Autour de la Révolution de 1830/01

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Autour de la Révolution de 1830
Revue des Deux Mondes6e période, tome 11 (p. 558-593).




AUTOUR DE LA RÉVOLUTION DE 1830 [1]

EXTRAITS DU JOURNAL
DU COMTE RODOLPHE APPONYI [2]



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I

AVANT ET PENDANT

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Paris, le 10 février 1830. — Mme de Polignac me dit, il y a huit jours :

— Mon mari, depuis qu’il est de retour en France, est un autre homme, il se porte à merveille, il se trouve heureux de pouvoir partager les peines du Roi son maître ; cette idée le soutient, tandis qu’à Londres, entouré du bonheur, ayant une existence tranquille et brillante, il était toujours malade. « J’ai trop de chagrins, me disait-il alors ; le Roi est mal entouré, les affaires vont pitoyablement et mon maître n’a personne auprès de lui pour épancher son cœur, personne qui puisse partager sincèrement ses ennuis, ainsi que je le ferais si j’étais auprès de lui ; mon bonheur me devient à charge parce que mon royal ami est malheureux. » Depuis qu’il est à Paris, poursuivit la princesse, il est content de pouvoir souffrir toutes sortes d’injures pour le Roi son maître, son unique ami. C’est un caractère digne d’admiration.

Si M. de Polignac avait autant d’esprit qu’il a un excellent cœur et du dévouement pour son roi, les affaires iraient bien en France.


18 février. — Il y a des royalistes qui disent qu’il n’y a plus moyen de défendre le ministère Polignac. « On s’expose trop, prétendent-ils, et si le ministère croule, nous sommes perdus dans l’opinion publique et il n’y a plus moyen de se rendre utile au Roi. » La confusion est au comble en France ; tout le monde est alarmé de la tournure que prennent les choses. Il parait que la Chambre des pairs est aussi contre le ministère ; je ne vois pas trop où M. de Polignac trouvera sa majorité. Tout le monde est curieux de l’ouverture des Chambres.


27 février. — Il y a plusieurs dames et jeunes cavaliers même, qui sont malades jusqu’à garder le lit, des suites d’un cotillon que j’ai dirigé dimanche gras chez Madame la Duchesse de Berry. Les courtisans qui ne sont plus dans l’âge de pouvoir me suivre à mes exercices et qui, cependant, ne veulent pas manquer une occasion d’être agréable à Madame, désirent bien souvent m’envoyer à tous les diables. Pour être bon courtisan à la cour de France, il faut avant tout avoir de bonnes jambes. Le pauvre Pierre d’Arenberg a tous les membres rompus, il est tout éreinté par suite de ce fameux cotillon.

Au spectacle, à la Cour, comme notre loge touche à celle du Roi, Madame, en entrant, me demanda si je vivais encore.

— Certainement, Madame, et si bien que je suis prêt à recommencer aujourd’hui ; si Votre Altesse Royale, continuai-je, se trouvait en force demain, elle devrait ordonner un bal dans ses appartemens, ou bien dans ceux du premier gentilhomme de la chambre du Roi.

— Je vous avoue que je me sens fatiguée.

— Si vous aviez vu Madame, ce matin, me dit la duchesse de Reggio, vous ne lui feriez pas une pareille proposition.

— Il n’y parait pas ce soir, répondis-je.

— J’aime cependant mieux me reposer aujourd’hui, répliqua la Duchesse de Berry, tandis que vous irez ce soir encore chez la duchesse de Montmorency.

— Oui, Madame.

— Vous y trouverez le Duc de Chartres ; saluez-le de ma part.


1er mars. — L’adresse de la Chambre des députés au Roi, en réponse au discours de Sa Majesté, a passé dans le comité secret avec une majorité de quarante-huit voix. Elle est très impertinente ; ces messieurs demandent tout simplement le renvoi des ministres.

« Cette adresse, disent les libéraux, est un monument admirable de sagesse et de joyeux attachement au Roi et à la Charte ; elle met dans tout son jour cette vérité : qu’il n’y a pas d’accord possible entre le ministère et la France, c’est à dessein que nous disons la France ! que le ministère dissolve maintenant la Chambre : la majorité peut se présenter sans crainte devant les électeurs : sa réélection se fera aux acclamations générales. »

Si jamais attentat fut commis en France contre les prérogatives de la couronne, certainement cette adresse sera le plus marquant. Le Roi recevra la députation aujourd’hui même ; les membres qui la composent ont été tirés au sort, ainsi que cela se pratique toujours. Les royalistes qui se trouvent dans le nombre ont refusé de paraître devant le Roi avec une adresse aussi insolente. Le Roi, dit-on, ne leur fera aucune réponse, ni verbale ni par écrit ; il prendra la feuille de la main du député sans permettre que celui-ci en fasse la lecture ; puis, il dira :

— J’en connais le contenu, et je charge mon ministre de répondre à la Chambre.


2 mars. — Aujourd’hui a eu lieu l’ouverture de la Chambre.. Le Roi, comme toujours dans de pareilles occasions, a été couvert d’applaudissemens ; jamais aucun souverain n’a eu meilleure tournure ; il est impossible de mieux saluer, de mieux parler que ne le fait le roi Charles X ; c’est une noblesse sans fierté ; chacun de ses mouvemens est gracieux, rempli de dignité et bienveillant. Les gens de l’opposition aiment à prouver dans ces occasions qu’ils distinguent le Roi du gouvernement, distinction fausse autant qu’elle est malveillante. Le Roi, dans son discours, a dit à la fin une phrase bien forte, et il l’a prononcée avec cette fermeté que doit lui donner le sentiment de son droit et de sa dignité sacrée et suprême. « Pairs de France, a-t-il dit, députés des départemens, je ne doute pas de votre concours pour opérer le bien que je veux faire ; vous repousserez avec mépris les perfides insinuations que la malveillance cherche à propager. Si de coupables manœuvres suscitaient à mon gouvernement des obstacles que je ne veux pas prévoir, je trouverais la force de les surmonter dans ma résolution de maintenir la paix publique, dans la juste confiance des Français et l’amour qu’ils ont toujours montré pour leurs rois. »

Tous les officiers de l’armée sont enchantés de la force que le Roi vient de déployer ; les libéraux en sont furieux.

— Nous avons eu l’intention, disent-ils, d’être très modérés ; mais, nous voyons bien qu’il n’y a pas moyen.

— Tant mieux, disent les royalistes ; il vaut mieux que la guerre soit ouvertement déclarée, on sait au moins à quoi s’en tenir ; nous saurons nous ranger autour du trône.

Beaucoup de personnes voient bien noir dans cette occasion ; moi, tout au contraire, je crois qu’il n’y a jamais du danger pour un gouvernement qui montre de la force ; s’il continue ainsi, tout ira bien.


18 avril. — Je fus tant occupé à faire les honneurs à notre bal de mardi que je n’ai pas eu le temps de parler un peu longuement avec le prince souverain de la Grèce[3] ; j’ai été plus heureux hier soir chez Mme du Cayla où il y avait grand concert en l’honneur de ce prince ; il m’a paru bien triste et lorsque je lui ai fait mes complimens sur sa souveraineté, il m’a répondu que cela n’était pas encore tout à fait décidé.

— Vous savez, me dit Son Altesse, qu’il y a quelques arrangemens à prendre relativement aux troupes que je demande et à l’argent ; j’ignore si les puissances voudront y accéder.

A la manière dont le prince m’a dit ce peu de mots, il m’a paru souhaiter un refus,


3 mai. — La princesse de Castel-Cicala[4] est d’une humeur de chien, à cause de l’arrivée de Leurs Majestés siciliennes ; elle a surtout peur pour son gros mari que la fatigue tuera, à ce qu’elle craint :

Il principe, me dit-elle, samedi dernier, va passare nel altro monda per la fatica. Le chevalier Medici, continua-t-elle, ne me sort pas de la pensée ; aussi ai-je appelé, à l’aide de leur père, mes deux fils, le duc de Calvello, ministre en Suisse, et le marquis Ruffo, de Berlin.

Pendant que la pauvre ambassadrice de Naples me faisait sa jérémiade sur l’ennui que l’arrivée de Leurs Majestés lui causait, le duc de Luxembourg s’approche de nous et dit à la princesse :

— Puis-je, madame l’ambassadrice, vous faire mes complimens sur la prochaine arrivée de Leurs Majestés, le Roi et la Reine de Naples.

— Je ne vous en empêcherai point, monsieur le duc, répliqua la princesse ; mais je suis trop franche pour vous cacher combien cette arrivée me cause d’ennui et combien je voudrais qu’elle n’eût jamais lieu.


5 mai. — Nous avons dansé lundi jusqu’à huit heures. Le Duc de Chartres n’a pu rester que jusqu’à cinq heures pour être de retour à Neuilly à six heures pour le dîner. Il m’a dit que le prince de Salerne devait arriver demain. Le prince de Partana et la princesse de Floridia sont aussi attendus tous les jours ; le prince doit être nommé ambassadeur en Espagne. En se rendant à son poste, il fera sa cour au Roi, son demi-frère. On se formalise beaucoup à Paris de l’abolition de la loi salique en Espagne. On croit que la France avait perdu par cette nouvelle ordonnance le droit de sa succession en Espagne ; l’on ignore qu’il existe un acte par lequel la France renonce à cette succession. Ce traité date du temps de Louis XIV ; l’abolition de la loi salique en Espagne ne regarde donc nullement la France. Les journaux libéraux, comme à tout propos, se déchaînent contre le ministère ; l’ambassadeur d’Autriche et l’affaire des titres y sont aussi touchés.


15 mai. — En revenant aujourd’hui de Suresnes, où l’ambassadrice et moi avons été faire visite à la princesse de Vaudemont, nous nous sommes trouvés présens à la barrière de l’Étoile, au moment de l’entrée du roi de Naples. Il était dans la même voiture avec le roi de France, avec la Reine son épouse, Madame la Duchesse de Berry et le Duc de Bordeaux. Ils sont tous descendus à l’Hôtel de l’Elysée-Bourbon. Le Roi et Madame y ont mis les pieds pour la première fois depuis l’assassinat du Duc de Berry ; aussi ont-ils été d’une tristesse affreuse. Madame en fut d’un changement extrême ; elle avait l’air plus vieille de dix ans. Monseigneur le Dauphin et Madame la Dauphine y sont arrivés un quart d’heure après l’arrivée du roi de Naples.

On m’a dit que le Dauphin était très content de son voyage à Toulon et que, dans le Conseil prochain, la mesure de la dissolution de la Chambre sera décidément prise ; on fixe même le jour de la publication de cette grande résolution au 17 de ce mois.


