernier, avez enseigné ici ?

— Oui, Mademoiselle, il y aura bientôt cinq ans que je suis l’institutrice de la paroisse.

— Je suis heureuse de vous voir, reprit Melle  Jolicœur, j’ai appris que vous preniez un repos mérité cette année, et l’on m’a offert de vous remplacer. Je sais un peu d’anglais et l’on me promet un salaire de cent cinquante piastres si je veux accepter. Je suis pauvre, on ne s’enrichit pas dans notre carrière, Mademoiselle, aussi serait-ce pour moi un aubaine que de gagner $150.00 annuellement. Mais, vous pleurez ! Melle  Bonneterre, qu’avez-vous donc ?

Cette dernière, n’en pouvant croire ses oreilles, fut si surprise d’entendre dire qu’on avait fait des démarches pour la supplanter qu’elle ne put retenir ses larmes, à la grande surprise de Melle  Jolicœur.

— Mademoiselle, dit Marie Bonneterre, pouvez-vous me dire qui vous a appris que je me retirais ?

— Certainement, j’ai apporté avec moi la lettre que M. Rougeaud m’a adressée. La voici. Et, ce disant, elle tendit la lettre à Melle  Bonneterre qui lut :


À Mademoiselle Anne Jolicœur,

Institutrice aux Trois-Saumons.

Mademoiselle,

Comme nous aurions besoin, pour la paroisse de Notre-Dame de la Pointe-aux-Foins, d’une institutrice qui sait l’anglais, les commissaires m’ont chargé de vous offrir l’école du village ; ils seront disposés de vous donner un salaire de cent cinquante piastres. Melle  Bonneterre se retire cette année.

Signé : ROUGEAUD. »

Marie Bonneterre remit la lettre à Melle  Jolicœur.

— C’est un mensonge de Rougeaud, dit-elle, je n’ai jamais eu l’intention de me retirer d’une carrière que j’aime… D’ailleurs, Mademoiselle, vous me dites que vous êtes pauvre, moi, je suis seule avec mon vieux père malade, et je suis son seul soutien.

En disant ces paroles, Marie éclata en sanglots.

— Que ferions-nous mon Dieu, dit-elle, pour vivre ! je ne le sais pas !

Elle continua ensuite à rapporter les plaintes que Rougeaud avait faites contre elle parce qu’elle donnait, suivant lui, trop de temps à l’enseignement du catéchisme.

— Enfin, conclut-elle, cet homme m’en veut de même qu’à mon père parce nous avons approuvé M. le Curé dans sa campagne contre l’auberge. Du reste, j’ai ici le cahier des rapports. Voici le dernier en date du 29 juin :

« Nous, prêtre Curé, soussigné, en compagnie de Messieurs les commissaires, avons ce jour examiné les enfants de cette école, tenue par Melle  Marie Bonneterre. Nous n’avons que des louanges et des félicitations à adresser, tant aux élèves, qui possèdent leurs matières à la perfection, qu’à l’institutrice. Nous proposons que son nom soit envoyé à M. le Surintendant de l’Instruction publique pour qu’elle reçoive la récompense accordée aux institutrices dont les élèves ont subi le meilleur examen. »

Pour la première fois, Marie Bonneterre s’aperçut que Rougeaud n’avait pas signé ce rapport avec les autres commissaires.

Melle  Jolicœur se leva pour prendre congé. Puis, s’adressant à Marie, elle lui dit :

— Mademoiselle, j’en ai assez ; ne concevez aucune crainte ; jamais je n’accepterais une école dans ces conditions. Non ! je me reprocherais cela comme une mauvaise action. Je perdrai certainement la moitié de mon salaire ordinaire, mais j’aurai du moins la certitude que je fais une bonne action.

— Marie Bonneterre fut si charmée de ces paroles que, se jetant au cou de Melle  Jolicœur, elle l’embrassa en lui disant : — Que vous êtes bonne. Mademoiselle, le bon Dieu vous bénira… permettez que je vous appelle Mademoiselle « bon cœur ».






CHAPITRE XVII

L’ABÎME APPELLE L’ABÎME


Instruit de ces faits, M. Héroux voulut en avoir le cœur net ; il fit venir l’Ami au presbytère et le pria de se rendre chez ses collègues, pour leur demander des explications sur le changement d’institutrice projeté. Tous firent la même réponse : « Je ne suis pas opposé à Melle  Bonneterre ; M. Rougeaud a proposé une maîtresse qui sait l’anglais ; il s’engage à payer le montant excédant le prix régulier ; c’est pour cette raison que nous approuvons le changement. »

Voilà, dit l’Ami, à M. Héroux, qu’on exerce une vengeance contre les Bonneterre. Il faut que je connaisse le fond de cette histoire. Demain, j’irai porter à Sellier l’argent que je lui dois ; je tâcherai de faire jaser son acolyte.

M. Héroux demanda encore à l’Ami d’inviter Rougeaud à passer au presbytère. Le lendemain, l’Ami se rendit au moulin.

— Je viens racheter mon billet, dit-il à Sellier, en entrant. — Déjà, fit ce dernier, il n’y a pas de presse !

— C’est vrai ! mais je préfère m’acquitter tandis que je le puis.

Sellier ne se fit pas prier ; il compta les billets de banque et remit le billet.

L’Ami, après l’avoir remercié avec force compliments, se hâta de sortir pour rejoindre Rougeaud. Ce dernier retournait chez lui ; en l’abordant il lui posa cette question : Pourquoi êtes-vous opposé à l’engagement de Melle  Bonneterre ?

— C’est qu’elle n’est pas assez réservée ; elle ne ménage personne, la pédante !

— Tout de même, elle est bonne institutrice ; je souhaiterais la réengager.

— Vous ! si vous saviez comme elle en a conté sur vous, M. Sellier et moi ! Au reste, ce dernier en a assez ; il n’en veut plus.

— Vous avez raison, votre maître défend ses intérêts, n’est-ce pas ?

— Entre nous, reprit Rougeaud, vous êtes des nôtres, je peux faire cette confidence : M. Sellier a des intérêts dans l’auberge. Marie Bonneterre et son père nous font tort ; si vous nous aidez l’an prochain, vous serez récompensé.

— Bravo ! voilà qui est bien parlé : je me souviendrai longtemps de vos prodigalités.

En quittant Rougeaud, l’Ami lui annonça que M. Héroux le voulait voir. Notre apôtre, troublé par cette nouvelle, demanda à Sellier ce qu’il devait faire ?

