Autour de la Révolution de 1830/02

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Autour de la Révolution de 1830
Revue des Deux Mondes6e période, tome 11 (p. 797-835).
AUTOUR DE LA RÉVOLUTION DE 1830[1]
EXTRAITS DU JOURNAL
DU COMTE RODOLPHE APPONYI

II[2]
LE LENDEMAIN DES JOURNÉES DE JUILLET

Paris, 1er septembre. — Me voilà de retour à Paris ; je ne croyais pas revoir aussitôt cette ville autrefois si attrayante pour moi. En y entrant cette fois, elle m’inspira d’autres sentimens. Cette capitale si brillante, il y a quelques semaines, d’un aspect si heureux et si florissant, est maintenant un gouffre, un repaire d’immoralité, de révolte, de scission, de discorde. Comment un tel état de choses pourrait-il inspirer la confiance à qui que ce soit ? Aussi les fonds publics baissent-ils tous les jours. A la barrière de l’Étoile, au lieu de la belle troupe de ligne qui gardait ce poste, un homme en habit bourgeois avec un fusil sans baïonnette, défend la principale entrée de la capitale de la France. De tous côtés, des maisons criblées de balles, des arbres coupés, leurs troncs encore couchés par terre, restes de barricades, s’offraient à mes yeux.

Mais comment pourrai-je jamais trouver des mots assez forts pour exprimer ce que j’ai éprouvé en arrivant à la place Louis XVI, à ce monument expiatoire à demi achevé ? le piédestal destiné à recevoir la statue du Roi martyr est profané par le drapeau de la révolte et condamné à être un monument à !a Charte.

Ce fait me rappelle un propos de M. de Chabrol, frère du ministre et qui, dans le temps, fut préfet de la Seine. Ce préfet, donc, usa de toute son influence pour contrarier le projet de Madame la Dauphine ; qui désirait vivement que ce monument pour son père fût érigé sur la place appelée alors Louis XV. Elle lit appeler M. de Chabrol et lui dit très sèchement que telle était sa volonté et que M. le préfet n’avait qu’à s’y soumettre. Alors M. de Chabrol, dans un accès d’impatience, dit à cette princesse :

— Je forme les vœux les plus ardens pour que ce que je redoute ne se réalise point ; mais Votre Altesse vivra assez longtemps pour voir flotter le drapeau tricolore sur ce monument.

M. de Chabrol encourut par cette réponse la disgrâce complète de Madame la Dauphine.


4 septembre. — Cette ville est dans un calme semblable à celui qui précède un orage, on n’a confiance en personne ; on craint de se compromettre, on cherche à vendre ce que l’on possède en immeubles, pour pouvoir émigrer en cas de nécessité. Il est, à la vérité, des personnes qui préfèrent se défendre jusqu’à, la mort plutôt que de quitter le sol français. Mais c’est le petit nombre ; au surplus, tout le monde est inquiet. Cette belle liberté n’inspire pas beaucoup de confiance, et si, sous un gouvernement despotique, on est sujet à la volonté d’un homme, c’est bien pire sous celui-ci : on est esclave de la peur.


7 septembre. — Sur tous les théâtres, on ne donne en ce moment que des pièces patriotiques, inspirées par les circonstances du jour. Nous sommes avancés d’un siècle ; ce qui aurait été scandaleux, révolutionnaire et blasphématoire, il y a quelques semaines, est piquant, patriotique et religieux même, sanctifié par la tolérance, qui consiste maintenant en outrages, en invocations obscènes contre les prêtres catholiques. Les rôles d’intrigans, de fourbes, de malfaiteurs, dans les comédies ou mélodrames, sont toujours représentés par des jésuites. Le plus grand outrage qu’on puisse faire à quelqu’un, c’est de rappeler jésuite.

Sur la scène, on chante la Marseillaise, la Parisienne, le Drapeau tricolore ou autres chants patriotiques. Ces manifestations finissent toujours par une quête pour les victimes des glorieuses journées. Dans les commencemens, le parterre forçait à grands cris tout le reste des spectateurs à s’agenouiller ; si l’on s’y refusait, on vous mettait à coups de poing à la porte ; maintenant, on se contente de vous faire lever.


8 septembre. — Les affaires de Belgique prennent une mauvaise tournure. La révolution dans ce pays s’embrouille tous les jours davantage ; bientôt, il sera impossible d’arriver à une issue quelconque, à moins d’une intervention de la Prusse et de l’Angleterre : c’est tout ce qu’on redoute ici. On veut éviter à tout prix la guerre avec l’Angleterre. M. de Talleyrand n’est envoyé à Londres que pour maintenir la paix avec cette puissance. Tout ce qui exerce une mauvaise influence sur le commerce doit nécessairement être évité soigneusement par le gouvernement français ; une guerre anglaise le détruirait entièrement. L’Angleterre, d’un côté, ne veut pas avoir dépensé pour rien l’argent qu’a coûté la construction des forteresses belges et, de l’autre, une année de guerre lui coûterait bien plus que toutes les dépenses qu’elle a faites pour défendre les Pays-Bas contre une invasion française ; ce pays marchand, pour lequel l’or est tout, pourrait bien pencher en ce moment pour la non-intervention ; nous verrons.

On croyait généralement ici que la révolution de Bruxelles serait à Londres tout aussi populaire que celle de Paris : on s’est fièrement trompé sous ce rapport. Elle a fait une bien mauvaise impression en Angleterre et a même beaucoup diminué l’enthousiasme et l’admiration qu’on professait jusqu’à présent pour les événemens en France. La Prusse a grand’peur pour ses provinces rhénanes ; elle est toute prête à s’allier avec l’Angleterre, si celle-ci en veut pour arranger les affaires en Belgique. Supposez que cette alliance se fasse, la Russie et l’Autriche voudront-elles se séparer de ces puissances dans une affaire aussi majeure ? L’Angleterre n’a donc qu’à vouloir pour que toutes les puissances de l’Europe fondent sur la France. Le gouvernement français ne peut fermer les yeux sur un si pressant danger. Il fait donc tout son possible pour contracter une alliance avec l’Angleterre et pour éviter d’intervenir dans les affaires belges. Mais un gouvernement aussi faible que celui de Louis-Philippe pourra-t-il empêcher que le comité directeur ne fasse des enrôlemens, dans Paris même, pour Bruxelles et tous les autres pays ? C’est douteux. Tout ce que l’on peut exiger de lui, c’est de ne pas les favoriser, ce qui lui sera difficile, tant il est obligé de flatter le parti révolutionnaire, pour ne pas être renversé par lui.


3 octobre. — Les affaires du gouvernement français ne prennent pas une bien bonne tournure. La proposition de M. de Tracy, en faveur de l’abolition de la peine de mort, a eu un effet tout à fait contraire à celui qu’on en avait espéré. M. de La Fayette, qui se croyait tout-puissant, s’est passablement dépopularisé en appuyant la proposition de M. de Tracy. La garde nationale a déclaré que s’il y avait des troubles dans Paris, à propos du procès des ministres, elle ne tirerait point sur le peuple, en alléguant pour cause qu’elle se dépopulariserait trop et qu’alors, dans une autre occasion, elle ne pourrait plus être utile au Roi. Le Palais-Royal et le Ministère sont en alarmes. Le Duc d’Orléans a déclaré qu’il fallait sauver à tout prix les ministres de Charles X et que lui-même en donnerait l’exemple en se mettant à la porte du Palais du Luxembourg pour les défendre.


6 octobre. — La marquise de Ferrari, qui part incessamment pour Turin, est chargée, par la reine des Français, de dire à la reine de Sardaigne combien elle est désolée de tout ce qui s’est passé en France et surtout de sa position. La Reine, pour excuser son auguste époux, allègue qu’il avait été forcé d’accepter la couronne que Charles X avait abandonnée, qu’il l’a fait bien à contre-cœur, et seulement parce qu’il ne voyait aucun autre moyen de sauver la France d’une horrible anarchie.

« Que tous les rois, ajoute la Reine, prennent exemple sur ce qui est arrivé à Charles X ; la civilisation est arrivée aujourd’hui à un si haut degré que les rois ne peuvent plus exercer sur leurs peuples tous les droits qu’ils ont eus, il y a cent ans. Maintenant, pour se maintenir, il faut céder et surtout venir au-devant des demandes, afin d’avoir au moins le mérite de donner à qui quelques mois plus tard on sera obligé d’accorder. »

La position de Charles X en Angleterre est aussi bien triste. Il se trouve que toutes les dettes qu’il avait contractées dans ce pays à l’époque de son premier séjour, n’ont point été payées, de sorte que les créanciers pourraient saisir, s’ils le voulaient, ce roi fugitif.

12 octobre. — Une effrayante opposition se forme contre le nouveau ministère, déjà il ne fait que végéter. M. Mauguin s’est mis à la tête de cette opposition et son attaque est vigoureuse ; le nouveau ministère qui doit remplacer celui que nous avons doit être composé de gens de sang et dès lors il y a encore une nouvelle chance pour la République. Parmi les hommes qu’on croit destinés à devenir ministres, on nomme M. de Salverte, qui s’est rendu célèbre par sa proposition dans la Chambre des députés contre l’abolition de la peine de mort. Le gouvernement s’est fièrement trompé dans son attente ; il a cru que la proposition qu’il a motivée dans la Chambre contre la peine de mort lui permettrait de sauver les anciens ministres de Charles X. Loin de calmer les esprits, elle n’a fait qu’irriter de nouveau la populace et la garde nationale contre les accusés. Effrayé de la tournure dangereuse que prenait de nouveau cet horrible procès, le ministère a fait une seconde gaucherie. On a payé des blessés afin qu’ils jouassent une scène dramatique en demandant la grâce des anciens ministres ; la chose était trop claire pour ne point sauter aux yeux de tout le monde. Cette ruse mal réussie a eu encore un autre grave inconvénient, celui de perdre le nouveau ministère ; le peuple ne voit plus en lui qu’une réunion d’imposteurs qui le trompera toujours.

Ajoutez à tout cela la licence effrénée de la presse et le mécontentement de tous les journalistes auxquels on n’a pas pu donner des places, puisqu’il n’y en avait plus à la disposition du gouvernement, tant elles avaient été envahies. Un des rédacteurs du Globe est le dernier qui ait eu la dernière préfecture disponible. Maintenant, tout le monde prétend avoir contribué à la grande révolution.


14 octobre. — Mme la Duchesse de Berry s’amuse à merveille en Angleterre et fait force visites dans les châteaux. Entre autres, elle a été chez le duc de Dewonshire où elle a passé trois jours. Le duc lui a donné deux bals et Madame a dansé comme si elle était aux Tuileries. En partant de chez le duc, elle lui dit qu’elle espérait lui rendre sa politesse à Rosny, avant qu’une année ne soit écoulée.

Madame la Dauphine, en attendant, est sublime ; c’est un ange de douceur et de résignation. Elle est bien plus grande encore dans son malheur qu’elle ne l’a été entourée de l’éclat du trône. La famille royale passera l’hiver à Edimbourg ; le Roi et le Dauphin et Madame la Dauphine avec le Duc de Bordeaux s’y rendent par mer. Madame, Mademoiselle et la duchesse de Gontaut font ce voyage par terre. Madame doit même être en ce moment à Londres ; elle compte même y revenir pour la saison, pour y danser.

