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Autour de la maison/Texte entier

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Édition du Devoir (p. 5-155).

I

Autour de la maison



Chaque soir de mai, tante Estelle sortait de la maison, nos trois petits chapeaux dans les mains, et appelait : « Pierre, Toto, Michelle, au “mois”, mes enfants ! »

Et nous accourions du fond du parterre, sautant du hamac où nous nous bercions en chantant. Toto me prenait la main et continuait à crier : « Il y a longtemps que je t’aime, jamais je ne t’oublierai. » Pierre marchait avec tante. Au premier coin, Toto demandait : « Tante Estelle, veux-tu que nous prenions une course pour voir si Pierre et toi, vous serez à l’église avant nous ? » — Et elle disait oui, nous faisant promettre de marcher sagement. « Parole d’honneur, tante Estelle », criait Toto.

Tante prenait le carré par une rue, nous par l’autre. Aussitôt hors de vue, nous nous mettions à courir comme des fous ! Petit Pierre et tante Estelle étaient encore à une trentaine de pas, quand nous atteignions le coin de l’église. Nous nous arrêtions, gesticulant en signe de triomphe, et lissant nos cheveux trempés. Puis, tante nous rejoignait juste au moment où nous touchions mutuellement nos cœurs essouflés pour voir lequel des deux battait le plus fort ! Elle nous grondait un peu, essuyait nos fronts, et nous entrions à l’église.

Oh ! les tranquilles maisons du bon Dieu à la campagne, et les bonnes petites prières d’enfants heureux !

Ensuite, les retours joyeux ! Le soleil est à peine couché et il ne fait qu’à demi brun. Les petits cousins Ludovic, Jean, Jacques, puis Lucette, Marie, Germaine se joignent à nous. Leurs mamans marchent avec tante Estelle. Nous, nous jouons à la tag.

Arrivés au parterre, nous nous jetons dans l’herbe, et comme les mamans s’installent sur la galerie et que les cousins nous restent, l’un de nous s’écrie : Jouons au but volé !

On commence par « Un, deux, trois, quatre, ma petite vache a mal aux pattes, tirons-la par la queue, elle deviendra mieux », pour savoir qui sera dedans. Alors Pierre ou Jean s’appuie au plus gros arbre, le bras replié sur l’œil droit, le gauche nous suivant à la dérobée. Il crie, escamotant la moitié des chiffres : « un, deux, trois, quatre, six… cinquante ! Ceux qui ne seront pas cachés seront “dedans” ». Il se retourne très vite, fait mine de voir quelqu’un et lance : « Un, deux, trois pour Lucette, derrière la quatre saison ! — je vois sa robe ! » Si, par hasard, c’est Marie qui est là, tout le petit monde sort de sa cachette en hurlant : « Délivrance, délivrance, délivrance ! — encore dedans, petit Pierre ! »

Il se remet à son arbre. Il recommence. « Cinquante, ceux qui ne seront pas cachés seront dedans ! »

Il fait tout à fait noir. Pierre marche à tâtons pour se rendre derrière les chaises où sont les mamans. Il a entendu ricaner.

Mais pan ! — Toto est étendu dans l’herbe, Pierre trébuche, tombe. Toto le retient et de la galerie partent tous les autres à la fine course. « Un, deux, trois pour moi, un, deux, trois pour moi, un, deux, trois pour moi ! »

Toto qui s’est dévoué est dedans maintenant. Lui, son plaisir c’est d’être dedans aussi longtemps que possible et de ne jamais m’apercevoir la première. Il crie : « un, deux, trois, pour Pierre en arrière du contre-vent », quand il sait que Pierre est juché sur la clôture, en arrière du but ! « Un, deux, trois, pour Germaine dans le tambour », lorsque Germaine est dans le hamac ; Michelle, il ne la voit jamais parce que Michelle n’aime qu’à se cacher — pas à chercher les autres ! Pour me donner la chance de toucher le but, de me « délivrer », comme on dit au jeu, il fait semblant de s’accrocher et tombe. Alors, quand c’est trop évident qu’il triche, la chicane prend !

« Maman, Toto n’est pas juste, » et Toto s’exclame : « Tante Estelle, je t’assure que j’ai tombé, parole d’honneur ! »

Les mamans s’aperçoivent alors qu’il est tard, et Toto reçoit des reproches outrageants : « C’est de ta faute si on s’en va se coucher, tu mets toujours la chicane ! »

Toto, penaud, a des remords de m’avoir sacrifié la justice et la bonne entente. Je l’embrasse et lui dis : « Demain tu me laisseras mettre “dedans”. Si ça m’ennuie trop, je ne jouerai plus, faut pas faire fâcher les autres ! »

Les petits amis partis, pendant que tante Estelle allait coucher Pierre, nous avions la permission, Toto et moi, de nous bercer encore dans le hamac. Silencieux, en contemplation devant la grande paix du soir, écoutant les voix mystérieuses des grenouilles, nous nous endormions appuyés l’un sur l’autre !


II

De grandes jeunes filles nous amenaient, Toto et moi, prendre le dîner au petit bois, à une demi-heure du village. On y arrivait en suivant la voie ferrée, où passait deux fois par jour une antiquité de petite locomotive traînant un seul char à passagers. Comme nous commencions à marcher dans les hautes herbes et dans les marguerites du talus qui bordait la voie, Zoulou nous rejoignit, la langue sortie, l’air joyeux d’avoir déserté pour nous suivre. Toto voulut retourner pour le ramener à la maison, mais les grandes jeunes filles dirent : « Ce n’est pas nécessaire, Toto, c’est amusant, un chien ! »

En cueillant des fleurs, nous fîmes gaiement la route, sous le grand soleil, à l’air pur que nous aspirions avec volupté. Nous étions heureux. La lumière était partout. Dans les champs, des vaches paissaient. Parfois, c’était un poulain qui galopait de la clôture au fond du pâturage, puis se roulait dans l’herbe. Il y avait aussi, sur les fleurs ou dans l’azur, des papillons, des papillons blancs ou bruns dont la beauté nous émerveillait et que nous suivions des yeux avec envie : « Si nous avions de grandes ailes… » comme dit en vers, monsieur Lozeau…

Au bois, on laissa la voie ferrée et l’on prit un petit sentier, où les feuilles mortes de l’automne étaient restées et crissaient sous nos pas. On atteignit une grande étendue de gazon frais et vert. On s’installa ; on dîna.

Tout à coup, le cri de l’antique petite locomotive retentit et nous partîmes en courant, Toto et moi, pour voir passer le char. Il passa. Zoulou bondit en jappant, essayant de le rattraper. Toto cria : « Il va se faire écraser. Zoulou ! Zoulou ! » Mais Zoulou n’entendait rien. Pour franchir un petit pont avant le train, il sauta sur les rails. Et quand le train fut à son tour passé, nous vîmes une forme jaune étendue sur la voie…

Ce fut un cri de terreur. Les jeunes filles accoururent et bientôt nous étions près de la pauvre chère bête qui respirait encore, la tête sanglante, les yeux fermés… Des sanglots nous étouffaient. Nous étions désespérés devant cette mort inattendue. Les jeunes filles essayaient de nous consoler. Nous formions cercle autour de la bête. Une « grande » alla chercher de l’eau et mouilla la tête du chien ; peu après il ne respira plus.

Il fallut partir, le laisser là, sans vie ! Mon cœur de petite fille se révoltait. Quoi, il ne marcherait plus, il ne reviendrait plus, on ne l’aurait plus, notre cher Zoulou ! Il était mort, mort ! Mais pourquoi ? Nous étions venus là pour nous amuser, rire, chanter ; le soleil était encore si beau, et les marguerites fleurissaient avec les boutons d’or ! Mais Zoulou, c’était notre ami ! Il nous laissait dormir des heures la tête sur son corps, il ne nous faisait jamais mal, nous défendait contre tous, et puis, l’hiver, attelé, chaque jour il nous attendait à la porte de l’école ! Quand nous allions nous promener, à notre retour, il ne finissait plus de nous témoigner sa joie, en nous léchant les mains, en gambadant, en s’étendant à nos pieds, ses grands yeux fidèles fixés sur nous avec une vraie tendresse humaine ! Il nous aimait, Zoulou ! Il était de la famille ! Il avait l’air de comprendre nos chagrins d’enfant, comme il comprenait nos joies… en nous sautant sur les épaules ! On le sentait si dévoué, si fier, quand nos petits bras entouraient son gros cou et que sa bonne tête s’appuyait sur la nôtre ! Il jouait à nos jeux, faisait tout ce qu’on lui demandait, il était à nous, il avait toujours été notre compagnon, toujours ! et maintenant il était mort, mort à jamais !

