Autour d’une auberge/X

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Imprimerie de la « Croix » (p. 97-104).

CHAPITRE X.

DERNIÈRES EXHORTATIONS


M. Héroux, mis au courant de ce qui venait de se passer, résolut de faire un dernier appel aux bons sentiments de ses paroissiens. Le dimanche suivant, au cours de son sermon, il expliqua à ses chers auditeurs la mission du prêtre auprès des âmes. « Le prêtre, dit-il, est placé par Dieu pour veiller sur le troupeau fidèle, le guider dans la voie du salut, le prémunir contre les dangers, le conduire à la vie éternelle. Par sa vocation sublime, il est chargé de chacune des âmes qui lui sont confiées ; aussi en répondra-t-il devant Dieu ! Si une seule venait à se perdre, par sa faute ou sa négligence, il en portera la responsabilité.

« Le prêtre, conscient de son devoir, doit, à cause de sa mission, s’élever contre les abus et contre les scandales. Il serait indigne de remplir les fonctions de son ministère s’il laissait faire le mal sans élever la voix pour avertir ses ouailles des dangers qu’ils courent. Que diriez-vous d’un père qui verrait son enfant jouer avec un couteau tranchant et qui, de crainte de lui faire de la peine, n’oserait le lui enlever ? Vous diriez avec raison que ce père est un insensé ou un sans-cœur.

« Un père qui aime son enfant ira même se précipiter dans le danger pour sauver ce cher petit être. Or, Mes Frères, le prêtre aime les âmes, toutes les âmes sont ses enfants ; c’est pour elles qu’il dépense sa vie, ses forces ; aussi doit-il, même au péril de sa vie, lutter contre les scandales qui se rencontrent si nombreux en ce monde. Et une des premières causes de ruine pour les âmes, pour les familles, c’est l’auberge. C’est à l’auberge que vont nos pères de famille, nos jeunes gens, c’est à cette école de tous les vices qu’ils apprennent à blasphémer, à boire, à négliger leurs devoirs les plus sacrés. Ils s’habituent dans l’oisiveté, perdent l’amour du travail, et se laissent aller peu à peu dans toutes sortes d’excès.

« Je comprends, Mes Frères, pourquoi le démon de l’alcool fait tant de bruit quand il est question dans une paroisse d’enlever cette cause de péchés. Ah ! il sait bien, le menteur, mettre sur le chemin des apôtres de la bouteille, qui emploieront toutes leurs énergies pour combattre le prêtre.

« Ils diront qu’une auberge est absolument nécessaire, donnant à entendre que la paroisse ne pourrait subsister sans elle, qu’il y va de l’intérêt d’un chacun ; que ce n’est pas du ressort du prêtre… et que sais-je encore ? S’ils voient que leurs arguments ne produisent pas les résultats qu’ils attendaient, ils se tourneront, les malheureux, contre le prêtre. Ils travailleront à soulever les passions contre le représentant de Dieu. Et les catholiques, je ne parle pas des méchants, mais les endormis, les lâches, feront quelquefois cause commune avec ces révoltés, ou du moins entendront sans les réprimer des propos infâmes, des accusations portées gratuitement contre celui qui les aime et qui veut, malgré eux, les sauver.

« Mais, laissez passer les années, et vous verrez que ces meneurs, ces révoltés, seront heureux un jour sur leur lit de mort de recevoir le prêtre qui lèvera sa main pour les bénir et leur pardonner.

« Si aujourd’hui je fais appel à cette paroisse pour combattre l’auberge, c’est pour répondre au vœu de Monseigneur l’Évêque qui le demande. C’est pour répondre à mon cœur de prêtre, de pasteur de vos âmes, car vous êtes mes enfants. Depuis tant d’années que je suis au milieu de vous, n’ai-je pas pris soin de vous, n’ai-je pas veillé sur chacun de vous ? Pourriez-vous refuser encore à votre vieux Curé ce qu’il demande quand vous savez que c’est pour votre bien ?

« Dites-moi si jamais l’aubergiste a eu soin de vos malades autant que moi, vous donné des directions plus sages que les miennes, vous a aidés à réparer les pertes que vous pouviez faire… ? Non ! toutes les fois que vous avez besoin de consolations, c’est à moi que vous les demandez… et vous avez raison, vous n’avez pas de meilleur ami que votre Curé.

« Ce sont ces titres d’ami et de père qui me poussent à travailler contre l’alcool. Car celui qui s’habitue à prendre de ce poison s’abrutit insensiblement. Les ravages de l’alcool sont incalculables. Que de maladies il engendre ! Cette boisson brûle les organes, l’estomac, le foie, le rein, le cœur. Elle occasionne les dérangements du cerveau, les syncopes du cœur, l’apoplexie, l’épilepsie, la démence… C’est la boisson qui peuple les asiles d’aliénés. Oh ! combien il est coupable le gouvernement de notre pays qui n’élève pas une digue puissante contre ce courant envahisseur, de crainte de voir ses revenus diminuer. Oui ! Mes Frères, les ministres, les députés, sont responsables de cet état de choses qu’ils tolèrent. Ils ont peur des hôteliers des grandes villes. Pourquoi reculent-ils ? pourquoi ne font-ils pas des lois sévères contre ces buvetiers ? pourquoi ne protègent-ils pas notre race contre l’alcool ? Pourquoi ?… je vais vous le dire : C’est que la plupart de nos représentants ont pour amis des hôteliers qui, dans les luttes électorales, mettent à leur disposition, pour corrompre le peuple, l’argent et l’alcool.

