Autour de La Fontaine - Maucroix et la marquise de Brosses

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AUTOUR DE LA FONTAINE

MAUCROlX ET LA MARQUISE DE BROSSES


I. — LE MEUNIER, SON FILS ET L’ANE

En ce temps-là (1647), La Fontaine n’était pas encore Maître des Eaux, Maucroix n’était pas encore chanoine ; mais déjà ils étaient ces compères, ils étaient ces pigeons que les fables du premier et les lettres du second ont montrés si doucement unis dans un même amour : celui de la nature et de la poésie. Errer dans de mêmes campagnes, bien fertiles, bien belles, où s’étendent des moissons, coupées par un pâturage où quelque berger soufflant dans la flûte à Guillot leur ravissait l’âme d’une musique naïve, enfin gravir un coteau de Champagne tout couvert de pampres, s’asseoir à l’ombre de la treille durant que Margot dispose sur la nappe, avec un vin du cru, quelques croquets de Reims et des dauphins de Chaury voilà, par-dessus tout, ce qu’aimaient, au déclin d’un beau jour, à goûter nos amis.

Ce plaisir-là, digne de gens qui aimaient Horace et ne laissaient pas d’accorder beaucoup aux divinités feuillues du vignoble, avait bien, il est vrai, failli être gâté la veille par les plaintes que M. de La Haye, leur voisin, qui les avait accompagnés de Chaury à Dormans par toutes sortes de jolis détours en suivant la Marne, leur avait infligées à l’un et à l’autre. Durant cette année, le ciel ne s’était pas montré bien clément au soi champenois ; la rigueur du froid, la rareté des pluies avaient même, dans beaucoup d’endroits, amené le dépérissement de bien des sarments, tari bien des grappes. La vinée ne s’annonçait pas bonne. De sorte que c’avait été au plaintif bercement des doléances de M. de La Haye que Maucroix et La Fontaine avaient gagné Dormans, M. de Maucroix absorbé dans ses pensées qui n’étaient pas toujours couleur de rose, car c’est le propre des amoureux de cheminer, chargés de mélancolie, ruminant leurs amours, M. de La Fontaine, occupé des gambades que les lapins et les lièvres faisaient en se sauvant à sa vue, et M. de La Haye se lamentant sur l’amer désastre infligé par le ciel à sa belle province. « Encore, disait M. de La Hay, sur ce ton nasillard qu’il apporta depuis, déguisé en savetier, à débiter des sornettes sur le Beau Richard de Château-Thierry, encore si le mal fût mal tombé sur quelques treilles malotrues ! sur quelque terroir de nulle valeur ! Mais les divines côtes d’Avenay ! de Mareuil ! d’Ay ! que les colibeteurs du pays nomment par excellence vinum dei ! de Cumières ! d’Arty ! Ah ! savoureux vin blanc dont la moindre goutte est digne de la bouche de quatre rois ! d’Epernay ! des demoiselles de Paroy ! de Gland ! Ah ! Seigneur, tout est frit, tout est perdu ! Même la benoîte montagne de Reims ! »

Encore qu’une nuit prolongée, passée dans une bonne auberge, leur eût, à Dormans, remis à peu près l’esprit en place, nos deux compagnons, délivrés de M. de La Haye qui les avait laissés au croisement de la route de Reims, commençaient sous le soleil de septembre, à gravir, entre deux rangées de ceps assez drus, les premiers échelons des hauteurs fameuses qui séparent la vallée de la Vesle de la vallée de la Marne. Comme si M. de La Haye eût été toujours à leurs côtés et se fût prêté à les divertir par ses regrets mêmes, les deux amis continuaient, tout en cheminant, à parler sur le vin, M. de La Fontaine soutenant que l’un des mérites du vin n’est pas d’inspirer seulement les poètes, mais, par un doux prestige, de niveler les conditions, d’apaiser les querelles et d’accorder les hommes, « D’un poète comme Voiture, qui grandit dans le frais asile du cabaret que tenait son père, à M. de Saint-Evremond, gentilhomme et soldat, qui ne laisse pas de vanter partout le piquant des vins de Champagne, nos crus ont fait deux fidèles servants d’un même dieu !

— Il est vrai, répliqua M. de Maucroix tout en soupirant à cause des regrets qu’il conduisait partout avec lui depuis qu’il allait pédestrement auprès de son ami, il est vrai que le dieu que vous nommez a bien de l’agrément. Tout comme un autre, je sais apprécier le bouquet de nos vins de rivière, de nos rouges de montagne ! Mais, monsieur, ce dieu dont vous parlez avec tant d’éloquente chaleur et que je me vante, devant quelque bon quartaud en perce, d’honorer souvent à ma manière, n’est pas le seul à exercer sur moi son empire. Il en est un plus doux, mais plus perfide aussi. Vous en avez, comme moi, assez souvent éprouvé le caprice et subi le dommage !

— Si c’est l’Amour, Monsieur, que vous voulez désigner, répliqua M. de La Fontaine avec un sourire moitié figue et moitié raisin, je reconnais volontiers que j’ai fait assez souvent mon compagnon de ce petit bonhomme. Avec une joyeuse moquerie, une perfide insouciance, ce garçon de Cythère s’est, plus d’une fois, emparé de mon cœur. Il l’a même ravagé à diverses reprises de la belle façon. Cela, comme à vous, m’a laissé plus d’une fois l’âme assez désolée. Je ne sais trop en effet si c’est du bien ou du mal que le petit bélitre, en se glissant dans mon cœur, m’a fait éprouver ; mais ce que je sais, et ce que j’ai décidé, c’est d’en finir avec ce tyran. Que diriez-vous en effet, monsieur, si, rompant avec tous mes désordres, je prenais femme pour tout de bon et me mariais avec quelque personne bien pondérée, sans folie et qui-passerait le temps auprès de moi, dans sa province, à tenir ma maison, moucher mes petits enfants et ravauder mes chausses ? Une certaine Marie Héricart, de la Ferté-Milon, dont on m’a dit assez qu’elle est belle et sage, me semble assez propre à cet exercice.

M. de Maucroix, voyant le feu du ciel s’abattre à ses pieds sur sa haute Montagne et, des pentes de Bligny à celles de Coulomme, achevant de dévaster le vignoble rémois, n’eût pas ressenti une stupeur plus grande que celle qu’il éprouva à entendre son ami M. de La Fontaine lui exprimer le désir de lier à jamais ses jours à ceux de quelque novice et paisible bourgeoise.

— Eh ! quoi, monsieur, dit-il tout suffocant, vous feriez cela ? Et, tandis que le sort m’a ravi M, le de Joyeuse pour la donner au marquis de Brosses, vous épouseriez cette per-sonne de la Ferté-Milon ?

Il semblait qu’un chagrin caché mais profond se fût, en ce moment, réveillé en M. de Maucroix, et, comme nos compagnons parvenaient devant Sainte-Euphraise et que déjà, au loin, l’on commençait de découvrir les toits et les flèches de Reims, M. de La Fontaine pensa que, pour parler de choses à la fois si redoutables et si douces, un banc placé à l’ombre, sous le rideau de feuillage de quelque bouchon, serait mieux à même de les accueillir. Précisément, à l’entrée du raidillon qui descend du hameau de Sainte-Euphraise à celui de Clairizet, ils découvrirent, — au-devant d’une petite place où quelques vignerons étaient à jouer aux quilles, — un cabaret accueillant masqué sous les arbres. C’est là qu’ils prirent place non sans avoir essuyé de la part de l’hôte les plaintes que l’aspect désolé de la « benoîte montagne » leur valait encore.

M. de La Fontaine, qui venait de s’asseoir devant un gobelet plein jusqu’au bord, n’attendait que ce moment pour reprendre où il l’avait laissé le discours commencé de-vant M. de Maucroix.

— Mon garçon, dit-il en prenant à témoin le maître du bouchon, et sur ce ton narquois qui était dans sa manière, est-on jamais satisfait ? Ainsi, tel que vous me voyez, inconstant, volage, occupé de cent pensées et, comme une abeille, ne rêvant que de me poser sans me fixer au calice des fleurs, apprenez que j’ai l’esprit travaillé de projets de mariage. Et mon ami que voilà, à qui le mariage a manqué, ne serait satisfait, m’assure-t-il, que s’il était chanoine. Le pis est qu’il hésite et que, l’esprit travaillé d’un doute amer, il en est à se demander, avant de s’engager dans des voies aussi redoutables, s’il ne vaudrait pas mieux pour lui et pour moi, jouer notre destin aux quilles avec ces garçons qu’on voit devant votre auberge.

Le cabaretier croyant, à ces mots prononcés sur un ton un peu badin, flairer quelque impiété de la part des voyageurs, discrètement s’éloigna en affectant de rire.

C’est alors que M. de Maucroix, tourmenté du chagrin où l’avaient laissé les épousailles de M 1, e de Joyeuse, sans s’arrêter aux moqueries de son compagnon, remit de nouveau le discours sur le canonicat. Là-dessus M. de La Fontaine, à qui les Fables n’avaient pas encore donné de la réputation, mais qui cependant déjà était fabuliste, entreprit de chapitrer son ami et de l’amener, au moyen d’un exemple, à prendre parti sur ce qu’il souhaitait enfin d’entreprendre.

