Autour d’une auberge/XVII

La bibliothèque libre.
Imprimerie de la « Croix » (p. 148-160).

CHAPITRE XVII

L’ABÎME APPELLE L’ABÎME


Instruit de ces faits, M. Héroux voulut en avoir le cœur net ; il fit venir l’Ami au presbytère et le pria de se rendre chez ses collègues, pour leur demander des explications sur le changement d’institutrice projeté. Tous firent la même réponse : « Je ne suis pas opposé à Melle Bonneterre ; M. Rougeaud a proposé une maîtresse qui sait l’anglais ; il s’engage à payer le montant excédant le prix régulier ; c’est pour cette raison que nous approuvons le changement. »

Voilà, dit l’Ami, à M. Héroux, qu’on exerce une vengeance contre les Bonneterre. Il faut que je connaisse le fond de cette histoire. Demain, j’irai porter à Sellier l’argent que je lui dois ; je tâcherai de faire jaser son acolyte.

M. Héroux demanda encore à l’Ami d’inviter Rougeaud à passer au presbytère. Le lendemain, l’Ami se rendit au moulin.

— Je viens racheter mon billet, dit-il à Sellier, en entrant. — Déjà, fit ce dernier, il n’y a pas de presse !

— C’est vrai ! mais je préfère m’acquitter tandis que je le puis.

Sellier ne se fit pas prier ; il compta les billets de banque et remit le billet.

L’Ami, après l’avoir remercié avec force compliments, se hâta de sortir pour rejoindre Rougeaud. Ce dernier retournait chez lui ; en l’abordant il lui posa cette question : Pourquoi êtes-vous opposé à l’engagement de Melle Bonneterre ?

— C’est qu’elle n’est pas assez réservée ; elle ne ménage personne, la pédante !

— Tout de même, elle est bonne institutrice ; je souhaiterais la réengager.

— Vous ! si vous saviez comme elle en a conté sur vous, M. Sellier et moi ! Au reste, ce dernier en a assez ; il n’en veut plus.

— Vous avez raison, votre maître défend ses intérêts, n’est-ce pas ?

— Entre nous, reprit Rougeaud, vous êtes des nôtres, je peux faire cette confidence : M. Sellier a des intérêts dans l’auberge. Marie Bonneterre et son père nous font tort ; si vous nous aidez l’an prochain, vous serez récompensé.

— Bravo ! voilà qui est bien parlé : je me souviendrai longtemps de vos prodigalités.

En quittant Rougeaud, l’Ami lui annonça que M. Héroux le voulait voir. Notre apôtre, troublé par cette nouvelle, demanda à Sellier ce qu’il devait faire ?

— Tu es toujours en peine, lui dit ce dernier ! Vas-y, et fais-toi conter ça ! Quel pays que le vôtre ! Vous ne pouvez rien faire sans avoir les curés sur les talons : c’est une vraie tyrannie, quoi ! En France, mon vieux, c’est une autre chanson ; on ne s’occupe pas plus des curés que de rien : là, au moins, chacun tourne, vire, comme il l’entend ; c’est la liberté : il n’y a pas de catéchisme, les écoles sont publiques et neutres ; ah ! si je m’appelais Rougeaud, je voudrais le voir le cabotin qui chercherait à m’imposer une institutrice que je n’aimerais pas !

Hélas ! Sellier n’avait que trop raison. La France se meurt sous le gouvernement infâme qui la régit. Les impies réclament la liberté pour eux, mais ils la refusent aux catholiques qui souffrent des persécutions continuelles. Pour arriver à leurs fins les francs-maçons ont attaqué les écoles : ils les ont laïcisées. Ils ont chassé les religieux et les religieuses de leurs couvents ; puis se sont mis ensuite à piller les églises. Ce n’est pas tout : ils s’attaquent maintenant au clergé, Ils emprisonnent les évêques, les prêtres qui refusent de reconnaître des lois injustes, draconiennes, et qui revendiquent la liberté de l’Église. Les dernières nouvelles nous apprennent que le Cardinal Andrieu, Mgr Amette ont été poursuivis et condamnés par des juges à la crèche du gouvernement. Mgr Ricard et plusieurs vicaires généraux, le 2 juillet 1909, ont reçu le même honneur pour avoir défendu les droits de l’Église du Christ.

Voilà la liberté si vantée par Sellier, type parfait de tant d’autres, qui viennent sur nos bords, exalter les bienfaits de la libre pensée, et plaindre les Canadiens parce qu’ils sont restés attachés à leur foi.

