Autour d’une conférence - Impressions de Spa

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Autour d’une conférence - Impressions de Spa
Revue des Deux Mondes6e période, tome 58 (p. 608-620).
AUTOUR D’UNE CONFÉRENCE
IMPRESSIONS DE SPA

Il y a, dans le grand promenoir du Pouhon, la source la plus célèbre de Spa, une vaste et assez mauvaise peinture représentant, avec un mépris parfait de la chronologie, les plus marquants des personnages que la vertu de sus eaux a attirés en ce lieu. On y voit côte à côte et, paraissant deviser ensemble comme si de rien n’était, le chancelier Bacon et le prince de Ligne, Descartes et la reine de Navarre.

Le bourgmestre et les échevins de Spa, justement soucieux de ne laisser perdre aucune réclame pour leur ville, pourront faire exécuter d’ici peu une autre fresque, le pendant de celle-ci, où se trouveront réunis les hommes d’État, les diplomates, les généraux les plus illustres de l’Entente, venus à Spa pour y rencontrer, un an après la signature de la paix, le chancelier, les ministres et les généraux de l’Allemagne.


* * *

Une petite ville coquette, proprette, un tantinet vieillotte, étroitement resserrée dans le creux d’une vallée verdoyante, c’est Spa. Pas de Palace, pas de caravansérail, pas de casino monumental et tapageur avec son peuple de rastaquouères, de croupiers et de filles ; je ne sais quoi, au contraire, de familial, de bourgeois rappelant la première moitié du siècle dernier. On a le sentiment que la ville a du se transformer assez peu. L’ombre de ses hôtes illustres flotte dans ses rues, sur ses vieilles maisons. Spa apparaît un peu comme une ville d’eaux du passé.

Comment loger dans ses hôtels modestes, de nombre assez restreint, tous les acteurs, tous les spectateurs de la Conférence ? Le problème n’était certes pas facile. Le Secrétariat belge l’a, dans les meilleures conditions possibles, résolu. Et l’on ne saurait trop vivement remercier nos hôtes belges pour leur exquise courtoisie, l’empressement et la bonne grâce de leur accueil. Ils n’ont rien négligé de ce qui était en leur pouvoir pour rendre notre séjour chez eux plus agréable et notre tâche plus facile.

Faire tenir dans la ville proprement dite toutes les délégations, il n’y fallait pas songer. A défaut de l’ordre concentré, les Belges ont eu recours à ce qu’on pourrait appeler l’ordre dispersé, qui, d’ailleurs, offrait à d’autres égards de très gros avantages. Il y a, éparpillées sur les collines voisines, de belles, de luxueuses villas, où ont été logés les chefs des principales délégations, française, italienne, japonaise. La plus belle, la plus connue d’entre elles, le Neubois, qui, durant la dernière année de la guerre, fut la résidence personnelle du Kaiser, abrite M. Millerand et ses collaborateurs, MM. François-Marsal, Le Troquer, le maréchal Foch. M. Lloyd George, lui, est resté avec sa délégation dans le meilleur hôtel où se trouvait l’Etat-major de Ludendorff.

Quant aux Allemands, pour la première fois qu’ils étaient en contact avec les Alliés, il y avait grand intérêt à réduire ce contact au strict nécessaire. On les a, fort judicieusement, placés un peu à l’écart, tout en haut de la colline qui domine à pic la ville et qui porte le gracieux nom d’Annette et Lubin. L’endroit fixé pour les réunions, le lieu géométrique de la Conférence, si l’on peut dire, est la villa La Fraineuse, à trois kilomètres de Spa, sur les hauteurs, près de la résidence de M. Millerand.

Les choses arrangées de la sorte, hommes d’Etat et diplomates peuvent se voir quand ils veulent, mais seulement lorsqu’ils le veulent.

La première conférence est fixée au lundi à juillet, à onze heures. Un peu avant, nous partons en automobile pour La Fraineuse. Une belle route bordée d’arbres magnifiques remonte l’étroite vallée ; on la quitte pour pénétrer par un large portail dans un très beau parc ; par des allées en lacets, on accède à la villa, une jolie maison de style XVIIIe siècle, aux lignes simples et harmonieuses, une réminiscence de Trianon. Il y a là réunies une centaine de personnes, experts, journalistes ; en demi-cercle deux rangs serrés de photographes et cinématographes braquent, telles des mitrailleuses, leurs appareils vers la porte d’entrée. Quelques dames, les filles du propriétaire de la villa, avec leurs invités. On se croirait à une garden party.