Le soir, ce fut une veillée funèbre. On se balançait dans le hamac, mais on ne chantait pas, on ne riait pas. On ne pleurait pas non plus. Le cœur serré, étreint par la peine de cette première mort qui nous touchait, nous étions muets, Toto et moi. Nous regardions sans voir le paysage et le soir qui tombait. Dans nos regards restait l’image d’un soleil lumineux qui éclairait la chère fourrure jaune de Zoulou, taché de sang, les yeux clos.

Au lit, quand maman m’eût embrassée et laissée seule, je me souviens que je pleurai jusqu’à ce que mes tempes me fissent mal à crier. Enfin, j’enfouis mon visage dans mon oreiller et je m’endormis.

Le lendemain, par habitude, nous cherchions Zoulou, nous l’attendions pour jouer, il nous semblait qu’il allait revenir…

Puis, ce fut le temps des pommes et du foin que l’on foule, et nous n’y pensâmes plus !


III

Il pleut. Dehors, c’est le bruit monotone de l’eau qui rigole, et le ciel sombre. Dans la maison, c’est la tempête, le tourbillon affolant des jeux baroques et tapageurs. La bonne Julie répète à maman, en haussant ses fortes épaules : « Çà ne sera pas drôle, les enfants sentent le mauvais temps. » Pourtant, nous ne nous querellons pas. Nous jouons aux chars. Pas une chaise n’est debout dans la grande salle. En tête, Toto est assis sur une petite table, un sifflet à la bouche, une cloche à la main. Petit Pierre, en arrière, crie les stations. Marie et moi, et nos poupées, nous sommes les passagers, à cheval sur les chaises renversées. Quand il ne siffle pas, Toto fait : pouf, pouf, — pouf, pouf, pouf, pouf, — pouf ! — Pierre crie à tue-tête : « All aboard ! All aboard ! » — comme il l’a entendu dire quand il est allé à la ville ! On ébranle les chaises et nous sommes à : « S.-Martin Jonction », nasille petit Pierre. Successivement, il annonce, en traînant sur les finales : « S.-Vincent de Paul, Terrebonne… la “Cabane ronde”, l’Épiphanie, changez de char pour l’Assomption ! » Alors, Toto siffle à toute force, sonne sa cloche comme pour une alarme, et — bing, bang ! avec une suite de mouvements brusques, nous fait dégringoler, assommant à demi nos poupées.

Des pleurs suivent immédiatement la catastrophe. Maman arrive. Toto s’excuse : c’est un accident. Il n’y a pas moyen de jouer aux chars sans cela. Tant pis pour les filles qui pleurent toujours.

Alors, monsieur est en pénitence pendant que Marie et moi séchons nos larmes et rajustons les têtes de nos poupées…

Puis, on se colle le nez sur les vitres. Toujours la pluie qui tombe. C’est triste ! On s’ennuie. Maman, obligée de sortir, nous fait des recommandations. Il est défendu de mettre les chaises par terre. Désolés, on se regarde. Toto va chercher des cordes à danser et revient triomphant : « On va jouer aux chars sans les chaises, et sans casser les poupées. Moi, je serai l’engin, Marie, le tender, Michelle, le char à passagers, Pierre, le char à bagages. Ça va y aller sur un temps ! »

Nous nous attachons les uns aux autres. Toto s’élance en criant : pouf, pouf ! sonnant sa clochette, Pierre siffle, Marie et moi, nous suivons en riant. Le train traverse la salle à manger, l’office, la cuisine, fait claquer les portes, prend la galerie à toute vapeur, revient par l’entrée principale, passe le salon, le boudoir, la chambre de maman, retombe dans la salle, puis encore dans l’office, la cuisine, monte l’escalier de service, passe le grenier, la chambre de Julie, la chambre de débarras, la chambre « des étrangers », le passage, dégringole, en hurlant, le grand escalier et… pouf, pouf, pouf ! on recommence le trajet ! À la cuisine, Julie essaye d’arrêter le train, mais vainement. La machine tambourine sur ses plats de vaisselles, frappe sur les chaudrons, lance des acclamations étourdissantes et remonte au grenier pour redégringoler ensuite l’escalier d’en avant. Toto donne l’ordre des accidents. À un cri de terreur, il faut heurter les murs de la tête, s’accrocher aux chaises, tomber à terre sur la galerie ! C’est une ivresse incroyable de fou rire et d’exaltation. Tout notre amour de la vie qui s’exprime dans un délire de tapage, d’excitation, parce qu’il pleut et qu’il y a de l’électricité dans l’air…

Le train fait quatre ou cinq fois le tour de la maison, se hasarde dans le jardin, l’engin se met sous la gouttière pour prendre de l’eau, comme à la gare pour vrai. Nous rentrons, les cheveux et le cou trempés, mais extrêmement fiers ! Julie se fâche tout rouge, nous fuyons et le train s’abat sur le grand sofa de la salle : « Déraillés ! » crie Toto, et l’on s’étend pour rire, rire, rire encore !

Puis, l’on essaye de se détacher, mais les nœuds sont solides. On travaille, en reprenant haleine. À la fin, Marie fatiguée dit à Pierre : « Va chercher les ciseaux ». Pierre dit à Toto : « Vas-y donc, toi. » Toto lève la tête, nous regarde ironiquement, dit oui, et part comme le vent, nous traînant à sa remorque ! Nous avions oublié nos liens, et que la route de l’un devait être celle de l’autre !

* * *

Ah ! la belle insouciance des enfants qui jouent aux chars ! Pouf, pouf, pouf ! et tout est dit. Qu’on était loin de penser, alors, qu’un train est une chose qui s’en va, qui passe, emportant des heures qu’on ne reverra plus jamais !

Pourtant, non. On les reverra, dans le grand livre d’or, tu sais bien, Toto, où maman nous a dit que notre ange gardien inscrit nos… obéissances !


IV


« Tante Estelle, est-ce que c’est par là, Sainte-Mélanie ? — Oui, ma petite Michelle.

— Alors, Toto et Marie, c’est là qu’ils sont ?

— Oui, en face de toi, très loin. »

Je me berçais sur la galerie, en regardant l’horizon, qui était tout en paysages. Le soleil venait de se coucher. C’était l’heure où, chaque soir, on jouait au « but volé », mais j’étais seule. Il y avait, juste où le ciel touche à la terre, une mer rose, semée d’îles bleues, de montagnes bordées d’or. Les formes nuageuses changeaient d’aspect à tout instant, et dans ce mystérieux pays, j’apercevais, qui se profilaient, des vieilles maisons, des personnages en marche…

J’essayais de voir Toto et Marie !

Ils étaient là, au bout de la terre, devant moi. Tante Estelle l’avait dit.

Je m’ennuyais d’eux. Je voulais les voir. J’en rêvais. Mon Dieu, il me semblait que c’eût été tout simple de prendre le bac, de traverser la petite rivière qui me barrait la route, de courir dans les champs, jusqu’à Sainte-Mélanie, puisque c’était par là. Ce n’était pas interminable ; des prairies, et les clôtures à sauter, à six ou sept ans, on s’en moque !

« Tante Estelle, puisque c’est là, en face, pourquoi que je ne les vois pas, Toto et Marie ? Si je montais sur la maison, est-ce que je la verrais, leur maison à eux ?

— Mais non, ma pauvre Michelle, tu es folle ! »

Oui, petite fille, tu étais folle. Tu croyais pouvoir, rien qu’en courant un peu à travers les champs, rejoindre Toto et Marie qui avaient, eux, voyagé tout un jour ! Tu ne comprenais pas pourquoi tu ne pouvais les voir ; tu croyais que la terre finissait à l’horizon, et comme la « barre » était assez proche où le ciel rencontre la terre, tu abolissais les distances et tu te révoltais d’être si près d’eux, et seule, pourtant. Tu regardais les oiseaux, et tu te disais encore : Pourquoi, une petite fille n’a-t-elle pas d’ailes ? Ce serait bien plus amusant et commode. On n’aurait même pas besoin de bac pour traverser la rivière, puis…

Petite Michelle, je me souviens bien. Tu rêvais d’aller là-bas dans les îles bleues, sur la mer rose. Tu rêvais à des personnages magiques, à de belles maisons, à des jardins tout en fleurs et en ors féeriques, à des montagnes lumineuses, à des merveilles que tu créais au caprice de ton imagination, brodant sur les formes nuageuses qui passaient au couchant.