Les discours de Sellier devaient produire sur Rougeaud des effets désastreux, c’est ce qui arrive d’ailleurs le plus souvent : à force d’entendre les mêmes chansons on finit par les apprendre.

Sur le soir, après avoir pris quelques verres d’eau-de-vie pour se donner du courage, il se dirigea vers le presbytère. M. Héroux, qui était seul, le reçut avec sa bienveillance accoutumée. Après les saluts d’usage, il lui demanda quels étaient les motifs qui le poussaient à refuser Melle Bonneterre ?

— C’est, dit-il, parce que nous voulons que nos enfants apprennent l’anglais ; mes collègues trouvent que l’enseignement de cette maîtresse laisse à désirer ; elle néglige le nécessaire pour le catéchisme. Nos écoles sont arriérées ; notre système est démodé ; de nos jours, il faut être plus pratique… M. Sellier s’y entend en fait d’éducation, et il trouve que les vieilles routines ne sont plus de mise.

M. Rougeaud, je ne suis pas surpris de vous entendre répéter ce que votre maître enseigne depuis plusieurs années. Il existe une clique de nouveaux venus, dans nos grandes villes surtout, dont le plaisir est de dénigrer nos écoles et nos plus belles institutions. Ils veulent implanter dans notre pays des systèmes absurdes : la gratuité des livres, l’uniformité des livres, l’école obligatoire, sans omettre la création d’un ministère de l’Instruction publique. Tout cela, pour arriver plus facilement à la déchristianisation de nos écoles, qui, pour eux, sont trop catholiques. Cette bande de chenapans, d’impies, semblent payés pour crier bien haut que nous sommes arriérés : qu’on les appelle Sellier ou autrement, ils font une œuvre diabolique.

— Vous prétendez, sans doute, que tous ceux qui nous viennent de France sont aussi mal disposés ?

— À Dieu ne plaise ! Il y a parmi ceux qui nous arrivent des âmes d’élites ; nous les recevons à bras ouverts : ceux-là sont nos frères ; ils ne dénigrent pas nos écoles, et se montrent attachés à la religion dans laquelle ils ont eu le bonheur de naître. Mais je parle de ces gens qui trouvent à redire sur nos institutions nationales, et qui cherchent à les détruire. M. Sellier est de ceux-là. Il ne respecte rien ; à l’entendre le clergé est l’ennemi de la société. Pourtant, si vous connaissez votre histoire, c’est le curé de paroisse qui a fait notre pays ce qu’il est. Ces gens-là ne sont pas des aveugles, et ils sont obligés d’avouer la véracité de ce fait historique. Tenez, lisez ce passage du livre de M. André Siegfried, qui, tout protestant qu’il est, dit que : « Sans l’appui du prêtre, nos compatriotes d’Amérique auraient sans doute été dispersés ou absorbés. C’est le clocher du village qui leur a fourni un centre, alors que leur ancienne métropole les abandonnait totalement… c’est le curé de campagne qui, par son enseignement de chaque jour, a perpétué chez eux ces façons de penser et ces manières de vivre qui font l’individualité de la civilisation canadienne ; c’est l’Église enfin qui, prenant en mains les intérêts collectifs de notre peuple, lui a, plus que quiconque, permis de se défendre contre les persécutions ou les tentations britanniques. Aujourd’hui encore, il y a partie liée, au Canada, entre le clergé et ses fidèles de langue française. Comme hier, comme il y a cent ans, le maintien du catholicisme semble donc être la principale condition de la persistance de notre race et de notre langue au Dominion. »

Vous le voyez, M. Rougeaud, continua le Curé, comme ces calomniateurs sont peu conséquents avec eux-mêmes. Après avoir écrit que c’est le clergé qui a sauvé notre nationalité, en prenant la défense des intérêts canadiens, l’auteur ajoute : « La protection de l’Église est précieuse, mais elle se paie dans l’espèce d’un prix exorbitant ». Ces hommes ne craignent pas de se contredire. Et cela, dans le but d’accomplir leur œuvre infâme. M. Siegfried dira encore avec eux en parlant de l’Église : « Certes, son influence a rendu les Canadiens sérieux, moraux, prolifiques ; leurs vertus familiales font l’admiration de tous ; leur vigueur et leur santé révèlent une vitalité qui n’est pas près de s’éteindre ». Mais, s’ils font ces appréciations flatteuses c’est pour revenir plus activement à la charge contre nous, en méprisant tout ce que nous avons de plus précieux : notre foi. C’est à la foi qu’ils en veulent : ils reconnaissent les services qu’a rendus l’Église à notre nationalité, sans comprendre que c’est pour cela que nous aimons cette bonne Mère et que nous sommes attachés à elle : ils veulent détruire son influence parmi nous. Pour moi, je comprends qu’on puisse haïr une personne qui nous a fait du mal, une société qui nous nuit ; mais qu’on poursuive d’une haine implacable l’Église qui a fait tant de bien aux peuples de l’univers et qui nous a sauvés, nous, je ne le comprends pas !