L’hiver, pour nous autres à Paris, ne commence pas sous des auspices bien gais. Les rassemblemens continuent ; ils sont plus ou moins nombreux, plus ou moins tumultueux, selon les circonstances qui les font naître, et prouvent toujours l’extrême faiblesse du gouvernement. Le parti carliste se réunit à celui qui veut la République, c’est tout simple, puisqu’ils veulent avant tout l’un et l’autre renverser le gouvernement actuel. Leur réunion les rend formidables, d’autant plus que tous les mécontens, dont le nombre augmente tous les jours, s’y jettent aussi. L’indépendance du clergé de tout pouvoir temporel, prêchée par l’abbé de Lamennais dans l’Avenir, journal qui paraît sous sa direction, prouve à l’évidence la réunion de ces deux partis. Ce journal est écrit avec toute l’exaltation religieuse et républicaine en même temps. C’est un triste pays que la France.


30 octobre. — Mous avons dîné chez le Roi, nous étions cinquante personnes à table. La société en fut un peu plus choisie qu’à l’ordinaire, et cela en notre honneur. Entre les personnes marquantes, je citerai les maréchaux Gérard et Maison et M. d’Harcourt qu’on désigne comme ambassadeur en Espagne ; c’est un homme tout chétif, tout maigre : je l’avais pour vis-à-vis. Le comte Mole, notre ministre des Affaires étrangères, tout chancelant, était à côté de M. d’Harcourt. Notre cher M. Molé, autant que je me rappelle, a toujours eu mauvaise mine ; mais sa figure d’aujourd’hui fait pitié ; il n’y a que ses yeux noirs qui dardent et lancent des feux de temps à autre, entourés d’une figure toute décharnée avec un teint sépulcral. Son expression lugubre vous fait entrevoir ses souffrances morales et physiques et vous communique un malaise indéfinissable.

J’avais grand besoin d’entamer la conversation avec ma voisine, Mme de Dolomieu, première dame d’honneur de la Reine, pour chasser l’effet du triste aspect que m’offrait la personne de M. Molé. Mme de Dolomieu est très aimable ; sa conversation est gaie, elle a toujours un mot pour rire ; enfin elle est faite pour chasser de tristes rêveries. Mais, pour mon malheur, il faisait très chaud et la marquise s’éventait avec un énorme éventail tricolore. Ces trois malheureuses couleurs me rappelèrent toutes les scènes et désastres de Juillet et me parurent menaçantes pour l’avenir. J’en fus glacé d’horreur et je me tus.

Cependant, je promenais vaguement mes regards sur la longue ligne de convives et je m’arrêtai sur la bonne figure de la maréchale Maison. Elle regardait le Roi, dont elle ne se trouvait séparée que de fort peu de personnes. Après quelques momens de contemplation, elle lève les yeux vers le ciel en disant :

— Que c’est beau de voir le Roi découper !

Cette phrase me fit comprendre les justes motifs de l’extase de la maréchale et son exclamation attira mes regards sur Sa Majesté, qui effectivement découpait une grosse poularde truffée, avec une adresse, une grâce que peu de chefs de cuisine auraient pu atteindre :

— Comte Rodolphe, désirez-vous une aile, une cuisse ou du blanc ?

— Si Votre Majesté daigne m’honorer d’une aile, je m’empresserai de mettre mes remerciemens aux pieds de Votre Majesté.

— Pour le comte Rodolphe d’Apponyi, dit le Roi, en m’envoyant mon aile.

La Reine, de son côté, distribuait des écrevisses.

Il me serait impossible de donner une idée juste de la familiarité que se permit le maréchal Gérard avec le Roi. Si Sa Majesté traitait un de ses sujets avec cet air de protection affectée, je le trouverais peu généreux. Qu’est-ce donc quand c’est le sujet qui se permet vis-à-vis de son Roi une telle attitude. Le maréchal Gérard à chaque mot qu’il adressait au Roi, avait l’air de lui dire :

— C’est moi qui vous ai placé là où vous êtes.

La Fayette en fait autant.

Ce qui m’a beaucoup embarrassé, c’était la première conversation que j’ai eue avec Leurs Majestés depuis les événemens de Juillet. Elle a eu lieu avant le diner. J’étais debout à côté du maréchal Maison, lorsque la Reine s’approcha de moi en me demandant des détails sur ce que j’ai éprouvé à Dieppe lors des premières nouvelles de Paris. La question était passablement oiseuse. Je pris le meilleur parti, celui de la franchise, et j’exprimai à Sa Majesté combien je fus peiné et terrifié lorsque j’ai su la révolution de Paris.

— Et moi, me dit la Reine, je ne saurais vous dire ce que j’ai souffert.

— Je le conçois parfaitement, Madame, et Votre Majesté ne sera point étonnée si je me fais l’honneur de lui dire que, pendant les terribles journées et au résultat même qu’elles ont amené, nous avons, l’ambassadrice et moi, constamment pensé à tout le chagrin que ces péripéties devaient causer à la Reine.

— J’aime à croire ce que vous me dites, car je tiens beaucoup à l’opinion de la comtesse ; c’est une personne que j’estime beaucoup. Je lui ai dit et je vous le dis aussi à vous, comte Rodolphe, que la Reine et la Duchesse d’Orléans sont la même personne et que vous la trouverez toujours la même pour vous.

Je fis une profonde révérence.

Madame Adélaïde me parla aussi des événemens ; mais, quoi qu’elle fasse pour paraître affligée, elle ne peut cacher son enchantement d’être appelée Madame, sœur du Roi. Cette petite vanité me choqua beaucoup et je ne suis pas assez sur de moi pour garantir que je ne lui aurais rien dit qui eût trahi ma mauvaise humeur, si, pour mon malheur, on avait encore différé, pendant quelques instans, d’annoncer que la Reine était servie. Le Roi donna le bras à Madame Adélaïde, le Duc d’Orléans à notre cousine et l’ambassadeur à la Reine.

Après diner, nous passâmes dans la galerie de Valois et nous y restâmes tout l’après-midi et la soirée, ce que j’ai trouvé fort long, et fort monotone. Quelques visites sont arrivées, mais rien de bien intéressant.

Je venais de quitter l’ambassadeur d’Espagne et voulais rentrer dans la grande galerie, lorsque le Duc d’Orléans me barra le chemin et entra avec moi dans une longue conversation. Autrefois, nos colloques roulaient ordinairement sur les jolies femmes de la société et autres et sur nos petites aventures dans ce genre, que nous nous communiquions. Cette fois-ci, tout au contraire, il commença à me parler de son métier de prince. Je me sers de son expression, ce métier doit en être un et un dur encore, à l’en entendre parler.

— Tous les jours, me dit-il, je donne trois heures d’audiences à tous ceux qui veulent venir chez moi ; ce sont des figures de l’autre monde ordinairement et des demandes du même genre : les trois glorieuses journées sont la source intarissable de pétitions.

— Mais, interrompis-je, comment Monseigneur fait-il pour répondre, pour lire toutes ces suppliques ?

— Il y a trois règles à observer, lorsqu’on donne des audiences, me dit-il : primo, ne jamais lire les suppliques ou lettres présentées par le pétitionnaire, car il a eu le temps d’y réfléchir mûrement en l’écrivant et il est préparé à toutes les objections que vous pourriez lui faire : vous devriez donc lui répondre ex abrupto sur un discours préparé. Secundo, il ne faut jamais rien promettre ; les réponses doivent toujours être évasives, telles que : nous verrons, j’y penserai, j’en parlerai en temps et lieu, je m’adresserai à qui de droit, etc. ; de telles réponses ne vous engagent à rien et, si vous êtes dans le cas de pouvoir accorder, ce sera une grâce que vous faites, au lieu que, si vous aviez promis quelque chose au pétitionnaire, vos bontés seraient considérées comme un devoir. Appuyez-vous contre une chaise en sorte qu’elle se trouve placée entre vous et le pétitionnaire.

Cette observation me fit faire un mouvement de curiosité très marqué, en partie par courtisanerie, voyant que le Duc s’y attendait :

— Vous vous étonnez, comte Rodolphe, reprit-il ; je m’en vais vous expliquer mes raisons. La plupart des gens qui viennent en audience vous approchent à une distance qu’une triste expérience m’a prouvé être trop dangereuse pour m’en trouver à mon aise. Depuis cette découverte donc, je me tiens toujours derrière ce retranchement. Pas plus tard qu’aujourd’hui, un jeune homme entre chez moi et me demande une pension ou quelque emploi lucratif en récompense d’avoir été le premier qui soit entré à la prise du Louvre ; il y en a eu déjà chez moi tant de ces jeunes gens qui tous prétendaient avoir été le premier sur la colonnade de ce palais, que je ne lui dis autre chose si ce n’est que je prenais note de son héroïsme, et je le congédiai. Mais un autre entre après lui et me dit absolument la même chose. Sans perdre de temps, je fais rappeler sur-le-champ le prétendu héros qui venait de me quitter. Il arrive tout content ; déjà, il se croit en possession de sa pension, lorsque je le place vis-à-vis du second pétitionnaire et leur dis : « Messieurs, chacun de vous me dit avoir été le premier au Louvre ; je ne puis, je n’ose décider, de peur de faire tort à l’un ou à l’autre, veuillez donc, messieurs, vous arranger entre vous. » J’ai souvent, continua le Duc, toute la peine du monde pour me contenir et ne point sourire sur les propos qu’on me tient ; dernièrement par exemple, un jeune homme, pour appuyer sa pétition, me dit qu’il avait un père octogone et que lui-même était hors d’état de travailler, étant décoré d’une descente.

Je ris de ces détails comme un fou, au point que la Reine m’en demanda la raison ; pour me tirer de ce mauvais pas, je dis à Sa Majesté que ce qui me faisait rire, était une confidence dont Monseigneur voulait bien m’honorer et que ce serait en abuser si je la répétais.

-— Vous aussi, je le sais, dit le Duc d’Orléans en reprenant notre première conversation, vous aussi êtes tourmenté beaucoup par toutes sortes de gens ; vous êtes sujet autant que moi à cette corvée.

— C’est si peu de chose en comparaison de ce qui vous arrive de pétitionnaires, Monseigneur, qu’il ne vaut pas la peine d’en parler.

C’est jusqu’à ses promenades à cheval et en voiture qu’il est poursuivi avec des suppliques ; il en revient chaque fois ses poches pleines.


6 novembre. — Encore un changement ministériel : voilà le maréchal Maison aux Affaires étrangères ; je parie qu’il n’y restera pas un mois, on a ou beaucoup de peine à lui faire accepter ce portefeuille. M. de Chasseloup, son aide de camp, m’a dit que le maréchal avait eu une conversation de trois heures avec MM. Sébastiani et Gérard, qui prièrent le maréchal, au nom du Roi et de Dieu qui protège la France, d’accepter. M. Maison, lorsqu’il sut par ces messieurs qu’il ne tenait qu’à lui de sauver sa patrie d’un cruel embarras, accepta le portefeuille. La politique l’épouvante, il y entend fort peu de chose ; d’ailleurs, c’est un galant homme, mais, dans le temps qui court, il faut plus encore que cette précieuse qualité pour être bon ministre.


