Autour d’une auberge/XIX

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Imprimerie de la « Croix » (p. 167-172).

CHAPITRE XIX

OÙ LA POLITIQUE JOUE SON ROLE


Ainsi que l’avaient prévu les amis de la tempérance, Rougeaud et Sellier se fâchèrent tout rouge en apprenant les démarches qu’on avait faites auprès de Latulle et de Langevin, avec le résultat que l’on sait. Ils tinrent conseil.

Tu vois, dit Sellier à son copain, nous serons battus si nous ne savons jouer finement nos cartes. Le Curé veut nous couler ; à toi de m’aider ; il faut crier bien fort, hurler contre ces empiétements du clergé, former une opinion que les prêtres n’ont pas d’affaires dans les élections municipales, et que ce qui vient de se passer est de l’influence indue…

— Sellier, dit Rougeaud, comme toujours, je serai au poste, mais il faut que vous me secondiez ; vous savez que c’est moi que l’on met de côté, raison de plus pour que vous agissiez.

— J’y serai, avait dit Sellier.

Afin d’éclairer les esprits ils réunirent leurs amis, ceux sur qui ils avaient raison de compter ; et, comme ils étaient gagnés d’avance, l’affaire fut vite bâclée. Alors ils convoquèrent des assemblées où tout le monde était invité. À force d’intrigues, ils parvinrent à semer la division parmi les catholiques soit libéraux soit conservateurs de la paroisse.

Rougeaud ne perdit pas son temps. Le Curé, disait-il, n’a pas le droit de se mêler des affaires de la municipalité, ça regarde uniquement les paroissiens ; il se déplace ; il cabale les femmes, les veuves. Ces arguments, plusieurs fois répétés, produisent toujours un certain effet, principalement chez les buveurs, les catholiques appelés avec justesse « catholiques à gros grains ».

Du reste, bon nombre de chrétiens dans ces questions préfèrent entendre un de ces hâbleurs que de suivre la ligne de conduite tracée par le curé.

Au cours d’une de ces assemblées publiques où par hasard assistait Bonneterre, et dans laquelle maître Rougeaud avait probablement pour la centième fois émis l’opinion que la question des auberges est indépendante des curés, il ajouta qu’il était allé voir l’Évêque du diocèse et que celui-ci avait affirmé lui-même qu’un curé n’a pas d’affaires là-dedans et qu’il avait en mains une lettre épiscopale pour le prouver… Bonneterre bondit à cet affreux mensonge et d’une voix forte qui fut entendue de l’assemblée, il demanda à Rougeaud, depuis quelle date Mgr  faisait-il connaître ses décisions par la voix des paroissiens, contrairement à l’ordre établi par l’Église qui veut que les lettres épiscopales soient promulguées par les pasteurs du haut de la chaire ! L’auditoire, voyant Rougeaud pris au piège, éclata de rire. Et notre apôtre comprit qu’il avait été trop loin.

Tandis qu’il faisait ce tapage, tout haut, Sellier travaillait en secret. Il avisa Latulle et Prentout et leur dit : « Messieurs, si vous m’aidez dans cette campagne je vous récompenserai soyez-en sûr. Vous êtes en bons termes avec M. Héroux vous allez lui offrir un compromis. Dites-lui que s’il veut accepter Bancheron, c’est un conservateur, au lieu de Langevin, qu’il n’y aura pas de lutte ; sinon, il y aura des élections ; que la paroisse est montée, et qu’il va tout perdre ; vous avez bien compris, n’est-ce pas ? »

Latulle et Prentout se rendirent au presbytère. En les voyant M. Héroux devina leurs desseins. Ils s’acquittèrent d’ailleurs à la perfection de leur commission. Ils insistèrent sur leurs bonnes intentions ; donnèrent les meilleurs arguments en faveur de leur cause ; protestèrent de leur soumission à leur digne Curé ; ils débitèrent cela avec tant de bonne grâce qu’ils ébranlèrent pour un instant ses résolutions. « Vous êtes le père de tous les paroissiens, dit Latulle, vous devez tous les aimer ; comme père vous devez éviter de froisser les esprits. Les choses telles que passées froissent le plus grand nombre des conservateurs. Plusieurs libéraux sont du même avis. En abandonnant votre candidat pour un autre, qui, lui aussi, est opposé à l’auberge, vous montrez que vous n’avez pas de préféré…