Petite Michelle, ce pays aux couleurs divines, c’est le soleil qui le faisait pour un instant. Tu le croyais réel, rempli de trésors et de beautés. Il était aussi fragile qu’une bulle de savon. À mesure que le soleil s’éloignait, les châteaux dentelés d’or, les îles bleues se fondaient dans la mer rose qui se violaçait… Illusions, tout cela, petite Michelle, illusions ! Plus tard, le ciel est devenu étoilé, mais tout noir ; ton beau pays n’existait plus. Tu étais triste, petite fille, parce que tu ruminais : « Pourquoi que ça s’en va ? pourquoi qu’on ne peut pas ni voler, ni courir jusqu’à la barre ? »

Devant ces premières impuissances, les enfants se sentent las, et ne le disent pas. Ils ont peur devant tout ce qu’ils ne peuvent pas, tout ce qu’ils ne comprennent pas. Ils sont inquiets. Ils commencent à éprouver un obscur désir de choses éternelles, qu’ils verraient comme ils le voudraient, qui ne changeraient pas, qu’ils connaîtraient jusqu’au fond !…

Vivent les pays divins et les châteaux d’or ! Il me semble, les soirs de beau couchant, que le bon Dieu lève un coin du ciel, pour nous souhaiter la paix du cœur, et jeter de la lumière sur nous. J’ouvre les yeux très grands et je la reçois toute. Plus cette lumière me baignera, plus mon âme sera belle !…


V


Le pommier aux « pommettes sucrées » était tout à fait au fond du jardin, près de la clôture qui séparait le potager des champs de blé. Toto et Pierre grimpaient à l’arbre, ébranlaient les branches, et, au pied, Marie et moi, dans nos robes relevées nous ramassions les fruits verts qui tombaient en pluie… Quand nous en avions au moins trois douzaines, les garçons descendaient, et l’on s’en allait par les plates-bandes ou les allées !… En chemin, on cueillait quelques fleurs, on arrachait des petites carottes qu’on ajoutait aux pommettes…

Au parterre, on s’étendait sur l’herbe, à l’ombre. Parfois la cigale chantait. Le ciel était blanc, la chaleur accablante. Alors, on mangeait, sans presque rien dire, les petites pommettes sucrées… Quand il n’en restait plus, Toto disait : « Allons nous peser maintenant ». Marchant derrière nous, il ramassait des cailloux et lorsque nous arrivions au magasin de Monsieur Archambault, qui possédait une balance et qui était bienveillant, Toto avait toujours profité d’une bonne livre ! Il assurait que c’était dû à ses pommes !

On revenait, mordillant un brin de foin ou effeuillant une marguerite : « Tu m’aimes à la folie, Marie, ou par jalousie, Toto ! » La rivière longeait la rue. On allait s’appuyer au garde-fou. Toto sortait de ses poches les cailloux qui avaient tout à l’heure augmenté son poids, et les lançait dans l’eau. On le surprenait et l’on s’écriait : « Hein, tu es pris ! C’est pas vrai que c’était les pommes qui t’avaient engraissé ! »

Les cailloux faisaient des ricochets que nous admirions. Mais le soleil plombait ; ses rayons pailletaient la rivière d’argent. Nous clignions des yeux. Autour de nous, il y avait des arbustes. On cassait les plus fines branches ; on enlevait l’écorce tendre et le bois était blanc et doux ; on discutait : « C’est ma hart qui sera la plus belle. — Non, c’est la mienne, elle est plus longue !… » Puis, faisant siffler les harts dans l’air chaud, cherchant l’ombre, nous retournions dans notre parterre.

On y jouait aux « quatre coins ». Comme il manquait un cinquième personnage, il n’y avait que trois coins et c’était toujours au même à « guetter ». C’était monotone. Quel autre plaisir inventer ?

On allait chercher nos poupées. On s’amusait à imaginer des pique-niques dans des forêts sombres ; mais Toto se faisait voleur d’enfants et l’on était sans cesse dans l’inquiétude et le deuil. À la fin, il les maltraitait pour vrai, nos chères poupées, et la chaleur aidant, on devenait d’humeur chagrine et l’on s’abreuvait de reproches…

On s’allongeait de nouveau sur le gazon ; rien ne nous tentait plus. On laissait passer les minutes, espérant qu’elles apporteraient je ne sais quelle nouveauté réjouissante. On avait hâte. Est-ce que l’on sait toujours à quoi l’on a hâte ? — On sait que le présent ne nous contente pas, et l’on attend mieux pour demain…

L’angélus sonnait. En même temps nous arrivait l’appel de Julie : « Oh ! les enfants, dîner ! » On se secouait brusquement, on se levait d’un saut, on se bousculait pour arriver plus vite, on passait par la fenêtre, on criait sur le ton des cloches : dîner, dîner !

Le matin était fini ! Quelle joie !

Pendant que j’écris, le temps passe aussi. Les heures de l’été s’en vont. Hier, ma vieille tante disait, en se couvrant les épaules : « Il n’y en a plus d’été. C’est déjà fini ». J’ai souri, songeant : « Qu’est-ce que ça fait ! » L’automne viendra. L’hiver viendra, puis tout recommencera. J’ai hâte. J’ai hâte d’avoir tout vu dans ma vie ! J’ai hâte !… Pourtant, l’heure est à l’angoisse ; les hommes se battent ; il ne faut pas penser pour avoir le courage d’être gai, en ces jours…

Les souffrances achètent les résurrections.

J’ai hâte, malgré moi, hâte de voir ce qui viendra, après ce qui est déjà venu !


VI


Dans la grande clarté du jour, sur l’étroit trottoir de bois bordé de fleurs des champs, cinq petites filles en blanc s’avancent à la file, portant dans leurs bras des bébés de porcelaine, en longues robes de baptême… Elles sont graves. Elles ont l’air de vraies mamans, tant leurs yeux sont remplis de tendresse.

On entend carillonner des clochettes aux sons clairs qui s’égrènent avec entrain. À la vieille maison, tout près, au coin du parterre, des bedeaux sonnent le baptême. Ils sont quatre bambins réjouis et roses. Tout à l’heure, ils seront parrains. En attendant… ding, ding, ding… et les clochettes vont, vont… Les petites filles quittent le trottoir, prennent l’allée, à l’ombre des érables. Elles marchent sagement comme pour une procession de Fête-Dieu. Elles ont appris au couvent que dans les grandes cérémonies, il faut de la mesure !… Les contre-vents du portique s’ouvrent à deux battants. L’abbé Toto, dans ce baptistère improvisé, apparaît en son costume d’enfant de chœur. Comme étole, il s’est mis un grand ruban de satin blanc, signe d’innocence et de joie. Il appelle : « Oh ! les parrains ! »

Les bedeaux abandonnent leurs clochettes, et viennent se placer chacun à côté de sa filleule.

L’abbé Toto prend ensuite un air aussi digne et sérieux que celui de Monsieur le curé en chaire : « Mesdames et messieurs, je vais baptiser vos enfants ! Le baptême, mes chers frères, est un sacrement qui efface le péché originel, donne à l’âme l’amitié de Dieu, et la rend capable d’entrer dans le ciel. »

Après cette courte allocution, tirée du petit catéchisme de Québec, la cérémonie commence : « Marie-Totote, je te baptise », et la formule suit. Voilà la poupée de Marie entrée dans le giron de l’Église. Viennent après, successivement : Marie-Mimie, Marie-Line, Marie-Titite, Marie-Dodo. Les parrains renoncent au monde et à ses pompes au nom des chères enfants, et voilà cinq poupées catholiques romaines, qui ferment leurs yeux bruns ou bleus. Toutes ont les robes que leurs mamans, il y a sept ou huit ans, portaient à leur propre baptême. Elles en empruntent un air de vrais bébés.

L’abbé Toto, d’un grand geste en croix, bénit toutes les familles réunies, et dit très gravement : « Retirez-vous tous, asteure : vous avez la grâce sanctifiante ». Les bedeaux reprennent leurs clochettes et sonnent, sonnent à tour de bras en chantant allègrement : « Quand mon père était bedeau, sonne la cloche, sonne la cloche, quand mon père était bedeau, sonne la cloche et tombe su’l’dos ! »

Les petites filles vont déposer maternellement leurs bébés dans le dortoir aux blancs berceaux, installé sur la galerie. Elles les embrassent, leur tiennent des propos touchants… Tante Estelle apparaît à l’entrée du jardin et appelle : « Oh ! les enfants, venez goûter ! »

On abandonne tout : rôle de maman, rôle d’abbé, rôle de bedeaux ! Sous les cerisiers, la table est mise. Il y a des confitures, de petits pains, de la crème, du sucre du pays, de la limonade. « Vivent les baptêmes de poupées, » crient les garçons ! Tous se mettent à manger avec des cris de joie.