— Tu es toujours en peine, lui dit ce dernier ! Vas-y, et fais-toi conter ça ! Quel pays que le vôtre ! Vous ne pouvez rien faire sans avoir les curés sur les talons : c’est une vraie tyrannie, quoi ! En France, mon vieux, c’est une autre chanson ; on ne s’occupe pas plus des curés que de rien : là, au moins, chacun tourne, vire, comme il l’entend ; c’est la liberté : il n’y a pas de catéchisme, les écoles sont publiques et neutres ; ah ! si je m’appelais Rougeaud, je voudrais le voir le cabotin qui chercherait à m’imposer une institutrice que je n’aimerais pas !

Hélas ! Sellier n’avait que trop raison. La France se meurt sous le gouvernement infâme qui la régit. Les impies réclament la liberté pour eux, mais ils la refusent aux catholiques qui souffrent des persécutions continuelles. Pour arriver à leurs fins les francs-maçons ont attaqué les écoles : ils les ont laïcisées. Ils ont chassé les religieux et les religieuses de leurs couvents ; puis se sont mis ensuite à piller les églises. Ce n’est pas tout : ils s’attaquent maintenant au clergé, Ils emprisonnent les évêques, les prêtres qui refusent de reconnaître des lois injustes, draconiennes, et qui revendiquent la liberté de l’Église. Les dernières nouvelles nous apprennent que le Cardinal Andrieu, Mgr Amette ont été poursuivis et condamnés par des juges à la crèche du gouvernement. Mgr Ricard et plusieurs vicaires généraux, le 2 juillet 1909, ont reçu le même honneur pour avoir défendu les droits de l’Église du Christ.

Voilà la liberté si vantée par Sellier, type parfait de tant d’autres, qui viennent sur nos bords, exalter les bienfaits de la libre pensée, et plaindre les Canadiens parce qu’ils sont restés attachés à leur foi.

Les discours de Sellier devaient produire sur Rougeaud des effets désastreux, c’est ce qui arrive d’ailleurs le plus souvent : à force d’entendre les mêmes chansons on finit par les apprendre.

Sur le soir, après avoir pris quelques verres d’eau-de-vie pour se donner du courage, il se dirigea vers le presbytère. M. Héroux, qui était seul, le reçut avec sa bienveillance accoutumée. Après les saluts d’usage, il lui demanda quels étaient les motifs qui le poussaient à refuser Melle  Bonneterre ?

— C’est, dit-il, parce que nous voulons que nos enfants apprennent l’anglais ; mes collègues trouvent que l’enseignement de cette maîtresse laisse à désirer ; elle néglige le nécessaire pour le catéchisme. Nos écoles sont arriérées ; notre système est démodé ; de nos jours, il faut être plus pratique… M. Sellier s’y entend en fait d’éducation, et il trouve que les vieilles routines ne sont plus de mise.

M. Rougeaud, je ne suis pas surpris de vous entendre répéter ce que votre maître enseigne depuis plusieurs années. Il existe une clique de nouveaux venus, dans nos grandes villes surtout, dont le plaisir est de dénigrer nos écoles et nos plus belles institutions. Ils veulent implanter dans notre pays des systèmes absurdes : la gratuité des livres, l’uniformité des livres, l’école obligatoire, sans omettre la création d’un ministère de l’Instruction publique. Tout cela, pour arriver plus facilement à la déchristianisation de nos écoles, qui, pour eux, sont trop catholiques. Cette bande de chenapans, d’impies, semblent payés pour crier bien haut que nous sommes arriérés : qu’on les appelle Sellier ou autrement, ils font une œuvre diabolique.

— Vous prétendez, sans doute, que tous ceux qui nous viennent de France sont aussi mal disposés ?

— À Dieu ne plaise ! Il y a parmi ceux qui nous arrivent des âmes d’élites ; nous les recevons à bras ouverts : ceux-là sont nos frères ; ils ne dénigrent pas nos écoles, et se montrent attachés à la religion dans laquelle ils ont eu le bonheur de naître. Mais je parle de ces gens qui trouvent à redire sur nos institutions nationales, et qui cherchent à les détruire. M. Sellier est de ceux-là. Il ne respecte rien ; à l’entendre le clergé est l’ennemi de la société. Pourtant, si vous connaissez votre histoire, c’est le curé de paroisse qui a fait notre pays ce qu’il est. Ces gens-là ne sont pas des aveugles, et ils sont obligés d’avouer la véracité de ce fait historique. Tenez, lisez ce passage du livre de M. André Siegfried, qui, tout protestant qu’il est, dit que : « Sans l’appui du prêtre, nos compatriotes d’Amérique auraient sans doute été dispersés ou absorbés. C’est le clocher du village qui leur a fourni un centre, alors que leur ancienne métropole les abandonnait totalement… c’est le curé de campagne qui, par son enseignement de chaque jour, a perpétué chez eux ces façons de penser et ces manières de vivre qui font l’individualité de la civilisation canadienne ; c’est l’Église enfin qui, prenant en mains les intérêts collectifs de notre peuple, lui a, plus que quiconque, permis de se défendre contre les persécutions ou les tentations britanniques. Aujourd’hui encore, il y a partie liée, au Canada, entre le clergé et ses fidèles de langue française. Comme hier, comme il y a cent ans, le maintien du catholicisme semble donc être la principale condition de la persistance de notre race et de notre langue au Dominion. »

Vous le voyez, M. Rougeaud, continua le Curé, comme ces calomniateurs sont peu conséquents avec eux-mêmes. Après avoir écrit que c’est le clergé qui a sauvé notre nationalité, en prenant la défense des intérêts canadiens, l’auteur ajoute : « La protection de l’Église est précieuse, mais elle se paie dans l’espèce d’un prix exorbitant ». Ces hommes ne craignent pas de se contredire. Et cela, dans le but d’accomplir leur œuvre infâme. M. Siegfried dira encore avec eux en parlant de l’Église : « Certes, son influence a rendu les Canadiens sérieux, moraux, prolifiques ; leurs vertus familiales font l’admiration de tous ; leur vigueur et leur santé révèlent une vitalité qui n’est pas près de s’éteindre ». Mais, s’ils font ces appréciations flatteuses c’est pour revenir plus activement à la charge contre nous, en méprisant tout ce que nous avons de plus précieux : notre foi. C’est à la foi qu’ils en veulent : ils reconnaissent les services qu’a rendus l’Église à notre nationalité, sans comprendre que c’est pour cela que nous aimons cette bonne Mère et que nous sommes attachés à elle : ils veulent détruire son influence parmi nous. Pour moi, je comprends qu’on puisse haïr une personne qui nous a fait du mal, une société qui nous nuit ; mais qu’on poursuive d’une haine implacable l’Église qui a fait tant de bien aux peuples de l’univers et qui nous a sauvés, nous, je ne le comprends pas !