Ce discours aurait pu faire un réel dommage à la cause de la tempérance. Heureusement que M. Héroux leur fit entendre qu’il ne reviendrait point sur sa détermination. Ce qui a été fait, dit-il, est bien fait et je le laisse fait. Un peu vexés, les envoyés de Sellier se retirèrent en disant encore une fois au Curé qu’il jouait gros jeu, qu’il s’exposait à tout perdre.

Cette démarche remua cependant M. Héroux ; il réfléchit toute la soirée sur ce qui venait de lui être proposé. Et il trouva que c’était peut-être le moyen d’éviter la division au milieu de sa paroisse, division toujours si pénible…

Le jour suivant, après avoir dit la Sainte Messe avec sa ferveur accoutumée, il vit venir à lui Bonneterre. Au presbytère, M. Héroux lui fit part de ses intentions.

— Ne faites pas cela, M. le Curé, ce serait compromettre votre cause. Nos adversaires sont à bout d’arguments, et en voici la preuve. Cette nuit même, les messieurs qui vous ont parlé hier, sont venus avec une dizaine d’autres pour m’offrir la charge de conseiller, et avec cela celle du maire, si je le voulais. Longtemps ils ont travaillé à me faire accepter, je leur ai déclaré que jamais je ne le ferais. Latulle me dit : M. Bonneterre vous, conservateur, vous laissez votre place à un libéral, c’est une honte… ! » Et que d’énormités il a débitées, le cher homme ! À la fin je lui ai dit : « Mon ami, retournez chez vous je ne reviendrai pas sur la parole que j’ai donnée à M. Langevin. Tout libéral qu’il est, il a promis de voter contre l’auberge, il n’est pas question de politique aujourd’hui, mais de tempérance ! Personne ne me reprochera d’avoir manqué à ma parole d’honneur ! »

Latulle reprit : « Il y aura des élections, aucun ne voudra appuyer Langevin ! » — « Quand même je serais seul au Conseil pour proposer le nom de M. Langevin, et que je ne serais pas secondé, je me rendrai et ferai mon devoir. » — « Très bien parlé », dit un des assistants, que la mâle fierté de Bonneterre avait converti, je vous seconderai. — Sur ce, M. le Curé, ils sont partis. C’est pour vous prévenir de ces faits que je suis venu. Tenez bon, nous aurons la victoire. C’est demain le jour de l’épreuve. Priez pour vos amis et confiance encore une fois !

Le lendemain dès neuf heures la salle était comble. Rougeaud et ses partisans se tenaient dans un Coin. M. de Verneuil, Bonneterre, l’Ami, et d’autres jasaient en silence. On sentait la poudre dans l’air : une simple étincelle pouvait mettre, le feu. À l’heure réglementaire on invita les gens à proposer leurs candidats. M.  Bonneterre s’avança d’un air résolu. Je propose, dit-il, M. Charles Langevin à la place de M. Rougeaud : un autre proposa le nom de M. Larfeuil en lieu et place de M. Labouteille.

M. de Verneuil seconda la motion. Un silence de mort régna dans l’assemblée. La colère montait au visage de Rougeaud, qui frémissait en lui-même. Combien elle parut longue à M. Bonneterre l’heure accordée pour permettre ces délibérations ! Au moment fixé par la loi, l’heure expirée, M. Langevin et Larfeuil furent déclarés élus.

— Nous sommes battus, dit Rougeaud à Sellier !

— Tas d’imbéciles que sont les Canadiens ! fit ce dernier.

— Vive Dieu ! dit M. de Verneuil à son ami Bonneterre, qui tremblait d’émotion et de joie ! Voilà le commencement de la victoire !