Marie-Dodo, qui fut baptisée vers la mi-août 1902, vit encore. Elle a toujours des joues roses et une figure jeune, mais elle a vieilli. Ses jambes ne la soutiennent plus, sa tête tombe de faiblesse, ses bras menacent de la laisser… Elle ne se plaint pas. Elle garde dans l’abandon son sourire tendre. Grâce du baptême, sans doute… Peut-être aussi est-ce que Marie-Dodo a des souvenirs plein sa tête de porcelaine, et rêve de les communiquer un jour au public. Son existence fut calme et heureuse. Elle eut sûrement des tristesses, mais elle fut toujours aimée. On trouve son bonheur dans la joie des autres ; Marie-Dodo sut ainsi consacrer sa vie à sa maman. Elle a toujours écouté, l’oreille complaisante, ses confidences tristes, et souvent ses cheveux ont essuyé les larmes de sa petite mère, qui venait pleurer ses chagrins d’enfant sur les joues de porcelaine. Marie-Dodo fut une poupée consolatrice et tendre.

Maintenant, elle attend dans un prosaïque tiroir, — où elle reçoit encore de temps en temps un furtif baiser, — que sa maman qui porte robe longue, veuille bien la donner à une autre petite fille. Mais sa maman est trop attachée à sa Dodo. Elle ne la cédera qu’à sa propre enfant, si jamais elle en a une !


VII


Sous le pommier aux « pommettes sucrées », un matin clair de juillet, à cheval sur la clôture du jardin, Toto, Marie et moi, nous avions décidé de célébrer solennellement la fête de Pierre. Allait-on faire une illumination aux lanternes chinoises ? Allait-on ramasser nos sous pour acheter un cadeau, une charrette à foin, ou un moulin à vent ?

Allait-on réunir nos amis, danser des rondes dans le parterre, « montrer » la lanterne magique, et demander à tante Estelle de nous faire au moins du sucre à la crème ?

« Le mieux, suggéra Toto, serait une belle séance “dramatique et musicale”, avec des costumes et des grands rôles. L’entrée serait d’un sou, et on s’achèterait ensuite des bonbons. » Les garçons par nature sont financiers et gourmands. Les filles sont plus généreuses. Marie protesta : « Maman ne voudra pas qu’on fasse payer nos amis. Un jour de fête, ce ne serait pas bien. » Toto, en y songeant, trouva la réflexion juste, mais il ajouta : « On demandera quand même de l’argent pour acheter des rafraîchissements, — parce qu’une fête sans manger »…

Il fut convenu que tante Estelle serait avertie et nous aiderait de ses conseils et de sa bourse. D’abord, il fallait qu’elle amusât Pierre tous les jours, pour qu’il ne sût pas qu’on répétait la comédie…

* * *

Et, quand il revenait des promenades qu’elle imaginait pour l’éloigner de nous, on avait des airs mystérieux et on lui disait : « Tu ne sais pas, petit Pierre, hum ! tu ne sais pas ! » — On l’agaçait, afin de lui faire payer d’avance la joie de la surprise. Il était bien gentil pourtant, Pierre. Il allait avoir sept ans. Il portait encore des habits russes, en piqué blanc, avec de grands cols matelot. Il était tout blond, avec des cheveux où le soleil mettait de l’or en reflets, et des yeux blonds aussi, d’une couleur indéfinissable ! Il avait un visage rose et frais. Dire que la barbe y pousse déjà…

Il était le petit de la bande ; on l’adorait. Il disait : “Quand je serai grand, je serai un gros t’homme” ! et l’on riait pour l’encourager à mépriser la grammaire, que nous commencions alors à apprendre.

Le quatre août arriva. Il fut entendu que la journée se passerait en répétitions et en préparatifs de tous genres. Nous avions obtenu le concours de quelques cousins et cousines, des acteurs fameux, — je vous assure.

Le soir, tante Estelle avait invité toutes nos relations, petits enfants et « grand monde ! » Dans la salle était la scène. Les spectateurs assistaient du boudoir. On joua très bien, sans se vanter ! Du moins, on fit beaucoup rire !… Je ne sais plus le nom de la pièce dont nous ne jouâmes que quelques scènes. C’était peut-être du Molière ; nous avions toutes les audaces. Moi, je me souviens que j’étais une servante, que je m’appelais Dorine, et qu’au deuxième acte, je me déguisais en garçon, probablement pour tromper ma maîtresse qui était Marie… Que ce devait être beau, grand Dieu !

Pierre avait un siège d’honneur, et était entouré d’hommages et de cadeaux ! Il applaudissait, joyeux.

Le spectacle fini, il y eut cris, danses, chants et… réveillon. Le réveillon surtout était magnifique, mais mon pauvre Pierre, tu gâtas mon plaisir !

Après la séance, quelqu’un avait crié : “La bascule, la bascule, petit Pierre”, et tout le monde s’était précipité et le poursuivait. Attrapé, il se débattait comme un petit diable qu’il était ; j’approchai pour le défendre, mais monsieur Pierre crut que je voulais aider à son tourment, et je reçus… un soufflet, oui, un soufflet !

Citait un petit soufflet de rien parti malgré Pierrot et sans qu’il sût où il allait frapper ! Il ne contenait pas un sou de malice ; Toto l’a dit bien souvent : « Les files, ça pleure toujours »… J’eus envie de pleurer et j’ai beau faire… je m’en souviens encore !

C’est ainsi. Même dans les fêtes d’enfants, il se glisse comme cela un détail… qui fêle la joie. Pour Pierre, c’était la bascule ; pour moi, ce fut ce mignon soufflet, qui ne me fit pas le moindre mal physique, mais qui m’attrista tellement !… Le reste du soir, je fus comme isolée du plaisir… je riais du visage, rien ne m’amusait plus, j’avais l’âme en peine…

Qui sait ? Pierre fut sans doute l’instrument de la Providence ! N’avais-je pas éprouvé d’orgueil, en apparaissant sur la scène, avec la culotte de Toto et une belle blouse fraîche à grand col marin !

Ah ! la vanité des petites filles, — qui n’apprennent que bien plus tard qu’elles ne sont presque rien dans le monde, qu’elles n’ont que le souffle que le bon Dieu veut bien leur donner, et le bonheur qu’elles savent mériter…

VIII


Les bonnes femmes du village tricotaient, assises sur leurs perrons, ou sur leurs chaises au bord de la rue, les pieds sur le trottoir. Elles causaient avec leurs hommes, ou entre elles, ou avec les passants : « Eh bien, monsieur Baptiste, une bonne journée ? Le foin est beau ? » Et soudainement arrivaient, au coin de la rue, petites filles et garçons à la douzaine, roulant leurs cerceaux de fer, qui dansaient sur les planches inégales du trottoir. Le soir qui venait, calme et lent, était un instant troublé par cette troupe « à l’épouvante » qui passait en lançant des hourrahs et des bravades aux bonnes femmes qui disaient : « Oh ! les petits bonjours, qu’ils en font du train. Et regardez-moi toutes ces petites garçonnières. »

Mais les cerceaux couraient toujours. Par moment ils zigzaguaient, tombaient ; relevés prestement, ils recommençaient à rouler, en hésitant d’abord, penchant d’un côté, de l’autre, puis, comme s’ils eussent suivi une lice, ils filaient tout droit, en parfait équilibre. Un clou, qui sortait du trottoir, les faisait dévier de nouveau ; ils sautaient brusquement, échappaient à leurs conducteurs et traversaient en biais la petite rue de sable. On les rejoignait. Ils repartaient, dociles à la baguette de bois qui les guidait.

Ils faisaient un bruit de forge, nos grands cerceaux de fer, et nos rires tintaient, éclatants. On s’en allait par la rue de l’église. On passait devant le couvent. Les religieuses, dans leur parterre, se promenaient, et l’on criait fièrement : « Bonsoir, Mère S.-Anastasie ! » parce que c’était alors les vacances. En temps scolaire, on eût plutôt baissé la tête, pour qu’elle fût cachée par la haie de cèdres qui fermait le jardin du couvent. Songez donc ! À la lecture des notes, s’entendre dire devant Mère Supérieure et toutes les grandes : « J’ai de mauvaises nouvelles à donner de Michelle. Elle court les rues avec les petits garçons. » J’ai si souvent rougi sous l’accusation ! Pourtant, Toto et Pierre, et Jean, et Jacques, où était le mal ?

Nous descendions la côte en face du couvent. C’était extrêmement agréable. Les cerceaux devenaient des balles ; ils bondissaient, prenaient une allure plus vive, et l’on courait à perdre haleine pour les suivre ! On ne voyait plus rien que le cercle qui roulait, roulait, et arrivait souvent dans les jambes d’une passante qui allait à l’église ou en revenait… Alors, on se faisait secouer un peu rudement par le bras ; on prenait des visages contrits et… souriants. « Excusez-nous, madame, on l’a pas fait exprès. » La madame partie, on éclatait de rire.