M. Millerand et ses collaborateurs, MM. Francois-Marsal, Le Troquer, Philippe Berthelot, arrivent les premiers en automobile. Puis c’est le tour des autres délégations, les Belges, les Italiens, en dernier lieu les Anglais, M. Lloyd George et Lord Curzon.

Voici enfin les Allemands. Le chancelier Fehrenbach descend le premier. Il a une assez belle tête de père noble, grand, large d’épaules, de corpulence un peu forte, d’aspect bon enfant, n’ayant rien de la raideur, de l’arrogance prussienne. Fehrenbach d’ailleurs est Badois. Vient ensuite Simons, le ministre des Affaires Étrangères, la forte tête de la délégation, aussi différent de lui que possible, très prussien d’apparence, sec et mince, le visage émacié, la physionomie intelligente, le teint mat, le regard dur. Fehrenbach a l’air relativement à son aise. Simons, lui, est visiblement impressionné, contracté. Il est pâle, presque blême. Il fait effort pour se dominer, pour paraître impassible. Cette tension nerveuse lui donne un peu l’aspect et la démarche d’un automate.

Cette première réunion dure assez peu. M. Delacroix, premier ministre belge, qui la préside, donne aux Allemands connaissance du programme comportant en premier lieu la question du désarmement. Le chancelier fait un discours et Simons un autre. Mais, en l’absence de leurs experts militaires, le général von Seckt et le ministre de la guerre, ils se déclarent hors d’état de discuter en détail le désarmement. Or, ces personnages, bien qu’ils aient été appelés en toute hâte, ne peuvent arriver que le lendemain après-midi.

« Qu’à cela ne tienne, répondent les Alliés. Nous les attendrons. » Et là-dessus la séance est levée.

Pourquoi les experts germaniques ne sont-ils pas là ? Est-ce par suite d’un malentendu ? Est-ce plutôt une manœuvre, d’ailleurs assez grossière, des Allemands, désireux de rejeter à la fin la question du désarmement qui les gêne ?

Je vais, tout de suite après la réunion, voir M. Millerand au Neubois. C’est à quelques minutes d’ici, par un délicieux chemin montant légèrement à travers le parc. La villa, dans le style d’un cottage anglais, est charmante ; elle commande une vue magnifique, tout un vaste horizon de collines verdoyantes, de forêts et de prairies. On comprend que le Kaiser l’ait choisie.

Je trouve notre Président du Conseil dans le grand salon du rez-de-chaussée. Il est satisfait des négociations de Bruxelles. La partie qu’il va jouer ici est très grosse, très difficile. Mais il a pleine confiance. Il s’agit d’obliger l’Allemagne à désarmer tout d’abord, à nous livrer du charbon, ce qui est pour nous essentiel, à nous payer. Les promesses, les engagements de sa part ne sauraient nous suffire, nous voulons des gages et nous voulons des sanctions. Si nous parvenons à les obtenir, la Conférence aura marqué un progrès sensible pour l’exécution du traité.

Vigoureux et robuste, écoutant attentivement son interlocuteur, ne disant que ce qu’il veut dire et comme il veut le dire, toujours pareil à lui-même, sans défaillance, sans nervosité, sans à-coup, inspirant à ceux qui l’approchent une impression d’absolue confiance et d’entière loyauté, plein de patience et de bon sens et d’une fermeté inébranlable, quand les intérêts de son pays sont en cause, tel m’apparait une fois de plus M. Millerand. Il possède exactement les qualités qu’il faut pour discuter avec les Anglais. Lord Dirby, ambassadeur de Grande-Bretagne à Paris, au cours des quarante-huit heures qu’il est venu passer à Spa, me cite sur M. Millerand un mot de M. Lloyd George (soit dit en passant, nous ne serons jamais assez reconnaissants à Lord Derby des grands services qu’il ne cesse de rendre à l’Entente franco-britannique. Au cours des négociations difficiles qui ont précédé la Conférence, il a joué le rôle le plus actif et le plus bienfaisant.) « Quand des hommes d’Etat, des diplomates, a dit M. Lloyd George, me font une promesse, j’ai toujours soin de la leur demander par écrit. Avec M. Millerand, cette précaution est inutile. S’il me dit quelque chose, cela me suffit ! »