17 mai. — Je viens en ce moment du Cercle diplomatique du roi de Naples ; on a cru au commencement que Leurs Majestés recevraient les dames et les hommes à la fois ; cependant, ce ne fut pas le cas : nos dames seront reçues à part. Les ambassadeurs furent invités par le prince de Castel-Cicala à passer chez le comte de Castellamare, chose fort singulière, car, certes, il ne pouvait recevoir le corps diplomatique que comme roi de Naples.

Sa Majesté est excessivement courbée ; elle a l’air du père de Charles X, tant elle est décrépite ; avec cela, elle est aimable, causant à merveille. La Reine est très forte, avec une figure laide et commune, des pieds difformes, deux raquettes, bien larges et plates, couvertes d’un soulier en satin blanc. Elle est grosse, à ce que l’on dit, et voilà ce qui peut expliquer son gros ventre ; mais les rotondités du côté opposé à celui-ci égalent celles du devant. Malgré cela, la Reine a bonne façon, bon air, quelque chose de bienveillant et de noble en même temps ; je crois qu’elle doit cela aux mouvemens lents et surtout à la manière dont elle salue, dont elle fait ses révérences. La duchesse de San Valentino, première dame d’honneur de la Reine, est inconcevable de tournure, de figure, de manières, de tout enfin ; ce qui me désarme, c’est qu’on la dit la meilleure femme du monde. La toilette de la Reine était très soignée. Le prince de Cassaro, maintenant ministre des Affaires étrangères et autrefois ministre plénipotentiaire à Vienne, est très bien de tournure et de manières. Ce soir, il y a spectacle aux Tuileries ; l’on donnera le Comte Ory et la Belle au bois dormant.

Les nouvelles d’hier nous disent que le roi d’Angleterre est à toute extrémité. La fête qui aurait dû avoir lieu à Bagatelle est remise à cause de cela. Nous avons été hier chez la duchesse de Gontaut, à Saint-Cloud ; on m’a cité une phrase que cette dame a dite à propos de la première entrevue des deux souverains, que l’on trouve fort spirituelle ; la voilà textuellement : « Le roi de France a dit au roi de Naples tout ce qu’il voulait dire à cette occasion, et le roi de Naples a dit tout ce qu’il pouvait dire. » J’avoue que je n’ai pas assez de finesse pour saisir l’esprit de ce mot.


18 mai. — L’ordonnance de dissolution de la Chambre a paru hier soir. C’en est fait, le prince de Polignac se flatte d’avoir dans la nouvelle Chambre une majorité de trente voix ; il en est sûr même.

On commence à croire maintenant que l’expédition d’Alger ne sera pas chose aussi facile qu’on a pensé dans les premiers momens ; cependant, tous ceux avec lesquels j’ai parlé et qui s’y entendent, m’ont assuré que la chose était immanquable. Mais, la guerre finie, que fera-t-on du territoire conquis ? Le rendra-t-on au dey, et les dépenses de 100 millions seront-elles faites seulement pour donner un moment de popularité au ministère, dont il n’a pas besoin et qu’il n’acquerra jamais ? Ou bien veut-on en faire une colonie. » Ceci, certes, donnerait de la force au ministère Polignac ; mais l’Angleterre et les autres puissances de l’Europe, que diront-elles à cette augmentation de territoire et de puissance maritime ? Ce sont des nuages épais qui se lèvent sur l’horizon politique. Espérons que la Providence tournera tout au bien de l’humanité, mais les faibles lumières de l’homme ne peuvent y voir autre chose qu’une nouvelle source de guerre et de bouleversement bien dangereux pour le repos de l’Europe.


20 mai. — Déjà hier, on parlait d’un changement de ministère ; les bruits d’hier se confirment aujourd’hui ; Peyronnet est appelé à l’Intérieur et Chantelauze à la Justice, Montbel a eu l’administration des Finances et Courvoisier et Chabrol se retirent ; le premier est devenu ministre d’État, le second, qui l’est déjà, n’a pas eu de nouvelles dignités. Ces nominations, tout à fait anti-populaires, me prouvent que le ministère se soucie peu de la majorité ; sans cela, il n’aurait pas fait un pareil coup avant les élections.


22 mai. — Au dernier spectacle de la Cour, je me suis amusé à faire mes observations sur ce qui se passa dans la loge royale. Elle avait été beaucoup agrandie, devant contenir non seulement la cour de Naples, mais même la famille d’Orléans, qui ordinairement n’y est point admise. Ces puissances furent placées dans l’ordre suivant : la place la plus rapprochée de notre loge fut occupée par Mademoiselle d’Orléans, sœur du Duc ; à sa droite, se plaça le prince de Salerne et, derrière ces deux, le Duc de Chartres et le Duc de Nemours ; à côté du prince de Salerne s’assit Madame, Duchesse de Berry, puis Madame la Dauphine, puis le roi de Naples, puis le roi de France, qui avait à sa droite la reine de Naples. Le Dauphin prit place à côté de la Reine et offrit la chaise à sa droite à la Duchesse d’Orléans. Mademoiselle d’Orléans et sa sœur. Mademoiselle de Valois, se placèrent à côté de leur mère et les deux dernières chaises du devant furent occupées par Mgr le Duc d’Orléans et le Duc de de Bourbon.

Madame la Dauphine me parut de très mauvaise humeur ; elle parla peu et ce qu’elle dit fut dit en grognant. Le roi de Naples lui adressa plusieurs questions avec beaucoup de grâce ; mais. Madame la Dauphine lui répondit d’une manière fort brusque en criant très fort dans les oreilles du Roi, comme s’il eût été sourd. Dans les entr’actes, elle ne s’est pas approchée une seule fois de la reine de Naples. Le roi de France a été charmant avec ses illustres hôtes, il l’est toujours. Sa Majesté causa avec gaité, tantôt avec la Reine, tantôt avec le roi de Naples ; la Reine parut très contente du spectacle et en exprima son contentement au roi de France et à son mari, auquel elle fît remarquer mille petits détails, de peur qu’ils ne lui échappassent. Elle a l’air bien bonne personne, bien aux petits soins pour le Roi.

Mme la Duchesse de Berry est dans la joie de son cœur depuis l’arrivée de ses parens ; pendant tout le spectacle, elle adressa, avec sa vivacité napolitaine, la parole à son oncle et, dans les entr’actes, elle causait avec son père et sa belle-mère d’une manière fort intime. Les rapports entre le roi et la reine de Naples et la Duchesse d’Orléans me parurent beaucoup moins cordiaux ; il y a quelque chose de guindé, de forcé, ils paraissent se revoir avec moins de plaisir.

Le bal qui aura lieu aujourd’hui chez Madame, bien qu’il doive être superbe, ne sera qu’une ombre en comparaison de la fête du Palais-Royal. Déjà depuis des semaines, on la prépare ; les terrasses sont converties en jardins, une nouvelle façade a été construite en toute hâte comme par enchantement. Il n’y a pas quinze jours, il y avait à la place de la superbe galerie qu’on peut voir maintenant, quantité de chétives maisons bien sales, habitées par de pauvres ouvriers ; ces humbles demeures où régna la plus profonde misère sont converties en une pompeuse salle ; enfin 150 000 francs doivent être dépensés-pour éblouir le roi de Naples pendant quelques heures.


31 mai. — Il y a eu hier grand dîner pour la famille de Naples, chez le prince de Castel-Cicala. Voici la liste des invités : le roi et la reine de Naples et le prince de Salerne, Monsieur le Duc et Madame la Duchesse d’Orléans, ses deux filles et sa belle-sœur ; des jeunes princes, il n’y avait que le Duc de Nemours ; le Duc de Chartres étant un peu indisposé a voulu se soigner pour le bal d’aujourd’hui, qui ne sera pas peu fatigant pour lui ; du corps diplomatique, il n’y avait que les ambassadeurs, tels que le nonce, l’ambassadeur de Russie, d’Autriche, d’Angleterre, de Sardaigne, d’Espagne.

Jamais on n’a vu faire de plus grands préparatifs pour une fête que ceux qui se font pour le bal du Palais-Royal ; 400 personnes y travaillent pour achever les décorations destinées à la fête.

Revenons maintenant à quelques petits détails d’étiquette du dîner que l’ambassadeur de Naples a donné à son maitre et souverain. Le prince et la princesse de Castel-Cicala avec leurs deux fils, en allant au dîner, ont précédé la cour comme pour lui indiquer le chemin et cela aux sons des fanfares. Une fois arrivés dans la salle du dîner, la princesse s’est mise derrière la Reine avec une assiette en or à la main comme pour la servir, le prince fit de même ; comme de raison ni le Roi, ni la Reine n’ont accepté. Alors le prince s’est assis à un bout de la table et la princesse à l’autre, se levant de temps en temps pour demander à Leurs Majestés si elles n’avaient pas besoin de leurs services. On a bu aux santés des rois de France, de Naples et d’Espagne, de notre prince impérial et du Duc de Chartres, les deux Ferdinand. Après le dîner, le prince et la princesse de Castel-Cicala et leurs deux fils, le prince de Calvello et le marquis Ruffo ont encore reconduit la cour, chacun une bougie à la main, ainsi que le demande l’étiquette.


1er juin. — Voici quelques détails sur la fête donnée par le Duc d’Orléans. J’ai fait le tour de la galerie avec la Cour, donnant le bras à la princesse de Bauffremont ; je ne fus séparé du Roi que par les princes, par Mme de Bethisy, dame d’atours de Madame et par la duchesse de San Valentino. J’ai donc tout vu, tout entendu. Lorsque le Roi fut arrivé vis-à-vis du jet d’eau, il salua le peuple et il en fut beaucoup applaudi. En ce moment, un coup d’air s’éleva et arracha quelques petits cris de détresse à nos dames qui se voyaient déjà toutes défrisées avant d’avoir dansé. Le Roi, qui est la grâce et la bonté même et qui craignit peut être que ce vent, s’il continuait, n’éteignit les lampions et ne dérangeât la fête, dit en riant au Duc d’Orléans et à nous autres qui étions présens :

— Messieurs, ce vent est bon pour ma flotte d’Alger.

Ce bon mot rendit la première gaîté à la société, on en rit ; la phrase vola de bouche en bouche, le vent en attendant cessa aussi et le calme se rétablit dans l’air et dans l’âme de nos belles dames.