Et l’on repartait au galop, repassant par les mêmes petites rues, où les bonnes femmes causaient maintenant sans tricoter, le soleil ayant dit « bonsoir ». C’était l’heure des « chars ». Des couples s’en allaient. Un soir, petit Pierre, du haut de ses sept ans, avait crié à des amoureux qu’on avait un peu bousculés : « Ah ! que c’est beau, la jeunesse ! »

Nous étions l’enfance, l’enfance qui jouait au cerceau ! L’enfance qui riait à tout, qui se dépensait de toute âme et à… toutes jambes.

On courait plus vite, en voyant de loin la haute clôture brune de la cour de chez nous, et les cerceaux arrivaient les premiers, pèle-mêle, se frappant dans le parterre. Ils roulaient sur l’herbe, en se balançant et allaient tomber un peu partout comme fatigués d’avoir tant tourné !

On se précipitait dans le hamac. Les garçons se mettaient à cheval sur le bras de la galerie, et essoufflés, l’on se reposait en regardant au ciel s’allumer les étoiles.

Au bout d’un temps, on chantait « Malbrough », en chœur ; ensuite, on improvisait des couplets fous sur des airs faux — et l’on riait, on riait encore jusqu’au coucher !


IX


Le hangar était long et bas, blanchi à la chaux, avec des portes et des châssis rouges. Il clôturait tout un côté de la grand’cour. Il voisinait avec de vieux érables et des saules. Malgré la toilette qu’on lui faisait tous les printemps, il était vieillot et voûté. Il avait l’air de dire : J’en ai tant vu d’années, j’en ai tant vu d’hommes et d’enfants, j’en ai tant vu de foin, j’ai tant vu d’êtres et de choses !

Il avait l’air de murmurer cela doucement, mais c’était un vieillard très gai, sous le soleil ; et il résonnait, tous les jours, des cris joyeux de notre jeunesse.

Au bout, du côté de la rue, il y avait d’abord la glacière. On y allait le matin chercher un morceau de glace, dans la minuscule « charrette à poches » peinte en rouge, que notre cher chien Zoulou traînait dans la cour. Ensuite, c’était les écuries, la remise. Au-dessus de tout cela, le grenier à foin, avec, dans le pignon, un grand pigeonnier vide qui avait l’aspect d’une prison suspendue.

Le grenier à foin ouvrait sur la remise, qui était elle-même à demi-remplie de fourrage… Et l’on montait au grenier par une échelle à même le hangar, perpendiculaire, vous connaissez cela ? On arrivait par une petite porte-fenêtre. On entrait là à la queue-leu-leu, dix, douze enfants, en criant, en chantant. Quand Pierre montait derrière nous, il nous pinçait les jambes, le vilain petit gars !

En haut, on prenait « sa course » et l’on s’élançait dans le vide. On tombait dans la remise, sur un lit de foin. On s’enterrait, on se bousculait, on sortait de là les cheveux pleins de paille ; on passait la porte à deux battants qui donnait sur la cour ; on courait, en effrayant les poules ; on regrimpait l’échelle perpendiculaire, et l’on s’élançait encore dans le bon foin, le cher foin qui sentait si bon !

Un jour, comme on traversait le grenier, Berthe, une grande blonde qui aimait les peurs, avait crié : « Il y a un homme dans le pigeonnier ! » Sans se retourner, on s’était tous précipités dans la remise, et sautant ensemble, on s’était un peu fait mal. Gabrielle, une chère petite fille qui n’est plus, était devenue toute pâle, et on l’avait cru sans connaissance ! Toto, remonté pour voir l’homme, n’en vit aucun. On avait chassé Berthe, et pendant deux ou trois jours on lui cria qu’on était sorti quand elle venait !

On recommençait bien souvent les sauts dans le foin. Quand on était trop essoufflé, on allait manger des « beurrées » de crème avec du sucre du pays dessus !

Puis, on attelait Zoulou à sa charrette à poches, et il nous promenait deux par deux, autour de la cour.

Le vieux hangar nous regardait paternellement ; il disait sans doute : Jouez, jouez, petits enfants, vous connaîtrez bien assez tôt toute la vie ! Il avait déjà vu sortir des morts de la maison. Il a vu, depuis, partir pour toujours toute la famille !…

Qu’est-il maintenant, le vieux hangar ? Il doit être écrasé par l’âge. S’il rit encore sous le soleil, c’est qu’il est tombé en enfance… Je gage qu’on l’a peuplé d’animaux et que les enfants n’y vont plus.

À la Résurrection future, je demanderai un cinématographe où je verrai passer toutes les heures de mon enfance, et la vieille maison, et le parterre, et le jardin, et la cour, et Zoulou, et les petites filles en rose et bleu qui montaient dans l’échelle du vieux hangar, bas et voûté, blanchi à la chaux !


X


Demain, c’était la rentrée des classes. Au lever de septembre, par un jour de soleil, nous étions, Marie et moi, assises par terre sur la galerie, à couvrir nos livres, à aiguiser nos crayons !… Gabrielle était avec nous. On lui disait : « Tu sais, nous allons apprendre les verbes, cette année, et la géographie ! » Et l’une de nous avait ajouté : « Tu les sais, toi, les verbes, Gabrielle ? dis-nous en donc ! »

Gabrielle était debout, appuyée au bras de la galerie, la tête dans les gloires du matin qui grimpaient tout le tour de la maison. Elle avait des cheveux roux qui moussaient sur les tempes et se doraient au soleil, et de grands yeux noirs, pleins de lumière. Elle était fine, souple, mince, et d’elle se dégageait ce charme particulier aux enfants qui ne vivent guère. Elle nous dit : « C’est en classe qu’on récite des verbes. » Mais on insista : « Dis-nous-en, Gabrielle, dis-nous-en ! » Et elle commença le verbe aimer, qu’elle récita jusqu’à bout de souffle, à la manière des petites filles de couvent. Nous étions en extase. Elle n’avait que quelques pouces de plus que nous, Gabrielle, et elle savait tout ça !

* * *

Quelques jours plus tard, dans la grand’cour du pensionnat, Mère S.-Anastasie surveillait la récréation du midi. On entendait les plus petites qui chantaient, avec des voix mêlées, douces ou fortes, basses ou grêles, en scandant toutes les syllabes : « Trois fois passera, — la dernière, la dernière, trois fois passera, la dernière y restera ! » Les moyennes sautaient par-dessus une corde tendue, qu’elles élevaient un peu, chaque fois que toutes l’avaient passée avec succès. Gabrielle était là. J’arrivai en courant, je me mis à la suite des autres et, à mon tour, je sautai.

Mais j’étais trop petite et la corde trop haute. Je m’accrochai, je tombai, mon nez saigna. Quelques-unes dirent : « C’est bon pour elle, elle avait beau ne pas venir se mettre avec les plus grandes. Ça lui apprendra ! » Mais Gabrielle me défendit et s’indigna : « Vous n’avez pas honte ! Ce n’est pas sa faute, si elle est tombée. Elle est fine, Michelle, et je l’aime ; elle jouera encore avec nous ! » Et elle abandonna le jeu, m’amena doucement sur un banc, me fit tenir la tête en arrière pour arrêter le sang, me consola, m’embrassa …

Je ne l’ai pas revue souvent après cela. Elle était si avancée au couvent ! Mais je l’aimai de tout mon cœur. Quand je la rencontrais, je me contentais de lui dire bonjour et de lui sourire. Je devenais muette devant elle ; je me sauvais parfois !

L’hiver venu, elle fut très malade. Moi aussi. Les fièvres couraient. Elle fut convalescente avant moi, et je l’ai vue passer de mon lit, un après-midi. Elle était avec sa mère. Elle marchait lentement. Elle était toute pâle. Elle avait un manteau et une tourmaline « rouge feu ».

Elle retomba malade. Un jour, j’étais à la ville avec maman. Dans un magasin, je choisissais les broderies qui devaient orner ma robe de première communion, quand son oncle, qui passait par là, vint nous dire : « Nous avons reçu un télégramme, tout à l’heure. Gabrielle est morte. Son père est à la ville. Il lui avait demandé, ce matin, avant de partir, ce qu’elle voulait qu’il lui apporte. Elle ne pouvait rien manger. Elle avait demandé des livres de contes. Et elle est morte ! »

J’écoutai cela, les lèvres serrées, la tête bouleversée. Je ne regardais plus rien dans le grand magasin. Je ne parlais plus à maman. Je n’ai dit à personne la peine que j’avais !

Quand j’allai la voir, le lendemain, à la lueur des cierges, je ne la reconnus pas. Ce n’était plus Gabrielle, la petite fille que j’aimais tant, c’était une grande jeune fille ; on eût dit sa sœur aînée ! Elle lui ressemblait tout à fait, malgré ses cheveux libres bouclés sur l’oreiller. Je m’en allai furtivement, et je pleurai comme une folle en retournant chez nous.