On ne saurait venir au Neubois sans visiter le souterrain déjà célèbre que le Kaiser fit creuser à grand’peine au-dessous de la demeure, pour y abriter sa couardise. Il y a là un luxe, un raffinement de précautions qui dépassent l’imagination, des portes à double-battant, épaisses, massives, garnies de clous, comme celles d’un coffre-fort, une sortie dans le parc soigneusement camouflée, etc. etc. Quel dommage qu’on ne puisse pas conduire ici en pèlerinage chaque Allemand pris en particulier ! Pareil spectacle le dégoûterait à tout jamais de son Empereur.

Les souvenirs de l’occupation allemande, du séjour du Kaiser, d’Hindenburg, de Ludendorff, du grand quartier général pullulent à Spa. C’est à l’Hôtel Britannique, où se trouve actuellement la délégation anglaise, que Guillaume II a signé son abdication. Des récits détaillés, des monographies, des souvenirs et des anecdotes, bref toute une littérature est en train de se constituer sur ce sujet.

Nous allons voir le chancelier Fehrenbach dans la villa qu’il occupe sur la colline Annette et Lubin ; une villa toute simple et des plus modestes, si on la compare à celle de M. Millerand ou du comte Sforza. Elle est par surcroît très sommairement meublée, par la faute des généraux allemands qui, l’ayant occupée durant la guerre, déménagèrent, selon leur habitude, une partie du mobilier. Si Fehrenbach et Simons n’ont pas tout ce qu’il leur faut, ils savent ainsi à qui s’en prendre. Le chancelier, d’une belle voix creuse, la voix d’un orateur accoutumé aux réunions publiques, nous fait un certain nombre de déclarations ni très intéressantes ni surtout très neuves. « L’Allemagne, dit-il, est prête à exécuter loyalement le traité. Mais est-ce sa faute si certaines de ses clauses sont inexécutables ? » Là-dessus long développement sur les thèmes bien connus : la misère, l’insuffisance de la nourriture, le chômage, la possibilité des troubles, le manque de matières premières, etc. etc.

À mesure que la Conférence se prolonge, le rôle de Fehrenbach devient de plus en plus insignifiant. Politicien de métier, bon avocat d’assises, capable, avec du trémolo dans la voix, d’impressionner un jury de province (sa grande spécialité est, parait-il, de faire acquitter les incendiaires), il est visiblement débordé, dépassé, par les difficiles questions qui se discutent ici. Aussi prend-il de moins en moins la parole C’est Simons qui de plus en plus fait figure de chef.

Celui-ci est vraiment quelqu’un. J’ai avec lui un intéressant entretien le lendemain du jour où Hugo Stinnes, un des magnats de l’industrie teutonique, roi du charbon, et maître de soixante journaux, avait tenu les propos agressifs, voire insolents que l’on sait, mettant, volontairement, si l’on peut dire, les pieds dans le plat.

Ancien fonctionnaire de la Wilhelmstrasse, Simons a, ces derniers temps, quitté la diplomatie pour entrer dans les grandes affaires. Il est devenu un des dirigeants d’un puissant syndicat d’industriels qui ressemble à notre comité des Forges ; il s’est trouvé à ce titre sous les ordres de Stinnes qui était un de ses grands patrons.

Comme je lui marquais tout d’abord l’impression détestable produite sur la Conférence par le discours de ce dernier : « Lequel de vous deux devons-nous croire, lui dis-je ? Vous qui nous tenez un langage volontiers conciliant, ou Stinnes dont l’attitude est si intransigeante et les propos si déplaisants ? Vous consentez, vous, à nous verser quelque chose. Mais Stinnes, lui, refuse en somme de payer quoi que ce soit !

— J’espère réussir à le convaincre, me répond Simons. D’ailleurs les événements eux-mêmes, les décisions prises à la Conférence ne manqueront pas de l’impressionner. C’est pourquoi j’ai été très content qu’il vînt ici. La première fois que j’ai parlé de l’adjoindre à notre délégation, plusieurs de mes collègues du Ministère ont poussé les hauts cris. « Vous n’y pensez pas, m’ont-ils dit, il va tenir à Spa le langage le plus violent, indisposer les hommes d’Etat alliés. » S’il doit se montrer violent, ai-je répondu, j’aime mieux que ce soit à Spa qu’à Berlin.