17 novembre. — Nous avons ici depuis quelques jours la princesse Thérèse Esterhazy ; les événemens à Londres n’ont eu lieu qu’après son départ[3]. Mme de Lieven triomphe ! Lorsque la princesse prit congé de sa collègue, Mme de Lieven lui dit en la prenant par les deux mains et en levant les yeux au ciel :

— Notre pauvre duc de Wellington !

Déjà on parlait de sa chute.

— Ce jour-là, me dit la princesse, cette ambassadrice était dans un de ses accès de franchise, si bien qu’elle a pleuré à chaudes larmes au moment où je la quittais, peut-être pour jamais !

Cette fausseté que la princesse de Lieven aime à afficher m’est intolérable ; c’est une vilenie, une perversité qui dépassent toute idée et qui rend médians tous ceux qui ont le malheur d’avoir affaire avec cette femme.

La chute du ministère Wellington est une bien grande infortune pour l’Europe ; le successeur de ce ministre est une espèce de sans-culotte et le ministère qu’il est chargé de composer sera de même ; mais je crois cependant que les choses n’iront pas aussi mal que l’espèrent les libéraux anglais et français. J’ai l’intime conviction qu’un ministère dans les principes de Broom ne peut se maintenir. Les torys, qui se sont réunis aux whigs pour renverser le ministère Wellington, reviendront maintenant sous les bannières du duc et formeront une forte opposition contre le nouveau gouvernement ; il sera renversé à son tour s’il n’a pas l’esprit d’aller dans le sens des torys. Mais tout cela recule et embrouille toujours de plus en plus la question belge, qui certes n’avait pas besoin de tout cela pour être un véritable nœud gordien. Pour en finir, il faudrait un Alexandre ; mais, le nœud une fois coupé, n’y aurait-il pas grand risque pour une conflagration générale ?

Notre maréchal Maison est déjà par terre sans qu’il s’en soit douté le moins du monde. L’intrigue qu’on avait ourdie contre lui vient de Sébastiani, qui avait grande envie du portefeuille des Affaires étrangères, et il l’a. Le maréchal est furieux, et il y a bien de quoi l’être. Tout ce changement fut arrangé sans lui, sans le prévenir seulement.

— La manière dont on me renvoie, a-t-il dit à ses amis, est le plus sanglant brevet d’incapacité qu’on aurait pu me donner.

Je savais tout cela le dimanche, jour où le maréchal recevait. Aussi, fus-je bien étonné lorsqu’en entrant dans le salon du ministère, je trouve le ministre destitué, tout tranquille, recevant son monde, et madame toute riante, tout heureuse, dans sa bergère à côté de la cheminée.

— Ou ils sont dupes, pensai-je, ou bien ils savent dissimuler comme personne.

La chose était trop piquante pour ne point m’en occuper ; il me fallait la tirer au clair. Dans ce but, je m’approchai de M. de Chasseloup, l’aide de camp du maréchal et je l’accostai en ces termes :

— Eh bien ! vous vous êtes rendu à Vienne ! Ne faites point le mystérieux, je sais tout ; on vous rend l’ambassade de Vienne, et Sébastiani prend les Affaires étrangères.

— Mais, pas du tout, vous êtes dans l’erreur, comte ; il a été question en effet de donner le ministère de la Guerre au maréchal et Sébastiani aurait eu alors les Affaires étrangères ; mais cela n’a pas pu s’arranger, à cause de l’inimitié du général avec l’ambassadeur de Russie.

Sur cette réponse, je vis bien que son maréchal était joué, car je savais positivement que l’affaire entre les deux Corses[4] avait été arrangée le samedi. Mais je ne voulus rien montrer vis-à-vis de l’aide de camp du maréchal. Je le remerciai des renseignemens qu’il avait bien voulu me donner et je quittai aussitôt le salon pour me rendre chez Laffitte.

Ce ministre était tout rayonnant, tout glorieux.

— Nous sommes d’accord en partie, me dit-il, et bientôt nous le serons tout à fait au Conseil ; tout ira parfaitement bien, nous nous sommes quittés les meilleurs amis avec Molé.

— Sa présence dans ce salon, dis-je, me le prouve suffisamment.

— Bientôt, continua le ministre, la confiance se rétablira et tout ira à merveille.

Le ministre banquier me présenta à sa femme et après lui avoir dit deux mots, je suis rentré à l’hôtel où j’ai trouvé notre salon rempli de monde.


18 novembre. — Rion n’est plus plaisant que la conversation dont on m’a rendu compte hier et qui a eu lieu entre Louis-Philippe et le maréchal Maison. Ce fut après dîner que le Roi s’approcha de son ministre de l’extérieur. Le cruel moment était arrivé où il fallait l’instruire de sa chute, et, cependant, le Roi ne savait comment la lui apprendre. La chose était fort délicate, car il fallait donner à entendre au maréchal que son renvoi avait été décidé dans une séance du (conseil à laquelle il n’assistait pas.

Le Roi, avec une mine un tant soit peu sournoise, entama une conversation avec le maréchal, à peu près dans ces termes :

— Je connais, cher maréchal, toute l’étendue du sacrifice que vous m’avez fait en acceptant le portefeuille des Affaires étrangères en échange de la plus brillante ambassade que j’aie pu vous donner... je suis assez heureux aujourd’hui !..

— Oui, sire, interrompit le maréchal, ce sacrifice m’a coûté beaucoup ; mais il doit prouver à Votre Majesté mon dévouement sans bornes et je ferai tout ce qui sera dans mon pouvoir pour me rendre digne de la confiance du Roi ; je me flatte que je réussirai toujours à contenter Votre Majesté, afin de me rendre digne des expressions flatteuses dont elle me comble aujourd’hui.

Cette assurance du maréchal déconcerta complètement le Roi ; mais le temps pressait et, pour en finir, Sa Majesté prit le parti d’aborder franchement la question et il dit au maréchal tout simplement ce dont il s’agissait. Maison tomba de son haut, il ne put cacher son ressentiment contre Sébastiani, et il quitta le Roi rempli de honte et de rage. Il se rendit chez Sébastiani, auquel il dit la vérité de la manière la moins voilée possible et lui déclara ne vouloir plus rien au monde :

— Je me f... de vos ambassades, de votre politique, de vos ministères et de vous tous ; vous m’y avez attrapé une fois, c’en est déjà trop ; je suis un franc militaire, je vide mes questions avec mon épée, je ne connais ni détours, ni feintes, et voilà ce qui m’a fait perdre au jeu avec vous. Messieurs, j’ai l’honneur d’être...

Sur ce, il quitta Sébastiani, qui n’avait pas proféré un mot, et qui riait comme un fou de tout ce qu’il venait d’entendre. Il pensait avec raison que le maréchal, après une nuit de réflexion, serait plus calme et pourrait alors écouter les conseils de celui qui venait de lui prendre sa place. Tout arriva ainsi qu’il l’avait prévu, et le maréchal vient de partir pour Vienne.


6 décembre. — On ne parle que du procès des anciens ministres ; l’agitation qu’on éprouve à l’approche de cette époque, tant redoutée par tous ceux qui aiment le repos, se communique maintenant même aux plus intrépides. Les nouvelles les plus horribles qu’on a soin de répandre dans la ville, telles que l’incendie, le pillage du faubourg Saint-Germain, et de tous les hôtels de pairs qui se trouvent dans les autres quartiers, remplissent de terreur les plus courageux. Déjà quantité de monde a quitté le quartier qui entoure le Luxembourg, les marchands cachent leurs marchandises ; en un mot, Paris, de plus en plus, prend un aspect inquiétant et sinistre ; on voit partout comme surgissant de la terre de ces figures horribles de la révolution, présage effrayant d’émeutes populaires. Il y en a, parmi eux, qui placardent des écrits incendiaires aux coins des rues ou bien écrivent d’horribles menaces avec du charbon sur les murs des hôtels. Cependant, le Roi se montre partout, fait de fréquentes promenades dans les rues, parle au peuple, serre la main aux premiers venus et les embrasse. La Reine meurt de peur en voyant son mari s’exposer ainsi au milieu d’un peuple frénétique.


8 décembre. — Tout le beau monde de Paris se cache ; les belles dames ne reçoivent que les personnes de leur intimité ; point de brillans équipages dans les rues de Paris, on va à pied ou en fiacre, tant on a peur de choquer le peuple. Le soir, lorsqu’on se rend à quelque petite réunion, on trouve fermée la porte de l’hôtel où l’on se réunit ; il faut frapper et décliner son nom pour que l’on vous ouvre. Le suisse vous presse d’entrer, il a soin de fermer la porte sur vous. La même manœuvre se répète à chaque voiture qui entre dans la cour ; les jeunes gens ne laissent plus comme autrefois attendre leur cabriolet dans la rue ; mais ils le renvoient et se le font annoncer lorsqu’il arrive, afin qu’il n’y ait jamais une file de voitures devant l’hôtel. Les marchands ne vendent presque plus rien, aussi y en a-t-il quantité qui ont fermé boutique.


12 décembre. — Je me suis rendu chez la vicomtesse Alfred de Noailles, la femme la plus gaie, la plus spirituelle de Paris. Autrefois en opposition avec le gouvernement de Charles X, elle l’est maintenant de même avec celui de Louis-Philippe ; mais cette fois, c’est moins par opinion, si je ne me trompe, que pour « donner ; elle aime à surprendre et quand on s’attendait à lavoir d’accord d’opinion avec le nouveau gouvernement, elle nous a tous surpris en se déclarant carliste, et, pour être plus piquante encore, elle est carliste modérée, chose qui, jusqu’à présent, parut un paradoxe. C’est donc chez Mme Alfred que je cherchai ma distraction.

Elle me reçut avec cette gaieté qui la distingue, cette politesse qu’elle ne réserve que pour bien peu de personnes et je suis un des élus. Elle me parla de la manière la plus amusante du Palais-Royal, de tout ce qui s’y passe et dans le parti du mouvement. Déjà elle était parvenue à chasser les nuages qui obscurcissaient mon front lorsqu’on annonça M. Anisson ; sa figure était longue d’une aune, ses yeux abattus, son front ridé et sa bouche pincée ; en un mot, nous ne pûmes nous dissimuler qu’il était tout préoccupé du procès des anciens ministres. Me rappelant qu’il nous avait annoncé à Dieppe tous les désastres qui devaient suivre les ordonnances, sa figure me parut de mauvais augure !

— Que pensez-vous, lui dis-je, du procès qui terrifie tout le monde ?

— Ma foi, me répondit-il, je crois que nous aurons de rudes journées à passer pendant cette mauvaise affaire ; je voudrais voir ce Polignac et compagnie à cent lieues de Paris et, tout vieux que je suis, je voudrais être plus vieux de deux mois encore.

— Croyez-vous qu’il y ait du danger pour le gouvernement ?

— Certainement, c’est une affaire vitale ; le gouvernement est renversé sans faute, si, d’ici là, il ne parvient pas à se fortifier d’une manière ou de l’autre, et s’il ne prend pas les mesures les plus énergiques pour repousser le parti républicain ; oui, cher comte, nous jouons gros jeu, il s’agit non seulement de la nouvelle dynastie, mais aussi de notre existence à tous. Tout est à craindre, rien n’est à prévoir.

Ce discours me replongea dans mes anciennes rêveries.

Aujourd’hui, tout Paris est encore dans une inquiétude affreuse pour demain, jour fixé pour le convoi funèbre de Benjamin Constant. On parle de poignards, de machines infernales, de feu, de pillage et de sang. Notre position ici n’est ni douce ni agréable.