Aussi, voyez-les à l’œuvre, ces hommes, ils ne viendront pas vous dire, dès maintenant, de faire la guerre à l’Église : ils connaissent trop le bon sens du Canadien français ; mais ils feront des insinuations malveillantes ; ils plaindront le peuple d’être trop fidèle à son clergé. Ils ridiculiseront nos écoles. Au reste, ils trouveront toujours des Canadiens qui feront cause commune avec eux et qui continueront leur œuvre, même dans les grands journaux.

Hélas ! il faut bien l’avouer, nous sommes un peu gobeurs ; nous croirons naïvement sur leurs paroles et sans exiger de preuves les premiers venus qui viendront débiter les plus gros mensonges contre l’Église, le clergé, et leur rôle dans le monde. Bien plus, nous nous ferons l’écho de ces beaux discoureurs qui, par leur langage soigné, leur physionomie sympathique, sauront capter notre confiance et se joueront ainsi de notre naïveté et de notre bonne foi.

— Dans tous les cas, M. le Curé, reprit Rougeaud, fatigué de cette longue dissertation, je pense comme M. Sellier : nos écoles sont arriérées ; nous avons un système démodé ; il faut changer ça.

— Ce que vous dites là, confirme la justesse des appréciations que j’ai faites, M. Sellier a les mêmes idées que l’auteur dont je vous parlais il y a un instant ; il trouve que dans nos écoles le catéchisme a une trop large part. Mais vous savez pourtant qu’aux expositions de Paris et de Chicago nos élèves ont remporté les premiers prix ! Est-ce parce que nous négligeons les autres sciences ? Voyons, parlez, en quoi sommes-nous arriérés ? Si nous le sommes : c’est dans l’impiété. Dieu merci ! les Canadiens français sont bons ; la totalité est restée fortement attachée à sa foi. S’il y a quelques défections, elles sont rares, et c’est pour avoir fréquenté des hommes de la trempe de Sellier. Cet homme fait siennes les idées de M. Siegfried qui écrit encore : « Lorsqu’elle donne l’enseignement ou simplement l’inspire, l’Église est incapable d’échapper à certains défauts connus, traditionnels, inévitables. Quoi qu’elle fasse ce n’est point l’instruction du peuple qui vient au premier rang de ses préoccupations : avant de songer à l’instruire, elle s’inquiète de le conserver sous son influence… De là, la crainte, exagérée du libre usage des livres ; de là, la place que tient le catéchisme dans la classe ; de là, enfin, les ouvrages démodés qu’on trouve parfois entre les mains des enfants.

« Certes, elles laissent une impression charmante, ces petites écoles de la campagne de Québec, avec leur apparence si française, leurs enfants aux bonnes figures normande, leurs maîtres si convenables et, dans le voisinage, leur curé si sympathique. Mais elles laissent aussi une impression d’archaïsme plutôt que de progrès. Et la chose n’est pas loin d’être impardonnable dans la jeune Amérique. »

M. Rougeaud, reprit le Curé, ne voyez-vous pas toute la perfidie de ces lignes ? Les premières sont des calomnies : l’Église s’inquiète du salut de ses chers enfants, voilà pourquoi elle veut leur apprendre tout d’abord la science principale : le catéchisme. Quoi ! suivant ces impies, pour être « à la mode moderne », il faudrait placer entre les mains de nos enfants des livres qui mettraient en danger la vertu, la morale d’un chacun ! C’est une absurdité ! Si ces apôtres de l’impiété réussissaient à implanter leurs fausses doctrines, leurs systèmes pervers, oh ! qu’ils auraient beau jeu pour détruire l’influence du clergé. Mais, notre peuple est trop bon, trop attaché à sa foi, il a trop de respect pour ses prêtres, voilà ce qui les froisse, et pourquoi ils ne peuvent lui pardonner sa soumission à l’autorité religieuse.

N’est-ce pas que ces passages que je viens de lire concordent avec, les idées avancées de M. Sellier ? M. Rougeaud, prenons garde ! je le répète : il y a dans nos villes, des hommes payés pour nous calomnier de même que nos écoles. Des compatriotes se font l’écho de ces menteurs qui marchent sur les traces de leur père : Voltaire. Ces hommes font une guerre sourde à nos institutions ; ils cherchent en plus à entraver le bien que fait le clergé ; pour cela, ils osent prendre en pitié le peuple canadien, qu’ils trouvent trop soumis à ses prêtres. M. Sellier suit, lui aussi, le programme de la secte. Il ridiculise nos paroissiens, et calomnie une excellente institutrice : parce qu’elle l’embarrasse. Remarquez que les mécontents ne m’ébranleront pas : Melle  Bonneterre restera à son poste, en dépit de leurs arguments !

— Vous oubliez que les commissaires veulent un changement ; qu’ils sont seuls chargés de l’engagement des maîtresses !

— Je ne l’oublie pas ; ce que je sais encore, c’est que d’ordinaire, on n’engage pas une institutrice sans me consulter.

— Croyez-vous, reprit Rougeaud, que nous allons subir cet esclavage plus longtemps. Comme le dit si bien, M. Sellier : l’engagement des maîtresses regarde les commissaires, pas les cures !

M. Sellier est libre de dire ce qu’il veut, lui ; c’est un étranger qui souffle ici le vent de la discorde. Il voudrait convaincre nos gens, par ses discours, que le prêtre n’a de place nulle part ; s’il est une question qui intéresse le clergé, c’est celle de l’enseignement, d’ailleurs ses menées pour conserver l’auberge parmi nous, les moyens vils dont il se sert, me disent assez que cet homme n’a plus aucun sentiment religieux. C’est, encore une fois, la vengeance qui le pousse à critiquer l’enseignement qu’on donne à notre école. M. Rougeaud, vous faites une œuvre malsaine ; le bon Dieu ne vous bénira pas.

— Comme cela, vous prétendez ?

— Je prétends que Sellier est un impie, et que vous êtes son bras droit. Je suis content d’avoir l’occasion une bonne fois de vous dire ce que j’ai sur le cœur ; je ne vous reconnais plus ; la lutte indigne que vous soutenez contre moi ne vous portera pas bonheur. En ami de votre âme, soyez en garde contre cet homme : il vous perdra. Quant à Melle  Bonneterre, je vous le répète, elle restera à son poste.

— Les commissaires demandent un changement ; il se fera !

— Vous faites erreur, je suis allé aux informations et vous êtes seul à vous plaindre, vous et votre Sellier, le renégat !