L’influence de Stinnes est évidemment des plus considérables ; les ministres allemands qui se trouvent ici ne le cachent point ; la plupart d’entre eux sont de petits garçons vis à vis de lui ; la situation du Ministère est entre ses mains. Stinnes manie les experts à sa guise ; les notes remises par les Allemands, sont plus ou moins inspirées par lui.


* * *

« Que d’experts nous avons ici ! me dit un de mes amis. Ils sont aussi nombreux que les grains de sable sur la plage ou les étoiles au firmament : finances, charbon, armée, avions, marine de guerre et marine marchande, que sais-je encore ? chacun d’eux est accompagné de deux ou trois secrétaires, d’une demi-douzaine de dactylographes. Comme il n’en est pas un qui ne gagne au bas mot, payables en bonnes livres britanniques, ou en marks or, dans les cinquante mille francs par an, croyez-vous que lorsque tout ce monde-là aura, durant dix, vingt, trente années pesé, compté, flairé, expertisé à loisir la montant de la dette allemande, il en restera quoi que-ce soit pour les pauvres créanciers que nous sommes ? Ce sera comme dans la fable de l’Huître et les deux plaideurs. Tout n’aura-t-il pas été mangé ? » Mon ami sans doute exagère, en homme quelque peu atteint de la phobie des experts. Il reste qu’il y en a ici vraiment beaucoup, de toute nationalité, de tout grade, des vieux et des jeunes, des civils et des militaires.

Au regard d’eux les journalistes ont l’air de n’être qu’une poignée : spécialistes des voyages et du grand reportage, rédacteurs de politique étrangère, la plupart se connaissent, pour s’être rencontrés dix fois dans les lieux et les circonstances les plus sensationnelles, au Caucase ou à Pékin, pour le couronnement ou le détrônement d’un roi, une révolution, une guerre, un tremblement de terre, etc.

Voici mon vieil ami Wickam Stead, le directeur du Times, avec tout un état-major d’assistants, de dactylographes et de téléphonistes. Quand il s’agit d’une réunion de cette importance, le grand journal de la Cité doit à sa vieille réputation de faire somptueusement les choses, sans regarder à la dépense. Stead a joué, par l’entremise de son correspondant de Bruxelles, tout un étage, sur la plus belle promenade. On y a arrangé tout exprès une installation téléphonique qui lui permet de correspondre avec son bureau de Londres. Un de ses prédécesseurs, Blowitz, dont les Mémoires si amusants sont d’ailleurs remplis de gasconnades, raconte par quel stratagème, en faisant spécialement chauffer un train, il put, le premier, câbler le texte officiel du traité, après le Congrès de Berlin. Bismarck, ajoute-t-il, était si étonné de la précision de ses renseignements, qu’un jour, avant l’ouverture d’une séance, il souleva légèrement le tapis qui recouvrait la table et s’écria : « Je regarde si Blowitz n’est pas dessous ! »

Stead ne prétend d’aucune manière à des exploits de ce genre. L’étendue de ses connaissances, un don véritablement prodigieux de polyglotte qui lui permet de parler avec une égale maîtrise le français, l’italien, l’allemand, celui de Berlin comme celui de Vienne, non seulement la langue littéraire mais encore l’argot, voilà sa force et la raison de son succès. Il a, depuis vingt ans, vécu dans toutes les capitales ; il y a connu tous les hommes d’État ; à tout ce qu’on peut apprendre par les livres il joint, ce qui vaut infiniment mieux, ce qu’on n’apprend que par les hommes et par la vie. Quand le journalisme atteint à ce degré, je ne vois pas trop ce qui lui est supérieur. Et quel grand, quel sûr ami de notre pays ! L’Entente franco-britannique n’a pas de défenseur plus fervent, plus attentif à tous les périls qui la menacent, toujours prêt à éventer les pièges, à dénoncer les embûches où elle pourrait tomber.

Pour tous ces journalistes, deux sources d’informations : les nouvelles officielles des communiqués qui sont une pâture commune, une sorte de table d’hôte ; puis les renseignements personnels que chacun peut se procurer d’après ses relations, son activité, son habileté, son flair.

Après chacune des séances, on publie un communiqué. Le public qui a lu ces Communiqués a dit être frappé de leur clarté, de leur précision. Ce sont les qualités d’esprit essentielles de M. Philippe Berthelot, qui les a rédigés.