En lisant le Journal des Débats, on le croirait la plus royaliste de toutes les feuilles. Des enfans, dit-il, se jetèrent en signe de joie des chaises à la tête. Le mensonge est trop absurde ! Voilà le fait : Je dansais dans la galerie du Théâtre-Français lorsqu’on vint me dire qu’il y avait tumulte au jardin du Palais, qu’on se jetait des chaises ardentes à la tête. La contredanse finie, je m’y rends. Qu’on se figure une immense place remplie de monde qui se presse, se foule ; c’est le mouvement de la mer orageuse, mais plus effrayant encore, car toutes ces vagues vivantes sont animées par la plus horrible malveillance. A bas les habits galonnés ; à bas les aristocrates ! crie-t-on de tous les côtés. Cependant un grand feu s’élève autour de la statue d’Apollon, on le nourrit avec des chaises, on les y jette les unes après les autres ; déjà les flammes s’élèvent plus haut que les combles du Palais-Royal. Quel spectacle ! Cette clarté effrayante, cette fumée qui monte en tourbillon jusqu’aux nues, ces murmures, ces cris des femmes qu’on écrase, tout cela dans ce palais superbe, garni de lampions de toutes les couleurs, tout illuminé intérieurement, au milieu d’une fête ! Ces cris de la révolte se marient aux sons de la musique, des contredanses et des valses ; plusieurs vieux Français, témoins des scènes de l’année 91 et 92 et qui se trouvaient en même temps que moi sur cette galerie, en frémirent ; ils cherchèrent en vain à cacher leur terreur ; elle était peinte sur leurs figures. Cette frayeur se communiqua aux autres personnes présentes, et point de troupes, point de gendarmes n’arrivent.

Comme dans la Révolution, un homme monte sur une tribune faite avec des planches qui avaient servi pour l’illumination du jardin ; cet homme commence à haranguer le peuple ; mais il ne peut se faire entendre, le tumulte devient plus grand de seconde en seconde. Enfin quelques gendarmes arrivent. Mais comment contenir une foule aussi immense ? Aussi sont-ils bousculés, poussés, des débris ardens de chaises, des lampes allumées leur volent à la tête et les inondent de suif et d’huile bouillante ; bientôt, ils sont séparés les uns des autres, et le peuple acharné parvient à désarmer un de ces malheureux. Il est jeté par terre, foulé aux pieds, rossé, abimé ; on l’aurait achevé sans doute ; mais, heureusement pour lui, la garde d’honneur du Palais-Royal vint à son secours ; on l’emporte sans connaissance. D’autres troupes arrivent presque en même temps avec la garde d’honneur et parvinrent bientôt à déblayer tout le jardin. Sept ou huit des principaux meneurs sont arrêtés, le harangueur en tête, qui se trouve être rédacteur d’une feuille archi-libérale ou révolutionnaire.

Un officier anglais donnant le bras à deux de ses cousines se trouva en même temps que moi sur la galerie ; il se distingua parmi nous autres curieux par sa curiosité au point de se faire remarquer du peuple masse dans le jardin. Mille voix font chorus en criant : A bas l’Anglais ! à bas l’Anglais ! et il fut sifflé et hué ; cette démonstration peu bienveillante le rendit furieux et il n’en fut que plus comique.

— Il ne vous reste rien de mieux à faire, monsieur, lui dis-je, que de rentrer dans le palais, et nous serons siffles tous en masse, ce qui est moins désagréable parce qu’on se trouve en bonne compagnie ; mais, si vous essayez de braver le bon peuple de Paris, il n’en finira pas jusqu’à demain.

Chemin faisant, je rencontrai à l’un des buffets qui donnait sur la terrasse Mme de Jourgue, une des dames de la Duchesse de Berry et sa sœur. Mme de Pisieux, filles de feu Mme de Montboissier, fille de M. de Malesherbes. Toute cette famille est un véritable dépôt d’esprit ; mais ces dames n’épargnent pas toujours leur prochain. Mme de Pisieux donnant le bras à son gendre, le prince d’Hénin, nous aperçoit, vient à nous et nous fait mille petites remarques un peu méchantes, mais fort spirituelles. Nous étions à en rire lorsqu’un des valets de pied s’approche de nous et dit d’une manière solennelle :

— Messieurs, mesdames, voilà un monsieur qui a son chapeau sur la tête ; que dois-je faire ?

À cette apostrophe, Mme de Pisieux prend la parole et lui dit de la manière la plus sérieuse du monde :

— Comment ! vous ne savez pas que les grands d’Espagne ont le droit de se couvrir devant le Roi même, à plus forte raison en présence de quelques meringues ; sans aucun doute, ce monsieur est grand d’Espagne :

Le valet de pied fut satisfait et laissa en repos son prétendu grand d’Espagne. Nous en rimes comme des fous.


8 juin. — Mme de Bourmont est fort en peine de la flotte ; une brise contraire la retient toujours à Palma. Il ne fait que pleuvoir cette année ; c’est un été qui ne nous promet pas un très agréable séjour à Dieppe ; au moins, nous trouverons-nous en nombre, car je ne sais qui n’y va pas cette année.

Il n’y a pas de misanthropie qui tienne à l’accueil qu’on nous a fait à Maintenon ; le duc et la duchesse de Noailles, Mlles de Beauvillers et de Mortemart vinrent à notre rencontre et nous dirent mille choses bienveillantes et aimables. Les premiers jours, le temps fut affreux ; nous fûmes confinés dans l’intérieur du château et réduits aux plaisirs d’un salon de Paris. La petite société qui s’y trouvait était composée de plusieurs parons et parentes des Noailles, ainsi que le vicomte Henri de Mortemart, le duc de Mortemart, la comtesse de Saint-Aldegonde, belle-sœur de ce dernier avec ses deux filles, le comte Maurice de Noailles, neveu du duc, Mlle de Girardin, gouvernante de Mme de Beauvillers et M. Mazas, auteur d’un ouvrage qui vient de paraître, intitulé : La vie des Grands Capitaines français au moyen âge.

Du matin jusqu’à cinq heures et demie où l’on alla faire sa toilette pour le diner, nous avons causé, nous avons ri beaucoup, nous sommes allés et venus des salons dans nos appartemens, de nos appartemens dans la galerie. J’ai donné aux demoiselles des leçons de valse et de galop ; nous avons dessiné, on a fait la lecture, etc.

Un jour, Mme de Saint-Aldegonde nous a donné des détails sur la Cour de Napoléon. Mme de Saint-Aldegonde fut une des dames du palais de Marie-Louise. Son premier mari vivait encore, et Mme de Saint-Aldegonde d’aujourd’hui était alors la maréchale Augereau, duchesse de Castiglione.

— Napoléon, nous dit-elle, était insupportable dans l’intérieur en ce qu’il se mêlait de tout et qu’il se donnait la peine de nous gronder en personne et il choisissait ordinairement pour cela un cercle ou autre réunion à la Cour, ce qui amenait des scènes effroyables ; aussi en avions-nous une peur indéfinissable.

Pendant notre séjour à Maintenon, Mme la duchesse d’Escars avec sa sœur la comtesse de Lorges et Mme la comtesse de Cossé vinrent faire visite aux Noailles ; nous eûmes tous grand plaisir à recevoir ces dames et la duchesse m’invita avec tant de grâce à passer quelques jours dans son château que je ne pus résister à une aussi aimable proposition.

Nos soirées se passaient agréablement ; on faisait de la musique, la lecture ; on racontait des histoires de revenans, on jouait aux proverbes, on chantait ; enfin on s’amusait comme l’on s’amuse à la campagne. Tout le monde était en train de gaité, excepté Henri de Mortemart, qui avait la mine d’un amoureux jaloux ? L’objet de son admiration est Mlle de Beauvil1ers, et celui de sa jalousie, ce fut votre très humble serviteur qui tout bêtement ne s’en est pas aperçu ; ce n’est qu’ici qu’on m’a mis sur la voie.

A notre retour de Maintenon, nous nous sommes arrêtés à Rambouillet, autre château royal, avec un parc superbe planté par Le Nôtre ; nous avons vu la laiterie que Louis XVI a fait construire et son appartement si modeste ; il ne pouvait être autrement pour convenir aux goûts simples de ce Roi. Quel contraste avec Louis XIV, qui aima tant la magnificence, et Louis XV, qui fut le prince le plus voluptueux de son siècle. Mais ce qu’il y a de plus amer dans la suite de ces souvenirs, c’est que ce bon Louis XVI a dû expier avec son sang, celui de sa femme, de sa sœur et de son fils, les fautes de ses ancêtres.


23 juin. — La convocation des collèges électoraux des vingt arrondissemens a été retardée de dix-neuf jours. Quelqu’un qui s’entend aux affaires des provinces, m’a dit que M. de Peyronnet n’aurait pu mieux faire ; il obtient par là la révision des collèges par la Cour de Cassation. Quelles que soient d’ailleurs les élections, le Roi tiendra ferme, et si les deux cent vingt et un reviennent à la Chambre, il la dissoudra de nouveau et gouvernera par ordonnances. On n’est pas inquiet pour Paris, sous le rapport des désordres, mais bien pour le Midi ; cependant, je m’attends, à Paris aussi, aux pétards et aux illuminations pendant les élections.


25 juin. — Les élections des petits collèges sont détestables, l’on devait s’y attendre ; les deux cent vingt et un nous reviennent presque tous dans la Chambre l’un après l’autre.

Les Algériens se défendent très bien, à ce qu’il parait ; ils forment avec des chameaux des espèces de murs mobiles derrière lesquels ils se cachent pour tirer sur les Français ; parfois ces animaux s’élancent ventre à terre dans les rangs français et percent les lignes. M. de Bourmont fut obligé d’y rendre attentives ses troupes, auxquelles ces manœuvres imposaient beau- coup. L’artillerie d’Alger doit être excellente, à ce que l’on dit.

Le roi d’Angleterre est au plus mal.


28 juin. — Hier, le télégraphe nous a donné la nouvelle du décès du roi d’Angleterre George IV ; il passa le 26, à trois heures un quart du matin. Cet événement, bien que l’on s’y attendit depuis longtemps, a fait quelque sensation. C’est une perte pour l’Autriche, le feu Roi aimait beaucoup notre Empereur ; le duc de Clarence nous aimait moins peut-être ; nous aimera-t-il davantage comme roi Guillaume d’Angleterre. Si le nouveau Roi change son Cabinet, comme on le dit, ce ne sera ni agréable, ni utile au ministère Polignac.