— Un jour, dit-il, M. de Racan, de la maison de Bueil, qui était à peu près à Malherbe ce que vous êtes à moi, c’est-à-dire un parfait ami, vint consulter notre poète au sujet d’un dessein qui, tout comme le vôtre en ce moment, le laissait perplexe. Qu’en dirait le monde ? ne cessait de répéter M. de Racan. Dois-je entreprendre ceci, ou décider de cela ? Notre grand homme de Malherbe, en Normand qu’il était, ne lui répondit ni oui ni non, mais, par une manière d’apologue, l’amena à décider de lui-même ce qu’il devait faire. Ce fut au moyen de l’exemple d’un meunier que des gens avaient berné sur la route au moment qu’en compagnie de son fils il se rendait au marché pour y vendre son âne. Tantôt c’était lui qui montait l’âne et tantôt le jouvenceau ; tantôt c’étaient les deux ensemble. D’autres fois il arrivait que, pour reposer l’âne, le père et le fils lui liaient les pattes et le portaient sur leurs épaules au moyen d’un bâton. Tout cela de tant de façons qu’à la fin les passants se moquèrent d’eux, les criblant de quolibets et, selon l’humeur des uns et des autres, les raillant tantôt d’être les serviteurs de l’âne, tantôt ses bourreaux. Si bien qu’à la fin, ne sachant plus auquel entendre de ces beaux raisonneurs, le meunier s’écria que, quelque propos qu’on lui tint, il n’en ferait plus désormais qu’à sa guise. M. de Racan, dont vous admirez et goûtez tout autant que moi la rusticité et les bergeries, se trouva si persuadé de cet exemple qu’il décida lui aussi, dans la conjoncture qui l’occupait, de n’agir plus qu’à sa tête. Ne donna-t-il pas, je vous le demande, en s’arrêtant à cet avis, une grande preuve de sagesse ?…


Quant à vous, suivez Mars, ou l’Amour, ou le Prince :
Allez, venez, courez, demeurez en province,
Prenez femme, abbaye, emploi, gouvernement,
Les gens en parleront, n’en doutez nullement.


— Au moins, monsieur, dit M. de Maucroix, déjà fort ébranlé de conseils si persuasifs donnés en prose et en vers, au moins déciderez-vous de prendre femme ? M. de La Fontaine n’hésita pas un instant. « Je prendrai femme, » dit-il en vidant son gobelet. — Alors donc, dit M. de Maucroix, je prendrai l’abbaye ! »

Il s’établit à ces mots un silence entre eux. Tous deux pensaient à leurs destins assez parallèles, à leur vieille amitié qui datait du collège et ne s’était jamais démentie. Ah ! belles années, qu’ils en avaient goûté la douceur ! Et maintenant, dans l’air de Champagne, au déclin d’un beau jour, La Fontaine malicieux et Maucroix recueilli rêvaient de compagnie à tout un passé juvénile. Un monde de souvenirs remontait dans leur esprit. « La Fontaine, bon garçon, fort sage et modeste, » voilà ce que l’un des Maucroix avait griffonné jadis, sur les bancs du collège, dans les marges d’un exemplaire de Lucien. Et cette modestie, cette bonté, cette sagesse, voilà que M. de La Fontaine, tant d’années après ce passé heureux, ne cessait de les mettre au service de son ami. En silence, M. de Maucroix, que tant de rappels de son adolescence achevaient d’attendrir, serra les mains de M. de La Fontaine. Sans dire mot, tous deux se levèrent, cédèrent la place et lentement rejoignirent la route en lacets qui dévale, entre Jouy et Pargny-les-Reims, au bas de la « benoîte Montagne. »

Bientôt, tandis qu’ils allaient, le cours de la Vesle ne tarda pas de se montrer à eux, semblable dans son caprice à quelque ruban dont la ligne diaprée, entrevue sous les saules, eût lié la ville au paysage. Pour celui-ci, divisé en toutes sortes de petits bois, soulevé de collines, agrémenté de jolis détours de rivière, il offrait cet ordre et cette modération dont la sobriété avait de quoi sourire à des cœurs d’amoureux. Tout à coup, au tournant d’un sentier, la ville elle-même parut. On voyait Saint-André, Saint-Remi et Saint-Jacques profiler leurs flèches dans le soir naissant. Comme une haute Vierge placée entre trois apôtres, Notre-Dame des Sacres, au-dessus des trois autres églises, élevait ses deux tours. Puis soudain il sembla que l’on entendit, avec l’Angélus du soir, le tintement du bronze s’élever vers le ciel, s’étendre à tous les faubourgs, gagner la campagne. « Ce n’est pas là, me semble-t-il, dit presque à voix basse M. de Maucroix surpris, se tournant vers son ami M. de La Fontaine, le tintement de notre vieille Jacquette. — Aussi bien, Monsieur, répondit M. de La Fontaine, n’est-ce pas la Jacquette, mais la voix de Charlotte que vous entendez. »

La Charlotte, c’était le bourdon, le bourdon royal, le bourdon grave et profond de Notre-Dame de Reims. Il tintait, en ce crépuscule de septembre, pour fêter la Nativité. M. de La Fontaine, que les sonneries des cloches avaient toujours ému, songeait que le jour où il conduirait à l’autel Marie Héricart, une cloche cristalline tinterait de cette façon en son honneur. M. de Maucroix, que le nom de Charlotte avait bouleversé, pensait de son côté à une autre Charlotte, cette Charlotte-Henriette, demoiselle de Joyeuse, que le marquis de Bros/ses lui avait ravie, qu’il aimait toujours et qu’il allait s’efforcer, en se faisant chanoine, de regretter moins.


II. — LE MAL MARIÉ ET SES AMIS

Deux mois ne s’étaient pas écoulés depuis que M. de La Fontaine, dans un sentier de vignoble., avait exposé à M. de Maucroix cette plaisante parabole du Meunier, son fils et l’âne que, bientôt, vers la mi-novembre, le coche de La Ferté déposait à la porte de MM. de Maucroix, tous deux chanoines à Reims, dans la rue Saint-Etienne, notre bonhomme de Champagne et sa petite épousée, Marie Héricart..

A considérer M. de la Fontaine, affublé de la belle sorte, en cravate de blonde, manteau de fin drap et coiffé noblement d’un chapeau neuf à galon, il ne paraissait pas du tout qu’on pût voir en lui ce mal marié dont il. devait parler un jour et dont on a dit qu’il emprunta la fable à Esope. Pour Mademoiselle sa femme, elle était si jeune, n’ayant pas quinze ans, qu’il semblait que ce fût moins son épouse que sa sœur que M. de La Fontaine menait avec lui. Ce fut du moins le sentiment qu’éprouva M. de Maucroix quand il vint ouvrir l’huis et se trouva en présence de cette fille qui ressemblait moins à Psyché qu’à Perrette. Légère et court-vêtue,


Cotillon simple et souliers plats,


Mademoiselle de La Fontaine, toute honteuse à l’aspect de ce beau chanoine qu’était devenu M. de Maucroix, et dont le grand camail à bordure d’hermine, la calotte violette et l’aumusse avaient fort grand air, commença de rougir et de s’embarrasser au point qu’elle n’en finissait plus, tout en avançant et faisant la révérence, d’élever et d’abaisser les pans de son gracieux tablier brodé de fleurs.

Au moins l’accolade que se donnèrent les amis, les deux pigeons-poètes, heureux après tant de traverses de se retrouver en leur doux colombier rémois, fut-elle, par son effusion fraternelle, de nature à rassurer une enfant dont les regards vifs, pétillants de malice et de curiosité, contrastaient assez avec la gêne visible. « Vous le voyez, Monsieur, s’écria en même temps, dans un élan de satisfaction bien évidente, M. de La Fontaine tenant toujours Maucroix embrassé contre lui : nous avons été inspirés heureusement en suivant l’exemple de ce bonhomme de meunier dont M. de Malherbe, fort judicieusement, offrit jadis le modèle à Racan. — Il est vrai, Monsieur, répondit non sans soupirer M. de Maucroix, que vous voici marié ! Moi, me voilà chanoine ! Mais, c’est un chanoine singulier que celui qui porte habit de deux paroisses et dont on ne sait si son cœur n’est pas partagé entre le désir d’aimer et prier Dieu et celui de donner en même temps au monde, par plus d’un regret, des marques d’affection ! »

M. de La Fontaine, toujours sagace sous sa distraction, et qui comprenait bien à quel touchant objet, jamais oublié, son ami faisait allusion, par quelque conte adroit, une fable ingénieuse, s’apprêtait déjà à consoler son fidèle Pylade, quand, tout à coup, M. de Maucroix l’aîné, celui que son frère appelait en raillant : M. le porte-crosse..., chanoine tout comme son cadet, parut à son tour, et, reconnaissant M. de La Fontaine, enfin devinant en Marie Héricart la petite épousée de notre bonhomme, s’avança vers eux, les priant de pénétrer plus avant dans la vieille et claustrale demeure.