Dans chaque délégation, un personnage officiel ou officieux recevait les journalistes et leur donnait des renseignements. Ces renseignements, à peine ai-je besoin de le dire, étaient presque toujours très copieux. L’âge de la diplomatie secrète et des conciliabules mystérieux est bien passé. À l’heure actuelle, tout se sait et tout se sait très vite. S’il prenait par hasard à l’Anglais l’envie d’être réservé, c’est le Français ou l’Italien qui délieraient leur langue.

Pour les journalistes français, c’est M. Laroche, directeur adjoint au quai d’Orsay, qui avait charge de les renseigner. Il s’acquittait de cette tâche avec beaucoup d’activité et d’intelligence, avec un empressement et une bonne grâce dont nous ne pouvons que lui être reconnaissants.

Pour les Anglais c’est lord Riddel ; une esquisse même sommaire de la Conférence serait par trop incomplète si l’on ne donnait à celui-ci un petit coup de pinceau. Lord Riddel est le type de l’Anglais jovial et même, disons le mot, rigolo : for he is a jolly good fellow. Pair de date récente, il est l’intime ami de M. Lloyd George. C’est un self made man, un solicitor (avoué et notaire) comme lui. Possesseur d’une assez petite étude, m’a-t-on raconté, il se trouva un jour, au hasard d’une succession, le maître d’une feuille hebdomadaire qui avait déjà ruiné quelques-uns de ses propriétaires. Il eut l’idée géniale de publier in extenso le compte rendu des procès en divorce, choisissant, comme on pense, les plus affriolants. Rien n’est plus piquant que ces comptes rendus dont la loi britannique, au rebours de la nôtre, autorise la divulgation. Rien ne jette un jour plus vif, plus cru, sur les mœurs d’outre-Manche, Lettres d’amour, rendez-vous, aventures de Week end, dépositions de portiers d’hôtels, interrogatoires de femmes de chambre, rien n’y manque. C’est un véritable roman feuilleton, qui a le double avantage d’avoir été vécu, et de ne comporter aucun droit d’auteur. Par cette trouvaille ingénieuse, lord Riddel en quelques années a, m’assure-t-on, gagné quelques millions. Il a franchi le cursus honorum : il a été fait successivement chevalier, baronnet, lord comme on l’est toujours en Angleterre quand on est riche et qu’on sait à propos faire profiter de sa fortune la Caisse électorale d’un des deux grands partis.

Lord Riddel, qui a la pleine confiance de M. Lloyd George, réunit tous les jours sur le coup de sept heures les journalistes anglais et aussi les américains (les États-Unis n’ayant pas de représentant officiel à la Conférence). Il leur distribue une abondante pâture ; il leur fait le récit, quelquefois un peu tendancieux, de ce qui s’est passé.

Il y a aussi, cela va sans dire, des journalistes allemands. Durant les premiers jours, ils se tenaient un peu à l’écart, hésitant à se mêler aux groupes ; à mesure que la Conférence se prolonge, ils s’enhardissent ; certains d’entre eux essaient d’engager la conversation avec leurs confrères alliés.

Un soir, comme j’étais, avec un de nos amis, attablé dans un des cafés de Spa, un journaliste allemand vient nous dire d’une voix tremblante : « Savez-vous si c’est à notre intention qu’on a crié : Heraus (à la porte ! ) ? »

— Nous n’avons rien entendu, répond mon ami. Personne ne semble faire attention à vous.

— Vous en êtes bien sûr ? dit l’autre à moitié rassuré. Il nous a semblé entendre crier : Heraus. Dans ce cas nous partirions tout de suite. Nous avons l’ordre formel de notre délégation, d’éviter toute espèce d’incident[1].

Tous ces journalistes télégraphient ou téléphonent leurs articles, le télégraphe étant de plus en plus remplacé par le téléphone, plus rapide et moins cher. L’administration belge a fait installer un bureau de rédaction et des cabines téléphoniques dans le hall central de l’Etablissement de bains. Vers onze heures du soir, l’endroit présente un aspect des plus curieux : il est bruyant, agité comme une Bourse, la Bourse aux canards, dit un mauvais plaisant. Au milieu des rumeurs, on entend la voix d’un employé qui crie : « Corriere della Sera, cabine numéro 9 ! » L’appelé se précipite, s’enferme à double-battant dans sa cage, déroule son papier, et commence à dicter. Les Belges ayant fait renforcer les piles, des phénomènes d’induction se produisent, des fuites d’une ligne à l’autre. Quand on parle à Paris, on entend de l’oreille droite un Allemand, qui vocifère dans sa langue ; de la gauche, un Anglais qui crie dans la sienne. C’est la plus horrible des cacophonies !