À ces mots, Rougeaud, devint pâle de colère ; il se leva et dit avec insolence : M. Sellier a parfaitement raison : ce sont les curés qui perdent la religion en voulant tout conduire !

M. Héroux d’un ton calme reprit : Décidément je ne vous reconnais plus ; vous n’êtes plus le fils de votre père. Quoi ! avez-vous oublié ses recommandations ? Faites donc attention ! Sellier vous perdra.

— Dans tous les cas, je n’ai que faire de vos reproches ; si je me perds, cela ne vous regarde pas !

À ces paroles, M. le Curé de dire : Il est une affaire qui me regarde : Melle  Bonneterre restera à son poste !

— Pour cela, jamais ! Je m’y opposerai de toutes mes forces ! Je la hais, je vous hais, je hais tous les curés du monde !

— Moi, je vous aime, dit M. Héroux avec douceur, j’aime votre âme ; je voudrais vous sauver. Encore une fois défiez-vous de Sellier, c’est un chenapan !

— Ne dites plus cela, M. le Curé, ou je vous… et, ce disant, il leva sa main sacrilège sur le prêtre qu’il frappa en pleine figure.

— Malheureux, dit ce dernier ! tu oublies qui tu frappes ! Tu oublies ces paroles de nos saints livres : Nolite tangere Christos meos, « Ne touchez pas à mes Christs » !

Mais, déjà, Rougeaud ne l’entendait plus. Honteux de sa violence, il était sorti précipitamment.

Le dimanche suivant les commissaires s’assemblèrent moins Rougeaud ; d’un commun accord on renouvela l’engagement de Melle  Bonneterre.




CHAPITRE XVIII

À LA VEILLE DE LA BATAILLE


Au Canada la belle saison s’écoule, hélas ! avec la rapidité de l’éclair. Les mois de juillet et d’août ont bientôt fait place au mois de septembre, qui, sous bien des rapports, le plus souvent, est le plus beau mois de l’année. En septembre, en effet, les grandes chaleurs sont rares ; le ciel est d’une pureté remarquable ; les nuits fraîches invitent à prendre un sommeil réparateur ; ce mois est idéal. À la campagne surtout l’atmosphère est pure, presque sans nuage ; l’herbe des champs, les bois, les collines prennent des teintes, des nuances plus ou moins variées. La nature entière se fait pour ainsi dire plus belle, plus éblouissante, plus captivante, sans doute, pour se faire plus vivement regretter ; car, bientôt les premières gelées octobre viendront ternir ces beautés, assombrir ce tableau dont la vue réjouit les pauvres humains.

Avec le mois de septembre, nos écoles ouvrent leurs portes et les élèves entrent en classe. Marie Bonneterre, cette fois encore, eut la consolation de retourner à ses fonctions qu’elle chérissait tant. Elle avait pu surmonter les intrigues de Rougeaud et de Sellier. On comprend que ces deux apôtres, vexés, supportèrent difficilement leur échec. Cependant, tout reprit son cours normal ; les mois d’automne arrivèrent, avec eux, la question de l’auberge.

M. Héroux, dès le mois de décembre, entretint ses amis des projets qu’il avait formés pour réussir dans sa Hutte. MM. de Verneuil, l’Ami, Bonneterre, le visitaient plus souvent ; l’on dressait des plans pour déjouer ceux de Sellier.

La question des auberges au Canada présente des difficultés incroyables. Il y aura toujours des Canadiens capables de soulever les passions pour défendre ces lieux dangereux. Il n’est pas d’arguments, il n’est pas d’armes qu’ils n’emploieront pour réussir. Un instant, on croira que la question est terminée, que l’auberge est « enterrée » ; mais, à la surprise générale, le jour suivant, l’évidence prouvera le contraire. Partout et toujours les amis de la dive bouteille travailleront pour conserver l’auberge, ruine de nos campagnes. La question des licences peut se comparer au dragon à sept têtes dont parlent les bonnes mamans à leurs petits-enfants. Un moment on a réussi à trancher six têtes de l’animal, mais, hélas ! on en a laissé une : celle-là suffit souvent pour recommencer la lutte et renverser les plus généreux combattants. D’ailleurs, comme nous avons eu l’occasion de le dire déjà, la loi de la Province favorise les débits de liqueurs. Chaque municipalité peut accorder une licence d’auberge à tout individu qui en fait la demande, pourvu qu’il présente une requête revêtue de vingt-cinq signatures des contribuables. Il est évident qu’on trouve toujours facilement ces signatures : l’hôtelier a des parents, des amis, des alliés, qui seront pour lui. Il saura se gagner les faveurs des conseillers, en les recevant avec politesse à son auberge, leur payant « un petit-coup » : ce qui produit un effet magique sur beaucoup de personnes. Il y a plus : celui qui veut conserver ou obtenir une licence, saura, dans le temps, donner même à ses acolytes, une forte récompense pour stimuler leur zèle. Dites-moi, si avec de tels moyens, on ne peut obtenir le nombre de signatures exigées par la loi !

S’agit-il de faire annuler cette demande… La même loi réclame les signatures de la majorité des contribuables. Alors, comment connaîtrons-nous qu’une paroisse est opposée à l’auberge ? Il faudra se mettre sur le chemin, voir chacun des paroissiens, exiger leur signature et cela, autant de fois qu’il y aura de demandes adressées au Conseil. Cette loi n’est-elle pas absurde ? Elle l’est en effet, il faudrait l’amender.

M. Héroux et ses amis préparaient en secret leurs plans d’attaque. « Si nous voulons réussir, disait l’Ami, nous devons cette année jeter Rougeaud et Labouteille par-dessus bord. Le temps de Rougeaud et de Labouteille comme maire et conseiller expire bientôt ; profitons de cette occasion pour faire élire deux conseillers favorables à la tempérance.

— Jusqu’aujourd’hui c’est maître Rougeaud qui s’est chargé de choisir les hommes à présenter : ce temps est passé, dit M. de Verneuil, et nous avons en effet le devoir de lui montrer qu’il n’est pas l’homme nécessaire, indispensable au bon fonctionnement de la municipalité.

— Prenons garde, reprit l’Ami de réveiller les préjugés politiques ! Vous savez personnellement que la politique est mêlée à tout dans cette paroisse.

— Je vous conseillerais, ajouta le Curé, de choisir pour cette raison Charles Langevin, c’est un excellent chrétien et un ami de la tempérance. Si nos adversaires veulent, pour mêler nos cartes, amener la question sur le terrain politique, ce qui est fort à craindre, nous les divisons, par le fait même, entre eux, car Langevin est un libéral connu et justement estimé.