Dieppe, 15 juillet. — Les derniers jours avant notre départ pour Dieppe, je fus si occupé qu’il me fut impossible de continuer mon Journal. Le 7 et le 8, tout Paris fut en alarme, on croyait l’armée perdue. L’amiral Duperré, dans un rapport, déclarait que la baie où il se trouvait n’était pas tenable, ayant le vent contraire, qu’il serait par conséquent obligé d’abandonner cette position. En ce cas, l’armée eût été sans vivres, sans munitions de guerre, ce qui aurait été d’autant plus fâcheux que des milliers d’Arabes et de Bédouins accouraient de tous côtés pour fondre sur l’armée française. Ces bruits bouleversèrent toutes les têtes. Le 8, j’ai passé ma soirée chez Mlle e de Bellissen, femme très bien pensante et réunissant chez elle tout ce qu’il y a de plus royaliste au monde. Le duc de Rauzan en fut, et c’est même lui qui vint nous détailler avec une figure longue d’un aune tout ce qui est arrivé à l’armée et surtout ce qui lui arrivera encore.

— Le royalisme, dit-il, est perdu et si nos soldats périssent à Alger, ma foi, le Roi n’aura rien de mieux à faire que de s’en aller ; nous ne pouvons plus le défendre, les Bourbons n’ont aucun parti. M. de Polignac ne pourra défendre le Roi contre les libéraux, c’est-à-dire contre l’opinion de toute la France, car enfin, il faut nous l’avouer, toute la société s’est prononcée dans ce sens, et si M. de Polignac veut lutter contre elle en restant à sa place, il mériterait d’être pendu.

Les fonds publics, sur les bruits désastreux venus d’Alger, ont baissé de 2 p. 100. Encore le 9 juillet, à dix heures du matin, la consternation dans Paris a été générale. Mais, à deux heures, les canons des Invalides nous annoncèrent à coups redoublés la prise d’Alger. De ce moment, tout a changé de face ; M. de Rauzan, qui la veille voulait pendre M. de Polignac, fut le premier à complimenter ce ministre ; l’ambassadeur l’y trouva à midi.

Ce même jour parut dans l’Universel un article de M. de Chateaubriand qui était une espèce de profession de foi. A l’en croire, il aurait changé subitement d’opinion ; il serait devenu ardent royaliste, se déclarant contre la licence de la presse et prouvant comme deux et deux font quatre, qu’une nouvelle loi était absolument nécessaire. L’étonnement a été général ; l’ambassadeur en fit compliment au ministre, qui l’accepta avec plaisir, tout en disant qu’il n’avait aucune connaissance de cet article. Cependant, notre cousin descendit chez la princesse de Polignac pour lui faire visite et pour y trouver le prince Esterhazy[5], auquel il avait donné rendez-vous. Il fut encore question de cet article et les deux ambassadeurs exprimèrent leur étonnement de ce que le ministre des Affaires étrangères ne le connût pas.

— Si vous voulez prendre patience un instant, leur dit la princesse de Polignac, je vous donnerai là-dessus les éclaircissemens que vous désirez. Je vais faire venir un jeune homme de nos bureaux, qui est rédacteur à l’Universel.

Il ne tarda point à arriver ; on le questionne et il déclare que le tout n’était autre chose qu’une mystification ; que l’article était bien de M. de Chateaubriand, mais de l’année 1816 ou 17, qu’on y avait simplement change les noms propres et les dates.

Jamais M. de Chateaubriand n’a été plus cruellement joué ; tout le monde, jusqu’à ses amis les plus intimes, a été la dupe de cette mauvaise plaisanterie, car certes, c’en est une bien cruelle. Je n’aime pas M. de Chateaubriand, mais je désire que justice se fasse également pour tout le monde ; il n’est pas loyal de falsifier un acte, car, dans ce moment, M. de Chateaubriand ne pense plus ainsi qu’il pensait dans le temps où il a écrit cet article ; il ne peut l’avouer aujourd’hui, tant pis pour lui ; mais cela ne donne pas le droit aux autres de l’humilier publiquement.

Le prince Esterhazy a été pendant son séjour à Paris de la meilleure humeur du monde ; c’étaient des éclats de rire, des shake hands, des embrassemens de tous côtés ; il a eu surtout beaucoup de bonté pour moi et m’a invité à plusieurs reprises à venir le voir à Londres. Cet ambassadeur a quitté Paris la veille de notre départ pour ici et après un diner qu’il fit chez nous avec lord et lady Stuart, la princesse de Vaudemont, le ministre des Pays-Bas, la duchesse d’Escars et encore quelques hommes dont il ne me souvient plus. Le soir, nous avions quelques visites qui vinrent pour nous faire leurs adieux : parmi ces personnes étaient le duc et la duchesse de Rauzan, la marquise de Podenas et autres. Le comte Litta, Milanais et grand chambellan de Russie, qui se trouve en ce moment à Paris, fut aussi une des visites de ce soir ; il vint avec son neveu de ce nom, qui est attaché aspirant et qui travaille en attendant dans notre chancellerie d’État. Il a eu la permission de passer quelques jours à Paris.

Le comte Litta avait épousé la mère de la princesse Bagration ; il a perdu sa femme depuis peu et est venu à Paris pour voir sa belle-fille et pour lui remettre les superbes diamans de sa mère.

Le pauvre Amédée de Bourmont a été bien grièvement blessé ; une balle lui a traversé le corps. Le Roi, à cette occasion, a fait complimenter sa malheureuse mère ; on a cependant des nouvelles plus rassurantes sur son compte, et il est même tout à fait hors d’affaire, à ce que l’on dit.

Dieppe, 26 juillet. — Entre les personnes marquantes qui se cachent à Dieppe, il y a Mme d’AIopeus et Mme Récamier. Mme d’Alopeus prétend que toutes nos grandes dames l’effrayent ; il n’y a vraiment pas de quoi. Lorsqu’on est douce et sans prétention comme elle, qu’on ne cherche pas à enlever quelque adorateur, alors on est très bien reçu par nos dames ; mais il faut renoncer à avoir un salon rempli d’aspirans, de soupirans et d’expirans, ainsi que cela est le cas chez Mme d’AIopeus, à Berlin. À la voir, on le conçoit : sa douceur charme, et son organe jeune et sonore vous fait oublier qu’elle a quarante ans ; ma vue basse me fait encore plus d’illusion.

S’il n’y avait pas tant de polissons à Dieppe, j’aimerais beaucoup à dessiner d’après nature ; mais ils m’entourent, me gênent beaucoup et cependant je ne puis me résoudre à les gronder ou les chasser parce qu’ils sont heureux ; c’est une fête pour eux de me voir dessiner ; ils ont si peu de plaisir dans le monde qu’il serait cruel de ma part de les en priver par la simple raison que cela m’ennuie. Demain, il y a grand bal que la ville nous donne.


Dieppe, 28 juillet. — Nous venons de recevoir de Paris la nouvelle que la Chambre des députés est dissoute, avant de s’être réunie. Les journaux sont supprimés, il n’y a donc plus de licence de la presse ! La loi d’élection est changée. Voilà des événemens qui bouleversent tous les calculs des libéraux. Cependant, le remède est trop fort, il me semble, pour ne pas laisser craindre une forte crise ; enfin, pour sauver tout le corps, quelques membres doivent souffrir.

M. de Chateaubriand, qui arrive en ce moment de Paris, ne savait encore rien de la grande nouvelle, tant on a tenu cette mesure secrète. On devine sa stupéfaction ; encore un peu et il aurait eu une attaque d’apoplexie ; il s’apprête à aller rejoindre ses chers amis consternés. Je ne doute point qu’il n’y aille autrement que pour agir.

Monsieur et la marquise de Crillon, tous les deux archi- libéraux, nous ont fait visite ce matin. Vous auriez dû voir leur figure longue de deux aunes. M. Anisson ne voit que révolution, que massacre partout où il se trouve.

— Il est triste pour moi, me disait-il, de voir recommencer des révolutions après en avoir vu pendant trente ans de ma vie ; je croyais finir mes jours en repos ; au lieu de cela, ne voilà-t-il pas que le gouvernement provoque lui-même des scènes sanglantes, et cela sans aucune raison ; jamais la France n’a été plus tranquille, plus heureuse qu’en ce moment ; jamais il n’y a eu plus de prospérité, plus d’aisance réelle. Eh bien ! de plein gré, si ce n’est pour soutenir M. de Polignac, on use de rigueur envers un peuple qui ne demande que le repos ?

— Vous croyez donc, lui demandâmes-nous, qu’il y aura des scènes sanglantes ?

— Indubitablement.

Nous fûmes interrompus dans notre conversation par le sous-préfet de Dieppe, qui s’efforçait de nous convaincre de ses sentimens royalistes ; cependant, cela ne partait pas du cœur, car lui aussi, ce me semble, penche un peu pour le libéralisme. M. de Crillon qui, pendant toute notre conversation, ne faisait autre chose que soupirer sans nous régaler de ses idées, profita de l’arrivée du sous-préfet pour s’esquiver.

Nous avons eu des nouvelles par une lettre de l’ambassadeur. La capitale, au moment où il écrivait, était dans la plus parfaite tranquillité. Cette lettre est datée du 26, à cinq heures du soir. On craignait cependant qu’il n’y eût quelques troubles pendant la nuit, surtout dans les rues où se trouvent les hôtels des ministres. Déjà, dans la journée, on avait cassé quelques vitres et insulté la voiture du prince de Polignac, mais ces attroupemens ont été très facilement dissipés.

Sur la terrasse, M. de Léon vint à moi en me disant que dans ce moment arrivait un valet de chambre de Mme de Biron, qui est parti de Paris le 26, à huit heures, et qui prétend que toute la capitale est en révolte, que les rues étaient encombrées de monde, qu’on avait été même obligé de tirer sur le peuple. Je crois, moi, que dans tout cela il y a beaucoup d’exagération ; cependant, ces bruits vrais ou faux nous inquiètent tous beaucoup.

M. de Polignac, après qu’une de ses voitures eut été assaillie par la populace, et couverte de boue, qu’on eut lancé des pierres sur les domestiques, que les vitres de sa voiture eurent été brisées, M. de Polignac écrivit une lettre au Préfet de police, l’invitant à prendre les mesures nécessaires pour empêcher de pareils excès ; mais il n’y eut pas moyen de faire parvenir cette lettre à la police. Les domestiques, tout effrayés du traitement que venaient d’éprouver leurs camarades, ne voulurent point s’en charger.

— Si c’est ainsi, leur dit M. de Polignac, j’irai moi-même.