* * *

Ce mardi 6 juillet, les militaires allemands, le général von Seckt, chef d’État-major général, le ministre de la Guerre Gessler étant enfin arrivés, il y aura réunion plénière pour discuter le désarmement. Comme je m’achemine vers la Fraineuse, je rencontre le capitaine Lhôpital, officier d’ordonnance du maréchal Foch. Je lui demande où est le maréchal. « Il descend justement à pied du Neubois avec le général Weygand, me dit-il. Si vous voulez le voir, vous n’avez qu’à aller au-devant de lui dans le parc. »

C’est ce que je m’empresse de faire. Le maréchal, une petite badine à la main, paraît en d’excellentes dispositions. « Vingt mois, lui dis-je, après la signature de l’armistice dans la forêt de Rethonde, vous allez vous retrouver à une même table avec des généraux allemands. » Ce souvenir le fait sourire. Apercevant les demoiselles Peltzer, les filles du maître de maison, il va les saluer et s’entretenir avec elles familièrement. On pense si photographes et cinématographes s’en donnent alors à cœur joie.

Son intime ami, son frère d’armes, le maréchal Wilson arrive presque en même temps. À peine l’a-t-il aperçu qu’il accourt vers lui et lui serre affectueusement la main. Rien n’est plus touchant que la camaraderie de ces deux grands chefs, qui ont l’un dans l’autre une absolue confiance. Si des mesures militaires doivent être prises envers les Allemands récalcitrants, on peut être sûr qu’elles le seront dans un accord parfait.

Le culte dont le maréchal Foch est l’objet en Belgique (c’est bien d’un culte qu’il s’agit) est chose véritablement extraordinaire. Il faut l’avoir constaté sur place pour s’en faire une idée. Le maréchal apparaît comme l’incarnation de la victoire, l’homme qui a délivré la Belgique du joug allemand. Partout où il se montre, la foule se précipite pour le voir, le toucher. Dès qu’on a su qu’il venait à Spa, toutes les associations militaires belges se proposaient d’organiser en son honneur une gigantesque manifestation. Le maréchal a fait prier les organisateurs de renoncer à leur projet. « Nous sommes ici pour travailler, » a-t-il dit.

Un jour que je déjeune avec lui chez M. Millerand, le maréchal, de très bonne humeur, nous dit que, le matin même, en gare de Pépinster, les voyageurs entouraient, assiégeaient son wagon. « Une petite fille, dit-il, a voulu m’embrasser. J’ai déféré à son désir, mais venaient par derrière une dame d’un certain âge, et à la suite beaucoup d’autres, en nombre menaçant. Je leur ai fait dire alors que je serais par trop ému d’avoir à les embrasser toutes, et je suis rentré précipitamment dans mon wagon. »

Un de nos ambassadeurs raconte cette anecdote : « C’était quelques semaines après l’armistice, lors du premier voyage à fille de M. Clemenceau. A son arrivée à la gare, le matin, de très bonne heure, le préfet vient annoncer au président qu’un certain nombre du dames sont absolument désireuses de le voir.

— Sont-elles vieilles ou jeunes ? demande M. Clemenceau.

— Plutôt entre deux âges, répond le préfet.

Sur quoi M. Clemenceau, d’une voix coupante et péremptoire, s’adressant à son principal collaborateur dont le nom commence par un M… (je laisse à nos lecteurs le soin de deviner si c’est du civil ou du militaire qu’il s’agit) :

— M… lui crie-t-il, embrassez-les ! »

Et M… fut obligé de s’exécuter.

Il se poursuit ici deux séries de négociations. Les unes entre Alliés et Allemands, les autres entre les Alliés eux-mêmes, celles-ci plus importantes encore que celles-là.

La France doit avant tout se mettre d’accord avec l’Angleterre sur le principe, les modalités des sanctions et des garanties. Se mettre d’accord avec l’Angleterre c’est discuter avec M. Lloyd George. Comment est-il disposé à notre égard ? Dans quel état d’esprit est-il venu à Spa ?