— Un peu plus, Mademoiselle, et vous Monsieur, vous nous manquiez ! s’exclama joyeusement M. de Maucroix l’aîné. En effet, nous avons ici M. et Mme de Brosses, la mère de celle-ci Mme de Joyeuse, MM. de Grandpré, de Fabry et plusieurs autres dames et gentilshommes. Mais, las de jouer au reversi, de parler des romans à la mode et de tirer des charades, ces Dames et ces Messieurs ne sont pas présentement d’accord sur le point de savoir ce qu’ils doivent faire tantôt : aller à la porte Dieu-Lumière voir tirer les archers, ou se rendre à la Couture pour y regarder les boutiques, admirer les marionnettes et moyennant six blancs, voir danser ce singe et ce léopard qu’on dit qu’un Italien a dressés si bien que ce n’est certes pas d’eux que M. Descartes pourrait prendre exemple pour affirmer que les animaux sont des machines !

A ce mot de machines, dont il n’aimait pas qu’on lui rebattît les oreilles à propos des bêtes, M. de la Fontaine allait dire une fois de plus son fait à Descartes, quand M. le porte-crosse ouvrit vivement la porte d’une salle assez vaste où les nouveaux venus découvrirent diverses personnes qui semblaient de condition, dont les unes jouaient au reversi, dont les autres fort galamment se trouvaient rassemblées autour d’une dame jeune, blonde, enjouée, belle à ravir l’âme et que M. de La Fontaine reconnut aussitôt pour être cette Charlotte-Henriette de Joyeuse que Maucroix avait tant aimée, qu’il aimait et aimerait toujours, mais que le sort insolent, par une manière d’offense, avait livrée à ce marquis de Brosses, « brutal, peu brave, » et qui, pis est, « roux » de barbe et de che-veux, enfin débauché, que Tallemant a peint !

Contrastant par la plus fine taille, un visage animé de beaux yeux tendres ; avec cette sorte de sanglier ardennais, hirsute et fauve qu’était son mari, la marquise de Brosses était bien le modèle de ces beautés de Champagne, tour à tour hardies, piquantes, puis rêveuses et délicates que, jadis, avait chantées le comte Thibaut, dont Colin Muset avait vanté la fraîcheur et dont les petits musiciens de la rue du Tambour, en frottant leurs archets sur leurs instruments, continuaient de célébrer la grâce et de proclamer la merveille. M. de Maucroix, à présent qu’il était chanoine et se rendait à chaque office principal du jour, à la cathédrale, pour y occuper solennellement dans le chœur la 33e stalle du côté gauche, n’avait pas été sans remarquer plus d’une fois, en passant par la cour du Chapitre et gagnant la basilique, les gracieuses figures des saintes et des prophétesses, drapées à la manière des dames des cours d’amour et dont on pouvait voir que des anges, aux ailes éployées, d’une beauté merveilleuse, les accompa-gnaient de la plus courtoise révérence du monde. Sous le porche de gauche de la grande façade, non loin de la figure de saint Nicaise, il y avait surtout un ange de la plus gentille façon qui fût. Incliné dans son bel habit blanc, il esquissait, en se tournant du côté du saint, un adorable sourire ; et ce sourire, ce n’était pas seulement un sourire de finesse et de coquetterie ; c’était aussi un sourire de malice, un sourire aigu de jeune faune plus encore peut-être que de séraphin.

Non sans trouble, M. de Maucroix, qui savait Virgile par cœur (« Jusqu’à la folie ! (avait-il proclamé) n’était pas sans penser devant cet ange saint Nicaise, à quelque berger païen, à quelque Bacchus de légende. Cependant, mal-gré tout ce que l’air de France, le bouquet de Champagne et le génie, fait d’équilibre et de mesure, des vieux tailleurs d’images avaient donné d’exquis à cette figure, il était quelque chose de plus affine, de plus subtil encore qu’offrait cette physionomie.

« Aussi bien, pensait non sans trouble M. de Maucroix, ne dit-on pas que la cathédrale de Reims a été construite sur l’emplacement d’un temple de Vénus édifié par les Romains ? J’entends bien que ce n’est là qu’un conte. Et pourtant, cet ange qui sourit, ces dames accortes et mignonnes, ces affables bienheureux, ce beau Dieu lui-même au serein visage, est-ce que tout cela, poussé à la perfection, disposé avec art sous un arceau fleuri de pampres, n’est pas aussi proche du comte Thibaut mon maître ou de mon bon ami M. de La Fontaine que d’Horace ou de Virgile ? »

A ce moment, M. de Maucroix se mit à considérer Mme de Brosses, soulevée à demi pour faire bon accueil à Marie Héricart. « Belle et bien faite, » a dit plus tard le poète en parlant de sa femme, dans le conte de Belphégor, Mlle de La Fontaine, qui ne sortait cependant que depuis la veille de La Ferté, semblait s’être inspirée déjà de l’air du monde. Seule, son extrême jeunesse paraissait lui donner bien de l’embarras ; mais cela, chez elle, était un charme de plus. Pour Mme de Brosses, il n’y avait rien qu’elle ne fit pour se montrer aimable. A vrai dire, elle le fut si naturellement, avec tant de bonne grâce, que cela rendit de l’assurance à cette petite Perrette que le bonhomme La Fontaine était allé cueillir, tel un beau brugnon, dans un verger français, et qui, comme un brugnon, ferme et velou-tée, sous un soleil tardif, mais chaleureux, semblait n’en devoir jamais finir de rougir !

— Ainsi, prononça Mme de Brosses, avec ce même sourire insinuant et câlin que M. de Maucroix avait surpris déjà sur les lèvres de l’ange saint Nicaise, ce sourire dont le rayonnement avait tourné tant de fois la tête à notre chanoine, ainsi, Mademoiselle, vous voilà Rémoise ?

— Rémoise ! oh ! Madame, répondit Mlle de La Fontaine en élevant ses mains qu’elle frappait l’une dans l’autre avec une joie enfantine, je le suis aujourd’hui de cœur ; mais, Madame, n’est pas Rémoise qui veut ; et n’est-ce pas faire beaucoup d’honneur à une fille des champs que de la nommer de cette façon ?

Il était heureux que la marquise de Brosses fût née bel esprit ; sinon, elle fût restée court. Mais les dames de cette cité le demeurent-elles jamais ? La Fontaine ne le pensait pas qui plus tard, dans le conte des Rémois, devait vanter Simonette, Mme Alis et tant d’autres de ces gentilles galoises, de façons plaisantes et hardies, de gaies manières et dont le caquet affilé en savait conter. D’autant qu’à cette conversation entre la nouvelle venue et Mme de Brosses, la mère de celle-ci, Mme de Joyeuse, ne tarda pas à venir prendre part.

Alors que Charlotte-Henriette n’était encore qu’une enfant confiée à sa nourrice, c’est elle Mme de Joyeuse qui avait accueilli Maucroix dans la maison. — Il pensait se faire avocat, cet homme-là ! s’écria-t-elle tout à coup, désignant le chanoine et se souvenant des rêves de début du jeune homme ; puis, le montrant du doigt, en éclatant de rire : « Ah ! vraiment, le bel avocat que c’eût été ! » dit-elle. M. de La Fontaine ne trouvait pas bon que, même en badinant, Mme de Joyeuse se permît de railler devant des galants un homme qui aimait sa fille.

— Madame, repartit-il finement, n’avons-nous pas tous un peu avocassé ? Pellisson, d’Ablancourt, Furetière, est-ce que les esprits les plus rares de ce temps ne se sont pas formés à la même école que Maucroix ? Et notre maître à tous, Olivier Patru ? Celui-là, depuis sa rencontre en Piémont avec M. d’Urfé, eût pu devenir comme tant d’autres un berger galant, un poète en houlette ? Il ne l’a pas fait, Madame. Pour Maucroix et moi, le barreau ne nous a pas vus aussi fidèles : encore que Maucroix eût un peu plaidé et se fût, malgré sa timidité, montré éloquent et sage, il a préféré, — le cœur aidant, — imiter Monsieur son frère. Une bonne prébende vaut bien un mauvais sac à procès. Et n’est-ce pas quelque chose que d’être chanoine à Reims, en cette bonne cathédrale où nous voyons, aux jours des grandes fêtes, après la procession du géant Bâilla, messieurs du Chapitre, — à qui le doivent céder les abbés crosses et mitres, voire les évêques ! — s’assembler dans leur réfectoire, pour le repas canonial arrosé de bon vin, autour de l’agneau rôti ? Vraiment Cicéron, Démosthènes, voilà de beaux modèles ! Mais plaideur ne vaut pas chantre !