Le matin de la sépulture, toutes les petites filles du pensionnat, en robe noire et en voile blanc, nous allâmes chercher Gabrielle. C’était en mai. Je revois encore le défilé par les rues de mon village, mais je ne sais plus s’il faisait soleil. C’était tellement triste, cette procession. À la chapelle du couvent, il y eut un arrêt, une cérémonie d’adieu : un chant à la Sainte Vierge, qui parlait d’au revoir, au ciel. Mais en attendant, mon Dieu, la fillette que j’étais pleurait, et se demandait pourquoi vous n’aviez pas pris la « Louchon », ou d’autres petites, malheureuses, et laides, et misérables, qui restaient sur le « Coteau », n’avaient rien à manger, que leurs parents n’aimaient pas beaucoup, et qui eussent été si contentes, il me semblait, de s’en aller au ciel !

* * *

Dans mon missel, j’ai, seul souvenir de Gabrielle, une image mortuaire ; dans ma mémoire, j’ai deux portraits : celui du petit chaperon rouge, si pâle, et celui de la fine enfant qui me récitait le verbe aimer, la tête sur fond de verdure et de ciel bleu.

Dans mon cœur, j’ai conservé un sentiment de piété pour elle, — et il m’arrive de la prier…


XI


Marie et moi, nous avions chacune de soixante à quatre-vingts petites filles de papier, et cela ne faisait qu’une seule famille. Nous demandions des cahiers de modes pour nos étrennes, et nous découpions toutes les bonnes femmes qu’ils contenaient, en robes d’été, en manteaux d’hiver, en costumes de printemps ou d’automne, avec ou sans chapeaux, en robes de matin ou d’après-midi, en toilettes de bal, en costumes de bain, en chemises de nuit ! Toutes les petites filles qui avaient l’air d’avoir le même âge étaient une seule et même petite fille qui changeait de visage quand elle changeait de robe. Les familles se composaient alors de cinq ou six filles de dix-huit à trois ou quatre ans. Nous n’avions que rarement des garçons. C’était trop tannant, et puis, à vrai dire, dans les cahiers de modes, il n’y avait presque jamais de garçons ! Nous avions parfois un bébé, — mais c’était très difficile à trouver, et comme on ne pouvait pas le changer de robe, on le faisait mourir de la rougeole, quand on était fatigué de lui voir la même jaquette et le même visage.

Nos petites filles étaient si riches, voyez-vous ! Elles avaient de tout, ces enfants-là. En revêtant une robe neuve, elles avaient souvent une nouvelle poupée dans les bras, ou une balle, ou un miroir. Elles tenaient des fleurs à la main, et même j’en ai vu qui avaient un perroquet sur l’épaule ! Au bout d’une corde, les plus petites traînaient une charrette, et les plus grandes, en robes de matin, étaient parfois assises devant une table de toilette, à trois miroirs ! On découpait tout, vous pensez bien !

Le jeudi, chacune de nous s’installait à l’une des larges fenêtres de la grande salle. Nous érigions là nos châteaux. Ils se composaient de douze à quinze boîtes de différentes grandeurs, mises sur le cant, leurs couvercles servant de plancher. Les chambres étaient roses, ou mauves, ou bleues, avec des lits de papier d’argent, sur des ripes de papier de soie. Elles sentaient le chocolat ; c’étaient des boîtes de « Fry » à dix sous ! La salle à manger était une boîte de gomme, que l’on avait quêtée au prochain magasin de bonbons. Elle était vaste, rose en dedans, avec un couvercle à même, en dessous duquel on plaçait toutes les petites filles en pile, âge par âge ; c’était la garde-robe. Le salon, immense, était une boîte à chaussure. Comme, pour serrer le château, l’on mettait les chambres dans le salon, l’odeur de cuir s’atténuait d’un parfum de chocolat ! Il y avait aussi un boudoir, une salle d’étude, une cuisine, des galeries…

On disposait toutes ces boîtes, les grandes en dessous, les petites en dessus, à côté les unes des autres. On faisait la grande vie ; on recevait beaucoup, on s’habillait très bien. La famille de Madame Marie venait voir la mienne ; la mienne allait voir la famille de Madame Marie. On se vantait, on se mentait, on s’amusait !

« Figurez-vous, Madame, que Pauline a failli mourir, hier. Elle avait volé des ortolans à la cuisine, et en avait mangé, mangé ! » — ou bien : « Nous avons eu bien des inquiétudes, la petite Marguerite a déserté, s’en est allée dans le parc, et vous savez, Madame, si c’est immense ? Elle s’est perdue ! on ne la retrouvait plus ! »

Toto et Pierre s’ennuyaient, quand on jouait aux poupées de papier. Parfois, ils voulaient faire comme nous. On leur prêtait nos plus sales petites filles, ils s’arrangeaient des boîtes sur les autres fenêtres, et ils commençaient.

Mais, voilà ! Ils envoyaient, par exemple, un après-midi, leurs enfants demander les nôtres pour jouer, et notre servante leur répondait : « Madame ne veut pas que Marguerite et Pauline sortent avec vos petites, qui sont trop mal habillées, et trop malpropres ! » Les garçons disaient : « D’abord, nous serons les loups et nous les mangerons, vos petites filles ! » Mais on les amadouait, et Pierre devenait capitaine de vaisseau et promenait nos poupées dans son bateau blanc à tuyaux dorés. Toto se faisait ingénieur, et menait nos familles en excursion, dans son engin et son char à bagage !

Le salon était une forêt merveilleuse, semée de fleurs sans nombre, — les fleurs du tapis ! On y allait, en se rendant en char, jusqu’au passage. Ensuite, on traversait le passage, qui était le fleuve, en bateau, et l’on arrivait à la forêt merveilleuse. Par malheur, on y rencontrait toujours les bohémiens, qui enlevaient une ou deux de nos petites filles ! Alors, on revenait en poussant des cris de désespoir : « Ma fille ! j’ai perdu ma fille bien-aimée ! »

Mais la police de mon village étant une vigilante police, on retrouvait la petite fille perdue. Elle s’était échappée des mains des bohémiens, avait couru depuis trois jours, s’était égarée dans les bois, où on l’avait enfin retrouvée endormie sur les fougères. Je vous assure qu’elle nous en racontait des histoires ! Nous en avions la gorge sèche.

Les costumes de bain n’étaient point une vaine parure ; nos filles s’en servaient. On se rendait au fleuve en bateau. On montait l’escalier jusqu’à la moitié, et là, on faisait plonger les petites filles dans le fleuve. C’était une plage tout à fait chic, le coin des parapluies à côté de l’escalier ! Elles plongeaient en tournant sur elles-mêmes ; on allait les ramasser et on les renvoyait en soufflant dessus. Qu’elles s’amusaient au bain ! Si vous les aviez entendu rire et échanger leurs impressions. C’était délicieux, quand il n’y avait pas de noyades. Les petites filles ne jouent jamais sans faire les choses sérieusement. Elles se préparent aux épreuves de la vie, elles s’y exercent ! Et quand on retrouvait la petite noyée, on s’exclamait, malgré nos sanglots. Elle avait toujours grandi prodigieusement, comme une vraie noyée, quoi !

À la fin, Toto se fatiguait d’être ingénieur, Pierre, d’être capitaine. Ils se mettaient à martyriser nos poupées. Pierre prenait nos plus belles dans sa bouche, et criait en se sauvant : « Bibite à mange ! »

Nous poussions des cris de détresse ; tante Estelle arrivait et disait : « Tiens, vous êtes fatigués ! Rangez tout cela, et nous allons sortir ! »

Et les châteaux se démembraient, les chambres disparaissaient dans le salon ou la salle à manger. On serrait les boîtes en pile dans une grande armoire à notre usage, à même le mur de la salle ; et dehors !

On respirait allègrement en cheminant sur les étroits trottoirs de bois. On avait tant vécu, tant souffert, tant parlé dans l’après-midi !

Tante Estelle nous amenait au Sacré-Cœur dire notre prière. Ensuite, on se rendait jusqu’au milieu du village, où l’on se faisait encore acheter une boîte de chocolat, — future chambre de petite millionnaire de papier !


XII


La nuit, le vent hurlait parfois autour de la vieille maison ; il dansait des sarabandes folles sur les toits, faisait résonner les dales, grincer la girouette, battre les contrevents. Il sifflait de longues plaintes dans les feuillages, puis se fâchait soudainement, et les arbres craquaient. Il remplissait la nuit de sa grande voix, qui se lamentait ou menaçait…

Et les petites filles, éveillées dans leur lit, croyaient venue leur dernière heure. Elles écoutaient, apeurées, et voyaient sur les murs, dans l’obscurité, des bêtes fantastiques, des dragons à sept têtes comme dans les contes de fées. Elles s’abriaient par dessus la tête, mais les visions effrayantes restaient dans leurs yeux. Une rafale plus forte semblait enlever les toits. On entendait un craquement, puis une masse lourde qui tombait en gémissant. Qu’était-ce ? Les petites filles frémissaient, retenaient leur souffle, et le sommeil venait et les emportait loin des bêtes à sept têtes et du vent furieux.

