Autour de la maison/Chapitre XXI

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Édition du Devoir (p. 80-83).

XXI


Tout à fait au bout du demi-cercle que formait la rivière avant de disparaître du paysage, on voyait de chez nous la grande roue ailée d’un moulin à vent. Un jour, à la fin de l’automne, nous étions en train de jouer devant la maison, Toto et moi, quand la neige se mit à tomber. C’était un bonheur que nous attendions depuis longtemps ! Une joie extraordinaire entra en nous, et je me souviens de cette impression assez indéfinissable, parce que je l’ai ressentie bien des années après, à la première neige. On dirait un tourbillon intérieur de papillons blancs très fous, qui sont nos pensées d’enfants, voltigeant sur tous les plaisirs possibles… Toto me promit de me traîner chaque jour, en courant fort, surtout ! et puis, nous allions faire des bonshommes de neige, pelleter, marcher dans les bancs en y enfonçant jusqu’au cou ! Nous en étions à admirer la future glace de la rivière, quand la tête du moulin à vent attira notre attention. « Si on allait le voir ? » me suggéra Toto. C’était loin, maman ne voudrait pas. Toto prit son air important : « Ben, ça prendra pas cinq minutes, et… c’est beau un moulin à vent, tu sais. Il y a un homme qui monte dedans, avec un sac de fleur sur la tête. — Vrai ? — Eh oui ! tu sais, le mien, en fer-blanc ? » — Celui de Toto était en effet très intéressant. Il se composait d’un poteau qui soutenait une cabane, ornée d’ailes rouges qui tournaient quand un petit bonhomme, mû par un ressort, grimpait jusqu’à la cabane, recevait sur la tête un sac de plomb et redescendait.

Nous partîmes en courant. Nous étions joyeux. La neige tombait fine, légère. La bouche ouverte, nous essayions de saisir au vol les jolis flocons… Nous avions toujours présents à l’esprit les plaisirs de l’hiver qui commençait, et nous pensions surtout au moulin à vent !

Un peu frileux, nous tenant par la main, nous suivions maintenant la route d’un pas modéré. Le jour baissait, le doute me prit : « Es-tu bien sûr, Toto, qu’il y a un homme qui grimpe dans ce moulin-là ? — Mais oui, sans ça la roue ne tournerait pas. Les filles ne connaissent rien ! » Le vent souffla un peu fort, les arbres qui bordaient le chemin craquèrent. Je frissonnais. Toto n’était pas trop brave non plus ; mais un homme ne doit pas paraître avoir peur ! D’ailleurs, nous arrivions, et bientôt le moulin nous apparut.

Il se dressait au milieu des grands bras noirs des arbres dépouillés, tout en fer, très haut, sans grâce, effrayant pour des enfants ! Il ne ressemblait pas à celui de Toto, et il n’y avait ni sac de fleur, ni homme. À côté, se trouvait une petite maison rouge, hermétiquement close, laide, l’air revêche et triste. Le ciel était devenu gris, presque noir ; la neige tombait toujours, nous avions froid. La route était déserte et apeurante avec ses arbres décharnés, son grand moulin bête, son sol où la neige s’épaississait. Nous n’échangeâmes pas nos impressions. La déception fut trop forte, la peur nous tenait déjà, nous éclatâmes en sanglots. Le plaisir était fini. Une bonne femme, qui s’en allait faire sa prière du soir à l’église, passa et nous ramena chez nous…

Les désillusions que nous éprouvons, petits enfants, s’oublient rarement. Elles laissent en nous leur empreinte. Est-ce depuis mon excursion au moulin à vent ? mais j’ai toujours peur des gaietés sans causes définies, des joies excessives, des plaisirs qui de loin m’apparaissent trop beaux. J’ai remarqué que les peines, que les déceptions me viennent quand j’ai trop d’espérances, trop de lumière dans l’esprit !

Je me méfie des moulins à vent dont les roues, de loin, sont des ailes d’argent qui brillent en tournant dans l’air du ciel. J’ai peur de l’éblouissement qui cesse quand on est en face d’une grande manivelle sans charmes, dont l’éloignement faisait la beauté ! Et cela m’apprend à jouir des paysages et de la vie, paisiblement, sans penser que le bonheur serait plus loin, que les joies des autres sont plus complètes et meilleures que les miennes !