Cette boutade du bonhomme acheva de mettre l’assemblée en joie. MM. de Grandpré et Fabry daignèrent en rire ; aussi le porte-crosse et même Maucroix ; il n’y eut guère que le marquis de Brosses qui fit mine de gronder un peu. Non pas qu’un homme de sa sorte s’offusquât de quoi que ce fût ; mais il avait un mot à dire, ou, plutôt à répéter, celui d’un saint prélat qui n’aimait pas les moines et qui avait accoutumé de dire que s’il y avait jadis de grands moines, il n’y avait plus présentement que des moineaux. M. le marquis de Brosses, s’exprimant de la sorte par dépit, raillerie ou simplement sottise, eut le don de réjouir beaucoup les dames. Mme de Joyeuse, sa belle-mère, pensa en le considérant que M. de Guise, non pas celui qu’elle avait chéri, mais l’ancêtre, tout balafré qu’il fut, ne devait pas présenter cette laideur ; Mlle de La Fontaine, un peu effrayée, se demanda si ce n’était pas là Barbe-bleue ? Mais Charlotte-Henriette, à l’aspect de ce mari hirsute, au poil fauve, un peu roux et qui faisait la grimace en voulant sourire, pensa un moment mourir à force de pouffer.

Une place précisément était libre à son côté, devant le tapis de jeu ; il fallait bien que quelqu’un l’occupât pour achever le reversi, et c’est ce qu’elle exigea en obligeant Maucroix à s’asseoir auprès d’elle.

C’est ainsi, dit Tallemant, qui semble insinuer qu’à la suite de ce mariage avec M. de Brosses il y eut quelque froid entre elle et Maucroix, qu’elle « renflamma » ce dernier. Mais était-il besoin de ces hardiesses ? Et le seul sourire aigu, malicieux de jeune faune qui errait sur les lèvres de Charlotte-Henriette ne suffisait-il pas, plus que tout au monde, à ranimer, dans le cœur du chanoine, cette cendre assoupie et cette flamme qui couvait toujours !


III. — MAUCROIX ET MADEMOISELLE DE JOYEUSE

« La date de cette fleur de Maucroix (la fleur de son souriant et fin talent), son beau mo-ment poétique, a écrit Sainte-Beuve, est vers 1647 et un peu auparavant. » C’est en effet antérieurement à ces épisodes du mariage de La Fontaine et de son admission au Chapitre de Reims que l’ami de notre faiseur de fables avait connu Charlotte-Henriette et l’avait aimée ; et ce n’était pas tout à fait une fable que cela, mais un fabliau des plus impromptus et des plus doux. Les détails de cette liaison de sentiment, Louis Paris, Walckenaer les ont relatés dans leurs ouvrages ; mais le premier, bien avant eux, Tallemant, Gédéon Tallemant, sieur des Réaux, le compagnon de notre chanoine, son ami au moins autant que La Fontaine, s’était plu à s’y attarder.

« La première faveur qu’il en eut, dit Tallemant, après avoir représenté François de Maucroix s’attachant à Mlle de Joyeuse, fut de lui baiser la main. » Plus tard, alors qu’ils se trouvèrent être presque du dernier bien, elle ne lui donnait « qu’un baiser sur les yeux. » Si bien que c’est là au milieu de tant d’histoires surprises à l’impromptu, entre vigne et guéret, dans un chapitre où il semble que tout pépie et roucoule au bosquet de Cham-pagne, une aventure singulière, à peu près chaste et des plus tendres.

Tallemant a montré sans ambages de quelle façon cette liaison débuta, et c’est là que nous apercevons le petit dameret, le petit jobelin qu’était Maucroix à ses débuts, bien moins déluré qu’on ne pourrait croire, un vrai double de La Fontaine, pour parler comme Sainte-Beuve, mais à vrai dire timide et craintif, « plus libertin de paroles et d’écrits que d’action et de pensées, » tel était le futur cha-noine au moment où M. de Cany, homme de bonne maison chez qui le père de Maucroix avait été intendant, l’introduisit chez les parents de Charlotte-Henriette.

Le narrateur des Historiettes nous donne bien à entendre, et nous l’avons dit, que ceux-ci « n’étaient pas des gens très réguliers. » En vérité, la fille avait toute licence, et, dit Tallemant, en désignant Maucroix, « comme ce garçon était bien fait, avait beaucoup de douceur et beaucoup d’esprit, » qu’il composait des vers et écrivait des lettres aussi bien que personne, « à quinze ans, elle eut de l’inclination pour lui. « Il faut ajouter que tout cela, par l’ambition que les parents avaient de marier richement leur fille, n’alla pas aussi bien qu’un penchant aussi marqué l’eût laissé supposer d’abord. Ce n’était pas que Maucroix offrit moins de dons naturels qu’un autre. A vrai dire, au regard d’un bossu comme Godeau, d’un garçon laid à faire peur autant que Pellisson, Maucroix était un muguet fort aimable à considérer. Mais enfin, qu’était un galant de cette sorte, aussi pauvre d’écus que de situation, à côté des damerets de grande famille, affublés élégamment, parés, musqués, coquets, l’épée au poing, le panache en tête et dont les salons de Reims, les ruelles de Champagne, à l’instar des chambres bleues de Paris, se montraient aussi étourdis que peuvent l’être, en un pays pétillant de bons vins, les assemblées les plus extravagantes de sots et de coquettes ?

Il suffit en effet que le petit comte de Lénoncourt, d’une bonne maison de Lorraine, parût chez les Joyeuse, pour que ceux-ci, dont les affaires n’étaient pas à ce moment-là moins dérangées que la conduite, aperçussent aussitôt, dans ce garçon de bonne mine, un gendre des plus propres à flatter leurs goûts et relever leur crédit. Que l’on pense alors aux affres de Maucroix, familier de la maison, en voyant ce rival inattendu, bien reçu des parents, papillonner autour de Charlotte-Henriette. Et les mille morts que notre berger, notre Cliton de pastorale, dut souffrir en recevant les confidences que le petit Lénoncourt, — qui ne connaissait rien de la flamme de Mau-croix pour Mlle de Joyeuse, — vint faire sur la belle Diane (ainsi le futur chanoine par respect nommait Charlotte-Henriette dans ses poésies) au pauvre amoureux. Hélas ! rimait à ce moment, dans son désespoir, notre garçon de Champagne, avec cette douceur, cette sensibilité qui rehaussaient ses bluettes d’un ton de passion tendre :


... Hélas ! mes soupirs des vents sont emportés,
Et n’étant point connus, ils ne sont point comptés...


Le pire est que Lénoncourt, que la mort de son père avait élevé au titre de marquis et les bontés du Roi à la dignité de gouverneur de Lorraine, s’appliquait, à mesure que la fortune lui prodiguait d’honneurs, à resserrer cette amitié entre Maucroix et lui, au point qu’il semblait que ce fût le gentilhomme et non l’avocat qui se montrât le plus attaché à cette liaison. Un peu plus, et ils fussent devenus des amis, de francs compagnons. Et cela était au point que, sans la campagne de 1643 qui amena la guerre en Lorraine et força Lénoncourt à rejoindre l’armée de M. le Prince, Maucroix eût dû assister, le cœur déchiré, au mariage du mar-quis et de Charlotte-Henriette. Cependant, avant de quitter celle-ci, Alcidon « c’était un nom amoureux que portait Lénoncourt) s’en fut trouver Cliton (qui était Maucroix), et c’est encore Cliton qui rime pour Diane, au nom d’Alcidon, ces vers enrubannés qui semblent, par leur ton précieux, composés plutôt aux bords du Lignon que sur ceux de la Vesle :


A Mademoiselle de Joyeuse.

Faut-il que je vous quitte et qu’un cruel devoir
Me prive plus longtemps du plaisir de vous voir,
Beauté dont mon âme est ravie ?

Si je vous perds un an, je vous perds pour toujours ;
C’est fait de moi sans doute, et vous le pourrez dire :
Alcidon a fini ses jours.


La destinée a de ces ironies. Ces vers, que Lénoncourt faisait écrire par Maucroix en ba-dinant et que Maucroix, le cœur déchiré, composait pour Charlotte-Henriette, Mlle de Joyeuse ne les connut que peu de temps avant que lui parvint la nouvelle de la mort inopinée du marquis, frappé devant Thionville, au cours d’un assaut, par une décharge de mousquetade qui vint l’atteindre au-dessus de l’œil.

Aussi bien, Lénoncourt disparu, Cliton pouvait penser, que le dieu du Tendre, prenant pitié de lui et voulant récompenser sa constance, Fallait marier enfin à sa belle amie ! Mais, hélas ! c’était un soupirant et, comme l’on disait alors en jargon de précieuse, un mourant bien naïf que Maucroix ! En ce temps-là, son cœur manquait de malice, sa jeunesse n’avait pas d’expérience. Ni Vaugelas, ni Chapelain, ni Benserade n’avaient disserté encore devant lui sur les inconvénients que l’honnête homme, dans de semblables conjonctures, éprouve, d’une façon souvent bien imméritée, de la part d’objets non moins frivoles qu’aimables. « La belle chose que ce serait si d’abord Cyrus épousait Mandane et qu’Aronce, de plain-pied, fût mariée à Clélie ! » Oui, vraiment, la belle chose ! Peut-on penser au « bourgeois, » au « vulgaire » que présenterait une union engagée avec cette hâte ? Est-ce qu’il ne faut pas que le mariage (la Madelon de Poquelin le demandera, dans les Précieuses, un jour au parterre) ne doit pas arriver « qu’après les autres aventures ? » N’a-t-on pas le temps de se résigner à ses chaînes ? Mais le roman, d’abord, le roman !