Le lendemain, dans la cour, un des chers vieux érables avait une branche qui traînait par terre, brisée ; une branche énorme et belle, le tronc ayant plus de cent ans. C’était un joli spectacle, les enfants qui jouaient autour, qui sautaient, qui tressaient des couronnes de feuilles et s’en faisaient des parures. Tante Estelle trouvait cela triste. Deux hommes venaient, détachaient la branche de l’arbre, à coups de hache. Elle tombait tout à fait. On se mettait à cheval dessus, les garçons criaient : « Arrié donc ! »

Mais les hommes nous chassaient ; ils plaçaient la branche sur le chevalet, et tirant chacun leur bout du godendart, ils la taillaient et retaillaient. Au grincement de la scie sur le bois frais, on jouait autour des hommes, qui nous racontaient des histoires. Marie et moi, nous ramassions du bran de scie, pour bourrer des poupées que Toto ou Pierre avait éventrées !

À la fin, la branche n’était plus que de petites bûches, que les hommes fendaient encore avec la hache, et que l’on aidait ensuite à transporter jusqu’au hangar, dans la brouette. Et en revenant du hangar, on voulait tous embarquer dans la brouette pour faire un tour, et l’on se battait !

Quand tout était terminé, tante Estelle apparaissait au bout de la galerie, et on lui criait, joyeux : « On a travaillé ! » Mais elle, ne voyant que l’arbre, disait tristement : « Ils s’en vont nos vieux érables, ils s’en vont ! »

On cessait de regarder la terre couverte de feuilles fraîches et on levait les yeux. Tout à la joie de l’événement, nous n’avions pas remarqué que l’arbre était infirme, qu’il avait une grande blessure ronde, et qu’il semblait manchot sans cette grosse branche. On voyait plus de ciel, mais il y avait beaucoup moins d’ombre et la couronne de feuillage était ébréchée ; il manquait un tiers de l’arbre.

« Ils s’en vont nos vieux érables. » Alors, ce n’était pas drôle, une branche qui tombait ? C’était triste ? C’était quelque chose comme un malheur ?

Nous n’osions plus être si gais. Nous sortions de la cour. Parfois nous allions nous asseoir sur la clôture, au bord de l’eau. Le grand vent n’avait rien fait à la petite rivière. Elle coulait calme, claire sous le soleil, et jolie avec ses rives bordées de saules et de framboisiers. Elle faisait une courbe que la rue suivait et, comme on la voyait de chez nous, elle tournait en cercle d’argent, uni, lumineux. C’était la paix toute pure, notre petite rivière, la paix qui s’en allait se perdre on ne sait où, qui s’en allait peut-être retrouver les nuages roses que le soleil laissait au ciel quand il se couchait ? Et l’on regardait la rivière qui était belle, qui était la même chaque jour, qui s’en allait, mais qui restait toujours.

Ce n’était pas comme les vieux érables « qui s’en vont ». Si l’on se retournait, on avait un peu de peine maintenant, en regardant au coin de la cour l’arbre qui n’avait plus tous ses bras. Qui sait ? La rivière avait sans doute du chagrin des malheurs de notre érable, son voisin.

Elle devait ainsi souffrir de toutes les tristesses qui passaient autour d’elle. Mais elle était comme une âme courageuse et paisible, qui marche avec sérénité et confiance, malgré les choses qui blessent, vers un but infini et éternel, vers le pays d’or où reste le bon Dieu !

XIII


Tante Estelle disait d’une voix douce, un peu attristée : « Déjà l’automne ! » La bonne Julie criait sur tous les tons : « Que c’est donc d’valeur, grand Dieu, vlà l’automne ! » Lorsqu’on passait par les petites rues du village, on entendait les bonnes femmes qui disaient entre elles, en balayant leurs perrons : « Vlà l’automne, vlà l’automne ! Il va falloir se renfermer. »

Nous écoutions, d’une oreille distraite, tous ces regrets. Il n’y avait vraiment rien de triste. Le ciel était presque toujours d’un beau bleu clair, où se promenaient des nuages blancs et gris, qui marchaient vite sous le vent. Maman nous faisait mettre nos manteaux et nos « tourmalines » pour jouer dehors. On courait longtemps sans avoir chaud. Je me rappelle que j’avais des ardeurs inexplicables, dans mon âme de petite fille, et une joie de vivre qui m’excitait. Je me souviens d’avoir couru, tout un après-midi, autour du couvent de la Providence, en sautant sur un pied, puis sur l’autre, le plus haut possible, essayant d’arracher des feuilles aux branches, riant au vent qui rejetait dans mon dos ma petite tourmaline. J’étais fière, j’étais folle, j’étais heureuse ! J’avais tout en moi, je ne désirais rien. Je regardais le ciel bleu et les nuages qui voyageaient et changeaient de formes. Et je courais jusqu’à bout d’haleine, toute seule, sans but, pour suivre les nuages, pour « manger » le vent !

On jouait beaucoup à la « tag », en ces jours-là, Toto, Pierre, Marie et moi. On jouait surtout à la « tag baissée » et l’on faisait des culbutes qui n’en finissaient plus sur le gazon ! On se roulait. On chantait. On se balançait à toutes forces, dans le hamac, en enterrant à pleins poumons, « le petit bonhomme tout noir, tout barbouillé, qui s’est noyé, plan, plan, plan, boum, boum ! »

Qui portera le deuil — le
plan, plan — boum ! boum !
Qui portera le deuil — le ?
Ce s’ra monsieur l’curé,
eh ! eh ! Ah ! ah !
Ce s’ra monsieur l’curé,
eh ! eh ! Ah ! ah !
Ce s’ra monsieur l’curé — é !

On riait. On poussait des cris d’allégresse. On ne montait jamais sur la galerie sans sauter par dessus le bras, et l’on entrait dans la maison par les fenêtres. On « marchait debout » sur la haute clôture qui entourait la cour. Les garçons grimpaient dans les arbres, et Marie et moi nous essayions de les suivre ! On jouait au « but volé », et l’on allait se cacher dans la côte qui descendait à la rivière ; on remontait couverts de graquias et les poches remplies de cenelles.

Quand un certain vieux prêtre de la Providence passait, Toto ou Pierre courait après moi, m’attrapait, m’embrassait et criait : « Bonjour ! monsieur l’abbé, j’embrasse les filles, moi ! » Et le vieil abbé, qui s’en allait jouer aux dames chez notre voisin, l’inspecteur d’école, disait en souriant et en levant sa canne avec menace : « Oh ! mes petites canailles ! »

On sautait en chantant : « Quand mon père était bedeau ». On se jetait sur le dos, on se relevait, on essayait de rejoindre la voiture d’un habitant qui passait, on s’accrochait en arrière. Quand il se retournait et fouettait, on l’insultait : « Habitant chien blanc, amoureux chien bleu ! » On revenait à la maison sans cesser de chanter, en se poussant des coudes, en trottant comme des poulains, en gageant : « T’es pas capable d’arriver avant moi ! » On allait faire le tour du jardin qui jaunissait déjà ; on était tout heureux de voir tomber les feuilles qui volaient au vent comme des papillons. Toutes les choses étaient gaies.

Julie venait nous appeler pour le souper et renotait : « Il fait déjà brun, que c’est ennuyant l’automne ! »

Ennuyant, l’automne ? Mais pourquoi ? C’était enivrant, beau, frais, réveillant ! Ça remplissait le cœur comme quelque chose d’infini ! Ça donnait des ailes aux petits garçons et aux petites filles ! Et l’on était sorcier à qui mieux mieux, faisant le diable sans se lasser, avec tant d’entrain et de joie que le bon Dieu devait en rire ! Les grandes personnes disaient que l’automne était triste ! Les grandes personnes ne savaient donc pas vivre ?

Moi aussi, je suis devenue une grande personne. Je sais pourquoi tante Estelle était attristée quand les feuilles tombaient. Elle savait bien que les petits enfants, qui faisaient résonner la maison de leurs cris joyeux, deviendraient des gens raisonnables, souvent trop silencieux, parce qu’ils ont vu la vraie vie qui contient tant de feuilles mortes. Elle savait, tante Estelle, que l’automne ressemble à la vie qui s’en va, mais elle était chrétienne aussi, et ses regrets étaient doux, sans amertume.