Aussi, voyez-les à l’œuvre, ces hommes, ils ne viendront pas vous dire, dès maintenant, de faire la guerre à l’Église : ils connaissent trop le bon sens du Canadien français ; mais ils feront des insinuations malveillantes ; ils plaindront le peuple d’être trop fidèle à son clergé. Ils ridiculiseront nos écoles. Au reste, ils trouveront toujours des Canadiens qui feront cause commune avec eux et qui continueront leur œuvre, même dans les grands journaux.

Hélas ! il faut bien l’avouer, nous sommes un peu gobeurs ; nous croirons naïvement sur leurs paroles et sans exiger de preuves les premiers venus qui viendront débiter les plus gros mensonges contre l’Église, le clergé, et leur rôle dans le monde. Bien plus, nous nous ferons l’écho de ces beaux discoureurs qui, par leur langage soigné, leur physionomie sympathique, sauront capter notre confiance et se joueront ainsi de notre naïveté et de notre bonne foi.

— Dans tous les cas, M. le Curé, reprit Rougeaud, fatigué de cette longue dissertation, je pense comme M. Sellier : nos écoles sont arriérées ; nous avons un système démodé ; il faut changer ça.

— Ce que vous dites là, confirme la justesse des appréciations que j’ai faites, M. Sellier a les mêmes idées que l’auteur dont je vous parlais il y a un instant ; il trouve que dans nos écoles le catéchisme a une trop large part. Mais vous savez pourtant qu’aux expositions de Paris et de Chicago nos élèves ont remporté les premiers prix ! Est-ce parce que nous négligeons les autres sciences ? Voyons, parlez, en quoi sommes-nous arriérés ? Si nous le sommes : c’est dans l’impiété. Dieu merci ! les Canadiens français sont bons ; la totalité est restée fortement attachée à sa foi. S’il y a quelques défections, elles sont rares, et c’est pour avoir fréquenté des hommes de la trempe de Sellier. Cet homme fait siennes les idées de M. Siegfried qui écrit encore : « Lorsqu’elle donne l’enseignement ou simplement l’inspire, l’Église est incapable d’échapper à certains défauts connus, traditionnels, inévitables. Quoi qu’elle fasse ce n’est point l’instruction du peuple qui vient au premier rang de ses préoccupations : avant de songer à l’instruire, elle s’inquiète de le conserver sous son influence… De là, la crainte, exagérée du libre usage des livres ; de là, la place que tient le catéchisme dans la classe ; de là, enfin, les ouvrages démodés qu’on trouve parfois entre les mains des enfants.

« Certes, elles laissent une impression charmante, ces petites écoles de la campagne de Québec, avec leur apparence si française, leurs enfants aux bonnes figures normande, leurs maîtres si convenables et, dans le voisinage, leur curé si sympathique. Mais elles laissent aussi une impression d’archaïsme plutôt que de progrès. Et la chose n’est pas loin d’être impardonnable dans la jeune Amérique. »

M. Rougeaud, reprit le Curé, ne voyez-vous pas toute la perfidie de ces lignes ? Les premières sont des calomnies : l’Église s’inquiète du salut de ses chers enfants, voilà pourquoi elle veut leur apprendre tout d’abord la science principale : le catéchisme. Quoi ! suivant ces impies, pour être « à la mode moderne », il faudrait placer entre les mains de nos enfants des livres qui mettraient en danger la vertu, la morale d’un chacun ! C’est une absurdité ! Si ces apôtres de l’impiété réussissaient à implanter leurs fausses doctrines, leurs systèmes pervers, oh ! qu’ils auraient beau jeu pour détruire l’influence du clergé. Mais, notre peuple est trop bon, trop attaché à sa foi, il a trop de respect pour ses prêtres, voilà ce qui les froisse, et pourquoi ils ne peuvent lui pardonner sa soumission à l’autorité religieuse.

