Autour de la maison/Chapitre XLI

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Édition du Devoir (p. 144-147).

XLI


C’est un nouveau mai qui commence et je reviens du mois de Marie… Les mêmes prières répétées d’une voix égale, avec les mêmes intonations, m’ont ramenée très loin, aux offices du soir dans mon église d’autrefois. N’était-ce pas ce vicaire qui m’apprit le catéchisme dans mon village natal, et qui, transplanté en ville lui aussi, récitait aujourd’hui le chapelet, comme il y a tant d’années dans le sanctuaire de là-bas.

Que je la revois bien, en ce moment, l’église un peu obscure où les lampes mal mouchées pétillaient et ne jetaient qu’une pauvre clarté vacillante. Sur l’autel de Marie une douzaine de cierges scintillaient ; c’était mystérieux à cause des coins remplis d’ombre. La Vierge, de sa niche, souriait, les lueurs tremblotantes des lampions mettant des reflets de vie sur son immuable figure de plâtre. Je l’aimais bien, cette immaculée Marie, mais ce qui me plaisait surtout, c’était, à chaque extrémité de son autel, des anges aux ailes d’or, l’un en robe bleue, l’autre en robe rose, les jambes nues et cambrées, la tête levée, une tête d’enfant blond et radieux. Je les admirais follement, ces anges. Je les aurais voulus pour jouer. Je les adorais. J’en avais des désirs que l’orgueil seul m’empêchait d’avouer. Sans cette honte d’une aussi déraisonnable convoitise, j’aurais pleuré pour en avoir de pareils ! Cependant, nul ne sut que je les chérissais ainsi. En disant mon chapelet, je les regardais tellement que leur image m’obsédait ensuite : la nuit, je rêvais que je les avais, et j’étais heureuse autant qu’en paradis !

Devant d’autres statues en couleur, que je ne trouve pas belles maintenant, on a recommencé ce soir le traditionnel cantique : « C’est le mois de Marie—ie ! c’est le mois le plus beau—au ! » Il est vieillot et touchant. Les paroles simples et pieuses appellent tout de suite notre âme à l’Éternel, qui demeure toujours, de même que cette prière qui revient chaque année comme le printemps ; et l’on ne pense pas à sourire du paradoxe, en entendant se répéter pour la cent millième fois, sinon plus : « à la Vierge chérie, disons un chant nouveau ! »

Pendant que les vieux mots se chantaient, je m’en allais, malgré moi, emportée par mes souvenirs ; souvenirs confus, imprécis, des jeux et des joies de mai. En moi, je reprenais sans cesse le refrain : c’est le mois le plus beau !

C’était bien le mois le plus beau, voyez-vous. À part la dévotion à Marie, il y avait les jours qui sont si longs. On ne finissait plus de s’amuser ! Toutes les rondes qui avaient dormi leur hiver, se réveillaient. L’a-t-on assez hurlé le « grand cordonnier, tu me les racmoderas ! — tu me les rac-mo-de-ras ! » et la « tour, prends garde », prends garde de te laisser abattre !

Que l’on dansait avec joie et douceur en tournant un peu mollement sur le gazon du parterre ! Tenez, j’entends encore nos voix grêles et fausses qui chantent : « Dans un bocage, charmant feuillage, qui fleurira au milieu de nous, celle que j’aime, est-elle ici ? — Ah ! la voici, la voici, la voilà, celle que mon cœur aimera ! » Au milieu de la ronde, je revois Toto qui fait courir la petite amie Lucette, la serrant sur lui en tirant les boucles de ses cheveux.

Puis, quand on était tout à fait excités, un peu ivres des senteurs du renouveau, du spectacle des feuilles neuves, de la moiteur de l’air, du gazon reverdi où les pissenlits allaient fleurir, on abandonnait la romance sentimentale, et il fallait nous voir planter les choux à la mode de par chez nous ! Quelle sonorité trouvaient nos voix pour crier : « à la mode, à la mo-de ! » Vous vous souvenez ?… « On les plante avec le nez, à la mode, à la mode, on les plante avec le nez, à la mode de par chez nous ! » On touchait la terre consciencieusement ; on se relevait et la ronde reprenait : « Savez-vous planter des choux ? » et c’était de tourner, tourner, tourner plus vite, en remplissant la campagne de nos voix ! On les plantait avec les dents. On les plantait avec les pieds. On les plantait avec les genoux. On les plantait avec les coudes. Quand, à bout d’instruments, Toto et Pierre les plantaient en s’assoyant brusquement, je vous assure que, toutes scandalisées que nous le paraissions, nous en avions des rires fous, à la mode de par chez nous !

C’était en mai, au grand soleil du midi, ou aux étoiles, en revenant du mois de Marie. Quelle gaieté dans ce passé ! Croiriez-vous que je ris, là, toute seule, en me souvenant comme c’était drôle de planter les choux avec les « assiettes », à la mode de par chez nous !