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Autour d’une auberge/V

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Imprimerie de la « Croix » (p. 42-49).

CHAPITRE V.

OÙ ROUGEAUD ENTRE EN CAMPAGNE


Comme il l’avait promis, Rougeaud, le soir même de son entrevue avec Sellier, se mit en campagne. Il voulut, cette fois encore, suivre la marche ordinaire des années passées, qui lui avait toujours réussi. Il se rendit chez les gens du bas de la rivière qui, à de rares exceptions près, étaient pour lui des auxiliaires précieux et des apôtres de la dive bouteille. Ces gens, travaillant au moulin, n’auraient jamais voulu contrecarrer les idées par trop connues de Sellier. Aussi étaient-ils gagnés d’avance ; ils formaient un bloc inébranlable. Plusieurs d’entre eux, quoique catholiques, semblaient ne pas connaître le chemin de l’église.

Rougeaud, toutefois, en homme expérimenté, se gardait toujours de les consulter en public. Il les visitait un à un : c’était plus prudent et les objections qu’on pouvait soulever, bien que peu à craindre, étaient plus facilement résolues.

Tu es pour nous cette année, Clément ? — Comme toujours, Monsieur Rougeaud. — Et de un, pensait notre apôtre. La lutte va être chaude, soufflait-il à un autre. — Vous croyez ? — Dame, si l’on se croise les bras… — Dans tous les cas, M. Rougeaud, comptez sur moi et sur Baptiste.

Ce soir-là, le zélé compère visita une dizaine de familles, toutes plus ou moins atteintes du mal qui ronge notre société : l’ivrognerie. Il n’était pas tard, le lendemain, lorsque Rougeaud se rendit au moulin pour rendre compte à son maître du résultat de ses premières démarches. — Tant mieux ! dit Sellier, plus les affaires iront rondement, mieux nous réussirons. Prenons le devant, car si ton vieux « porteur de soutane » se met dans la tête de faire la lutte qu’il dit, ça va être chaud. Pour moi, je ne comprends pas, Rougeaud, que des hommes intelligents comme les Canadiens se laissent faire la leçon sans rien dire, et qu’ils se laissent prendre ainsi aux beaux discours de ces calotins qui, après tout, sont payés pour vivre grassement, tandis que vous autres, vous ne recevez que des injures. Tiens !… Rougeaud, si c’était la mode dans le pays, tu verrais tes chers curés, et des premiers, tenir des auberges pour s’enrichir ! Oh ! alors, ils ne diraient plus rien ! La religion, tu sais, je la connais, c’est de l’argent, toujours de l’argent !

Ce jour-là, Sellier était en verve, et il en débita longuement sur le compte des pauvres curés…

Rougeaud, les deux soirs suivants, continua à visiter les familles du bas de la rivière. On le reçut partout avec politesse. N’était-il pas le digne représentant de Sellier, seigneur et maître de la place ? Quelques jeunes gens, cependant, à la grande surprise de Rougeaud, semblaient plus froids qu’à l’ordinaire… Bah ! après tout, se dit-il, notre affaire est en excellente voie. Jamais on n’aura l’audace de nous résister. Ils sont à la crèche ; et quand un homme sent la faim, il réfléchit à deux fois pour faire un coup de tête. Rassuré, par cette réflexion, il s’en revint chez lui, tout fier de son succès.

Sa tâche n’était pas finie ; le lendemain, comme il devait se transporter dans le rang du haut de la rivière, il devint plus perplexe. C’est là qu’habitent ce diable de Verneuil et le vieux Bonneterre. S’il fallait, se disait-il en lui-même, que je les rencontre ! De Verneuil a la parole facile, et pourrait bien battre la campagne. Par où commencer ? il en était là, lorsque tout à coup une idée qu’il trouva lumineuse lui traversa l’esprit. Le démon laisse rarement ses amis sans leur envoyer des secours en temps opportun. Tandis que les bons catholiques aiment mieux fuir la lutte, les mauvais, eux, sous l’inspiration de Satan, savent toujours combiner des plans pour réussir, dans leurs projets. — Tiens, se dit-il, ce soir il y a une partie de cartes chez Jean-Baptiste Latulle, si j’y allais ! Je pourrais, sans qu’il y paraisse le moins du monde, sonder le terrain. Groleau, Bancheron, Poulin seront peut-être là ? Qui sait, si ce n’est pas trop tard ? — Il attela son cheval à la hâte ; et s’en alla d’un bon train à la maison de Latulle. En moins d’une heure, il fut sur les lieux. Après avoir frappé d’un coup sec et avoir reçu une invitation d’entrer, il vit la porte s’ouvrir. Latulle lui souhaita la bienvenue. Deux voisins, Bancheron et Poulin, avec leurs femmes, faisaient la partie de cartes. En le voyant, les hommes se levèrent pour lui donner la main.

— Ne vous dérangez pas pour moi, dit Rougeaud, je ne veux pas être longtemps. J’ai affaire à M. Latulle, et je retourne.

— Mais, qu’est-ce qui vous presse, dit ce dernier, vous ne venez pas souvent. Que ne faites-vous un bout de veillée avec nous ?

Rougeaud se fit prier un peu, puis à la fin, consentit.