13 décembre. — Tout s’est passé à merveille hier ; la foule était immense ; mais elle ne fut point troublée comme on l’avait craint. Un complot existait réellement, ourdi par les clubs pour intimider la garde nationale et pour renverser le ministère ; mais il fut découvert à temps et les mesures de la part du gouvernement furent si bien prises que l’exécution devint impossible. Malheureusement, il fut obligé de s’en tenir là sans pouvoir arrêter les chefs de la conspiration ; il n’a pas la force de le faire. L’artillerie de la garde nationale se trouve fortement compromise dans l’affaire et elle sera dissoute : voilà la seule mesure un peu énergique que l’on ose prendre.

Dans le convoi, et d’un fiacre qui précédait les voitures à armoiries, on voyait sortir deux béquilles. J’ai demandé aux personnes qui m’entouraient ce que cela voulait dire et l’on m’a assuré que c’étaient les béquilles du défunt auxquelles on rendait les honneurs dus au mérite du grand homme. Cette explication, donnée avec tout le sérieux possible, nous amusa beaucoup, l’ambassadeur et moi, car nous allions ensemble. Ce ne fut que quelques heures après que je sus la vérité ; elle me parut plus déplorable que ridicule : le fiacre en question contenait quatre blessés des glorieuses journées de Juillet !

Benjamin Constant, peu de jours avant son décès, disait à ses amis :

— C’est bien à temps que je meurs, je suis à la mode, j’aurai un convoi superbe ; cela ne me serait pas arrivé l’année dernière et, si mon existence se prolongeait jusqu’à l’année prochaine, on ne me rendrait pas non plus tous ces honneurs. Enfin, chacun à son tour.

Le gouvernement est aussi content d’avoir remporté cette victoire sur le parti républicain, que s’il avait gagné une grande bataille. Cela seul prouve la position critique du moment. Si le parti La Fayette avait triomphé, c’en était fait du trône de Louis-Philippe.


15 décembre. — Hier soir, le monde nous a quittés de très bonne heure ; le comte de Hocquart et les ambassadeurs de Russie et de Sardaigne restèrent après que tout le monde fut parti et se sont assis avec nous autour de la table à thé, qui est toujours confiée à mes soins. Le comte Pozzo, de mauvaise humeur de ce que ses lettres de créance n’arrivent point et de la fausse position que cela lui donne, parla d’une manière très irritée de l’ancienne Cour et de la famille royale expulsée ; il les traite tous d’imbéciles et les considère comme la cause unique de tous les malheurs qui arrivent à la France et à l’Europe.

Cette supposition est fausse. Charles X et son ministère ont contribué à ces malheurs par les fausses démarches qu’ils ont faites ; mais le mal existait et menaçait de ruiner l’État.

M. de Hocquart, ancien maître de cérémonies à la cour de Charles X, a défendu avec esprit et chaleur la cause de son ancien maître et repoussé l’attaque de l’ambassadeur de Russie.

— Enfin, mon cher comte, s’écria le général Pozzo, on ne peut nier que Charles X, au lieu de s’occuper à gouverner, n’a fait autre chose que se confesser et n’entreprit jamais rien sans demander conseil à son confesseur. Il faut aux Français un roi, mais non pas un cordelier.

Il proféra ces derniers mots avec une extrême violence et après nous avoir salués, il se leva et nous quitta brusquement. Lecomte de Hocquart rit de la retraite subite du comte Pozzo et se retira aussi, mais tout fier de son triomphe, car il prétendait que le général nous avait quittés aussi brusquement de peur de la réplique de son adversaire. Le comte de Sales, ambassadeur de Sardaigne, ne put nous cacher son indignation contre Pozzo.

— Il est de toute impossibilité, disait-il, d’entrer en discussion avec un homme aussi véhément, car enfin, le roi Charles X, en bon catholique, avait raison de demander conseil au ministre de Dieu dans les affaires de conscience ; mais il n’a certainement pas initié son confesseur dans les secrets de l’État.

Comme rectification à ce propos, notre cousin nous cita un exemple qui nous frappa tous.

M. de Villèle, nous raconta-t-il, me parla un jour d’un projet fort important relativement à la Chambre et qui devait avoir pour résultat une grande majorité royaliste.

« — Comment se fait-il, lui dis-je, que vous ne le mettiez pas en exécution ?

« — C’est le Roi, me répondit M. de Villèle, qui n’en veut point !

« — Mais pourquoi ? Pourquoi repousser une chose qui lui serait avantageuse ?...

« M. de Villèle se tut un instant, haussa les épaules et je vis bien qu’il hésitait à me répondre ; enfin, pressé de questions, il me confia que le Roi lui avait dit :

« — Je dois vous avouer, monsieur le Président du Conseil, que votre projet me parait parfait, mais, entre nous soit dit, si j’y consens, mon confesseur ne me donnera pas l’absolution. »


19 décembre. — L’agitation est à son comble, la Cour et la ville en sont terrifiées. La lutte entre le parti révolutionnaire et le gouvernement sera terrible ; des deux côtés, on veut se battre avec acharnement. La grande question se base sur la garde nationale : restera-t-elle fidèle au gouvernement et unie ; ou bien passera-t-elle à l’ennemi, et une légion se battra-t-elle avec l’autre ? Il a été décidé dans les clubs qu’on ira attaquer les hôtels des ambassadeurs d’Autriche, de Russie et de Naples. Ces hôtels doivent être pillés et livrés aux flammes, mais sans effusion de sang, à moins qu’on n’y rencontre de la résistance ; dans ce cas, ordre est donné de tuer tous ceux qui résisteront.

Grâce à ces avertissemens tout aimables, nous avons pris quelques précautions, non de défense, mais de fuite. Les diamans de notre cousine et l’argenterie de la maison sont enterrés et cachés. Pouf moi, pendant qu’on pillera chez moi, je descendrai au rez-de-chaussée pour me donner le plaisir de voir de mes yeux cette belle action d’un peuple qui se croit le plus civilisé de l’Europe I et du monde entier : regardez-le briser les superbes glaces de notre grand appartement, voyez-le couper les cordes auxquelles sont suspendus les énormes lustres en bronze, ils tombent et se brisent, ils enfoncent de leur poids les parquets et déchirent les superbes tapis des Gobelins tendus sur le plancher ; ces belles peintures, ces riches dorures, ces cheminées en bronze et en marbre, tout est détruit par ces vandales ! Voilà le tableau qui nous attend.

La défense de Polignac par le comte de Martignac est un chef-d’œuvre d’éloquence ; elle fait l’admiration de tous les partis. Puisse-t-il en résulter du bon pour les malheureux ministres, je le désire de tout mon cœur ; mais il est à craindre que la Cour des pairs soit bien plus dirigée par la peur que par la persuasion, et son arrêt s’en ressentira. Hier soir, il y avait un petit conseil chez le Roi, composé de Gérard, La Fayette et Pajol ; on a discuté les mesures à prendre pour le jour où sera rendue la sentence. Le maréchal Soult est chargé de veiller sur la tranquillité publique. Il parait cependant qu’on n’a pas une très grande confiance dans sa loyauté, ni dans celle de La Fayette, puisque les généraux Gérard et Pajol ont promis au Roi de détendre les anciens ministres et la Chambre des pairs contre l’attaque populaire, avec huit cents hommes dévoués qui certainement ne passeront jamais du côté du peuple.

Paris a l’air d’un camp ; partout des bivouacs, des canons braqués et de longues lignes de troupes qui marchent dans un silence morne et menaçant. Les faubourgs Saint-Antoine, Saint-Martin et Saint-Marceau sont en pleine révolte. Toute la population est en insurrection ; on entend des vociférations menaçantes et horribles. Il paraît que tout ce monde d’égorgeurs n’attend qu’un chef pour marcher contre nous. Je vais partout, je veux tout voir de mes propres yeux. Que c’est horrible de se trouver au milieu d’une révolution continuelle !


20 décembre. — Nous avons passé une nuit affreuse. Les voitures depuis hier ne circulent plus dans les rues ; la garde nationale reçoit toutes les heures de nouveaux renforts, mais plusieurs légions ont déclaré ne pas vouloir tirer sur le peuple. L’artillerie surtout est bien mauvaise. Ce corps est presque en entier composé de héros de Juillet et, au premier coup de canon, ils les tourneront contre le parti du Roi.

La Cour des pairs a couru les plus grands dangers aujourd’hui, au point que toute l’Assemblée se croyait déjà perdue. Le président Pasquier fit lever la séance, en disant que la garde nationale ne pouvait plus arrêter la populace. En effet, on entendait jusque dans la salle des cris horribles poussés par un énorme attroupement. M. de Martignac nous a dit que, dans ce moment, il a cru que la populace allait entrer dans la Chambre.

M. de Polignac et ses confrères d’infortune ont montré beaucoup de courage et conservé tout leur calme ; leurs plus cruels ennemis doivent leur rendre justice sous ce rapport. On a pris pour demain des mesures encore beaucoup plus énergiques et qui consisteront principalement à élargir considérablement le carré des troupes qui défendent le Luxembourg. Ce projet est du maréchal Soult, à ce que l’on m’assure. Je compte demain, après que la séance sera finie et pendant que l’on portera le jugement, faire tout le tour de ce carré.


31 décembre, 5 heures après-midi. — Ce matin, à neuf heures, je me suis rendu à la Chambre des pairs ; ma voiture fut arrêtée à l’entrée de la rue de Tournon, je dus descendre de mon carrosse et continuer à pied le reste du chemin pour arriver au Luxembourg, c’est une distance de trois cents pas environ. Pendant ce trajet, vingt fois on me demanda ma carte d’admission dans la tribune diplomatique.

J’ai bien attendu une heure avant le commencement de la séance. Les tribunes étaient encombrées ; des jattes avec du chlore étaient disposées sur la corniche pour absorber les exhalaisons infectes d’une aussi nombreuse réunion de gens de toute espèce. Au signal d’un huissier, un profond silence s’établit dans la salle. Les portes s’ouvrent, les cx-ministres paraissent, M. de Polignac à la tête. Je ne puis exprimer l’impression que me fit cet homme que je voyais, il y a peu de mois, entouré d’honneurs et de grandeurs, maintenant traité en criminel demandant grâce pour sa vie à des personnes qui, dans le temps de sa prospérité, se seraient trouvées trop heureuses d’obtenir sa protection et dont maintenant les uns étaient ses plus cruels ennemis tandis que les autres se mouraient de peur. Malgré tout, il conservait son air calme et riant, saluant à droite et à gauche les personnes de sa connaissance, comme s’il était dans son salon, au Ministère des Affaires étrangères. Cependant, les fatigues, les tourmens et tant de mécomptes qu’il a subis depuis que je ne l’avais vu, ont laissé des traces sur sa figure ; il a vieilli et maigri ; Peyronnet bien plus encore ; il avait l’air plus soucieux, mais toujours ferme et noble ; les deux autres que je connais moins ne m’ont pas paru changés.

Les ministres une fois placés derrière leurs avocats, on procéda à l’appel nominal ; un seul pair se trouvait absent et cela par cause d’une grave indisposition.