Et il l’exécuta. Heureusement, il ne fut point reconnu, sans quoi c’en aurait été fait de lui ; la populace, montée comme elle l’est en ce moment, l’aurait mis en lambeaux. Cependant, non content d’avoir remis sa lettre, il parcourut à pied toutes les rues où il y avait des attroupemens, c’est-à-dire au Palais-Royal, à la place des Victoires, dans les rues Saint-Honoré, de Rivoli, etc., et revint sain et sauf chez lui où il trouva tous ses gens en larmes ; ils croyaient qu’il ne pouvait rentrer. Les fabricans qui sont dans l’opposition ont congédié leurs ouvriers pour augmenter le nombre des mécontens ; malheureusement, cela ne leur réussira que trop bien ; mais aussi seront-ils autant de victimes, car, cette fois-ci, il parait qu’on a pris d’avance des mesures assez fortes pour réprimer ces perturbateurs du repos public. Ce ne sera pas comme sous Louis XVI, qui, en voulant épargner quelques misérables, s’est livré lui-même, sa dynastie, tous ses amis et toute l’Europe à la fureur d’un peuple effréné. Il n’y a point à se faire illusion, nous revoilà à la veille d’une révolution. On voudrait bien faire une répétition des années 1790, 1791, 1792, etc., mais, cette fois-ci, je l’espère, la royauté sortira triomphante de la lutte.

L’on prétend ici qu’on avait proposé au Duc d’Orléans de monter sur le trône de France, mais qu’il ne l’avait point accepté. Le Roi a voulu que le Duc de Bordeaux, comme à son ordinaire, allât faire sa promenade à Bagatelle ; la populace de Paris le sut, et aussitôt une immense quantité de gens armés s’y porta ; heureusement, un régiment de la garde instruit à temps parvint à couper l’enfant de France de la horde sanguinaire et il put se sauver auprès du Roi qui le croyait perdu... Je tiens ces détails d’un rapport que le comte de Well, commandant de place à Paris, a fait au général Coutard qui était ici à prendre des bains de mer.

La consternation est à son comble ; le steamboat est parti aujourd’hui de notre port, surchargé de monde, surtout d’Anglais qui se sauvent dans leur pays ; les changeurs d’ici ne veulent plus accepter l’argent français en échange de celui d’Angleterre. Le général de La Fayette, le duc de Choiseul, le duc de Broglie et M. de Montesquiou sont à la tête de cette immense conspiration, car, en ce moment, on ne doute plus que cela a été mené de longue main. Une estafette arrivée au général Coutard, au moment où il montait en voiture pour Paris, lui apporta une lettre du commandant Well, dans laquelle il dit : « Depuis deux heures, nous avons le dessus, nos troupes se battent bravement, les renforts nous arrivent de tous les côtés, nous en avions grand besoin. » Malgré tout cela, il invite cependant le général Coutard à se rendre le plus vite possible sur les lieux. Dans quel temps vivons-nous ! Le nombre de tués et de blessés est incalculable. Les premières scènes ont commencé sur la place des Victoires et dans les environs, notamment dans la rue Saint-Honoré ; on y a abattu les réverbères, et des gens armés ont tué tous ceux qu’ils rencontraient dans les rues ; on a emporté plusieurs cadavres de femmes même, tout couverts de coups de poignards et de sabres. Quatre gendarmes ont été pendus aux lanternes, comme dans la première révolution. L’ambassadeur dont nous avons eu des nouvelles aujourd’hui nous mande que le faubourg Saint-Germain était tranquille jusqu’à présent ; mais on n’est pas sûr de ce qui arrivera d’une heure à l’autre ; je crois qu’il faut se préparer à tout.


Dieppe, 30 juillet. — Ce matin, je suis sorti à 9 heures pour aller à la terrasse ; j’y ai trouvé Gérald de Rohan, Biron et le frère cadet des Bon gars ; les dames de ma connaissance étaient à prendre leur bain de mer ; nous parlâmes des tristes événemens du jour, on ne pense plus à autre chose ! Cependant la société depuis hier a changé d’aspect, les opinions sont plus tranchées et on est beaucoup à s’observer ; chacun regarde avec méfiance autour de lui, on a peur de se compromettre.

— Eh bien ! Gérald, dis-je à Rohan, n’allez-vous pas à votre régiment ?

— Que voulez-vous que j’y fasse ? je reste ici, à moins que je reçoive des ordres de mon colonel.

— Et vous, comte Biron ? J’entends que votre régiment est en marche sur Paris.

— Oui, comte, mais précisément pour cela, je ne saurais où le rejoindre.

Le Roi ne peut compter que sur bien peu de personnes. En voici une preuve. Faisant hier quelques visites avec l’ambassadeur, nous allâmes aussi chez Mme Alfred de Noailles ; elle n’y était point ; mais comme il n’y avait pas de domestique non plus, nous montons et nous trouvons dans le salon Mlle Cécile :

— Savez-vous les terribles nouvelles que nous avons eues de Paris ? Les canons grondent dans la ville, il y a massacre général ; c’est bien triste ; enfin lorsque toute la France est contre une famille, il faut bien qu’elle cède !

Ce sont les propres paroles de Mlle Cécile ; il faut avoir seize ans pour les prononcer devant l’ambassadeur d’Autriche. Sa mère ne l’aurait pas dit devant nous ; mais cela n’empêche pas qu’elle le pense aussi bien que sa fille.

Jusqu’à présent, Rouen est tranquille, on est parvenu à mettre la presse hors d’état de nuire. Malgré cela, le Journal de Rouen a reparu. Ces gens, prévoyant qu’ils ne pourraient lutter longtemps avec la gendarmerie, avaient eu soin d’imprimer d’avance trois éditions qui sont remplies de mensonges afin d’alarmer la province. Dieppe jouit encore de la plus parfaite tranquillité.


4 heures. — La poste ne nous est point arrivée, nous sommes donc sans nouvelles. Nous apprenons par la diligence de Rouen que cette ville est tranquille ; mais ce qui m’attriste, c’est que M. de Clermont-Tonnerre y est venu de Paris, sans troupes et avec l’ordre de laisser paraître le Journal de Rouen, ce qui prouve qu’on est obligé de faire des concessions.


10 heures. — Je viens de la terrasse ; deux messieurs du Trésor anglais viennent d’arriver, ils nous ont donné des détails qui font frémir. La ville de Paris est cernée ; on ne laisse plus ni sortir en voiture, ni entrer qui que ce soit. Un vague affreux règne en ce moment sur la destinée de cette malheureuse capitale. Les uns disent que le Roi avait envoyé des ordres le 29, à cinq heures du matin, pour faire cesser le carnage qui durait déjà depuis le 27, à trois heures après midi, où ces horreurs commencèrent, et que Sa Majesté voulait prendre la ville par la faim ; d’après d’autres versions, le Roi, après avoir tenu conseil, avait décidé de faire des concessions. Si c’est vrai, quel exemple pour tous les peuples de l’Europe ! Espérons que le Roi n’est pas encore réduit à cette extrémité ; il ferait mieux, ce me semble, d’abdiquer.

Presque toutes les rues de la rive droite de la Seine sont dépavées, c’est-à-dire le faubourg Saint-Honoré avec le quartier de la Chaussée d’Antin, les boulevards, le faubourg Saint-Jacques, Saint-Denis et Saint-Antoine ; la populace s’était armée de pavés et, de tous les étages, une grêle meurtrière tombait sur les malheureuses troupes du Roi ; un régiment des lanciers de la garde est anéanti, de même tous les régimens suisses qui étaient à Paris. Cette ville est, à ce que l’on assure, comme un champ de bataille après le combat le plus horrible. Les libéraux chassés deux fois de l’Hôtel de Ville sont parvenus à s’en emparer pour la troisième fois. Tous les gendarmes pris ont été pendus aux lanternes. Les gens que les gardes nationaux rencontraient dans les rues étaient forcés de se joindre à eux et s’ils résistaient, on les achevait. On dit que le drapeau tricolore flotte sur le pavillon de l’Horloge.

Le Duc d’Orléans est à Neuilly.

Des élèves de l’École Polytechnique sont parvenus, je ne sais pas comment, à s’emparer de quelques pièces d’artillerie et en font maintenant le plus diabolique usage, à la tête de la garde nationale. Mlle de Laborde, femme archi-libérale et tante de Mme Alfred de Noailles, se trouve à Paris en ce moment ; elle écrit à sa nièce que la cause des libéraux était menée avec une telle adresse, une telle prévoyance que cela surprenait même ceux qui désiraient le plus cette marche des affaires. Les arbres des Champs-Elysées et des boulevards, ont été abattus pour en faire des barricades. Pendant plusieurs heures de suite, la troupe a tiré dans les croisées des maisons. Un jeune Anglais que nous avons vu ici il y a cinq jours, qui était venu de Brighton pour voir Dieppe, et avait eu la malheureuse idée d’aller à Paris, y a trouvé ainsi la mort dans un hôtel garni de la rue de Richelieu. M. de Polignac et tous les autres ministres sont encore toujours à l’hôtel des Affaires étrangères avec canons devant la porte. Mme de Polignac et ses enfans sont à la campagne à quelques lieues de Paris. Les ambassadeurs avec leurs secrétaires sont aussi chez eux sans pouvoir bouger.

Les billets de banque sont en ce moment hors de tout cours. J’ai voulu en faire changer un de 500 francs et on n’a pas voulu m’en donner cinq sous :

— Ce n’est qu’un chiffon, disait-on à notre valet de chambre.


Dieppe, 31 juillet, 11 heures matin. — Point de lettres, point de courrier ce matin ; les seules nouvelles qui circulent aujourd’hui sont puisées dans le détestable Journal de Rouen, qui déjà parle d’échaufaud et d’un Moniteur publié à Paris par un gouvernement provisoire.

On dit, et c’est même malheureusement fort probable, que le maréchal Marmont a été tué pendant les massacres par un élève de l’École Polytechnique. Le duc de Choiseul, Casimir Perier et Laffitte sont allés, dit-on, à Saint-Cloud pour traiter avec le Roi. Le parti révolutionnaire croit que le Roi fera toutes les concessions possibles pour se maintenir sur le trône ; les royalistes disent que, si cela arrive, le Roi est perdu, c’est mon opinion aussi. Il vaut mieux pour lui qu’il abdique en faveur du Duc de Bordeaux et qu’il nomme un régent.

Au reste, tout va absolument comme dans la première révolution, mais avec plus de rapidité et d’une manière plus cruelle, plus horrible encore. Il est donc à craindre que le Roi ne s’engage dans la même voie que Louis XVI. On croit qu’il y a eu six mille hommes tués dans Paris ; les troupes étaient déjà sorties de cette malheureuse ville que l’on s’égorgeait encore. On a vu des femmes bien mises arracher le pavé des rues pour le lancer des toits sur les soldats du Roi. Les mal pensans, en répandant aujourd’hui les bruits de leurs victoires, se disaient tout bas que le maréchal Bourmont marchait à la tête de vingt-cinq mille hommes sur Paris, et les royalistes se flattent que le Roi n’a reçu la députation des révoltés que pour gagner du temps. Ce ne sont là que des conjectures ; nous ne savons rien de positif. Exister comme nous le faisons en ce moment sans savoir ce qui arrive à celui que nous aimons avant tous les autres, ce digne et vertueux représentant de notre cher Empereur, cela ne s’appelle pas vivre, c’est pire que la mort.