C’est ainsi que, sous l’influence qui tourneboulait alors, de Paris à Reims, les têtes des belles frondeuses, des riantes coquettes, Charlotte-Henriette perdit le temps le plus utile à coqueter et à badiner. Non pas que Maucroix n’obtint au moment quelques petites pri-vautés de ce cœur instable ; mais, à cela près, comme toujours, il fut timide, n’osa pas ; bref, les violons, cette fois-là encore, se montrèrent sans lui. Et ces violons, ces violons plaintifs, impérieux et doux, voilà que ce fut une sorte de grand escogriffe, auquel Maucroix jusque-là n’avait pas pris garde, qui ne tarda pas à venir, à Reims, proche la maison du Corbeau, sous les fenêtres de Charlotte-Henriette, en donner le concert. « L’un des compagnons des plaisirs de M. de Joyeuse le père, homme affreux, roux, brutal et qui ne rachetait ses difformités et ses vices par aucune qualité aimable, » tel était, se-lon l’historien Walkenaer, ce Thiercelin, marquis de Brosses, que les Joyeuse avaient connu à Reims, lors des réjouissances données par cette ville en l’honneur du duc d’Enghien, et qu’avec une légèreté bien digne de telles gens ils devaient, — peu de temps après la mort de Lénoncourt, — offrir pour époux à leur charmante fille.

Dépité, meurtri, frappé dans sa plus chère espérance, il semble que Maucroix, pour employer une expression de Champagne, cherchât d’abord d’enfiler la venelle, c’est-à-dire d’esquiver, en quittant sa cité de Reims, la rencontre du marquis de Brosses ; c’est dans ces circonstances que, se souvenant de son fidèle ami M. de La Fontaine, il s’était en quelque sorte enfui à Château-Thierry. Mais on sait bien qu’il en est dans la vie ainsi que dans les fables : après tant de traverses, tant d’orages, les pigeons reviennent toujours vers le pigeonnier ! Cependant, quel singulier, triste et charmant retour, c’avait été pour M. de Maucroix, — après un tel exil, — de revenir de Chaury à Reims par les pentes vineuses, M. de La Fontaine qui n’avait pas voulu le laisser aller seul, toujours de belle humeur, décidé à prendre femme, lui, le pauvre Maucroix, ne mettant plus d’espérance que dans le canonicat ! Vingt-huit ans ! Et voilà qu’il était chanoine ! Mais être chanoine, en ce temps-là, ce n’était pas une chose si dure. « A cette époque, écrit Louis Paris, l’un des biographes de Maucroix, le titre de chanoine n’impliquait pas, pour ceux qui le portaient, la nécessité d’une vie de retraite et d’abnégation. »

Le plus souvent simples prébendiers, les chanoines n’avaient pas toujours reçu les ordres. En réalité, ils portaient un titre, jouissaient de bénéfices, mais n’étaient pas astreints, comme les autres religieux, à l’observance d’une exacte discipline. De là bien des distractions, bien des loisirs. On sait comment Maucroix occupait ceux-ci : le jardinage, un peu de musique, beaucoup de belles-lettres, et, quand cela se trouvait, la conversation. « Les affaires graves, disait de lui-même à propos le nouveau chanoine, ne sont guère mon fait. » Quatre petits tours de préau, une lecture d’Horace, un badinage innocent avec des amis, voilà, au long des allées de buis, sous les tilleuls de son jardin, quels étaient les plaisirs de ce sage. « Bon convive aimant le vin et la bonne chère, mais sans débauche, et qui, avec un esprit et des talents peu propres au cloitre, était pourtant aussi bon religieux qu’avec un tel esprit on pouvait l’être, » voilà comment le sévère Saint-Simon, en pensant à Santeul, pouvait, à quelque temps de là, peindre le portrait de l’un de ces hommes. Mais ce portrait tracé en l’honneur d’un chanoine de Paris, ressemblait aussi bien au chanoine de Reims, sauf qu’en Maucroix pourtant il y avait, plus apparentes qu’en Santeul, une pa-resse, une indolence, enfin, pour tout dire, une sorte de torpeur, qui n’allaient pas sans mélancolie. Alors le pauvre cha-noine, le pauvre amoureux, sentait se rouvrir sa blessure.


Elle occupe en mon cœur toujours la même place ;
Je ne puis l’oublier...


Et voilà que, tandis que le soir descendait en buée rose au-dessus de Notre-Dame, des deux tours ventrues du chapitre, des vieux toits à angles et à colombage, durant que Jacquette à voix grêle tintait au fond du clocher, il se remettait à penser à Charlotte-Henriette. Alors, elle était Diane, il était Cliton. Ses regrets, sa douleur, sa peine l’assaillaient alors ; il souffrait de songer à la belle chasseresse qu’un méchant Actéon, barbu, roux, sentant le fauve et le tabac, lui avait ravie ; et, c’était son gémissement, mêlé au tintement de la cloche que, devant les allées de buis de son préau, il exhalait, enveloppé déjà de crépuscule, en des vers plain-tifs.


IV. — LES DEUX PIGEONS

C’était par l’un de ces matins d’automne où, grâce à la fraîcheur que revêtent les choses, à la douceur du ciel, la limpidité des cours d’eau et des feuillages, il semble que ce soit encore l’été. Par une sorte d’habitude qui lui était chère, M. de La Fontaine, pour aller de Château-Thierry à Reims, s’en était venu, cette fois, en suivant la Vesle, par bien des détours. Plus tard, beaucoup plus tard, quand il sera devenu le poète fameux recherché de tout ce qu’il y a de plus illustre et de plus grand dans le monde, il s’en ira ainsi à l’Académie par des chemins buissonniers pleins de caprice et de fantaisie. Mais, en ce jour charmant, alors qu’il n’était encore qu’un simple Maître des Eaux, son plaisir vraiment sans mélange était de s’attarder au milieu des vignobles, le long de toute sorte de sentiers bordés de ceps et si riches de grappes qu’on pouvait, avec un peu d’imagination, supposer que c’était là ce pays de Chanaan que M. de La Fontaine devait voir représenté un jour, à Paris, chez le duc de Richelieu, dans l’un des tableaux fameux de Poussin.

« Ah ! s’en aller promener à Cormontreuil comme des compères ! » écrira plus tard, beaucoup plus tard, dans un billet plaisant, le bon chanoine Maucroix, revenu de bien des chimères, à son ami le chanoine Favart ; mais, en fait de compères, M. de La Fontaine n’avait, de Champfleury à Trois-Puits et à Cormontreuil, rencontré ce matin-là sur ce même chemin où Maucroix viendra par la suite promener ses souvenirs, que messire renard, occupé en pointant du museau entre les ceps roux, à chasser les grives. Cependant, outre les grives, notre Maître des Eaux avait rencontré des perdrix ; il avait vu aussi des lièvres, mais seulement de loin, les lièvres étant de prudents drôles qui n’aiment pas volontiers à se cogner au visage des gens. De tous les spectacles dont ce frais canton ménageait la surprise à notre faiseur de contes, rien, toutefois, n’avait enchanté celui-ci autant que la vue d’un cortège où M. de La Fontaine, au milieu de garçons qui dansaient un bransle, aperçut un char tout chargé de raisins qu’on menait au pressoir et sur le haut duquel un petit marmouset, à demi-nu, le visage tout barbouillé de lie et couronné de pampres, semblait l’enfant Bacchus foulant la vinée.

Aussi fut-ce enveloppé des vapeurs du raisin, l’esprit mis en gaité par la rusticité de ce tableau païen, que M. de La Fontaine continua de longer le cours de la Vesle. A cet endroit, la rivière, masquée à demi entre des roseaux, était fort étroite, mais son cours était pur, ses eaux miroitantes et cette vue, autant que celle du renard, des perdrix, des grives et du petit Bacchus, acheva de dissiper l’humeur sombre que le Maître des Eaux portait avec lui depuis Château-Thierry.

Il faut dire, pour préciser mieux les causes de cette humeur, que M. de La Fontaine n’était, dans ce temps-là, déjà pas bien content de sa femme. C’était (et c’est Tallemant qui l’assure !) « une coquette qui s’était assez mal gouvernée depuis quelque temps. » A peine mariée, cette petite s’était, paraît-il, mise à jouer à la précieuse. On l’avait vue à Château-Thierry, sur le Beau-Richard, s’afficher avec des galants ; les romans de chevalerie, dont elle se farcis-sait l’esprit, avaient achevé, dit-on, de lui donner toute sorte d’idées extravagantes sur la réalité du mariage et du monde ; si bien que notre Bonhomme, l’ayant plantée là, était parti depuis la veille de Chaury et, venant de pénétrer dans Reims par la porte Dieu-Lumière, se dirigeait du côté du cloitre, vers cette rue Saint-Etienne où son bon ami, le chanoine Maucroix, était à l’attendre.