— Très bien, M. le Curé, dit de Verneuil, mais il ne faut pas oublier que ces gens-là suivent les « tours » pour les élections dans leurs rangs respectifs. Cette année, c’est au tour de J. B. Latulle ; si l’on choisit M. Langevin sans en parler à ce dernier, ils se ligueront contre nous : se croyant lésés dans leurs droits.

— Voici, dit en concluant M. Héroux, vous irez demander à Latulle qu’il se prononce carrément sur la question de l’auberge. Pour mettre la division dans le camp de nos adversaires, vous prendrez quatre ou cinq bons libéraux et autant de conservateurs, et, ensemble, vous irez en délégation proposer la charge de conseiller à M. Latulle. S’il ne veut pas se prononcer séance tenante contre la licence vous l’offrirez à Charles Langevin. Vous suivrez la même ligne de conduite pour M. Larfeuil qui doit remplacer Labouteille.

Le lendemain de cette entrevue, M. de Verneuil et Bonneterre, avec cinq libéraux et autant de conservateurs se rendirent chez Latulle et lui firent part du but de leur visite.

Latulle excessivement embarrassé ne sut que répondre. M. de Verneuil lui dit alors : « M. Latulle, vous voyez ici de vos amis libéraux et conservateurs qui viennent vous demander de répondre à cette question. Êtes-vous, oui ou non, pour l’auberge ? Nous attendrons votre réponse ; nous devons l’avoir avant de partir.

— Messieurs, dit Latulle, je ne peux me prononcer ce soir.

— Très bien, nous en avons assez pour que vous ne soyez pas mortifié si on offre la charge de conseiller à celui qui se déclarera contre l’auberge : les élections se feront sur cette question cette année !

— Il n’est pas un conseiller qui puisse se prononcer d’avance ; vous connaissez le serment d’office !

M. Latulle, dit M. de Verneuil, nous savons à quoi nous en tenir là-dessus. Lorsqu’un conseiller prend possession de sa charge il prête serment de veiller aux meilleurs intérêts de ses co-paroissiens. Et il n’est pas d’intérêt plus grand, de devoirs plus impérieux, qui incombent au conseiller que celui de faire la guerre à l’auberge. Est-ce là votre dernier mot, M. Latulle ? Sur la réponse affirmative de ce dernier, tout le monde sortit, et l’on se dirigea chez Charles Langevin, qui accepta avec empressement une charge qui le mettait en état d’aider son cher et vénéré pasteur.

Le soir même, tous se rendirent chez Larfeuil qui, lui aussi, se déclara ouvertement contre l’auberge. De retour au presbytère, M. de Verneuil dit à M. Héroux : cette fois, nous tenons notre Rougeaud.

— Tout n’est pas fini, dit le Curé, veillons et prions, la lutte ne fait que de recommencer. Mais, à la grâce de Dieu !




CHAPITRE XIX

OÙ LA POLITIQUE JOUE SON ROLE


Ainsi que l’avaient prévu les amis de la tempérance, Rougeaud et Sellier se fâchèrent tout rouge en apprenant les démarches qu’on avait faites auprès de Latulle et de Langevin, avec le résultat que l’on sait. Ils tinrent conseil.

Tu vois, dit Sellier à son copain, nous serons battus si nous ne savons jouer finement nos cartes. Le Curé veut nous couler ; à toi de m’aider ; il faut crier bien fort, hurler contre ces empiétements du clergé, former une opinion que les prêtres n’ont pas d’affaires dans les élections municipales, et que ce qui vient de se passer est de l’influence indue…

— Sellier, dit Rougeaud, comme toujours, je serai au poste, mais il faut que vous me secondiez ; vous savez que c’est moi que l’on met de côté, raison de plus pour que vous agissiez.

— J’y serai, avait dit Sellier.

Afin d’éclairer les esprits ils réunirent leurs amis, ceux sur qui ils avaient raison de compter ; et, comme ils étaient gagnés d’avance, l’affaire fut vite bâclée. Alors ils convoquèrent des assemblées où tout le monde était invité. À force d’intrigues, ils parvinrent à semer la division parmi les catholiques soit libéraux soit conservateurs de la paroisse.

Rougeaud ne perdit pas son temps. Le Curé, disait-il, n’a pas le droit de se mêler des affaires de la municipalité, ça regarde uniquement les paroissiens ; il se déplace ; il cabale les femmes, les veuves. Ces arguments, plusieurs fois répétés, produisent toujours un certain effet, principalement chez les buveurs, les catholiques appelés avec justesse « catholiques à gros grains ».

Du reste, bon nombre de chrétiens dans ces questions préfèrent entendre un de ces hâbleurs que de suivre la ligne de conduite tracée par le curé.

Au cours d’une de ces assemblées publiques où par hasard assistait Bonneterre, et dans laquelle maître Rougeaud avait probablement pour la centième fois émis l’opinion que la question des auberges est indépendante des curés, il ajouta qu’il était allé voir l’Évêque du diocèse et que celui-ci avait affirmé lui-même qu’un curé n’a pas d’affaires là-dedans et qu’il avait en mains une lettre épiscopale pour le prouver… Bonneterre bondit à cet affreux mensonge et d’une voix forte qui fut entendue de l’assemblée, il demanda à Rougeaud, depuis quelle date Mgr  faisait-il connaître ses décisions par la voix des paroissiens, contrairement à l’ordre établi par l’Église qui veut que les lettres épiscopales soient promulguées par les pasteurs du haut de la chaire ! L’auditoire, voyant Rougeaud pris au piège, éclata de rire. Et notre apôtre comprit qu’il avait été trop loin.

Tandis qu’il faisait ce tapage, tout haut, Sellier travaillait en secret. Il avisa Latulle et Prentout et leur dit : « Messieurs, si vous m’aidez dans cette campagne je vous récompenserai soyez-en sûr. Vous êtes en bons termes avec M. Héroux vous allez lui offrir un compromis. Dites-lui que s’il veut accepter Bancheron, c’est un conservateur, au lieu de Langevin, qu’il n’y aura pas de lutte ; sinon, il y aura des élections ; que la paroisse est montée, et qu’il va tout perdre ; vous avez bien compris, n’est-ce pas ? »

Latulle et Prentout se rendirent au presbytère. En les voyant M. Héroux devina leurs desseins. Ils s’acquittèrent d’ailleurs à la perfection de leur commission. Ils insistèrent sur leurs bonnes intentions ; donnèrent les meilleurs arguments en faveur de leur cause ; protestèrent de leur soumission à leur digne Curé ; ils débitèrent cela avec tant de bonne grâce qu’ils ébranlèrent pour un instant ses résolutions. « Vous êtes le père de tous les paroissiens, dit Latulle, vous devez tous les aimer ; comme père vous devez éviter de froisser les esprits. Les choses telles que passées froissent le plus grand nombre des conservateurs. Plusieurs libéraux sont du même avis. En abandonnant votre candidat pour un autre, qui, lui aussi, est opposé à l’auberge, vous montrez que vous n’avez pas de préféré…

Ce discours aurait pu faire un réel dommage à la cause de la tempérance. Heureusement que M. Héroux leur fit entendre qu’il ne reviendrait point sur sa détermination. Ce qui a été fait, dit-il, est bien fait et je le laisse fait. Un peu vexés, les envoyés de Sellier se retirèrent en disant encore une fois au Curé qu’il jouait gros jeu, qu’il s’exposait à tout perdre.