Après que chacun des pairs eut dit son présent ! M. Madier de Montjau commença son plaidoyer en revenant sur tous les chefs d’accusation qui déjà avaient été réfutés à l’évidence par M. de Martignac. M. de Montjau a la figure la plus horrible qu’on puisse avoir ; une pâleur livide couvre ses traits, il parle, ou mieux, il lit mal ; on l’écouta avec impatience et lorsqu’il s’arrêta court pour chercher une feuille qu’il avait oubliée chez lui, on s’en moqua sans pitié. J’eusse fait de même si l’extrême embarras qui se manifesta sur sa personne, par un tremblement affreux de tous ses membres et par des grimaces horribles, ne m’eût fait pitié.

Martignac fit encore la plus belle réplique improvisée qu’on puisse entendre, et, après avoir déclaré qu’il n’avait plus rien à ajouter, il invita ses collègues à prendre la parole ; mais ceux-ci déclarèrent aussi n’avoir plus rien à dire. M. le président invita par conséquent messieurs les pairs à se former en comité secret afin de prononcer le jugement. Alors, on commença à évacuer les tribunes et les pairs mêmes se levèrent. M. Pasquier les engagea de nouveau à se rasseoir ; les huissiers frappèrent avec leurs cannes, et le silence se rétablit ; le président, après quelques secondes, dit d’un air solennel : « Messieurs, la séance est levée ! »

Ainsi que je me l’étais proposé hier, j’ai fait tout le tour du grand carré formé par la garde nationale pour la défense du Luxembourg. Il me fallut presque deux heures pour me retrouver au point d’où j’étais parti. Partout, j’ai trouvé une foule immense qui se pressait, qui injuriait la garde nationale et qui criait : « Mort aux ministres, mort à Polignac ! » Le jardin du Luxembourg était rempli de troupes ; partout, des feux de bivouac et des canons braqués. Dans ces attroupemens j’ai rencontré Mme de Dolomieu avec Mme de Saint-Maurice. Ces dames me demandèrent des renseignemens sur ce que j’avais vu et comment tout s’était passé dans la Chambre. Elles avaient une peur affreuse, qu’augmentèrent tout à coup des clameurs qui paraissaient partir d’une autre rue. Elles se voyaient déjà engagées entre les deux parties belligérantes. Heureusement, ce n’étaient que des cris de vendeurs de brioches.

Rencontré aussi le comte Léon Potocky qui m’a assuré qu’on avait découvert un complot à la tête duquel se trouvent les généraux Bourdeau et Favier. Je suis convaincu qu’il n’en est rien, et que c’est La Fayette, Odilon-Barrot, Dupont de l’Eure et compagnie qui ont inventé ce moyen de s’imposer au gouvernement de Louis-Philippe. Le Roi a commis l’imprudence de laisser entendre qu’il avait l’intention, le procès fini, de se priver de leurs services ; ils en ont été instruits et, pour prouver combien ils étaient nécessaires, ils ont soudoyé des émeutiers qui l’avouent lorsqu’on les somme de se retirer.

J’ai vu ce peuple hideux ; j’ai vu ces gens sans domicile, sans occupation, vivant au jour le jour ; ils ne sont là que pour répandre la terreur. J’ai passé par le pont d’Arcole, par la place de Grève. Partout, il y a des attroupemens ; partout, la garde nationale s’efforçait de les disperser. Mais cela durera-t-il ? J’ai passé dans plusieurs rues où les réverbères sont abattus : cela me prouve de mauvaises intentions pour cette nuit. Sur la place du Palais-Royal, on criait : « Mort aux ministres ! « ou bien : « La tête de Louis-Philippe ! » La garde nationale et la troupe de ligne étaient impuissantes devant cette foule. Une légion, voulant s’engager dans une lutte inégale, a été forcée d’ôter les baïonnettes de ses fusils ; une autre légion dans le faubourg Saint-Antoine a été désarmée. Tous ces échecs démoralisent les seuls défenseurs que nous ayons.

De retour à l’hôtel de l’Ambassade, j’ai trouvé devant notre porte une douzaine de vieux soldats. Ils sont chargés de veiller à la sûreté du représentant de l’empereur d’Autriche ! Le Roi qui ne peut se défendre lui-même, comment nous défendrait-il et surtout avec douze invalides ? Cependant l’ambassadeur n’a pas renvoyé cette prétendue garde ; mais il l’a fait cacher dans l’intérieur de notre hôtel, afin que cette quantité de sentinelles à notre porte n’excitât pas l’attention de la populace. Le soir, vinrent plusieurs personnes chez nous, toutes plus ou moins consternées. Néanmoins, tout est calme dans ce quartier à l’heure qu’il est.


22, à 10 heures du matin. — Dès huit heures on bat la générale dans les rues ; la garde nationale rentrée à une heure après minuit est de nouveau sur pied ; la populace des faubourgs est en marche contre le Palais-Royal et la Chambre des députés. Celle-ci est malheureusement à deux pas de notre hôtel, ce qui fait que les rues Saint-Dominique et de Grenelle, la place Bourbon et l’esplanade des Invalides sont encombrées de troupes et de gardes nationaux. Une autre foule se porte en ce moment sur Vincennes ; on y a envoyé aussi plusieurs légions pour défendre ce château fort ; les ex-ministres y ont été conduits dans la soirée d’hier, ils doivent être transportés à Ham en Picardie, château fort où M. de Polignac déjà une fois a été emprisonné sous le règne de Napoléon.


Après 5 heures du soir. — Je reviens de ma promenade dans les rues. Ce n’est plus cette brillante capitale d’autrefois, c’est un camp, partout des bivouacs et des rangées de gardes nationaux à perte de vue, ce qui serait plutôt rassurant, si cette grande masse d’hommes était animée d’un même esprit. Malheureusement, elle commence à se désunir. La garde nationale entend sans indignation des vociférations atroces proférées par les révoltés ; il y en a même dans ses rangs qui font chorus avec le peuple. Partout, éclatent les symptômes d’une dislocation complète de l’Etat, et il n’est pas trop agréable de se trouver dans ce guêpier. Toutes les grandes rues sont interceptées, toutes les communications interrompues ; le tort que cela fait au commerce, déjà si ébranlé, est incalculable.

Malgré cette agitation, les fonds ont éprouvé une légère hausse ce matin : on l’attribue à un traité qui doit être en train entre le parti républicain et le gouvernement. Il est question de l’abolition de la Pairie, d’une réduction très notable de la liste civile, et enfin d’une diminution du cens électoral. On affirme qu’à ces conditions, la paix et la tranquillité de la capitale seront assurées. La moitié de la garde nationale est d’accord sur ces points avec le parti républicain. En passant aujourd’hui par un des attroupemens, j’entendais crier : « Nous voulons l’exécution de la loi ! »

— Mais en quoi consiste l’exécution de la loi ? demandai-je à un de ceux qui criaient.

— Ma foi, me dit-il, demandez cela à d’autres, car pour moi je n’en sais rien !

Et il recommença à crier de nouveau :

— Nous voulons l’exécution de la loi !

Des étudians sont en ce moment en députation chez le Roi : on ne sait encore ce qu’ils veulent, mais leurs camarades profitent de leurs loisirs pour dépaver la rue de Tournon et essayer de faire des barricades. Dieu sait ce qui nous attend et quels projets ils méditent !


Après 11 heures du soir. — Depuis deux heures on n’entend plus que les cris répétés de : « Vive le Roi ! » Je m’y perds ainsi que tout le monde, on ne sait plus qui pousse, on ne sait pas davantage qui dirige tous ces mouvemens si contradictoires. Voici cependant une explication. La garde nationale des environs de Vincennes est entrée dans Paris ; elle a passé par le faubourg Saint-Martin, au milieu des attroupemens, sans coup férir en criant : « Vive le Roi, vive le Duc d’Orléans ! » Arrivée ainsi au Palais-Royal, ses cris ont redoublé. Le Roi est descendu dans la cour d’honneur, a exprimé ses remerciemens à cette troupe ; puis se mettant à sa tête avec les Ducs d’Orléans et de Nemours, il a parcouru tous les plus mauvais quartiers et partout il a été reçu avec les plus vives acclamations de joie et d’enthousiasme. C’est une véritable marche triomphale. Les étudians se joignent cette nuit à la garde nationale pour faire la ronde dans cette ville.


23 décembre, à minuit. — Nous avons passé notre soirée au Palais-Royal pour féliciter le Roi et sa famille de l’heureux dénouement d’une crise aussi dangereuse ; ils étaient tous ivres de joie. Je n’ai vu le Roi que très peu d’instans ; il nous quitta pour se rendre au Conseil des ministres. La Reine avait l’air d’une personne à laquelle on a rendu la vie. Madame Adélaïde est rayonnante. Sa Majesté la reine des Français accepta nos félicitations avec sa bonté et sa grâce ordinaires ; toutes les personnes qui sont sur la petite liste du Palais-Royal s’y sont rendues ce soir pour exprimer leur intérêt à la famille royale. C’étaient la princesse de Wagram, la duchesse d’Albufera, la duchesse de Trévise, les maréchaux Gérard et Maison, le duc de Broglie, la duchesse de Montmorency, la comtesse de Saint-Aldegonde, le prince et la princesse de la Moskowa, la grande référendaire de Sémonville, Mme de Boigne, la maréchale Soult, Mme de Montalivet. La Reine assurait à tout le monde qu’elle n’avait pas eu un instant de peur : c’est ce que tout le monde admira, mais personne ne crut.

Mme de Montjoie, dame d’honneur de Madame Adélaïde, me dit qu’elle ne trouvait pas dans tout cela de quoi féliciter le Roi.

— Ce n’est, me dit-elle ; autre chose qu’un replâtrage qui ne me donne pas beaucoup d’espoir pour l’avenir.

M. d’Hulst, mari d’une des dames d’honneur de la Reine, m’a dit qu’entre trois et quatre heures après-midi, il croyait la cause perdue.

— Si les étudians, qu’on a su gagner, ne s’étaient point déclarés pour nous, continua-t-il, la moitié de la garde nationale aurait passé du côté du peuple et la guerre civile eut été inévitable.

Le Roi a passé en revue toute la garde nationale et l’on prétend maintenant qu’elle est animée du meilleur esprit possible. J’aime à le croire !


26 décembre. — Tout le monde parait renaître dans Paris, on est rempli d’espoir et l’on ne pense qu’aux étrennes. Toutes les boutiques sont encombrées et les marchands ne savent où donner de la tête pour suffire à tant de commandes, car ils sont au dépourvu.

On ne parle plus que de bals et de fêtes qui doivent se donner au Palais-Royal. Il y aura grand concert bientôt et l’on n’attend que la fin du deuil du roi de Naples, pour faire danser tout Paris. On dit aussi que les habits bourgeois ne seront plus tolérés au palais, tout le monde s’y rendra en uniforme ; on prétend aussi que ces fêtes se donneront au Louvre ou aux Tuileries : ce sera une manière de transition insensible, tandis que de s’y loger tout d’abord aurait peut-être fait une mauvaise impression.

La Fayette doit décidément quitter ses fonctions de chef de la garde nationale ; en un mot, les actions de la monarchie sont à la hausse, au point que les Carlistes commencent déjà à prendre ombrage de la position forte de Louis-Philippe. Ceux qui aiment la tranquillité s’en réjouissent ; le parti républicain se retire et se cache dans ses antres, probablement pour méditer quelque nouvelle attaque.