Le drapeau tricolore flotte en ce moment sur les Tuileries, sur la colonne de la place Vendôme, sur l’Hôtel de Ville et dans les bras de la statue de Louis XIV, sur la place des Victoires. La nouvelle de la mort du colonel des gendarmes, comte de Foucault, parait se vérifier.

Notre petite société parisienne à Dieppe est déjà toute divisée ; les opinions sont fort tranchées, et avant-hier soir, spontanément, la partie de cette société qui tient au Roi s’est réunie chez la princesse de Léon, et les autres chez Mme de Noailles.


Dieppe, 2 août. — Mgr le Duc d’Orléans, nommé par le gouvernement provisoire lieutenant général du royaume, a publié une proclamation dans laquelle il dit que la Charte dorénavant ne sera plus un mensonge, mais une vérité. Il a nommé pour ministres : Sébastiani, Affaires étrangères, Gérard, Guerre, Broglie, Justice, Louis, Intérieur ? Truguet ? Dupin ? Guizot (réformé). Instruction publique.

Le Roi est parti, il y a quelques jours, de Saint-Cloud, s’est rendu à Versailles, et de là à Senlis pour se rapprocher, dit-on, des camps de Saint-Omer et de Lunéville. Madame la Dauphine n’a pas encore pu rejoindre le Roi. Mme la Duchesse de Berry a congédié, à ce que l’on dit, ses dames d’honneur.

Notre cousin nous écrit de Paris que les balles sifflaient dans notre cour de tous les côtés, au point qu’on n’était sûr nulle part de n’être pas atteint ; cependant personne de nos gens n’a été blessé. Nous avons été ici pendant trois mortels jours sans nouvelles de Paris ; la tranquillité n’a pas été troublée un moment à Dieppe.


Dieppe, 6 août. — Les événemens se succèdent si rapidement qu’on a à peine le temps de les noter. Que de malheureux autour de moi, que d’existences détruites ! Il est presque certain qu’il n’y aura plus de pairs héréditaires ; ce sera la Chambre des députés, dit-on, qui nommera les pairs à vie ; ce sera une belle réunion de gens !

M. de Chateaubriand se prépare en ce moment à nous jouer une belle comédie bien sentimentale ; il veut porter le Duc de Bordeaux devant la Chambre héréditaire ; il fera de superbes phrases, ce seront de belles paroles, tout cela pour nous jeter la poudre aux yeux. M. de Chateaubriand, nous diront ses amis, couronne sa belle vie ; il est le seul qui défend la famille royale, cette famille qui s’est montrée si ingrate envers lui. Tout cela est préparé d’avance ; il est sûr de ne point se compromettre par une semblable démarche, elle ne peut avoir aucun résultat.

M de Flahault vient d’arriver de Brighton pour se rendre à Paris ; c’est un grand libéral et ami des d’Orléans et, malgré cela, il trouve que l’on est allé trop loin et qu’il aurait mieux valu brider Charles X que faire le Duc d’Orléans Roi. Mme de Flahaut, née Lady Knigth, une véritable tricoteuse, a sauté de plaisir, au reçu des nouvelles de la révolution, au point qu’elle est devenue insupportable, même à son mari qui s’en est plaint à Mme Potocka,

Après la séance royale, la Duchesse d’Orléans se rendit avec sa famille dans la salle attenante à la Chambre des députés pour y attendre le Duc ; plusieurs pairs la trouvèrent dans cette salle et lui firent leurs complimens ; un des premiers fut le duc de Caraman.

— Je vous remercie bien, cher duc, lui dit la Duchesse d’Orléans, de cette preuve de votre attachement. Vous connaissez mon cœur et vous concevez combien il doit souffrir de tout ce qui se fait.

On dit que cette princesse ne fait autre chose que pleurer toute la journée.


Dieppe, 7 août. — Le prince de Bauffremont, aide de camp de Mgr le Duc de Bordeaux, a quitté la famille royale à Rambouillet ; il est allé chercher sa femme à Courtalin et nous l’amena à Dieppe par mille détours pour ne point passer par Paris. Le Roi a quitté Rambouillet avec six voitures, à peine suffisantes à les contenir tous. Le prince de Bauffremont s’était offert de les accompagner, mais Mme de Gontaut lui a dit qu’il n’y avait pas de place. Le prince prit donc la résolution de chercher sa femme et ses enfans à Courtalin, de les transporter ici pour pouvoir se rendre, en cas de besoin, en Angleterre.

— Les membres de la famille royale, me dit M. de Bauffremont, sont comme des personnes tombées du cinquième étage, tout étourdies, ne pouvant encore se retrouver dans leur position, ne sachant que faire, quel parti prendre. Madame voulait aller à Rosny prendre congé de sa chapelle où se trouve le cœur du Duc de Berry et faire encore quelques arrangemens dans l’hospice qu’elle y a fondé. On le lui déconseilla.

Mademoiselle vient d’écrire une lettre d’adieu à Mme de Léon et ses enfans : la princesse m’a dit que c’était l’épitre la plus touchante possible. La Duchesse de Berry a congédié Mme de Jourgue et Mme de Meffray qui voulaient absolument aller avec elle ; il n’y a que Mme de Bouillé qui l’accompagnera, la seule de ces dames qui n’ait point d’intérêts en France. Cette même considération fait aussi que Madame la Dauphine fera venir Mme d’Agoult qui est veuve sans enfans. et qui déjà une fois l’accompagna dans l’exil ; Mme de Sainte-Maure, qui est en ce moment auprès d’elle, accompagnera cette princesse jusqu’à l’endroit où la famille royale s’établira définitivement ; alors elle retournera auprès de sa famille, et Mme d’Agoult, trop vieille et trop délicate pour être d’aucune utilité à sa maîtresse pendant le voyage, la rejoindra directement au lieu de sa retraite.

Le cardinal archevêque de Besançon, duc de Rohan, est, à ce que vient de me dire son frère Gérald, parti de Paris, le 27, dans sa voiture, avec deux domestiques derrière, quoi qu’on ait pu lui dire. Il fut arrêté à la barrière de Paris par la populace ; on voulait le forcer à crier : « Vive la liberté ! » on voulut le forcer à prendre la cocarde tricolore. Il refusa tout, sur quoi on l’arracha de sa voiture, qui fut pillée et brisée : lui-même a eu trois plaies sur la tête, et il aurait été tué si, heureusement pour lui, un adjoint, qui l’a reconnu, ne l’avait pris sous sa protection et sauvé en lui procurant un déguisement. Le cardinal de Rohan se trouve en ce moment en Belgique.


Dieppe, 9 août. — Il parait qu’il n’est plus question de république ; le parti de ceux qui veulent un gouvernement royal, limité, a pris momentanément le dessus. Mais le Duc d’Orléans aura-t-il assez de force pour se soutenir ? Aujourd’hui déjà, alors qu’il n’est pas encore monté sur le trône, on lui dit des choses bien dures, comme par exemple « de se souvenir combien sont fragiles les grandeurs de ceux dont sont fragiles les sermens. » Cela veut dire tout simplement : « Prenez garde à vous, nous allons vous mettre sur le trône, nous pourrons aussi vous en faire descendre. »

Maintenant que le peuple se sent le plus fort, ces messieurs à la tête des affaires en ont peur et ne savent plus comment le contenir. C’est la république que l’on veut d’un côté, et un gouvernement monarchique limité de l’autre. Mais ce gouvernement qui est beaucoup plus gouverné qu’il ne gouverne, comment fera-t-il pour arriver à sa monarchie, toute limitée qu’elle doit être ? Le seul moyen pour y parvenir, c’est d’endoctriner les basses classes, de les flatter et les effrayer avec quelque chose, mais avec quoi ? Le peuple est en ce moment tellement rempli de ses hauts faits que tout se présente facile à ses yeux. La seule chose avec laquelle on peut lui en imposer en ce moment, c’est le retour de la branche ainée des Bourbons. Le gouvernement d’aujourd’hui s’en sert donc comme d’un épouvantait vis-à-vis d’une populace qui ne veut plus obéir.


Dieppe, 11 août. — La princesse de Léon vient de m’envoyer la petite lettre que Mlle de France vient d’écrire à elle et à ses enfans, la voilà telle quelle :


« Ma chère Osine, je suis bien affligée de tout ce qui se passe, mais je le suis doublement quand je pense que je suis éloignée de vous, ce qui m’arrive bien des fois par jour. Votre mère vous écrit. Elle a eu bien raison de vous envoyer Josselin. Vous devez être tranquille à Dieppe. Mon cher petit Fernand, comment se porte-t-il ? et les bains de mer lui font-ils du bien ? Isabelle, Louise, chères petites, vont bien, j’espère. Les bains, leur font-ils plaisir ? Je leur envoie mes hest love et vous aime presque plus tous (s’il est possible de vous aimer plus que je ne vous aimais) éloignés si longtemps et nous dans le malheur ; nous rencontrons des gens quelquefois très bons. O Fernand, que tous les malheurs de la France doivent vous faire de la peine ! mais notre peine est bien grande, je suis sûre que vous en éprouvez autant que moi et nous ; mes idées se portent souvent sur vous et je suis de cœur, d’esprit et de pensée avec vous ; je vous suis sur le galet et dans la mer. Oli ! je vous aime tant tous. Je vous suis toujours attachée. — YOURS MANELLE. »


« A Isabelle et à Louise :

« Mes chères, j’espère que vous vous portez bien, je pense bien à vous toutes les deux, à Josselin, à Fernand. Je vous aime avec l’amour le plus tendre, le plus vif après la mère et le frère. Adieu. Toujours vous me retrouverez votre plus tendre amie. — MANELLE. »


J’ai conservé fidèlement son orthographe, sa ponctuation et ses alinéas et sa plume était encore un peu plus mauvaise que la mienne.


Dieppe, 14 août. — Charles X va à très petites journées ; la Dauphine est presque toujours à cheval et Madame en habit d’homme. Elle a été obligée d’emprunter le chapeau d’un des messieurs de la suite, la pluie ayant abimé son chapeau d’Herbault qui, certes, n’était pas fait pour un aussi rude service, de même ses robes, qui ne pouvaient pas la garantir ni contre le froid, ni contre la pluie. Elle se fit donc faire pour elle et ses enfans des blouses d’une étoffe très grossière comme les paysans en portent. Le Roi, pour se distraire, tire sur des moineaux, le Dauphin est pitoyable, la Dauphine pleure beaucoup. Madame est dans un état violent. La famille royale n’a pas encore décidé dans quel pays elle s’établira et si elle se décide enfin, est-elle sûre qu’elle y trouvera l’hospitalité ? Madame engage beaucoup le Roi à aller en Sicile.