N’est-ce pas que ces passages que je viens de lire concordent avec, les idées avancées de M. Sellier ? M. Rougeaud, prenons garde ! je le répète : il y a dans nos villes, des hommes payés pour nous calomnier de même que nos écoles. Des compatriotes se font l’écho de ces menteurs qui marchent sur les traces de leur père : Voltaire. Ces hommes font une guerre sourde à nos institutions ; ils cherchent en plus à entraver le bien que fait le clergé ; pour cela, ils osent prendre en pitié le peuple canadien, qu’ils trouvent trop soumis à ses prêtres. M. Sellier suit, lui aussi, le programme de la secte. Il ridiculise nos paroissiens, et calomnie une excellente institutrice : parce qu’elle l’embarrasse. Remarquez que les mécontents ne m’ébranleront pas : Melle Bonneterre restera à son poste, en dépit de leurs arguments !

— Vous oubliez que les commissaires veulent un changement ; qu’ils sont seuls chargés de l’engagement des maîtresses !

— Je ne l’oublie pas ; ce que je sais encore, c’est que d’ordinaire, on n’engage pas une institutrice sans me consulter.

— Croyez-vous, reprit Rougeaud, que nous allons subir cet esclavage plus longtemps. Comme le dit si bien, M. Sellier : l’engagement des maîtresses regarde les commissaires, pas les cures !

M. Sellier est libre de dire ce qu’il veut, lui ; c’est un étranger qui souffle ici le vent de la discorde. Il voudrait convaincre nos gens, par ses discours, que le prêtre n’a de place nulle part ; s’il est une question qui intéresse le clergé, c’est celle de l’enseignement, d’ailleurs ses menées pour conserver l’auberge parmi nous, les moyens vils dont il se sert, me disent assez que cet homme n’a plus aucun sentiment religieux. C’est, encore une fois, la vengeance qui le pousse à critiquer l’enseignement qu’on donne à notre école. M. Rougeaud, vous faites une œuvre malsaine ; le bon Dieu ne vous bénira pas.

— Comme cela, vous prétendez ?

— Je prétends que Sellier est un impie, et que vous êtes son bras droit. Je suis content d’avoir l’occasion une bonne fois de vous dire ce que j’ai sur le cœur ; je ne vous reconnais plus ; la lutte indigne que vous soutenez contre moi ne vous portera pas bonheur. En ami de votre âme, soyez en garde contre cet homme : il vous perdra. Quant à Melle Bonneterre, je vous le répète, elle restera à son poste.

— Les commissaires demandent un changement ; il se fera !

— Vous faites erreur, je suis allé aux informations et vous êtes seul à vous plaindre, vous et votre Sellier, le renégat !

À ces mots, Rougeaud, devint pâle de colère ; il se leva et dit avec insolence : M. Sellier a parfaitement raison : ce sont les curés qui perdent la religion en voulant tout conduire !

M. Héroux d’un ton calme reprit : Décidément je ne vous reconnais plus ; vous n’êtes plus le fils de votre père. Quoi ! avez-vous oublié ses recommandations ? Faites donc attention ! Sellier vous perdra.

— Dans tous les cas, je n’ai que faire de vos reproches ; si je me perds, cela ne vous regarde pas !

À ces paroles, M. le Curé de dire : Il est une affaire qui me regarde : Melle Bonneterre restera à son poste !

— Pour cela, jamais ! Je m’y opposerai de toutes mes forces ! Je la hais, je vous hais, je hais tous les curés du monde !

— Moi, je vous aime, dit M. Héroux avec douceur, j’aime votre âme ; je voudrais vous sauver. Encore une fois défiez-vous de Sellier, c’est un chenapan !

— Ne dites plus cela, M. le Curé, ou je vous… et, ce disant, il leva sa main sacrilège sur le prêtre qu’il frappa en pleine figure.

— Malheureux, dit ce dernier ! tu oublies qui tu frappes ! Tu oublies ces paroles de nos saints livres : Nolite tangere Christos meos, « Ne touchez pas à mes Christs » !

Mais, déjà, Rougeaud ne l’entendait plus. Honteux de sa violence, il était sorti précipitamment.

Le dimanche suivant les commissaires s’assemblèrent moins Rougeaud ; d’un commun accord on renouvela l’engagement de Melle Bonneterre.