29 décembre. — Voilà encore une modification ministérielle : Merilhou est devenu garde des Sceaux et Barthe, ministre de l’Instruction publique. Je crois que ce changement n’aura pas une bien grande influence sur les affaires et sur la société. La nouvelle n’a pas fait la moindre impression, d’autant plus qu’on ne songe plus qu’aux fêtes et aux amusemens dont les Parisiens sont si avides et dont ils croient avoir été privés depuis une éternité. Les Carlistes cependant veulent résister à la tentation. Ils veulent tenir bon et ne pas danser pendant tout un hiver. Ils ne répondent de rien pour l’année prochaine. Ceux et celles surtout qui ne se croient pas assez forts pour ne point être entraînés par la magie de ce tourbillon de gaîté folle, se retirent à la campagne.

Demain, il y a grande réception à la Cour ; le Corps diplomatique sera reçu à part comme sous Charles X ; on a fait insinuer au nonce de la part du Roi que Sa Majesté désirerait qu’il lui adressât au nom du Corps diplomatique un discours ainsi que cela se faisait sous Charles X. Le nonce est venu chez nous ce soir pour communiquer cette insinuation à notre cousin. Ils ont composé ensemble un charmant petit discours avec de charmantes phrases qui ne disent rien du tout. Il n’y est question ni du fils aîné de l’Église, ni de quoi que ce soit qui pourrait rappeler les anciens rapports de la France avec le Saint-Siège.


6 janvier 1831. — On parle de plusieurs nominations de Dames du Palais qui doivent être nommées pour former une cour convenable à la reine des Français. Parmi les noms qu’on cite se trouvent ceux qui suivent : les duchesses de Dino, Périgord, de Valençay, la marquise de Caraman, les comtesses de Saint-Aldegonde et d’Oudenarde et autres parmi celles qui vont au Palais.


18 janvier 1831. — Notre bal a été des plus animés, c’était la première grande fête donnée depuis les journées de Juillet ; les mêmes personnes qu’autrefois s’y retrouvaient et paraissaient avoir oublié pour quelques momens toute la révolution qui a passé devant nos fenêtres ; il fallait être bien initié dans les secrets de la société pour y remarquer les changemens. Mesdames les duchesses d’Escars, de Bauffremont, de Maillé, de Tourzel, de Narbonne, de Lorges, de Noailles, de Damas, de Crussol, de La Force, de Clermont-Tonnerre et autres n’y étaient point, et cela pour ne point rencontrer le Duc d’Orléans. Il s’en aperçut, et en dansant avec la marquise de Caraman, il lui exprima sa surprise de ne point trouver chez nous toutes ces dames.

— Je trouve fort simple, disait-il, que ces dames ne veuillent point aller au Palais-Royal ; mais il est par trop fort de pousser la chose jusqu’à vouloir m’éviter même dans une maison tierce.

Mme de Caraman lui répondit qu’elle trouvait cette remarque très peu galante pour les dames qui se trouvaient présentes au bal.

— Elles vous manquent, continua-t-elle, celles qui n’y sont point, et vous n’apercevez pas. Monseigneur, celles qui y sont.

Mme de Caraman, pendant la valse, me rapporta sa conversation avec le Duc. Comme Mme de Bauffremont et de Noailles m’avaient donné les raisons qui les ont empêchées de venir chez nous, raisons très différentes de celles auxquelles le Prince royal attribuait leur absence, j’ai cru de mon devoir de rectifier son interprétation. Cependant, l’affaire me parut trop délicate pour aborder la question avec lui sans qu’il m’en eût parlé. En cherchant des yeux, à travers mon lorgnon, la personne qu’il me fallait, je découvre Mme de Saint-Aldegonde à l’autre extrémité de la salle, debout sur la première marche du trône et appuyée contre une colonne. Après avoir donné le signal à l’orchestre de commencer la contredanse, je m’approchai de la comtesse Camille et j’ai eu avec elle la conversation que voici :

— Le Prince royal s’est plaint de l’absence de plusieurs dames qu’il est accoutumé de voir chez nous, madame ; je le sais de bonne part.

— Oui, de Mme de Caraman, dit Mme de Saint-Aldegonde ; j’étais derrière le Prince, je n’en ai pas perdu une parole ; d’ailleurs, le Roi, la Reine et les princesses s’en sont également plaints ; ils trouvent très simple que les personnes attachées à la Cour de Charles X n’aillent pas au Palais-Royal ; mais ils font une grande distinction entre celles-ci qui agissent par devoir et les autres qui ne les imitent que pour bouder la famille royale. Dans ce nombre, se trouvent Mme de Bauffremont, de Mortemart et autres que je n’ai pas besoin de vous nommer.

— Mais, madame, il parait que vous êtes mal instruite.

— Non, non, monsieur, je le sais très bien et, au Palais-Royal, on n’en a pas le moindre doute non plus ; les propos de Mme de Bauffremont y sont connus ; on sait de très bonne part qu’elle a dit ne pas pouvoir venir ici de peur de rencontrer le Duc d’Orléans. Samedi dernier, lorsque le Roi a passé par la rue de l’Université sous les fenêtres de la princesse de Bauffremont, elle les a fermées au plus vite et s’est laissée tomber dans un fauteuil, faisant semblant de s’évanouir.

La chaleur avec laquelle Mme de Saint-Aldegonde me conta cette histoire ne me laissa plus aucun doute sur l’auteur de tout ce paquet. Elle est l’ennemie jurée de Mme de Bauffremont. Celle-ci non plus ne peut la souffrir et lui a rendu bien des mauvais services à la Cour de Charles X ; Mlle de Saint-Aldegonde ne fait donc que lui rendre la pareille.


25 janvier. — Avant-hier, il y avait grand bal au Palais-Royal. J’étais très curieux de savoir comment cela s’arrangerait à la nouvelle Cour. Très peu de grandes dames de l’ancienne y ont assisté ; il n’y avait que celles qui y allaient dès le commencement ; la famille du marquis de Mortemart et la princesse Aldobrandini étaient les seuls personnages de quelque poids. Le Duc d’Orléans est profondément blessé de l’attitude de ces dames ; il a dit à quelqu’un qui lui parlait de la beauté de la fête et du nombre des invités présens que tout cela n’était que des figures.

Il n’y avait pas la moindre étiquette à cette fête. Si l’on n’avait été en uniforme, on se serait cru chez un simple particulier. Il n’y a pas eu de cercle. Le Roi allait de salon en salon pour saluer tout le monde et pour parler aux personnes qui se trouvaient sur son chemin. La Reine faisait comme lui accompagnée de ses filles et de Madame Adélaïde ; les Ducs d’Orléans et de Nemours se mêlèrent à la foule. La Reine continuait sa tournée dans une des salles lorsqu’on fit commencer ; ce fut probablement pour éviter la contredanse de cérémonie. Il faisait une chaleur à mourir. La grande moitié de ce monde m’était inconnue. On dansa dans quatre vastes salles. Dans les autres appartemens, on avait dressé les tables de jeu et les buffets. La galerie Valois, avec les appartemens qui l’entourent, ne furent ouverts qu’au moment du grand souper où il y eut près de deux mille personnes assises. Comme il n’y a point de maître de cérémonies, c’est la Reine ou Madame Adélaïde qui m’engagea à danser avec les princesses Louise et Marie.

Après souper, le Duc d’Orléans me conjura de ne point l’abandonner pour le cotillon et le galop. Je le lui promis, mais non sans regrets, prévoyant que nous resterions seuls avec tout plein de monde inconnu. Ce que j’avais prévu arriva. Au cotillon, il n’y avait plus personne de ma connaissance. Le Duc m’avoua lui-même ne connaître que trois ou quatre de ces dames. C’était une réunion de femmes inconnues et peu jolies.

— Prenons courage, me dit le Prince, et faisons aller tout cela.

Le bal a duré jusqu’à cinq heures du matin.


8 février. — J’ai fait aujourd’hui quelques visites, entre autres chez lady Granville et lady Stuart. J’ai trouvé chez cette dernière Madame Adélaïde, sœur du Roi. Ayant la vue très basse, je ne m’en suis aperçu qu’au moment où une voix nasillarde m’a demandé des nouvelles de Mme l’ambassadrice. Je me suis empressé de me lever, de m’avancer jusqu’au fauteuil de Son Altesse Royale, de lui faire une profonde révérence, même deux, et de lui exprimer ma confusion de ne point l’avoir reconnue plus tôt. Elle s’est empressée à son tour de me mettre à mon aise, m’a dit mille choses aimables et gracieuses et s’en est allée peu de momens après.

La marquise de La Châtaigneraye me dit hier que le Duc d’Orléans s’était plaint à elle de la tristesse des bals de cette année.

— Je trouve que tout le monde a l’air bien préoccupé, bien peu dispos, lui a-t-il dit.

— Il y a bien de quoi, a répliqué la marquise ; nous ne sommes pas dans notre assiette, Monseigneur. Certes si nous n’avions pas eu sous Charles X un Duc de Chartres, le Duc d’Orléans d’aujourd’hui serait fait pour nous faire oublier l’ancienne Cour.

Le Duc sourit et fit une inclination de tête. Quelle différence pour lui entre aujourd’hui et l’année dernière ! Il était alors la coqueluche des dames, et maintenant il n’y en a que bien peu qui veulent lui parler.

Dernièrement, le Roi, en causant avec un ambassadeur sur les affaires en Belgique, a tenu un propos fort singulier : il était question de la candidature du frère du roi de Naples au trône belge,

— Je crois, a dit Louis-Philippe, que ce prince réunit en lui bien des avantages ; celui surtout d’être le frère de Mme la Duchesse de Berry n’est pas un des titres les moins puissans à mes yeux.

Le pense-t-il vraiment, ou bien veut-il le faire croire ?


14 février. — De grands désordres ont éclaté aujourd’hui à l’occasion de l’anniversaire de la mort du Duc de Berry. Une cérémonie devait être célébrée à Saint-Roch ; mais le gouvernement, ayant été informé que les Républicains avaient le projet d’y faire du tapage, l’a interdite. Les Carlistes et amis de la dynastie déchue cherchèrent une autre église et surtout un autre curé plus traitable que celui de Saint-Roch. Ils ne tardèrent pas d’en trouver : ce fut celui de Saint-Germain l’Auxerrois, et, malgré la défensive positive de l’archevêque, cet ecclésiastique promit de célébrer la cérémonie dans sa paroisse. Elle se passa d’abord tranquillement. Mme de Podenas, qui y est restée une des dernières, m’a assuré qu’à deux heures, tout était encore fort calme. Effectivement, ce ne fut que vers trois heures qu’un attroupement considérable se forma devant cette église, sous prétexte que les artistes y avaient couronné le buste de Henri V. Le fait est qu’un garçon, la cérémonie entièrement terminée, avait eu la déplorable idée d’accrocher au drap du catafalque, avec une épingle, une petite lithographie représentant Henri V. La garde nationale s’est portée sur les lieux pour disperser les mutins ; mais elle agissait sans énergie, soit qu’elle ne se trouvât pas en nombre suffisant, soit qu’il ne s’agit que de défendre une église. La populace enhardie devint toujours plus nombreuse et plus exigeante ; elle appela le curé qu’elle voulait tuer ; sa colère tourna contre l’archevêque de Paris et enfin sur tout le clergé. « Mort aux prêtres ! » ou bien : « Mort au roi Louis-Philippe ! » tels furent les cris dont Paris a retenti pendant toute la journée d’aujourd’hui et bien avant dans la nuit.