— Tout le monde se porte bien par ici ? dit-il.

— Très bien même, et chez vous ? fit Latulle.

— Sur les roulettes à la maison ; mais je ne parle pas de Jeannette, ma fille de quinze ans, qui souffre continuellement.

— Elle n’est pas mieux, la pauvrette, dit Mme Latulle, c’est bien de valeur !

— Non, reprit Rougeaud, tout de même elle traîne depuis longtemps ; les soins ne lui manquent pas non plus, le médecin vient la voir deux fois le jour.

— Je ne comprends pas pourquoi vous n’essayez pas à lui donner du « brandy », ça donne des forces, ça réchauffe et ça aiguise l’appétit. Pour moi, lorsque je me sens malade, mon vieux m’en prépare et je reviens tout de suite. Si vous lui donniez du vin et de la quinine, de la bière, « du porter », ça lui ferait un changement, et vous la verriez revenir votre fille. Voyez-vous, il faut lui faire du sang, la renforcir, et je vous assure que pour moi, si je n’en prenais pas, je ne serais pas si forte. Pas vrai, mon vieux ?

— C’est le cas, dit Latulle, la femme était toujours malade quand elle se faisait soigner par le médecin ; depuis qu’elle l’a laissé et qu’elle se soigne toute seule la voilà mieux.

Il n’y a rien de bon comme du « brandy » pour ces maux-là, ajouta Bancheron, j’en ai toujours à la maison.

Fier de voir la conversation s’engager sur le terrain de la bouteille, Rougeaud se garda bien de passer à d’autres sujets. Chacun conta ses maux, ses misères, et les remèdes infaillibles pour les guérir, c’étaient : l’alcool et les boissons fermentées. Cette erreur est généralement répandue dans nos campagnes. Cependant, selon les témoignages de médecins experts, la boisson ne réchauffe pas, loin de là ! elle ne guérit pas non plus ; ce n’est pas un tonique, et elle ne fait pas de sang. Ces arguments portent à faux, et la science médicale prouve, au contraire, que l’alcool engendre des maladies terribles…

Rougeaud, sûr du terrain, saisit l’occasion qui s’offrait si naturellement à lui pour demander à ces gens ce qu’ils pensaient du sermon du Curé.

— Dites-donc M. Catulle, vous étiez à l’église dimanche ?

— Sans doute ; et j’ai entendu le sermon : il ne veut pas de licence cette année, paraît-il.

— Que pense-t-on de cela, ici, dit notre apôtre ?

— Dame, pour moi, fit Latulle, je n’aime pas les abus. Il y a certainement des « jeunesses » qui en prennent trop et c’est blâmable. Je ne vois pas pourquoi, cependant, on priverait toute une paroisse d’une auberge à cause de ces ivrognes. S’ils veulent se tuer, c’est pour eux ! ! D’ailleurs, c’est si utile.

— Oui ! dit à son tour Mme Latulle ; et quand on est malade, on n’a pas besoin de faire des milles et des milles pour avoir de la boisson. On l’a sous la main ; ça vaut un docteur !

Tant mieux, pensa Rougeaud, en lui-même, voilà qui va bien.

— Et vous autres, les amis, dit-il tout haut ?

Bancheron et Poulin approuvèrent ce qui venait d’être dit ; Bancheron ajouta :

— Une auberge, M. Rougeaud, ça sa commodité ; on y trouve des remises pour mettre nos chevaux à l’abri du mauvais temps ; c’est là qu’on vend son foin, son grain, qu’on voit les amis, et, entre nous, une paroisse qui n’en a pas c’est une paroisse finie.

— Que pensent vos voisins ? je ne parle pas de Verneuil, c’est un hypocrite ! d’ailleurs il est dans la manche du Curé !

— De Verneuil travaille, à ce qu’il paraît, il cabale un peu partout, mais ça pas l’air de prendre, Bonneterre lui aide et sa fille aussi. Elle a même dit à ses enfants d’école : Que ceux qui ne pensent pas comme M. le Curé sur cette question sont des mauvais catholiques, et que ceux qui travaillent pour une licence font l’œuvre du diable… Pas vrai, fillette, dit Latulle à sa fille ?

Celle-ci confirma les dires de son père.

— Dans tous les cas, dit Rougeaud, si vous êtes avec nous la cause est bonne. Vous savez que la loi de la Province de Québec favorise les débits de boissons : il suffit qu’on apporte vingt-cinq signatures pour obtenir du Conseil une licence d’hôtel, tandis que, pour la faire refuser, nos adversaires ont besoin de la majorité. Donc formons un bloc ! ceux du bas sont avec nous, nous serons assez forts pour lutter contre tous les curés du monde. Comme le dit M. Sellier, après tout, ce sont eux qui perdent la religion ; ils veulent tout mener, tout conduire ; et avec cela, ils se font haïr.

— Dans tous les cas, dit Bancheron, en riant, les curés, il faut s’en défier, à les écouter faudrait être des saints, et puis, nous pouvons être honnêtes sans passer par tous leurs caprices…

Sur ces dernières remarques, qui montrent l’esprit de ces pauvres gens, Rougeaud retourna dans sa demeure, fier de sa soirée. Allons, pensa-t-il, les choses vont bien ! Vive Rougeaud !