Encore que le bruit que faisaient les tonneliers, tout au long du faubourg Barbâtre, en ferrant des feuillettes et cerclant des barils auprès des pressoirs en activité, emplit l’air de tumulte, M. de La Fontaine allait méditant de ces choses, et comme les bâtiments archiépiscopaux, les flèches, les deux tours et la galerie des rois avec la basilique se montrèrent tout à coup à sa vue au-dessus des maisons, il pensa que Maucroix pouvait à cette heure matinale se trouver encore à l’office. Aussi, après avoir fort poliment mis le chapeau à la main, M. de La Fontaine, ayant pénétré, gagna-t-il le chœur et revint-il par la nef ; mais, dans le vaisseau désert, tout ce qu’il aperçut ce fut le jeu du soleil dans les rosaces en fleur, puis, tout en haut du sixième pilier de droite, de petits oiseaux vifs jasant et pétillant, entrés par quelque trou des vitraux et qui semblaient s’être disposé un nid dans le chapiteau des Vendanges.

Ces jeux irisés de la lumière, ce pépiement des oiseaux eussent, dans un autre temps, suffi à retenir longtemps notre Bonhomme ; mais, en vérité, dans ce cœur changeant, l’inquiétude, par une exception singulière, était ce matin la plus forte, le tourment le plus acharné. Dans de telles dispositions, il n’y avait que M. de Maucroix qui fût en état de dissiper l’une et l’autre ; aussi M. de La Fontaine n’eut-il de cesse qu’il ne fût parvenu au logis de son ami ; mais là, le Champenois se heurta à un autre obstacle qui était que la Sillon, la servante du chanoine, était à se débattre, sur le pas de la porte, au milieu de poissonniers qui lui apportaient, pour le maigre de son maître, des truites encore à demi vivantes et se débattant sur un beau lit d’herbes.

Au bruit que faisait cette discussion, Maucroix accourut et vit son ami. À leur habitude ceux-ci s’étreignirent ; et, comme c’était aussi un poète que Maucroix, la première chose qu’il dit à M. de La Fontaine, en montrant les marchands que rabrouait la Sillon, fut que c’étaient deux dieux de la rivière d’Aisne, à la vérité déguisés en pécheurs qui, prévenus par quelque riverain de l’arrivée du Maître des Eaux, venaient, comme à leur maître, offrir ces présents. Le fait est que c’étaient là des truites magnifiques. Maucroix décida que la Sillon les allait accommoder céans, et qu’arrosées d’un petit cru de Verzenay récolté au bas de la Montagne, ces truites leur composeraient un déjeuner au cours duquel l’un et l’autre pourraient s’épancher et se faire, sous l’influence d’un mets frugal et d’un vin généreux, confidence de leurs peines et de leurs amours.

M. de La Fontaine, encore que l’effusion de l’accolade que venait de lui donner son ami, le tint tout ému, ne put, à l’aspect des objets qu’il aperçut dans la maison, s’empêcher de découvrir que ces amours et ces peines continuaient d’exercer toujours dans le cœur de Maucroix, autant que dans le sien propre, leur ravage et leur trouble. En effet, entre deux recueils d’homélies, une traduction manuscrite des Epistres de Sénèque que leur ami commun M. Pintrel avait entreprise, la première chose que le fablier aperçut, au-devant du pupitre où le chanoine devait durant de longues heures s’abîmer en méditation, ce fut dans un petit cadre le portrait-médaillon de la jeune marquise de Brosses, de cette Charlotte-Henriette de Joyeuse dont il était dit que Maucroix, malgré le caractère de son état, les années, l’éloignement et le chagrin, restait aussi féru qu’au temps de sa jeunesse.

— Ah ! monsieur, se peut-il ? s’écria le Champenois à la vue de cette souriante et séduisante image. Quoi ! jusqu’en cette retraite et sous cet habit, séparé du monde autant que vous l’êtes, Mlle de Joyeuse continue d’occuper vos pensées !

— Hélas ! monsieur, répondit Maucroix, tout en poussant quelque triste et prolongé soupir, ce n’est pas à vous, mon cher et mon meilleur ami, que je le puis celer : oui, Mlle de Joyeuse occupe toujours mon esprit ; et, bien que marquise de Brosses, surtout parce que marquise de Brosses, devenue par son mariage avec un mauvais drôle victime autant qu’épouse, elle n’a cessé d’être chère à mon cœur ! Approchez, mon ami, venez çà contre moi ! ajouta Maucroix qui, prenant M. de La Fontaine par le bras, l’amena jusqu’à la baie vitrée par laquelle on apercevait les tilleuls du préau, les allées bordées de buis ratissées avec soin et, sur le milieu d’un petit boulingrin, un poirier de Rousselet d’où pendaient des poires. Dites-moi, prononça alors le chanoine, plaçant le médaillon bien au jour, sous les yeux de son compère, dites-moi si ce n’est pas là Charlotte-Henriette ?

Le Bonhomme se pencha et ne put s’y tromper : c’était la belle Diane ; c’étaient ses traits heureux, l’ovale de son front et de sa figure, son teint délicat de blonde, ses lèvres moqueuses, et vermeilles, ses yeux mi-voilés, malicieux, assez doux et faunesques, enfin tout ce joli air de rire et de se moquer des gens que M. de La Fontaine, autant que son compère, avait remarqué plus d’une fois, sous l’un des portails de Notre-Dame de Reims, à l’ange saint Nicaise.

A ce moment, dans le soleil tiède de l’arrière-automne, le préau jonché de feuilles, par la baie vitrée, se montrait charmant ; par-dessus les hauts toits à faîtage des maisons claustrales, le ciel bleu répandait sa douceur ; et tout, dans ce grand quartier que dominait le vaisseau puissant de Notre-Dame, n’était plus que repos, quiétude et méditation. C’est à cet instant que M. de La Fontaine, retournant au jour le petit cadre qui contenait le médaillon de la marquise de Brosses, aperçut ces vers d’un madrigal tracés de la main de Maucroix et les lut tout haut :


Afin d’adoucir mon tourment,
Je baise ton portrait, Iris, à tout moment ;
Ma pensée est un peu moins dure ;
Mais, pour ne te déguiser rien,
C’est peu qu’un remède en peinture
Pour un mal si grand que le mien !


A peine eut-il achevé de lire que M. de La Fontaine se tourna vers Maucroix, et le voyant ému autant que s’il eût été un page ou un jouvenceau : « Eh ! quoi ? dit-il, monsieur, est-ce à ce point que vous souffrez de l’éloignement de Mlle de Joyeuse ? » Mais, comme le Bonhomme venait de prononcer ces mots d’un certain ton grave et qui le frappa, Maucroix, — de même que quelque illumination se fût faite tout à coup en lui, — comprit et demanda : « Mais vous-même, monsieur, pourquoi vous vois-je seul en ce moment ? D’où vient que Mlle de La Fontaine, au lieu de vous accompagner a Reims, est restée à Château-Thierry ? »

Pris au dépourvu par cette question brusque, le Mal marié ne trouva rien à répondre. Les amis gardèrent un moment le silence ; mais le tourment de l’un était aussi fort que l’inquiétude de l’autre. « Ah ! mon ami ! » s’écria seulement M. de La Fontaine. Ce fut sa seule plainte ; il n’ajouta rien ; mais tous deux, — le chanoine et le poète, — ayant la même peine, s’étreignirent soudain. Et c’est alors qu’avec une sorte de volubilité de langage et d’effusion d’amitié, ils se mirent tous deux, s’encourageant l’un l’autre, à parler de leurs coquettes. M. de La Fontaine nomma Poignant, son cousin de Chaury, gaillard avantageux dont les mauvaises langues disaient que Marie Héricart avait fait la conquête. Et, de son côté, le chanoine débonnaire et contrit exhala sa plainte au sujet de tout ce qu’il avait appris de Charlotte-Henriette.

Lasse d’être devenue, presque malgré elle, l’épouse de ce chasseur de fauves, de ce brutal et roux Actéon qu’était le marquis de Brosses, la piquante et belle Diane ne s’était pas, paraît-il, fait faute, tant à Paris que dans ses terres des Ardennes, de coqueter le plus imprudemment du monde avec des bellâtres. Toutes ces folies, c’était, d’ailleurs, au dire de Tallemant, elle-même qui en informait Maucroix. Ce der-nier, au regard de Charlotte-Henriette, surtout depuis le mariage contracté avec le marquis, n’était pas tant resté l’ami que le confident, le conseiller, ce n’eût pas été trop peut-être de dire le confesseur.

Un drôle comme Fabry, qui l’avait vue enfant et qui, dit-on, avait été un peu épris de la mère, Mme de Joyeuse, tentait-il, par esprit de famille, de se rapprocher un peu trop vivement d’elle, aussitôt, par le messager qui partait de Paris pour Reims sur le pont Notre-Dame, la nouvelle épousée le faisait savoir à Maucroix. De même la fois où ce jeune seigneur, semblable au Pyrame de Théophile, rendu fou de passion, s’en vint se jeter à ses pieds et la supplia, lui montrant un poignard, qu’elle daignât lui en percer le cœur ! Tout cela, le chanoine le savait. Il savait ses fréquentations chez les précieuses, chez les frondeuses, chez les coquettes, chez les sottes.