Le Roi et ses ministres décidèrent qu’il fallait faire des concessions et que, puisqu’on ne peut empêcher le mouvement, il fallait se mettre à sa tête pour le diriger. Voilà ce qui explique la singulière scène dont je viens d’être témoin ce soir avec Félix Schwarzenberg.

Dix heures avaient sonné ; nous nous trouvions sur la place entre le Louvre et Saint-Germain l’Auxerrois ; les quais et les rues qui y aboutissent étaient remplis d’une foule énorme : troupes de ligne, garde nationale et municipale, des curieux, et enfin ces gens à figure sinistre, armés de haches, de gros bâtons, de lances, leur chemise retroussée jusque sur l’épaule, nous montrant un bras nerveux et souvent teint en rouge pour se donner un aspect plus effrayant. Se voyant en force, ils avaient exigé que le maire fit abattre la croix en pierre du fronton. Au moment de notre arrivée, il était sur la plate-forme de l’église, avec des gardes municipaux, des torches à la main pour éclairer quelques ouvriers qui sciaient la croix ; elle tomba avec fracas, et des applaudissemens, des cris de joie éclatèrent et furent répétés dans les voûtes du Louvre.

La nuit était obscure, à peine quelques étoiles brillaient à travers les nuages. Ce fut donc à la lumière rougeâtre des torches qui erraient par-ci par-là dans la foule, que nous distinguions les groupes qu’on eût dit vomis par l’enfer. Cependant, les cris devenant de plus en plus effrayans, les torches se multipliaient, éclairaient les rues à perte de vue jusqu’à la place de l’église Saint-Germain l’Auxerrois où je me trouvais. Aux cris mille fois répétés : « Qu’on mette le feu à l’église et à la maison du curé ! » la foule de ces iconoclastes s’avançait vers le plus ancien monument de Paris auquel s’attachent tant de souvenirs. Déjà je le croyais à jamais perdu et la capitale menacée d’incendie et de pillage.

Heureusement, un fort détachement de troupes et de garde nationale arriva et commença à charger. On se poussa, on se cogna, et je me trouvai engagé dans cette bagarre ; un moment, je me crus écrasé par deux gros hommes entre lesquels je ne pouvais plus respirer. Cependant, l’un d’eux, se trouvant dans une position au moins aussi gênée que la mienne, devint comme furieux de désespoir. Il donna des coups à droite et à gauche et se fraya enfin un passage et je pus le suivre. Nous primes le pont d’Arcole ; là je m’arrêtai pour voir comment cela finirait. Les carabiniers et les hussards de Chartres distribuèrent de bons coups de plat de sabre et bientôt le calme fut rétabli. J’entendis toutefois dire à plusieurs de ces mutins qu’ils reviendraient en force le lendemain. Je ne sus qu’en rentrant que, pendant que j’étais à Saint-Germain l’Auxerrois, une autre foule plus grande encore s’était portée sur l’archevêché, qu’on avait commencé à piller : on était cependant parvenu à disperser ces vandales.

Un Anglais m’a dit aujourd’hui que jamais il n’y avait eu plus d’argent en Angleterre que dans ce moment-ci ; tout le commerce de la Hollande et en partie celui de France se trouvent en ce moment à Londres.

— Une guerre, me disait-il, que nous n’aurions pu soutenir sans nous ruiner il y a quelques mois, ne nous gênerait nullement aujourd’hui.


15 février. — De grand matin, aujourd’hui, on a entendu battre la générale dans tout Paris. Notre faubourg ordinairement plus calme que les autres est en ce moment dans une agitation que je ne lui ai jamais vue. On me dit que les choses les plus épouvantables se passent à l’archevêché, qui est livré au pillage, à ce qu’on m’assure. Je ne le croirai pas, à moins de l’avoir vu de mes yeux ; je me rendrai donc sur les lieux après mon déjeuner.


8 heures du soir. — Le Roi et sa famille n’ont pas fermé l’œil de la nuit ; il sont dans leur Palais Royal comme dans une ville assiégée où l’on s’attend d’un moment à l’autre à voir entrer l’ennemi. De l’appartement de Madame Adélaïde surtout, on entend les vociférations les plus horribles contre le Roi et les membres de sa famille.

Ainsi que je me le suis proposé, je suis sorti de bonne heure. Sur le quai, quand j’y suis arrivé, nombre de gardes nationaux se trouvaient réunis et plusieurs de ma connaissance. C’étaient MM. de l’Aigle, de Tournon, de Montyon, Duhamel, d’Hulst, et autres. Tous ces messieurs, quoique d’opinions bien différentes, servent tous dans la même légion. Je leur ai demandé ce qu’ils avaient à faire :

— Nous gardons le pont et la Chambre des députés ; il parait cependant qu’on ne compte pas trop sur nous, puisqu’il y a dans la Chambre tout un régiment d’infanterie, caché dans les cours et les salles du Palais.

Après cette conversation générale, ces messieurs, l’un après l’autre, me prirent par le bras et chacun, d’après son opinion, me tenait un langage différent :

— Concevez-vous les Carlistes, me dit M. de Montyon, les concevez-vous : nous faire un train semblable, tout détruire, tout bouleverser et pourquoi, pour courir après une chimère, car évidemment ce sont les Carlistes qui font tout cela. A quoi bon cette cérémonie pour le Duc de Berry, dans un moment où tout devient dangereux ? Il me semble que MM. les Carlistes, loin d’atteindre leur but, nous donneront par leurs menées la République.

— Dieu sait ce que nous deviendrons, nous et la pauvre France, me dit M. d’Hulst en m’enlevant à M. de Montyon ; je ne conçois rien à tout ce mouvement, tout cela ne tend à autre chose qu’à la République et nous l’aurons, vous allez voir. Tel que vous me voyez, j’ai passé toute la nuit à la belle étoile ; j’étais avec ma femme au Palais-Royal lorsque les premières nouvelles de cette déplorable affaire nous arrivèrent. Dans le commencement, on se flattait de pouvoir facilement étouffer l’émeute ; mais, d’heure en heure, les nouvelles devinrent toujours plus alarmantes. Moi et plusieurs aides de camp du Roi nous nous offrîmes d’aller voir ce qui en était et de lui rapporter tout, jusqu’aux moindres détails ; cependant, j’eus l’ordre de sortir avec ma légion et nous voilà à défendre ce quai. L’on dit que la population a l’intention de prendre d’assaut la Chambre des députés.

Il voulait continuer, mais voilà Duhamel qui me prend par le bras et m’entraîne tout à fait hors du groupe.

— Tout ce que vous voyez n’est qu’un piège que les Républicains nous ont tendu et nous avons donné dedans bien bêtement. Si nous avons la République en peu de jours, cela ne m’étonnerait point. Figurez-vous qu’on veut piller toutes les églises. Ce qui s’est passé ce matin à Saint-Germain l’Auxerrois est inimaginable. On y a abattu la croix.

— J’ai vu cela hier soir.

— Oh ! ce n’était rien encore, on y est revenu ce matin, tout est pillé et saccagé, tout est détruit intérieurement, on y a dansé la Carmagnole ; enfin, jamais cela ne s’est vu, jamais pareil scandale n’a eu lieu, pas même sous la première Révolution. Où en sommes-nous ? Dans ce moment, on pille l’archevêché, voyez-vous tous ces décombres sur la Seine ?

Effectivement, je voyais toute espèce de meubles mutilés nager sur le fleuve et des gens occupés à les en retirer avec des perches.

— Quelle singulière chose ! dis-je à M. Duhamel ; voilà des gens de la même ville, de la même classe, qui cherchent à retirer ce qu’ils auraient jeté dans l’eau, aussi bien que leurs camarades le font en ce moment, s’ils avaient été placés à quelques toises plus haut contre le courant de la Seine...

En allant le long des quais, j’arrive sur le Pont-Neuf. Je le passe pour arriver sur la place du Louvre ; mais la foule était grande et l’on forçait tout le monde à crier : « A bas la Croix ! Vive la Liberté ! » Ne voulant pas me prêter à tout cela, sans en tirer aucun avantage pour ma curiosité, je pris la direction du quai des Orfèvres et, par mille détours, j’arrivai, non sans peine et sans danger d’attraper des pierres, jusqu’à la place de l’église de Notre-Dame. On avait forcé la porte de l’église, pour monter sur les combles, afin de pouvoir accrocher une corde à la croix. Le peuple en bas tirait sur cette corde pour tâcher de la renverser. Cette opération était accompagnée de cris épouvantables ; mais cette immense croix ne cédait point, malgré la violence avec laquelle on la tirait, et ce fut bien heureux, car si elle était tombée, elle aurait écrasé au moins une cinquantaine de personnes. Quelques gardes nationaux parvinrent à faire comprendre à ces énergumènes le danger auquel ils s’exposaient ; ils renoncèrent à leur entreprise.

De la place, je tournai la cathédrale à droite, du côté de l’Hôtel-Dieu. La rue y est fort étroite, et la populace poursuivait à coups de pierres les gardes municipaux qui y étaient placés pour défendre l’avenue de l’Archevêché. Une masse de gens, des étudians pour la plupart, se pressaient les uns contre les autres. Cette masse, à un signal convenu et en poussant des cris horribles, se précipita sur la grille ! Malheur à ceux qui se trouvaient placés entre la grille et ces gens-là Fritz Schwarzenberg fut du nombre, et je ne sais comment il s’y est pris pour n’avoir pas été écrasé. La grille ne put résister à ce choc ; elle tomba avec fracas.

Cette victoire fut saluée de vifs applaudissemens de tout le monde, car mort à celui qui n’eût pas voulu faire chorus avec la populace ! Je criai donc aussi ce qu’on beuglait autour de moi. En un instant, de la cave au grenier, tout l’archevêché fut envahi, et le pillage, qui, jusqu’à ce moment, se faisait sans ordre, s’organisa. Les uns prenaient et détachaient tout ce qu’il y avait dans les appartemens ; d’autres le brisaient et le jetaient par les croisées, du côté de la Seine. Entre le bâtiment et le fleuve, il y avait un jardin qui fut dévasté ; des gens y formaient la chaîne, se passaient de main en main tout ce qui leur arrivait par les croisées, le lançaient dans l’eau. Des espèces d’inspecteurs veillaient à ce que rien ne fût soustrait à la destruction, et ceux qui auraient voulu tenter pareil acte, auraient été traités en Jésuites, c’est-à-dire qu’ils auraient suivi les objets dans la Seine, ce qui aurait exposé à une mort presque certaine même le nageur le plus habile.

En peu d’heures, tout l’archevêché a été détruit du fond en comble. Ce palais a l’air d’une ruine de plusieurs siècles. Pendant qu’on pillait l’archevêché, je voyais passer dans les différentes rues des cabriolets remplis de masques à moitié ivres et qui s’amusaient à molester les passans, ainsi que cela se fait ordinairement le mardi gras. De l’autre côté de la Seine, on avait loué, dans les maisons qui donnent sur le quai, des croisées pour voir le pillage de l’archevêché, ainsi qu’on regarderait quelque autre spectacle. Parmi des gens de la basse classe qui se trouvaient sur le quai aussi à regarder ce qui se passait, j’ai entendu dire :

— Voilà encore une nouvelle dévastation, il faudra refaire le palais. Qui paiera les frais ? Ce sera encore le contribuable !