Cette démarche remua cependant M. Héroux ; il réfléchit toute la soirée sur ce qui venait de lui être proposé. Et il trouva que c’était peut-être le moyen d’éviter la division au milieu de sa paroisse, division toujours si pénible…

Le jour suivant, après avoir dit la Sainte Messe avec sa ferveur accoutumée, il vit venir à lui Bonneterre. Au presbytère, M. Héroux lui fit part de ses intentions.

— Ne faites pas cela, M. le Curé, ce serait compromettre votre cause. Nos adversaires sont à bout d’arguments, et en voici la preuve. Cette nuit même, les messieurs qui vous ont parlé hier, sont venus avec une dizaine d’autres pour m’offrir la charge de conseiller, et avec cela celle du maire, si je le voulais. Longtemps ils ont travaillé à me faire accepter, je leur ai déclaré que jamais je ne le ferais. Latulle me dit : M. Bonneterre vous, conservateur, vous laissez votre place à un libéral, c’est une honte… ! » Et que d’énormités il a débitées, le cher homme ! À la fin je lui ai dit : « Mon ami, retournez chez vous je ne reviendrai pas sur la parole que j’ai donnée à M. Langevin. Tout libéral qu’il est, il a promis de voter contre l’auberge, il n’est pas question de politique aujourd’hui, mais de tempérance ! Personne ne me reprochera d’avoir manqué à ma parole d’honneur ! »

Latulle reprit : « Il y aura des élections, aucun ne voudra appuyer Langevin ! » — « Quand même je serais seul au Conseil pour proposer le nom de M. Langevin, et que je ne serais pas secondé, je me rendrai et ferai mon devoir. » — « Très bien parlé », dit un des assistants, que la mâle fierté de Bonneterre avait converti, je vous seconderai. — Sur ce, M. le Curé, ils sont partis. C’est pour vous prévenir de ces faits que je suis venu. Tenez bon, nous aurons la victoire. C’est demain le jour de l’épreuve. Priez pour vos amis et confiance encore une fois !

Le lendemain dès neuf heures la salle était comble. Rougeaud et ses partisans se tenaient dans un Coin. M. de Verneuil, Bonneterre, l’Ami, et d’autres jasaient en silence. On sentait la poudre dans l’air : une simple étincelle pouvait mettre, le feu. À l’heure réglementaire on invita les gens à proposer leurs candidats. M.  Bonneterre s’avança d’un air résolu. Je propose, dit-il, M. Charles Langevin à la place de M. Rougeaud : un autre proposa le nom de M. Larfeuil en lieu et place de M. Labouteille.

M. de Verneuil seconda la motion. Un silence de mort régna dans l’assemblée. La colère montait au visage de Rougeaud, qui frémissait en lui-même. Combien elle parut longue à M. Bonneterre l’heure accordée pour permettre ces délibérations ! Au moment fixé par la loi, l’heure expirée, M. Langevin et Larfeuil furent déclarés élus.

— Nous sommes battus, dit Rougeaud à Sellier !

— Tas d’imbéciles que sont les Canadiens ! fit ce dernier.

— Vive Dieu ! dit M. de Verneuil à son ami Bonneterre, qui tremblait d’émotion et de joie ! Voilà le commencement de la victoire !





CHAPITRE XX

VICTOIRE !


À la première réunion régulière du Conseil, les nouveaux élus prirent possession de leurs places respectives. C’étaient : MM. Langevin, Larfeuil, de Verneuil, Grinchu, Prentout, l’Ami et Boisleau.

Charles Langevin fut élu maire à l’unanimité.

Les amis de la tempérance pensaient que, dans cette séance, du moins, aucune discussion ne viendrait assombrir ce jour, regardé comme celui de la victoire.

Après les affaires de routine, Grinchu se leva, et secondé par Prentout, proposa que le Conseil accordât une licence d’auberge à M. Rougeaud, qui, disait-il, avait remis entre les mains du secrétaire une requête revêtue du nombre de signatures exigées par la loi.

Des cris d’indignation s’élevèrent dans la salle ; le maire imposa silence.

M. de Verneuil, le silence rétabli, se leva, et d’une voix ferme dit :

— Les Conseillers ne doivent pas même considérer la présente requête.

M. Boisleau seconda la motion.

Alors s’engagea une discussion qui mérite d’être rapportée ici.

Grinchu, en colère, revint à la charge.

— C’est une nécessité qui s’impose pour le bien de la paroisse ! Il nous faut une auberge : les Conseillers qui s’y opposent font œuvre de mauvais citoyens.

Sur ces paroles, M. de Verneuil reprit :

— L’intérêt bien compris des paroissiens demande qu’on refuse toute tentative de cette nature. Trop longtemps l’auberge a servi à enrichir un seul d’entre nous, et à faire souffrir la majorité de la population. En rejetant la demande de M. Rougeaud, nous faisons acte de chrétiens et de bons citoyens.

Grinchu de répondre :

M. de Verneuil, il y a des citoyens qui sont aussi bons catholiques que vous et qui désirent une auberge : ce ne sont pas des hypocrites ceux-là.

Prentout, à son tour, s’écria :

— La paroisse reçoit de cette auberge la somme de $150.00 c’est bon à prendre. Mais il y a plus : si M. Rougeaud n’obtient pas sa licence, M. Sellier fermera son moulin et la paroisse en souffrira.

Ce fut l’Ami qui répondit :

M. Prentout veut-il me dire quel est le véritable postulateur de cette licence ? Il expliquera alors pourquoi M. Sellier met tant d’énergie dans cette lutte.

— Je répondrai à cette demande, M. l’Ami, si vous voulez me dire quel prix on vous a acheté, l’an passé. Cette année est-ce qu’il ne vous aurait pas convenu.

— Monsieur, dit l’Ami, je ne vous insulte pas ; je fais mon devoir en voulant réparer une faute passée, commise par faiblesse.