— Il y a une Mme de Roquelaure, s’écria même Maucroix racontant la chose à La Fontaine, avec qui elle est du dernier bien. Celle-là est une folle, une Cathos, une Madelon ridicule, ne se plaisant, comme une écervelée qu’elle est, que dans la société de ces gens qui sont la coqueluche de Paris et qui passent, comme chacun sait, leur temps en mazarinades, jeux d’argent, parties fines et que l’on aperçoit, tantôt sur le Cours, tantôt sur le Pont-Neuf ou sur la Place Royale, occupés de cabaler, parader, sourire en montrant leurs dents et, devant un monde de flatteurs, se récitant du ton le plus maniéré du monde de petits poèmes aussi frisés que leur perruque ! »

— La jolie société que c’est là, en effet ! dit M. de La Fontaine, et, comme l’amant que vous êtes doit donc éprouver de chagrin à penser aux périls que Mme de Brosses, mé-connue, négligée de son mari, doit courir à Paris !

— Oh ! répondit M. de Maucroix, le mari est méchant, la société mauvaise ! Mais, quelque soin que j’aie pris de le donner à entendre à Mme de Brosses, cette dissipation a des charmes pour elle ! Croiriez-vous qu’un compliment tourné avec art, une œillade bien assénée, des violons qui jouent, des eaux de senteur, de menus cadeaux, un peu de campagne et de liberté suffisent à tourner la tête à cette frivole ? Cela est au point que, quand la marquise de Brosses se trouve dans ses terres des Ardennes, on dit que c’est le jeune comte de Grandpré, son voisin, qui donne des chasses pour elle et qui est son galant. Mais, si c’est à Saint-Cloud où Mme de Roque-laure la conduit quelquefois, on dit que c’est le comte du route ! A propos de celui-ci, ajouta même Maucroix, dont la souffrance à la façon dont il soufflait en parlant était apparente, il faut que je vous conte la méchante affaire que cela fit le jour où, de dépit, Fabry, repoussé par M me de Brosses, s’en alla conter tout au mari. Aussitôt, celui-ci d’ordonner à sa femme de rentrer en Champagne ! Tallemant, qui me l’a écrit et qui l’a vue, dit que, quand la pauvrette partit, elle était si défaite qu’il semblait qu’elle « allât comme à la mort ! » Ah ! monsieur, le misérable ! Savez-vous qu’il voulait la tuer et que, si je n’y fusse allé et ne l’eusse dissuadé et prêché, il la pourfendait !

« — Peste ! monsieur, s’exclama au récit de tant d’extravagances M. de La Fontaine, les romans de chevalerie, les histoires de la Table ronde dont Mme de La Fontaine me rebat-tit si souvent les oreilles, ne me semblent pas plus embrouillés que cela ! Voilà bien des disputes, bien des menaces et bien des épées ! Je n’aime point tant les gens qui se querellent ! Mais le mari, au moins, le mari ?

— Oh ! celui-là, répondit M. de Maucroix, qu’un discours si mouvementé avait échauffé, c’est lui qui est cause de tout. Car enfin, monsieur, cette pauvre Charlotte-Henriette, que le sort trop favorable lui avait donnée après la mort de Lénoncourt, n’était-elle pas, — je vous le demande, à vous qui l’avez connue, — l’objet le plus accompli, le plus aimable qu’on pût voir ? Et n’est-ce pas lui, le butor, par sa brutalité, sa grossièreté et sa sottise, qui réussit, d’une épouse fidèle, à faire cette frivole ?

M. de La Fontaine, enclin pour soi-même à l’indulgence, l’était aussi pour les autres. — Oh ! dit-il simplement, mais cela sans malice tant il aimait Maucroix et lui voulait de bien, vous connaissez M. Perrot d’Ablancourt, notre bon et savant ami : pourtant, vous savez ce que l’on dit de ses traductions des poètes latins ? Que ce sont de belles infidèles ! Eh bien ! Monsieur, de votre aventure et de la mienne, il ressort ceci : que ce sont des infidèles, belles et trompeuses de même, les objets de nos amours !...

Ace moment, du côté de l’entrée donnant sur la rue Saint-Etienne, l’on entendit un bruit de roues et de chevaux. « Est-ce, demanda M. de La Fontaine, pensant à l’ainé de Mau-croix, M. le porte-crosse qui revient de l’assemblée du Chapitre ! — Quoi ? mon frère en carrosse ! Y pensez-vous, mon ami ? » Mais, à peine Maucroix avait-il répondu ces mots, que la porte, poussée à la hâte, s’ouvrit devant la Sillon éperdue. Et, dans le jour, dans le soleil, dans le fracas qu’un attelage faisait en s’éloignant par les petites rues mortes du quartier du Cloître, La Fontaine et Maucroix virent soudain paraître, dans la vieille demeure, aussi pétulante, bouillante que la rousse Longueville ou l’altière Chevreuse quand, à l’instant du combat, elles tendent leurs gants à baiser à des frondeurs, la belle Diane elle-même, la pauvre Charlotte-Henriette. Auprès d’elle, sa soubrette, la Saint-Thomas, marchait en portant son bagage. Si bien qu’en les apercevant ainsi, la suivante contrite, la maîtresse surexcitée, pâle, les yeux encore battus et rougis de larmes, Maucroix comprit que c’en était fait, que Charlotte-Henriette, enfin lasse, éperdue, poussée à bout, sans autres ressources, avait tout quitté, Paris, ses enfants, M. de Brosses, et, délaissée, repoussée de tous, revenait enfin, dans sa bonne ville de Reims en Champagne, se réfugier auprès du seul ami qu’elle eût au monde !

De stupeur, d’émoi et de crainte, tous ces êtres, réunis de si brusque façon, demeuraient sans parler. Seule, la Sillon, dans la vieille demeure aux dalles claires, aux belles vitres, allait et venait, et Maucroix put voir que diligemment, sur la belle nappe blanche, elle disposait un couvert de plus.


V. — AU BENOÎT PRÉAU

Depuis cette aventure mémorable du retour de Charlotte-Henriette dans sa cité de Reims, un an vint à s’écouler. La vérité, selon des Réaux, est en effet que M. de Brosses laissa « sa femme en Champagne, sans un sou et malade, et lui s’en alla en Touraine où est son bien. » Cela fit que, sans les frères de Maucroix, qui lui avaient concédé une chambre dans leur logis de la rue Saint-Étienne et pourvoyaient à son nécessaire, vouée à l’abandon et à l’oubli, elle fût morte à l’Hôtel-Dieu de la ville de Reims.

Pécheresse devenue repentie, atteinte d’âme et de corps, elle ne tarda pas, consumée d’une fièvre lente, à tomber en langueur. Le pis est, relate Louis Paris, que sous l’empire des maux qu’elle souffrait, chaque jour « emportait quelque chose de cette vivacité d’esprit, de cette distinction de figure qui l’avaient fait rechercher » au temps où elle était hardie, glorieuse, belle et goûtait de la vie tout ce que celle-ci offre d’aimable et de funeste. Inclinée du côté de la religion, son vœu tout d’abord eût été, si ses forces le lui eussent permis, d’entrer aux Carmélites. Mais, aux Carmélites, Bossuet le dira plus tard désignant une autre célèbre recluse, « ce corps si tendre, si chéri, si ménagé, » ce temple exquis du démon, il faut le ployer aux durs travaux, aux besognes les plus viles, les plus basses, comme de laver le linge, étancher l’eau, trier les cendres, récurer la vaisselle, et cela pieds nus, en robe grossière, la corde aux reins, sans abri, sans feu, même l’hiver !

Mais cette dure vie, dans l’état de dépérissement où elle était tombée par suite du mal qui la minait, Charlotte-Henriette n’était pas en état d’en affronter l’épreuve. Et, telle qu’on vit par la suite, à la fin d’une carrière tout emplie des plaisirs du cœur et des joies de l’esprit, la bonne protectrice de La Fontaine, Mme de La Sablière, s’en aller finir aux Incurables, ainsi l’on verra cette personne, pétrie de toutes les grâces et de tout ce qu’il y a de plaisant et d’heureux au monde, s’en aller achever sa vie à l’ombre du grand beau vaisseau de Notre-Dame, auprès du Chapitre, et dans ce quartier reclus du vieux Reims où ce n’étaient alors, en raison des couvents, chapelles, maisons de piété qui en formaient le domaine, que tintement cristallin des cloches, accents des voix en prières, actions de grâce, appels et répons des chantres. À cela près que les hôtes de la rue Saint-Étienne s’appliquaient à l’entourer de soins prévenants, les Incurables de Mme de Brosses, ce fut cette maison des bons Maucroix.