« La seconde Raison, c’est que l’alcool rapporte un bénéfice énorme au gouvernement. Mais ce bénéfice n’est pas clair… ! Non ! il y a des pertes : le gouvernement doit entretenir de son argent des asiles, des hôpitaux, qui recevront les milliers de fous que la boisson aura faits. Et les prisons ! qui les peuple ? Toujours l’alcool. C’est l’alcool qui cause les meurtres, les assauts, les injustices. Retranchez l’alcool, et vous enlèverez les deux-tiers des délits.[1]

« Voilà, Mes Frères, pour le pays en général. Que penser de cette paroisse où le mal n’est pas moins grand ? Combien de nos pères de famille, de nos jeunes gens qui vont à l’auberge et qui boivent ce qu’ils gagnent. Ce sont des scènes, des orgies qui suivent chacune de ces visites. Mais, il n’y a pas que ces misères.

« Combien de familles ont été ruinées parce que leurs chefs ont fréquenté les auberges ? Pouvons-nous compter les mauvais marchés, les dépenses inutiles de ces hommes ? Comprenez donc enfin que l’auberge est nuisible à vos plus chers intérêts. Oui ! pères de famille qui faites pleurer vos femmes et qui refusez à vos enfants le nécessaire, avez-vous perdu toute dignité ? Ne sentez-vous pas que vous êtes coupables en voulant conserver au milieu de vous la cause directe de votre ruine ? Vous devez, parce que vous êtes faibles, vous en éloigner, et l’éloigner de vos enfants. Rappelez-vous ce proverbe si souvent vrai : « Qui a bu boira. » Déjà, vous avez pris la résolution de ne plus fréquenter l’auberge, et cependant vous êtes retombés à quelque temps de là. Que faut-il conclure ? Que le temps est venu pour vous de vous liguer avec ceux qui veulent votre bonheur temporel et éternel.

« Vous devez cela à vos enfants. Rappelez-vous cet autre proverbe : « Tel père, tel fils. » Un père ivrogne fera de son fils, dans la plupart des cas, un ivrogne comme lui. Malheur ! mille fois malheur aux pères de famille adonnés à la boisson ! Honte à ces hommes, à ces êtres sans entrailles qui refusent à leurs enfants un morceau de pain pour avoir l’abominable plaisir de boire !

« Qui dira les larmes que l’auberge a fait répandre à nos bonnes mères de familles ? Que de nuits sans sommeil, passées dans l’inquiétude, pour attendre le mari qui ne vient pas !

« Je fais appel encore à la jeunesse de cette paroisse. Jeunes hommes qui entrez dans la vie, qui voulez vous établir bientôt, voulez-vous être heureux ? Fuyez les auberges et les compagnons qui vous y conduiraient. Écoutez la voix de celui qui aime le plus vos âmes : la voix du prêtre qui vous dit : Soyez sobres ; fuyez l’alcool ; il n’y a de bonheur que dans la sobriété et la tempérance. Unissez-vous donc à votre Curé, dans cette campagne. Suppliez vos pères de se montrer apôtres dans cette lutte.

« Vieillards qui descendrez dans la tombe bientôt, vous avez peut-être des scandales à réparer ? Profitez de cette occasion qui, naturellement, s’offre à vous et travaillez à améliorer le niveau moral de la paroisse.

« Pères de familles, jeunes gens, vieillards, jeunes filles, tous nous devons nous liguer ensemble et lutter contre l’alcool, les uns par leurs actions, les autres par leurs paroles et encore par leurs prières. Messieurs les Conseillers, vous aurez demain à délibérer cette grave question. Eh bien ! vous entendrez les prières de votre pasteur, les cris des enfants qui demandent du pain, vous compterez les larmes des mères et des enfants, et vous mettrez tout cela en parallèle avec les raisons de ceux qui veulent conserver cette nuisance publique. Je ne doute pas qu’alors la balance penchera du côté de la tempérance.

« L’auberge disparaîtra et la paroisse rentrera dans le calme. Le bonheur reviendra dans les foyers d’où il est parti de longtemps, et enfin, votre vieux serviteur pourra fermer les yeux à la lumière en chantant son « Nunc Dimittis », et en vous bénissant. »

Tel fut le discours du bon M. Héroux qui, tout ému descendit de chaire pour continuer la sainte messe.





  1. Voici une étude intéressante : « Sur 100 condamnés pour meurtres, on trouve 53 alcooliques ; sur 100 vagabonds et mendiants, 70 alcooliques ; sur 100 incendiaires 57 alcooliques ; sur 100 condamnés pour coups et blessures 90 alcooliques. Chaque année, en France, l’alcoolisme produit en moyenne 7,60 inculpés de toutes catégories… Supprimez l’alcool, bannissez les boissons fortes et vous pourrez fermer les trois quarts des prisons. »
    Mgr GIBIER.