Il allait continuer, quand M. le Maire l’interrompit :

— Laissons, dit-il, les choses passées de côté ; occupons-nous du présent. Jetons cette requête au panier : c’est là le seul moyen de rendre service à la paroisse. Que M. Sellier ferme son moulin s’il le veut ; il montre par là combien il est intéressé dans l’auberge. Prenons le vote.

— Pour moi, dit Larfeuil, je pense comme MM. Grinchu et Prentout : la paroisse a besoin des $150.00 et du moulin de M. Sellier.

À cet aveu fait au moment où personne ne s’y attendait, il y eut des clameurs. Les amis de la tempérance crièrent honte ! les partisans de Sellier applaudirent.

Grinchu, profitant de l’excitation générale continua le débat.

— Les Conseillers, dit-il, vont-ils priver les paroissiens de leur liberté ? C’est ridicule ! Il est juste que chacun se conduise comme il l’entend. Personne n’a le droit d’empêcher un autre de prendre un coup. Que chacun se mêle de ses affaires, et tout sera pour le mieux.

— Vous faites erreur, dit M. Langevin à son tour. Si dans cette paroisse il y a des ivrognes, des gens enclins à dépenser leur argent, à faire souffrir leur famille, nous avons le devoir de les prémunir contre cette passion. Nous devons, pour cela, leur enlever l’occasion prochaine de tomber en refusant toute demande de licence. Nous les sauverons ainsi malgré eux !

— Et si M. Sellier ferme son moulin ?

— Je promets d’en bâtir un, dit M. de Verneuil ; je n’aurai pas besoin d’auberge pour le faire fonctionner.

Sur ces dernières paroles, on prit le vote.

Comme on s’y attendait, MM. de Verneuil, Boisleau, l’Ami, furent contre l’auberge. M. Langevin dut lui aussi prendre part à cette votation.

Les amis de l’aubergiste donnèrent leurs votes en sa faveur.

Enfin, la cause de la tempérance triomphait. La paroisse se débarrassait de cette boutique du crime ; et les paroissiens reprenaient leur indépendance.

— Dieu soit loué, dit M. Héroux, en apprenant cette bonne nouvelle. C’est la délivrance ! Puissent nos bonnes gens comprendre ce grand bienfait !




CHAPITRE XXI

LA RÉCOMPENSE DU CRIME


Confus, humiliés, Rougeaud et ses partisans sortirent de la salle, en proférant des paroles grossières, des menaces à l’adresse des tempérants. Sellier ne se comptait pas encore pour battu. Pour arriver à son but, il ordonna à Bonvin de se montrer généreux envers les amis de sa cause.

L’alcool coula à flots dans la paroisse, tout le temps qu’il fut permis à l’aubergiste d’en livrer au public.

Bonvin alla encore plus loin. Un jour que M. Héroux, au cours de son sermon avait félicité ses chers paroissiens de leur belle conduite, il fit distribuer à la porte même de l’église des annonces pour offrir en vente ses boissons au rabais.

On pouvait lire :

« Profitez du bon marché ; c’est la dernière chance pour vous, paroissiens de Notre-Dame, de vous procurer à bon marché des boissons de première qualité.

« À partir de la semaine prochaine, vous devrez vous contenter de boire de l’eau de barbotes : d’après la décision des fortes têtes du Conseil de cette paroisse. »

Là, ne s’arrêtèrent pas les insultes. Les honnêtes gens, les bons chrétiens eurent à souffrir longtemps de tours, de perfidies, que les hommes de Sellier, poussés par l’alcool, ne rougissaient pas de faire au grand jour.

— Pourvu, disait-on, qu’ils n’en viennent pas aux dernières extrémités !

Enfin les semaines s’écoulèrent, et l’on crut que l’orage était terminé.

Quand, un soir de grande chaleur, pendant le mois de juillet, tandis que le vent soufflait avec violence, le feu se déclara dans la maison et les bâtiments de M. Bonneterre. Ce fut une Dame Verchères qui donna l’alarme.

La cloche de l’église, sonnée à toute volée, fit accourir les paroissiens au secours des incendiés. Toutefois le vent propagea les flammes sur les maisons voisines et plusieurs furent consumées.

M. Bonneterre reçut l’hospitalité chez une personne charitable. Ce brave citoyen avait perdu tout ce qu’il possédait. M. Héroux vint le consoler dans son malheur.

Cet événement jeta d’émoi dans la paroisse. On fit une enquête, et l’on en vint à la conclusion que le feu avait été allumé par une main criminelle.

Comme quelques jours auparavant, au cours d’une, dispute avec Bonneterre, Rougeaud avait menacé ce dernier de se venger, les soupçons se portèrent sur lui. Bien plus, Mme Verchères déclara que, la nuit du crime, elle avait vu rôder ce triste personnage aux alentours de la maison de son voisin.

Enfin, soit remords, soit pour fléchir le tribunal, Rougeaud lui-même avoua sa faute.

On le condamna à payer les dommages qui s’élevaient à environ $4000.00 et à passer six mois en prison. En le voyant partir pour ce lieu infâme, Sellier, pour le consoler lui dit : « Courage, je te récompenserai. » C’est avec cette promesse qu’il payait les services de cet homme à tout faire, depuis plusieurs années déjà. Il lui avait bien fait quelques largesses de temps en temps, sans cependant jamais régler ses comptes avec lui.

« Je suis seul en ce monde, disait-il encore, je n’ai pas d’autres héritiers que toi. Si je meurs tu auras tout. »

Rougeaud vivait ainsi dans l’espérance de devenir un jour le propriétaire des vastes possessions de son maître. Tout le monde fut content de voir cet homme enfermé une fois pour expier ses crimes.

Quant à Sellier, laissé seul, il se livra à la boisson d’une manière excessive ; il ne dérougissait plus. Ses hommes ne se cachaient pas pour dire qu’ils croyaient le trouver quelque jour sans vie.

Ces appréhensions devaient se réaliser. Dieu châtie souvent dès cette vie ceux qui ne craignent pas de faire la guerre à la religion et à ses prêtres. Il les abandonne à eux-mêmes, et lorsque la mesure est pleine, il frappe ces malheureux de sa main vengeresse.

Un jour que, comme à l’ordinaire, Sellier était en état d’ivresse et qu’il regardait ses hommes, occupés à abattre un gros arbre, il fut frappé à la tête par une branche avec une telle violence, qu’il fut tué instantanément.

Les hommes du moulin le portèrent à sa maison. Un médecin, mandé en toute hâte, ne put que constater la mort.