Auprès d’un Maucroix qui, toute sa vie, s’était montré si souvent enclin lui-même au péché, pécheurs et pécheresses étaient assurés de trouver le réconfort et, par les voies de l’indulgence avertie, de la bon-té prévenante, bien souvent le chemin de Dieu. L’abbé d’Olivet, qui a laissé de M. de Maucroix un portrait touché de la plus fine grâce, a écrit que, parvenu au déclin d’une vie toute remplie d’actions que l’instinct, l’innocence et le cœur avaient guidée souvent plus que d’usage, M. de La Fontaine, effrayé de la corruption au milieu de laquelle il s’était complu si longtemps, s’était tourné vers son ami le chanoine comme vers le seul être qui fût capable de l’entendre et de l’absoudre. « O mon cher, fera savoir, à ce moment, de Paris, ce grand homme, à son bon compagnon demeuré à Reims et que tant de traverses, tant d’orages du monde n’avaient pas ballotté autant, ô mon cher, mourir n’est rien, mais songes-tu que je vais compa-raître devant Dieu ? » Et l’abbé d’Olivet ajoute que M. de Maucroix fut tellement pénétré des regrets d’un homme si supérieur, qu’il garda longtemps, en mémoire de lui, ce cilice qu’on avait trouvé à M. de La Fontaine « lorsque, dit-il, on le déshabilla pour le mettre au tombeau. »

Il est probable que, si l’on fût venu à Reims dans le logis de MM. de Maucroix, chercher, longtemps après que Mme de Brosses fut morte, un témoignage aussi visible de repentir et de conversion, on ne l’eût pas trouvé. Mais qu’avait à faire d’un cilice celle dont l’abattement et la maladie suffisaient à mater la superbe, abattre la mondanité, humilier les charmes et, sous des coups sourds cent fois répétés, éteindre sur les lèvres ce mutin sourire, cette coquette et railleuse douceur que Charlotte-Henriette, au temps où elle était encore la Diane du poète, avait, eût-on dit, empruntés à l’ange saint Nicaise ?

La pauvre femme, avec la saison qui passait, voyait les dernières de ses forces se retirer de son corps. « Elle souffrit longtemps, dit Tallemant, mais Maucroix souffrait assurément plus qu’elle. » Il n’y avait rien, dans des conjonctures si affligeantes, que le bon chanoine ne tentât pour l’adoucissement de maux si affreux. « Vivacité, enjouement, délicatesse, naïveté, tout cela ensemble, écrit finement le P. Bouhours, se trouvait réuni dans la conversation de M. de Maucroix. » Et cette conversation, si pétillante, si hardie, si vive, dans laquelle le poète apparaissait avec toute sa mobilité et son enjouement, c’était le régal et la consolation de cette chancelante valétudinaire qu’était devenue Mme de Brosses !

Aux petits soins pour elle, dans ce jardin de son cœur, bien aménagé, bien sarclé, paré de roses, orné d’œillets, où M. de La Fontaine parut tant de fois, où Boileau devait venir un jour, il n’y avait pas de distractions que Maucroix ne ménageât à son amie. Tantôt c’était entre eux, ou quand M. de La Fontaine était leur hôte, ce qui ajoutait bien du plaisir à la fête, de jouer à l’hombre ; tantôt, si la malade se sentait un peu mieux, c’était, par un beau couchant, alors que le soleil achevait de mûrir les ceps sur la Montagne de Reims, de faire la collation. Alors, « au lieu de nous dire des douceurs, écrivait à quelque proche et cher ami, le chanoine au cœur de berger, nous en mangeons : et nous avons friponne maintes confitures sèches et liquides, maintes dragées de Verdun et non pareilles de Sedan, dont l’auteur de Cyrus ne parle pas cependant. »

Mais, cela, c’étaient les derniers feux, quelque chose comme l’adieu à la vie que faisait Mme de Brosses. Adieu, paniers, vendanges sont faites ! dit un proverbe de Champagne. Et c’est à l’automne, au temps des vendanges, alors que d’Epernay à Reims et de Damery à Verzenay, tout rit, tout chante et pépie sur les hauts monts, aux flancs vermeils du vignoble, que celle que Maucroix nommait la « vilaine Camuse, » c’est-à-dire la Mort, entra dans la maison de ce sage qu’était le bon chanoine. « Il faut en finir, quand il plaît à Dieu, et je suis soumise. » Ainsi parvenue au terme d’une vie que l’insouciance, la recherche des plaisirs et les maux domestiques avaient épuisée, Charlotte-Henriette s’apprêtait à quitter pour un monde meilleur, cette ville recueillie, ce préau paisible et ce bon ami. Dans ces sentiments, et pour employer les termes dont le P. Pouget usa à beaucoup d’années de là à propos de La Fontaine, elle « reçut le Saint-Viatique avec un extérieur qui marquait une profonde humiliation et de grands senti-ments de piété. »

Frappé dans l’affection la plus chère qu’il eût connue jamais en sa vie, François de Maucroix, fou de chagrin, les yeux secs à force d’avoir pleuré, assista à la levée du corps à laquelle, comme d’usage, vinrent procéder les couventines. Ainsi, entre les cierges, au milieu des larmes, et tandis que le grondement de la cloche Charlotte ébranlait Notre-Dame, on eût dit le beau chœur des servantes de Pluton emportant la pauvre Eurydice, l’Eurydice inanimée du poète, vers le noir empire.

Tallemant, qui sut ces choses, en a parlé avec tout le respect qu’inspire la douleur. « Je n’ai jamais vu, dit-il, en nommant le chanoine, un homme si affligé, et, à cause de lui, je me suis réjoui de la mort de cette belle, parce qu’il était en un tel état, que je ne sais ce qui serait arrivé. » Au dire de Tallemant, Maucroix aurait été « plus de quatre ans à s’en consoler. » A quoi Louis Paris, autrement édifié que Tallemant sur les suites du deuil qui frappa Maucroix, répond que ce ne fut pas pendant quatre ans, mais bien pendant quarante, que le chanoine rémois porta dans son cœur le regret de la belle Diane.

A quarante années de là, en effet, vers 1690, alors qu’il était déjà, pour employer l’expression de La Bruyère sur Santeul, un « enfant à cheveux gris, » il advint à Maucroix, parmi de vieilles lettres, des brouillons épars de traductions de Lactance et de saint Chrysostome, de retrouver ce portrait parlant, pétri de toutes les grâces du modèle, et que M. de La Fontaine et lui, alors qu’ils étaient des hommes ardents et jeunes, avaient admiré tant de fois, du vivant de Charlotte-Henriette, au « benoît préau. » « Par le plus grand bonheur du monde, écrit alors cet admirable et constant vieillard, j’ai retrouvé un portrait de la personne que j’ai le mieux aimée. Combien y a-t-il ? Plus de quarante ans ! Ce sont bien des ans ! J’en fais faire une copie, la copie est presque achevée : elle ressemble fort à l’original qui ressemblait fort à la belle. J’en ai une joie, je ne m’en sens pas... toutes mes plaies se sont rouvertes ! »

Au milieu de tant d’épreuves, de regrets persistants et de fidélité à la mémoire de celle qui n’était plus, il était une consolation que Maucroix, mal-gré tout, ressentait encore. C’est quand il recevait de Paris quelque bon et honnête billet de celui qu’après Mme de Brosses, il avait le plus chéri : Jean de La Fontaine ; mais surtout c’était quand ce dernier, malgré le poids de l’âge et les obligations d’une vie devenue longue, revenait, au cours d’un voyage de Champagne, s’asseoir au « benoît préau. » Alors ces deux vieillards, comme on remue la cendre au fond d’un foyer éteint, remuaient leur passé. L’un, à travers le reçu lointain des saisons, revoyait Marie Héricart, laquelle vivait toujours, mais était séparée de lui ; l’autre, comme si le souvenir n’en eût pas encore pâli, pensait à cette Charlotte-Henriette de Joyeuse, au regard mutin, aux belles lèvres, dont le narquois regard, chargé de malice tendre, lui souriait du fond d’un portrait. Tandis que, durant ce retour vers les années mortes, la Sillon, devant la baie ouverte du « benoît préau, » disposait le couvert, tous deux, avec cette netteté que l’âge donne à l’esprit, se revoyaient jeunes hommes assis sous une treille, près d’une place de village au-devant de laquelle des garçons vignerons jouaient aux quilles. Notre bonhomme, épris, sans l’avoir vue encore, de sa fiancée de La Ferté-Milon, était ce jour-là tout gai, tout heureux ; Maucroix, désespéré du mariage de Mlle de Joyeuse, demeurait songeur. Cependant, — ils s’en souvenaient comme s’ils y eussent été encore ! — c’était devant ces vignes que mûrissait le soleil, au pépiement des grives, au bruit que les vignerons faisaient en abattant des quilles, après que M. de La Fontaine eut rapporté l’apologue du Meunier, son fils et l’âne, que ce destin, au terme duquel entourés de belles ombres ils touchaient enfin, léger, frivole, incertain, s’était en ce temps-là, pour l’un et l’autre des deux amis, des deux pigeons de la fable, fixé à jamais.


EDMOND PILON.