Ces pauvres gens se lamentaient, regardaient et laissaient faire.

En traversant la partie de la ville qui se trouve entre l’ile de Notre-Dame et le Palais-Royal, où je me suis rendu, j’ai vu un spectacle que je n’oublierai de ma vie. Des gens à figure hideuse avaient endossé des chasubles, des mitres et autres ornemens d’église pris à l’archevêché. Ils chantaient sur des airs religieux, en parodiant une procession, des chansons obscènes ; ils faisaient mille grimaces que le peuple applaudissait. Ce cortège était précédé par deux polissons dont l’un portait une croix et un autre un vase, qu’on ne nomme pas, rempli d’eau bourbeuse, dans laquelle il trempait un aspersoir et en éclaboussant la multitude, il criait :

— Voila de l’eau bénite, pour rien !...

Arrivé au Palais-Royal, je trouvai les cours remplies de troupes de ligne et de garde nationale qui y bivouaquaient et regardaient défiler le cortège fantastique et burlesque du Bœuf gras. Il a fait le tour de la cour d’honneur accompagné d’une musique très bruyante. Le Roi, la Reine, Madame Adélaïde et toute la famille se trouvaient sur les terrasses. Ce défilé contrastait d’une manière saisissante avec la scène que je venais de voir à l’archevêché.

Si, du côté des églises, il y avait foule pour détruire les croix, du côté des boulevards, il y avait encore foule, mais pour voir les masques. Elle était si grande que, me trouvant engagé dans le passage de l’Opéra, à ne pouvoir ni avancer, ni reculer, et voyant arriver le moment où je serais impitoyablement écrasé, je me donne un élan en m’appuyant sur un des dos qui me pressaient, et me voilà dans un saut hors la bagarre, il est vrai, mais étendu de toute ma longueur sur un tas de fromages d’oranges, de jambons, de poissons, de homards et autres mangeailles, car pour mon malheur, j’étais tombé dans une boutique de comestibles. Mon attitude a dû être burlesque, car même la bourgeoise en a ri à n’en pouvoir plus, malgré le petit dégât que je lui avais fait.

Pendant qu’on chantait la Marseillaise et la Carmagnole dans Saint-Germain l’Auxerrois, je fis ma toilette pour aller au bal chez Rothschild. Malgré tout le désastre du jour et l’attente de ce qui devait suivre, les salons étaient remplis. Le Duc d’Orléans devait en être, mais comme il n’arrivait pas, on ouvrit le bal sans lui. Entre chaque danse, des nouvelles affreuses, plus effrayantes les unes que les autres arrivèrent de toutes parts. J’étais, si je me rappelle bien, à faire un chassé en avant, lorsque le général Baudran, aide de camp du Duc, arriva pour faire les excuses du Duc d’Orléans : il ne pouvait pas venir, étant à la tête de son régiment.

Le général nous dit qu’on proclamait la République dans les rues. Mme de Rothschild mourait de peur, dans la crainte du pillage de sa maison. Malgré tout cela, nous dansions toujours. Pendant que j’engageais Mme de Laborde pour le galop, sa mère me dit qu’une lueur qu’on voyait au ciel n’était autre chose que Conflans, où les pillards avaient mis le feu à la maison de campagne de l’archevêque.

— C’est épouvantable, oui, c’est affreux, fit la jeune personne, mais dansons encore aujourd’hui ; s’il est vrai que nous aurons la République demain, c’en sera fini des fêtes et des bals pour bien longtemps.

C’est bien heureux que le Duc d’Orléans ne soit pas venu au bal chez Rothschild. Des jeunes gens araient ourdi une conspiration contre la grande cocarde tricolore que le Prince porte ordinairement à son chapeau ; ciseaux, tout était préparé pour l’échanger, pendant qu’il aurait dansé, contre une cocarde blanche.

Le bal a duré jusqu’à quatre heures du matin et n’a pas été troublé. M. de Rothschild, malgré la bonne envie qu’il a de paraître gai, est triste dans l’âme, car son argent se fond dans ses caisses comme un glaçon pendant la chaleur.


16 février. — Ce matin, il y a eu quantité de mandats d’amener. Il y en a eu contre l’archevêque de Paris et MM. de Conny, de Vitrolles et Ferdinand Bertier. On a surpris ceux-ci dans leur lit. Il n’en a pas été de même de l’archevêque qui, averti à temps, a disparu. M. de Vitrolles a eu le temps de faire dire par son valet de chambre, à Mme de Vaudemont, son amie, qu’elle devait être tranquille et tranquilliser ses amies ; qu’on ne trouverait rien chez lui. Effectivement, après avoir fait une perquisition la plus minutieuse, le gouvernement n’a saisi chez lui autre chose qu’une lettre qu’il avait écrite à son fils, après avoir quitté le roi Charles X à Cherbourg. Dans cette lettre, il l’exhorte à l’obéissance et à la soumission qu’il doit avoir pour Louis-Philippe, depuis que Charles X, quittant le sol français, a renoncé à la couronne de ses pères.


2 mars. — Ce soir, nous étions invités au Palais-Royal pour assister à un grand concert ; c’est pour nous jeter la poudre aux yeux et nous faire croire qu’on est sans inquiétude. Cependant, l’agitation dans Paris augmentait d’heure en heure. Si peu disposés que nous fussions à entendre de la musique pendant qu’on braillait dans les rues, il fallait cependant prendre son parti, vu que les invitations ne furent point contremandées. Nous voilà donc embarqués dans notre landau. Sur le pont Louis XVI, nous vîmes passer au grand galop un détachement de hussards de Chartres et puis des gens armés qui couraient en désordre : nous ne pûmes distinguer si c’étaient des émeutiers ou bien de la garde nationale dont beaucoup n’ont pas d’uniformes encore. Ce doute était peu plaisant, et il fallait vraiment du courage pour continuer notre chemin. Les places, les quais étaient remplis de monde et de troupes.

Arrivés sur la place du Carrousel, un des domestiques dut descendre de voiture pour voir s’il y avait moyen de passer, malgré la foule massée sur la place et dans toutes les rues qui y aboutissent. Un garde national à cheval s’approcha de la portière et nous dit qu’il allait tâcher de nous faire arriver au Palais-Royal par la rue de Chartres. Notre voiture était entourée de monde, nos chevaux ne pouvaient avancer qu’au petit pas, en sorte que nous entendions toutes les vociférations épouvantables de la populace. Sur la place du Palais-Royal, le désordre était à son comble, on refoulait avec des baïonnettes la populace qui tour à tour victorieuse ou vaincue hurlait et insultait les voitures. La place était éclairée par des torches, car les réverbères avaient été détruits dès le commencement de l’émeute, ce qui ajoutait encore plus à l’horreur du spectacle. Jusque sous le portique du palais, de hideuses figures approchaient jusqu’aux glaces de notre voiture en menaçant les aristocrates.

Jamais, depuis que nous allons au Palais-Royal, l’entrée dans son intérieur ne nous a fait plus de plaisir que cette fois-là Si le danger n’avait pas encore entièrement cessé pour nous et ceux qui se réunissaient dans ce funeste palais, au moins ces gardes nationaux, ces suisses, ces domestiques, pas trop tranquilles eux-mêmes, nous rassuraient cependant.

Le Roi et la Reine nous reçurent comme à l’ordinaire. Cependant, de temps en temps, les aides de camp du Roi s’approchaient de lui, et les personnes qui l’entouraient cherchaient à attraper quelque chose de la relation qui se faisait à voix basse, ou bien l’on faisait des conjectures basées sur l’expression de la figure du Roi pendant qu’il parlait avec son aide de camp.

Les chanteurs et les cantatrices arrivèrent pâles et tremblans et chantèrent faux pendant une grande moitié de la soirée. Tout à coup, le bruit se répand que ni la troupe de ligne, ni la garde nationale ne pouvaient plus lutter contre le nombre. Effectivement, même à travers les sons de l’orchestre, on entendait les vociférations et les cris épouvantables d’une populace effrénée qui voulait, disait-on, venir jusqu’ici et planter l’arbre de la Liberté sur les terrasses du Roi. Sa Majesté elle-même qui, jusqu’à ce moment, avait fait assez bonne contenance, devint inquiète. Elle approcha des croisées pour voir ce qui se passait dans les cours, et n’en parut pas satisfaite ; elle sortit dans le vestibule, probablement pour donner quelques ordres, car à la voir, on ne pouvait plus douter qu’elle s’attendait à recevoir d’un moment à l’autre toute la populace des rues dans ses appartemens. Un discours à messieurs les non-invités à la fête, aurait été chose indispensable, un discours où il aurait été question de l’amitié, de la sympathie de Sa Majesté pour messieurs les héros de Juillet.

Cependant, on ouvre les battans et le Roi tout rayonnant nous arrive.

— Tout est fini, nous dit-il, tout est fini ; les hussards de Chartres ont dispersé les tapageurs.

On se confie tout bas que le combat avait été meurtrier, que plus de vingt révoltés sont restés sur place.

A notre départ, la place et les rues étaient parfaitement tranquilles ; les troupes bivouaquaient autour des feux et de nombreuses patrouilles parcouraient la ville dans tous les sens, :

De retour chez moi, je n’ai fait que changer de costume et je me suis rendu au bal chez M. Schikler, sur la place Vendôme. Là aussi, veillaient de nombreux détachemens de troupes de ligne et de garde nationale.

Un seul petit incident troubla cette superbe fête ; dans la nombreuse assemblée s’était introduit un voleur : pendant qu’on était à souper, il mit dans sa poche des fourchettes et autres objets en vermeil. Un des jeunes gens présens au bal s’en aperçut et le prit au collet. Il se défendit, comme de raison. Les femmes, qui ne perdent jamais une occasion de crier, poussèrent des cris épouvantables et mirent par là toute la salle en émoi.

— On pille, criait-on, on pille ; l’émeute est dans la salle du souper !

Il fallut une bonne demi-heure pour remettre à la raison toutes ces têtes de femmes et d’hommes, car j’en ai vu trembler plus d’un. C’est un drôle d’assemblage d’émeutes, d’épouvante, d’amusemens, de gaîté, de tristesse, d’insouciance, de sollicitude, d’incidens graves et burlesques, de musique, de chant, de danse, de cris de sédition, de lamentations de blessés et d’expirans, que cette journée du 2 mars. Tant d’émotions diverses usent l’âme et le corps. Je me sens fatigué du monde des hommes, de ce tourbillon dans lequel je me trouve entraîné. Partout l’égoïsme le plus hideux se montre dans toutes les formes. Enfin, j’ai besoin de quitter cette ville pour chercher ailleurs des hommes, des mœurs, de l’amour, de l’amitié sans intérêt. C’est demain que je quitte Paris. Dans peu de jours, je serai dans vos bras[5] !


COMTE RODOLPHE APPONYI.

  1. Copyright by Ernest Daudet.
  2. Voyez la Revue du 1er octobre.
  3. La chute du ministère Wellington.
  4. Pozzo di Borgo, ambassadeur de Russie. et Sébastiani lors deux originaires de Corse.
  5. Ce Journal était adressé, par le comte Rodolphe, à la seconde femme de son père pour laquelle il eut toujours une tendresse filiale.