La plupart des personnes de la haute société de Paris vont voyager pour se mettre à l’abri des intrigues. Que de fortunes, que d’existences compromises ! il n’y a presque pas une famille de notre connaissance qui n’ait fait des pertes très sensibles de fortune par la suppression des charges qu’elles avaient à la Cour ou dans les provinces. Toutes ces belles dames qui vivaient dans le plus grand luxe, entourées d’hommages et de richesses, ont aujourd’hui à peine de quoi vivre.


Dieppe, 17 août. — Je viens d’avoir un entretien avec le prince de Bauffremont qui arrive de Cherbourg, où il a accompagné la famille royale. Il en est tout triste, tout accablé.

— Ce cortège, me disait-il, avait l’air d’un convoi. Madame la Dauphine, lorsqu’elle était avec nous autres, pleurait à fendre le cœur. C’étaient des cris de désespoir, mais en passant par les villes et les villages, elle reprenait sa dignité ordinaire. Madame était dans son costume d’homme. Il fait toujours froid sur les côtes du grand Océan, elle avait donc grand besoin de ce pantalon et de la blouse qu’elle s’est fait faire dans un village.

Mme de Gontaut est la seule personne de toute la Cour qui n’ait pas perdu la tête ; elle était toujours de bon conseil ; elle expliquait à Mademoiselle tout ce qui se passait autour d’elle ; un jour, elle lui a dit :

— Mademoiselle aura soin de plier elle-même sa serviette, parce que nous n’en avons pas d’autres pour demain.

Effectivement, on était obligé de s’arrêter quelquefois deux jours dans un mauvais petit endroit pour faire laver les chemises des princesses et des princes, parce qu’ils n’en avaient point pour changer. Le duc de Luxembourg, un des capitaines des gardes du Roi et M. de Girardin, premier veneur, veulent accompagner le Roi jusqu’à l’endroit de son établissement. Ce dernier surtout a poussé son attachement pour son maitre jusqu’à lui apporter 500 000 francs qu’il avait épargnés sur la somme destinée aux chasses.

— Les laboureurs qui voyaient passer notre triste cortège, me dit le prince de Bauffremont, avaient l’air stupéfaits, émus ; les ustensiles leur tombaient des mains, ils étaient leur chapeau avec respect et nous regardaient avec attendrissement. Madame la Dauphine, le Roi et Madame ne permirent pas à MM. Schonen et maréchal Maison, commissaires que le lieutenant du royaume leur avait envoyés, de se montrer à leurs yeux ; il n’y a que le Dauphin qui leur parla. En arrivant à Cherbourg, le duc de Polignac s’approcha de la voiture où étaient ses neveux, les enfans du prince Jules. Lorsqu’il ouvrit la portière, ces malheureux enfans poussèrent des cris lamentables : ils croyaient qu’on allait les assassiner. Ils avaient été tout le temps enfermés dans une berline avec les stores baissés ; on les traitait comme des pestiférés, tant M. de Polignac est en exécration, même parmi les personnes de la Cour.

Au moment de l’embarquement parmi les gardes du corps qui ont tous suivi le Roi à pied pendant son triste voyage, deux sont devenus fous de désespoir et l’un d’eux s’est donne la mort. Cette brave troupe s’est rangée sur la plage lorsque le Roi et sa fille sont montés dans le bâtiment qui devait à jamais les éloigner de la France. Ces hommes à grandes moustaches, qui paraissaient avoir un cœur de fer, pleuraient comme des enfans ; ils cassaient leurs armes, ils se jetaient par terre de rage et de désespoir. M. de Bauffremont m’a dit que jamais de sa vie il n’avait vu chose plus déchirante. Madame la Dauphine pleurait comme jamais on n’a vu verser des larmes à personne ; c’étaient des cris, des sanglots qui semblaient lui arracher le cœur. Elle exprima sa reconnaissance de la manière la plus affectueuse à tous ceux qui l’avaient accompagnée à Cherbourg, elle les embrassa et prit congé d’eux comme s’ils avaient été ses frères.

— Quoiqu’il arrive, je ne reverrai jamais plus la France.

Madame était bien plus furieuse qu’attendrie. Le Roi donna, en signe de sa reconnaissance à tous ceux de ses amis qui étaient présens à Cherbourg, l’ordre de Saint-Louis. Monsieur le Dauphin était tout à fait stupide, ne sachant que dire, que faire, au point que plusieurs personnes prétendent qu’il avait tout à fait perdu sa raison.

Chacun des membres de la famille royale fugitive veut s’établir ailleurs que les autres. Madame la Dauphine est pour la Saxe, le Dauphin pour le Danemark, Madame pour la Sicile et le Roi pour l’Ecosse ou Klagenfurt en Carinthie. Je ne conçois pas ce qui peut l’engager à s’établir dans la plus triste de toutes les villes que j’aie jamais vues.

La conduite de M. et Mme Sauton, maître d’hôtel et première femme de chambre de Madame, Duchesse de Berry, a été un prodige d’ingratitude. Elle les avait comblés de ses bontés, au point qu’on la soupçonna de protéger M. Sauton plus qu’elle ne le devait. Ce qui est sûr, c’est qu’il avait avec Madame un air qui m’a bien des fois étonné ; il lui répondait d’une manière fort insolente et il s’oubliait jusqu’à la gronder, à la brusquer, ce que la Duchesse, il est vrai, prenait fort mal ; mais cela n’empêchait pas qu’il ne fit la même chose le lendemain. Mme Sauton de même avait aussi toute la confiance de la Duchesse. C’était elle qui réglait les comptes, qui payait tout ; c’était une véritable puissance au château que la duchesse de Gontaut même croyait devoir ménager. Eh bien ! ces vilaines gens ont abandonné leur maîtresse, et pour comble d’infamie, ils se sont emparés de quantité d’effets, ainsi que le linge et une grande partie de la garde-robe de Madame, qu’ils firent transporter sous escorte hors la barrière et là ils se les partagèrent avec les autres domestiques, ce qui a fait que Mme la Duchesse de Berry s’est trouvée dénuée de tout. La ménagère de Rosny, femme que cette princesse ne protégea pas moins que le ménage Sauton, ne s’est pas mieux conduite pour elle.

Mme de Mun vient d’arriver ici avec Mme d’Astorg, sœur de Mme d’Oudenarde. M. et Mme d’Astorg ont aussi tout perdu, il ne leur reste que des dettes et des enfans. Une chose bien triste pour tout ce monde, c’est qu’il doit se dire que tout a été perdu par un manque de réflexion, par un moment d’indécision. Si l’on avait donné des ordres aux troupes qui étaient réunies en ce moment aux camps de Lunéville et de Saint-Omer, elles auraient au moins entouré le Roi ; il aurait pu se retirer dans quelque place forte et il aurait pu traiter. Mais on avait perdu la tête. L’armée en grande partie est au désespoir, honteuse d’avoir été battue par la populace de Paris, par les étudians, par des tailleurs et des cordonniers. C’est des mains de ces misérables qu’elle a dû accepter la cocarde tricolore.

Le Roi était encore à Rambouillet et déjà on vendait à Paris les caricatures les plus infâmes, les plus indécentes qui représentaient ces malheureux souverains fugitifs. Il n’y a que Madame qui y a échappé. Il y a encore tous les jours des attroupemens dans Paris ; ce sont des ouvriers qui demandent tous les jours autre chose. Le gouvernement en a fait expédier six qui doivent avoir été les principaux moteurs de ces rassemblemens ; on les a exécutés en cachette, de peur d’exciter du mécontentement. Voilà des traits de ce gouvernement éminemment libéral. Un despote de l’Asie à peine se permettrait chose semblable.


Dieppe, 20 août. — J’ai été hier chez M. de Biron, qui m’a fait la lecture d’une lettre que son beau-père, M. de Mun, lui a envoyée. Celui-ci la tenait de M. Mole lui-même, à qui elle a été adressée par M. de Polignac. Elle est conçue à peu près dans ces termes :


« Mon cher collègue, — Me voilà votre prisonnier ; faites donc finir ces petites plaisanteries. Je veux me retirer des affaires, je ne veux plus que la tranquillité ; je compte m’établir à la campagne en France ou en Angleterre. Je préfère la France.

« J’ai laissé au ministère des bas et différentes choses que je vous prie de m’envoyer à la campagne. Signé : POLIGNAC. »


Cette lettre prouve qu’il a perdu la tête entièrement ; elle est datée de Saint-Lô où on l’a arrêté. Il a fait mille maladresses pendant sa fuite ; rien au monde n’eût été plus facile pour lui que de se sauver, d’autant plus que le ministère actuel ne demandait pas mieux que de le savoir libre, le nouveau gouvernement ayant intérêt à éviter un procès dont le dénouement lui sera toujours funeste. M. de Polignac avait poussé la pruderie jusqu’à ne pas vouloir habiter dans la même maison que Mme de Saint-Fargeau, bien qu’il se fit passer pour le domestique de cette dame. Il se logea donc dans une autre maison. Comme il était un peu souffrant, cette bonne, mais imprudente Mme de Saint-Fargeau passa sa journée à le soigner. Cette circonstance jointe à un gros diamant que ce prince domestique portait sur une bague le fit découvrir.

Le Dauphin s’est conduit pendant toute cette affaire d’une manière peu chevaleresque, ainsi que le prouve la scène affreuse qu’il fit au maréchal Marmont. Il le traita de lâche et lui arracha son épée que le maréchal, peu d’heures auparavant, avait tirée pour le défendre et voulut la casser, mais malgré tous ses efforts, il n’y parvint pas et la jeta dans un coin de la chambre. On peut juger de l’état du maréchal maltraité ainsi par ceux auxquels il s’e.st dévoué au péril de sa vie.

Le duc de Polignac est tout aussi irréfléchi que son frère. Voici un détail que je tiens du prince de Bauffremont, qui était présent à la scène que je vais rapporter. C’était encore à Saint-Cloud, la Cour était au moment de quitter ce château ; M. de Hocquart et autres étaient à parler des terribles événemens du jour et celui-ci, sans remarquer que le duc de Polignac était présent, dit :

— Il est incroyable que, dans un gouvernement représentatif, on veuille rendre le Roi responsable de ce qui s’est passé ; ce sont les ministres, qui en ont toute la responsabilité, qui doivent en être punis.