Quelle triste fin ! Grand Dieu ! Quel exemple pour ceux-là qui, aujourd’hui encore, ne craignent pas de faire la guerre à Dieu et à ses ministres ! Les paroles du saint homme Job ne sont-elles pas toujours d’une remarquable actualité :

Pour moi, je l’ai vu, ceux qui labourent l’iniquité
Et qui sèment l’injustice, en moissonnent les fruits ;
Au souffle de Dieu ils périssent,
Ils sont consumés par le vent de sa colère.[7]

Sellier fut enterré près du moulin, ainsi qu’il l’avait demandé dans son testament. Contrairement à ce qu’il avait promis à Rougeaud, il léguait tous ses biens à un de ses frères qui vivait encore en France.

Ce dernier, ayant appris la fin de l’infortuné arriva un jour dans la paroisse et mit ses moulins et ses terres en vente.

M. de Verneuil se porta acquéreur des moulins.

Rougeaud, du fond de son cachot, voulut réclamer ce que Sellier lui devait. Mais, malheureusement pour lui, il n’avait aucune preuve à montrer pour établir la légitimité de ses réclamations.

On lui abandonna toutefois un millier de piastres sur la demande des employés de Sellier qui intercédèrent pour lui.

Rougeaud, une fois en liberté, revint à Notre-Dame, vendit le peu de biens qu’il possédait et s’enfuit aux États-Unis pour cacher sa honte.

Pendant que ces événements se passaient, la paroisse était venue en aide aux incendiés.

Comme la Providence veille sur ses enfants et qu’elle ne permet l’épreuve que pour leur plus grand bien, le malheur qui fondit sur M. Bonneterre fut la cause que M. de Verneuil vint plusieurs fois le visiter. Chaque fois le plus âgé de ses fils se faisait un plaisir de l’accompagner.

Il trouva Marie Bonneterre charmante ; celle-ci, de son côté éprouva-t-elle les mêmes sentiments à son égard ? C’est très probable puisqu’ils promirent qu’ils s’uniraient par les liens du mariage à la fin des récoltes : ce qui eut lieu en effet.


ÉPILOGUE.


Il n’y a pas longtemps, un prêtre canadien des États-Unis vint visiter le bon Curé de Notre-Dame de la Pointe-aux-Foins.

Au cours d’un sermon qu’il donna, il dit :

« Vous avez connu un homme, appelé Jules Rougeaud, parti depuis peu du milieu de vous. Il vient de mourir dans ma paroisse, et c’est moi qui l’ai assisté.

Il m’a chargé de venir moi-même demander pardon à votre vénérable Curé, et à vous tous, chers paroissiens qui l’avez connu. Son repentir a été sincère.

« Ah ! s’écriait-il, si j’avais su ce que c’est que de faire la guerre à son Curé ? Si j’avais suivi les conseils de mon père mourant ! je ne serais pas descendu si bas.

« J’ai tout fait pour conserver l’auberge de mon village. J’ai pris les moyens les plus vils ; j’ai même frappé en pleine figure mon Curé !

« Hélas ! je me suis aperçu trop tard que Dieu est plus fort que le démon. Puisse mon exemple servir aux autres !

« Demandez pardon à M. Héroux pour moi ; suppliez aussi mes anciens co-paroissiens de me pardonner eux-mêmes, espérant que Dieu aussi me fera miséricorde. »

Quelle leçon ! mes Frères, puisse-t-elle vous servir à tous !

Rougeaud a été perdu pour avoir fréquenté un impie ; mais il n’était pas corrompu comme son maître, et Dieu lui a donné le temps de se repentir, tandis que l’autre… celui-là a vu se réaliser les paroles du psalmiste, paroles qui doivent faire trembler ceux qui marchent sur ses traces :

J’ai vu l’impie au comble de la puissance ;
Il s’étendait comme l’arbre verdoyant.
J’ai passé et il n’était plus ;
Je l’ai cherché, et il ne se trouvait plus.[8]

Le bon curé a retrouvé depuis sa gaieté d’autrefois et ne songe plus à quitter ses chers paroissiens qui comprennent maintenant tout ce qu’ils lui doivent pour les avoir débarrassés de leur auberge.

Deux vicaires partagent ses travaux apostoliques. Il a acheté l’auberge, l’a fait réparer et agrandir. Des religieuses habitent aujourd’hui cette demeure, devenue une maison de prières. La paroisse se développe de plus en plus ; on sent que les bénédictions de Dieu descendent abondamment sur ceux qui le servent avec fidélité et qui obéissent à ses représentants sur la terre.

  1. C’est M. Armand Lavergne, député de Montmagny, qui, pour répondre aux vœux de l’Association de la Jeunesse Catholique Canadienne-Française, a bien voulu présenter cette loi au Parlement de Québec, à la session de 1909. Tout d’abord il y eut divergence d’opinions parmi nos représentants, plusieurs de ces derniers ne voulurent point l’accepter de crainte de froisser nos compatriotes d’origine anglaise et les grandes compagnies. Enfin, après mûre réflexion, la députation accepta cette loi ; mais, au Conseil législatif, on devait la tuer. En effet à la surprise du pays tout entier, les membres du Conseil ont refusé d’approuver cette loi, faite dans le but de protéger notre langue et nos intérêts nationaux ! Seuls, MM. Chapais et les membres du même Conseil, conservateurs, moins un anglais, se sont montrés fermes et dignes. Honneur à eux ; mais honte à ceux qui, par une lâche complaisance, ont sacrifié notre belle langue. Ils ont montré qu’ils approuvaient ce triste personnage qui, disait-il, ne voulait point voir renaître la domination française dans un pays anglais.

    Ceci pour servir à l’histoire.

  2. L’abbé Apolinaire Gingras, — « Au foyer de mon presbytère. »
  3. Cantique du saint vieillard Siméon : « Maintenant vous pouvez laisser partir votre serviteur. »
  4. Endroits où l’on vend des boissons fermentées sans licence.
  5. Des ouvrages anti-alcooliques de M. Ed. Rousseau, Alcool et Alcoolisme.
  6. Voici une étude intéressante : « Sur 100 condamnés pour meurtres, on trouve 53 alcooliques ; sur 100 vagabonds et mendiants, 70 alcooliques ; sur 100 incendiaires 57 alcooliques ; sur 100 condamnés pour coups et blessures 90 alcooliques. Chaque année, en France, l’alcoolisme produit en moyenne 7,60 inculpés de toutes catégories… Supprimez l’alcool, bannissez les boissons fortes et vous pourrez fermer les trois quarts des prisons. »
    Mgr GIBIER.
  7. Job. Ch. IV, versets 8, 9, 10.
  8. Psaume 36, versets 35 et 36.