Singulière, énigmatique figure que celle de M. Lloyd George ! Quand j’étais correspondant du Temps à Londres, de 1906 à 1908, j’ai eu bien des fois l’occasion de l’approcher. Il était alors au début de sa carrière politique. Je me souviens d’un mot de Léo Maxe, directeur de la National Review : « Ayez l’œil sur cet homme, me disait-il. Il ira loin. » Cette prédiction s’est réalisée. Voilà M. Lloyd George devenu le maître de l’Angleterre. Sa puissance, quoi qu’on en dise, n’est nullement diminuée, tout au contraire. Il gouverne comme il veut le Parlement dont il a fait élire les trois quarts des membres. Le Foreign Office regimbe parfois contre ses incursions dans la politique étrangère ; mais il finit toujours par s’incliner. Impressionnable et mobile, d’une mobilité féminine, sujet à des revirements subits, aisément influençable, ne connaissant des choses que ce qu’il en a appris de très fraîche date, son instruction primitive étant très faible et presque inexistante, impétueux dans ses décisions, il offre avec M. Millerand, son partenaire, un contraste aussi marqué que possible.

Quelqu’un, qui sans les connaître, les verrait discuter face à face et à qui on demanderait lequel des deux est le Français, lequel des deux l’Anglais, risquerait fort de commettre une erreur.

M. Lloyd George paraît en ce moment dominé par une idée ou plutôt un sentiment : la terreur du bolchévisme. En politique étrangère aussi bien qu’en politique intérieure, tout pour lui se ramène à cette considération. Pour le désarmement de l’Allemagne il nous a donné, loyalement, sincèrement, son appui. Il a tenu à la délégation germanique un langage des plus énergiques et qui a dû beaucoup l’impressionner. Pour le charbon, la situation est autre. Les intérêts de l’Angleterre sont très différents des nôtres et même dans une large mesure opposés. M. Lloyd George est du pays de Galles, la région des grands charbonnages. C’est dire que l’idée d’occuper militairement la Ruhr pour contraindre l’Allemagne à s’acquitter ne pouvait pas en principe lui agréer beaucoup. M. Millerand n’en a eu que plus de mérite à l’y convertir. Il a fait, au moment voulu, les concessions nécessaires. Il a décidé, très sagement, très judicieusement de prolonger son séjour à Spa. Mais, sur la question essentielle, les deux millions détonnes mensuelles, il s’est montré irréductible et il a finalement obtenu gain de cause. Les Anglais ont admis formellement, au cas où les Allemands ne tiendraient pas leurs promesses, l’occupation interalliée de la Ruhr.

C’est là pour nous un très sérieux avantage. Si quelque chose en effet peut décider l’Allemagne à nous livrer le charbon qu’elle nous doit, c’est à coup sûr la menace de nous voir occuper les bassins miniers.

Le maréchal Wilson est accouru en toute hâte de Londres pour conférer sur cette occupai ion avec son vieil ami Foc h, rappelé lui aussi de Paris. Comme je montais au Neubois, vers la fin d’un après-midi, je les ai vus qui se promenaient familièrement de long en large devant la vérandah, Wilson dominant Foch de sa très haute taille, car il est long comme un jour, ou plutôt comme une semaine sans pain. Il y avait autour d’eux quatre ou cinq officiers dont les uns prenaient des notes, les autres consultaient des cartes déployées. Ce conseil de guerre, en plein vent, tenu à la place même où vécut longtemps le kaiser, ne manquait ni de pittoresque ni d’imprévu. Le maréchal Foch avait, le matin même, résumé la situation par ces mois : « Nous arrivons pour charbonner ! »

Et si le grand charbonnier teutonique, Hugo Stinnes, avait contemplé ce petit groupe, nul doute qu’un tel spectacle ne lui eut inspiré les plus salutaires réflexions. Il aurait compris que les Alliés, ayant pour eux le droit, se disposaient à y ajouter encore la force, ce qui avec les Allemands n’a pas cessé d’être un argument d’un assez grand poids.


RAYMOND RECOULY.

  1. Un de ces journalistes, Herr Stockolossa de l’Agence Wolff, reçut un soir quelques vigoureux coups de canne d’un officier belge, blessé pendant la guerre, qui perdit la tête lorsqu’il vit attablé tout près de lui des Allemands.