— Oui, répliqua M. de Polignac, ce sont les ministres qui doivent être punis, et non pas le Roi.

— Oui, dit un autre, qu’on les pende, qu’on en fasse ce que l’on voudra, cela me sera fort égal.

— Oui, dit Armand de Polignac, qu’on les pende. Il avait tout à fait oublié en ce moment que son frère était parmi eux.


Dieppe, 24 août. — Mme Charles de Gontaut, sœur du duc de Rohan, avait un gouverneur auprès de ses enfans. Cet homme, pendant les journées des 27, 28 et 29, est resté absent de la maison ; on le croyait tué lorsque, tout à coup, il reparaît le quatrième jour, harassé de fatigue, tout couvert de poussière et de sang ; on l’entoure, on le questionne.

— J’ai été assez heureux, leur dit-il, pour tuer neuf gendarmes.

Figurez-vous l’horreur, l’indignation de Mme de Gontaut ; elle se sauva de la chambre pour se soustraire à cette horrible présence et lui fît dire de ne plus se montrer devant elle et de quitter la maison dans la journée. Le gouverneur du petit de Mun figura aussi dans ces malheureuses journées, mais d’une manière fort honorable. Ce fut pour sauver autant de personnes qu’il pouvait et au risque de ses jours.


Dieppe, 26 août. — Le Palais-Royal offre le spectacle le plus étrange. Partout l’on voit des placards ignominieux, des caricatures indécentes sur le gouvernement de Charles X. Ce malheureux Roi et sa famille sont livrés à la merci des pamphlétaires, à la vile spéculation de ces indignes pour lesquels rien n’est sacré lorsqu’il s’agit de leurs intérêts. Le Palais-Royal est le centre, le foyer d’où émanent tous ces ouvrages impies et obscènes ; l’aristocratie et le clergé y sont surtout diffamés et livrés au mépris public. Voici les titres de quelques-unes des brochures que les colporteurs crient dans le Palais-Royal et vendent deux sous : L’histoire du bonnet trouvé dans l’appartement de l’archevêque de Paris. — Les amours de Mme la Duchesse d’Angoulême avec Mgr l’archevêque de Paris. — Les amours secrètes de Mme la marquise de Podenas, dame d’honneur de Mme la Duchesse de Berry. — Les amours de Mme la Duchesse d’Angoulême et de Charles X. — L’histoire d’un jupon de la Duchesse d’Angoulême et d’un polisson de la Duchesse de Berry, trouvés aux Tuileries. Voilà les beaux ouvrages du jour, voilà les progrès que la civilisation a faits depuis la glorieuse Révolution des 27, 28 et 29 juillet. Les spectacles aussi deviennent insupportables ; on y chante des hymnes nationaux pendant lesquels on force le public à s’agenouiller devant le drapeau tricolore.


Dieppe, 28 août. — Décidément, nous quittons Dieppe lundi prochain. M’"° de Karolyi nous précède d’un jour ; elle part demain, elle dînera chez nous mardi à l’hôtel d’Eckmühl où nous arriverons à six heures, tout juste pour le dîner, car de Rouen à Paris il y a seize postes à faire ; il nous faudra donc partir du grand hôtel de Rouen à six heures du matin pour arriver à Paris à six heures du soir.

A propos de l’acte de violence, commis par le Duc d’Angoulême contre Marmont, on raconte que le Roi, instruit de l’affaire et voulant rapprocher les parties brouillées, pria le maréchal d’aller faire des excuses au Dauphin. Marmont ayant refusé, le Roi lui dit en l’embrassant :

— Cher duc, c’est le dernier acte de dévouement et d’obéissance que vous accomplirez pour votre roi Charles X.

Marmont ne put résister davantage et alla faire acte de présence chez le Dauphin ; celui-ci vint à sa rencontre et lui dit en dandinant :

— J’ai été un peu vif avec vous, cher Maréchal, vous me le pardonnerez, n’est-ce pas ? Voyez-vous, je me suis fait bien du mal en voulant casser votre épée ; je suis donc assez puni de mon emportement ; il faut avouer que votre épée coupe bien.

Les cinquante sans-culottes qui sont allés chercher le nouveau Roi dans son château de Neuilly sont encore dans son antichambre au Palais-Royal ; il n’y a pas moyen de les en faire sortir, tant ils s’y trouvent bien. Cependant, ce régiment de la Charte, voilà le nom qu’ils ont pris, était si peu vêtu, que c’était indécent, surtout pour les princesses qui devaient tous les jours passer devant eux. Le roi Philippe prit donc la liberté de leur faire faire des uniformes bleus.

Mme Merlin, femme du général de ce nom, qui, par sa position, se trouve dans le cercle le plus libéral de Paris et est l’amie intime, comme elle me disait elle-même, de tous les mauvais journalistes du royaume, qu’elle voit sans cesse chez elle, m’a assuré que ces gens, tout prudens qu’ils étaient avant la Révolution, en perdaient la tête maintenant ; ils sont fous de leur succès et gâtent eux-mêmes leur propre ouvrage.

— Je ne me gêne pas avec eux, je leur ai dit mon opinion, je leur ai dit qu’ils ne savent plus ce qu’ils veulent et que leurs journaux n’avaient plus le sens commun : « Vous voulez défendre la Charte et vous la détruisez vous-mêmes ; sous Charles X, elle pouvait être violée, cela prouve qu’il y en avait une. Philippe Ier ne pourra jamais la violer parce qu’il n’y a plus de Charte. » Le jour où j’avais cette conversation avec ces messieurs, continua Mme Merlin, le chef des rédacteurs du Figaro me montra quantité de lettres qu’on avait trouvées dans l’appartement de Madame. Cette correspondance était fort compromettante pour Madame, et ces messieurs voulaient à toute force la publier. Je parvins cependant à leur prouver l’indignité d’un semblable projet.

Madame, ce me semble, est très vulnérable lorsqu’il s’agit de lettres. Lorsque la nouvelle du pillage des Tuileries arriva à Saint-Cloud, Madame en perdit tout à fait la tête ; elle pleura, elle ne put cacher son agitation, son trouble ; enfin elle exprima les plus vives inquiétudes sur le sort d’une cassette qu’elle disait avoir laissée dans son appartement. Un des gardes du corps s’offrit à la rapporter à Son Altesse Royale, si elle voulait bien lui en indiquer la place. Il s’en fallut de peu que Madame n’embrassât ce brave garde du corps. Muni de ses instructions il se déguisa en charbonnier et se rendit au château. On le laissa entrer sans obstacles, il trouva la cassette, la prit sous son bras, la cacha dans son sac et courut pour atteindre la porte. Mais on ne laissait sortir personne sans une visitation préalable.

— Si on me prend la cassette, pensa-t-il, je suis un homme perdu.

La fuite était la seule chance de salut. Il prit donc son élan, donna des coups de poing à qui voulait l’arrêter et il passa heureusement sans qu’on put l’atteindre. Mais on le poursuivait toujours ; il traversa en courant la place du Carrousel et arriva jusqu’au quai, se voyant au moment d’être atteint. Mais loin d’en perdre la tête, il jeta la cassette dans la Seine. Peu de secondes après, il est pris et fouillé, mais ne trouvant rien sur lui, on le laissa continuer son chemin. Madame, en apprenant que la cassette était noyée, parut soulagée d’un grand poids ; elle prit la main du garde du corps en lui exprimant tous ses remerciemens pour cette preuve de son dévouement et celui-ci embrassa la main de la Duchesse avec respect et attendrissement.

On me raconte encore que, le lendemain de la publication des Ordonnances, Mme de Gontaut alla chez le Roi et lui exprima de la manière la plus forte combien elle était contre ces mesures, et que Sa Majesté ferait bien de les révoquer en changeant son ministère. Le Roi offensé répliqua, dit qu’elle n’était pas appelée à donner des conseils à son Roi. Peu de jours après, la duchesse de Gontaut reparut devant Sa Majesté.

— Savez-vous, madame, lui dit le Roi en se souvenant de la scène qu’il avait eue avec elle, savez-vous que je devrais vous exiler pour les propos que vous avez eu l’audace de tenir, il y a quelques jours.

— Je voudrais bien, Sire, que vous en eussiez le droit ; je quitterais la France heureuse, vous seriez son Roi.

Dans le conseil où la mesure des Ordonnances fut décidément adoptée, M. le Dauphin fit des propositions qui n’avaient pas le sens commun ; les ministres ne pouvaient absolument pas y accéder et comme le Dauphin ne voulait pas en démordre, le Roi lui dit :

— Mon fils, vous ne comprenez rien à la politique ; contentez-vous d’être le plus grand capitaine de votre siècle.


COMTE RODOLPHE APPONYI.

  1. Copyright by Ernest Daudet.
  2. Arrivé à Paris en 1826, à peine âgé de vingt-trois ans, le comte Rodolphe Apponyi y a vécu, sous les règnes de Charles X et de Louis-Philippe et sous la République de 1848, d’abord comme attaché, ensuite comme secrétaire, auprès de son cousin, le comte Antoine Apponyi, ambassadeur d’Autriche. Bien placé pour tout voir et tout savoir, en relations quotidiennes avec la Cour et la société aristocratique, curieux des spectacles que présentait la rue en ces temps agités, observateur intelligent, amusé, souvent malicieux, il a tenu, durant un quart de siècle, un journal fidèle de ce qui frappait ses yeux et ses oreilles. C’est de ce journal, qui sera prochainement publié par les soins de notre collaborateur M. Ernest Daudet, que sont tirés les extraits qu’on va lire. Ils nous font assister à la chute des Bourbons de la branche ainée et aux débuts du gouvernement de Juillet, en mêlant à ces événemens quantité d’incidens mondains qui augmentent l’intérêt du récit. Il faut laisser d’ailleurs au comte Apponyi la responsabilité de ceux de ses jugemens que nous reproduisons ici sur la révolution de Juillet et sur les hommes qui l’ont faite. Partageant les opinions du monde particulier où il vivait, ses sentimens, ses préventions, ses préjugés, il relevait et notait à la hâte les bruits qui y couraient sans s’assurer toujours de leur rigoureuse exactitude ; mais, sous cette réserve, son Journal est un document historique qui, s’il a parfois besoin d’être contrôlé, est toujours attachant. — N. d. l. D.
  3. Le prince Léopold de Saxe-Cobourg, veuf de la princesse Charlotte, héritière de la couronne d’Angleterre. Il semblait disposé à monter sur le trône de Grèce. Finalement, il refusa ; il fut plus tard roi des Belges.
  4. Femme de l’ambassadeur des Deux-Siciles à Paris.
  5. Ambassadeur d’Autriche à Londres.