Pour moi, l’automne, c’est l’ardeur, l’activité qui recommence après la torpeur et la paresse des jours chauds : je sens en moi plus de gaieté, plus de vaillance, et une force nouvelle !…


XIV


Sur la rive, la première gelée avait attendri les cenelles, et les graquias se détachaient facilement des arbustes séchés. On descendait à même la côte, en se tenant aux branches de saules et aux framboisiers, parce qu’avec l’erre d’aller on eût plongé dans la rivière ! Les garçons ramassaient les graquias dans leurs chapeaux de paille ; Marie et moi, dans nos tabliers blancs ! L’eau coulait à nos pieds, pailletée d’argent. La campagne était paisible et fraîche et l’on était heureux d’être chez nous, sur cette rive qui était devant la maison.

La moisson terminée, on remontait la côte, et les mottes de terre se détachaient sous nos pas et dégringolaient vers la rivière. On allait s’asseoir sur les marches de la galerie, et l’on se mettait à l’œuvre. Il y avait des graquias qui étaient déjà tout jaunes, d’autres, encore verts, avaient à leur tête la petite touffe duvetée et violette. Marie et moi, nous faisions des paniers à anse pour envoyer nos poupées au marché. Côte à côte, les graquias unissaient leurs piquants. Nous choisissions les plus beaux pour le fond, en mettant les touffes fleuries en-dedans ; de la sorte les provisions auraient reposé sur une mousse violette et veloutée, si les paniers eussent été jusqu’au marché ! Mais voilà ! Ces petits paniers si amoureusement travaillés étaient fragiles comme des rêves et il fallait les contempler sans presque les toucher !

Les garçons eux, faisaient des clôtures, trois ou quatre graquias de hauteur, entourant un pied carré de galerie. Quand cette espèce de clos était fini, ils se demandaient ce qu’ils allaient mettre dedans. Ils se construisaient une petite auge. Ils allaient au jardin, cherchaient dans les concombres grimpants ceux que la graine n’avait pas encore crevés. Ils leur mettaient quatre pattes, et des oreilles en bouts d’allumettes ; leur perçaient des yeux, une bouche et un nez ; alors, ils étaient propriétaires d’une belle… soue bien habitée ! Toto et Pierre imitaient à s’y tromper les gémissements des animaux de soie ! Et c’était un concert, accompagné des faits et gestes batailleurs des bêtes vertes, en concombres piquants, dans la jolie soue en graquias ! Quand tous les petits cochons étaient meurtris à mort, il arrivait que les garçons, fatigués de leurs graquias, les lançaient d’abord au hasard sur le gazon du parterre, puis sur ces pauvres Marie et Michelle qui recommençaient toujours leurs paniers avec une inlassable patience ! Alors, c’était tragique, parce que les filles ont de grands cheveux, et quand les graquias s’y mettent !… Souvent, il fallait couper une mèche…

Mais, parfois, à notre premier cri de détresse, les garçons envoyaient tout d’un paquet leurs graquias et les nôtres par-dessus la clôture de la cour, et ils disaient : « Asteure on va jouer à autre chose. » À quoi ? à la cachette, au but volé, aux quatre coins ? Et l’un de nous s’écriait : « Jouons au loup ! »

Toto se cachait derrière le plus gros érable, dans un coin du parterre. Marie, Pierre et moi, nous tenant par la main, nous avancions vers l’arbre, et reculions en mesure, en chantant très fort, puis « diminuendo », toujours sur la même note :

« Promenons-nous — dans le bois, — tandis que le loup y est pas ! — Si le loup y était, — il nous mangerait. »”

Nous recommencions ensuite le refrain, simulant la peur quand on entendait grouiller en arrière de l’arbre ! Soudain, retentissait un cri formidable, qui nous faisait frissonner des pieds à la tête : « Boeu ! » et nous nous sauvions à toutes jambes, effrayés comme si un vrai loup nous eût poursuivis !

Le loup rugissait, criait : « ça sent la chair fraîche », ouvrait la bouche avec gourmandise, grognait avec fureur ! On courait un grand bout de temps en suivant le bord de beau ; essoufflé, l’un de nous tombait en se roulant dans l’herbe, et le loup le mangeait !

Celui qui avait été mangé devenait le loup, et la course recommençait. Pour fuir l’animal féroce, on s’élançait des fois du côté de la cour, et les poules se sauvaient en piaillant. On montait sur la galerie, on entrait dans la cuisine, on renversait des chaises en criant : « le loup ! le loup ! » et bon ressortait par la porte de l’office qui donnait dans le jardin. Comme on était en automne, on foulait librement les plates-bandes ; on courait jusqu’au pommier. Là, le loup ayant dit : « j’joue pus », on finissait la partie à cheval sur la clôture en mangeant les pommettes qui restaient encore à l’arbre.

« Si l’on se contait des contes ? » Toto prétendait qu’il en savait un neuf, un beau.

Il commençait, nous décrivait des barbes-bleues qui étaient en même temps rhinocéros ou hippopotames ; des princesses qui étaient belles comme Peau-d’âne, qui avaient les pieds de Cendrillon, chaussées de souliers en diamants ! des châteaux remplis de chocolats, d’or et d’argent ! et des jouets merveilleux pour les enfants ! Il inventait une intrigue, des péripéties, et au moment où, embarrassé, il ne savait plus s’il devait faire manger sa princesse par son monstre, ou faire apparaître une fée bienfaisante qui changerait le monstre en prince charmant, Julie nous appelait pour le souper.

Durant le repas, Toto refusait obstinément de finir son fantastique récit. En rêve, Marie et moi nous terminions parfois le conte, toujours à notre avantage : nous étions la princesse et le loup nous mangeait !

Et maman, ayant entendu crier : « bœu ! » montait voir si nous étions malades…


XV


Sur l’étroit trottoir de bois, nous nous promenions devant la maison, d’un pas égal, le pied droit de Marie avançant en même temps que mon pied droit et sur la même planche. Quand on ne s’accordait pas, on faisait un petit saut pour retomber en mesure, et l’on continuait longtemps cette marche militaire, à l’air frais du jour d’automne…

Toto et Pierre sortaient de la maison en criant : « On rentre les quatre-saisons, maman dit qu’il va geler ! » Dans le parterre, contre la galerie, à distances déterminées, il y avait six quatre-saisons dans des pots de bois peints en rouge, haussés sur des bûches. Les fleurs étaient roses ou mauves. Pour qu’elles fussent mauves, si je me souviens bien, il fallait mettre du fer dans la terre…

Je ne peux pas me rappeler où on les plaçait dans la maison. Il me semble que c’était à la fenêtre de la salle à manger. Je sais qu’il y avait des bouquets, là !

Ce qui nous ravissait, quand on rentrait les quatre-saisons, c’était de contempler, sur les bûches fendillées, les fourmis qui avaient établi leurs demeures sous les pots et qui se trouvaient soudainement sans toit. Elles se mettaient à courir comme des folles vers de gros œufs, ressemblant à du riz soufflé, qu’elles poussaient ensuite avec leurs pattes de devant. Elles étaient extrêmement excitées, affolées par la catastrophe ! Elles se hâtaient de précipiter les œufs dans les trous de la bûche. On prenait de la terre et on bouchait les portes de leurs caves. Elles se mettaient à pelleter rapidement avec leurs pattes et les trous reparaissaient. Il y avait des centaines de fourmis sur chaque bûche, des petites et des grosses. Quelques-unes essayaient vainement de traîner les œufs ; alors, elles s’appelaient entre elles d’une voix qu’on n’entendait, hélas, pas ! et à deux, trois, elles transportaient les fardeaux, en se faisant des gestes ; elles avaient l’air de se donner des tapes, parfois.

On s’amusait beaucoup du spectacle. On restait devant les bûches, tant qu’il y avait des œufs à déménager. Et on se demandait comment les fourmis feraient pour vivre quand il y aurait de la neige.

Car il y aurait de la neige bientôt, dans un mois peut-être ! Cette perspective nous rendait aussi agités que l’étaient les laborieuses fourmis, et l’on sautait de joie en regardant tomber les feuilles, qui étaient jaunes et rouges dans les arbres.

Il faisait noir très tôt, maintenant. Tante Estelle ne s’asseyait plus sur la galerie. Elle sortait un moment, les quatre-saisons rentrées, et nous disait : « Regardez là-bas, mes petits enfants, comme le ciel est clair. C’est du froid, il gèlera. » À cinq heures, le soleil était couché. Tout l’horizon était jaune, d’un jaune net et brillant, et, au-dessus de nous, la nuit s’en venait, en bleu qui se fonçait par degré. Je vois encore une grange seule dans les vastes champs, sur l’autre rive. À qui appartenait-elle ? Elle se détachait sur le jaune du ciel, d’un gris couleur du bois vieilli, quand il n’a jamais été peinturé. Elle était isolée par la rivière, comme dans un désert. Je m’imaginais être transportée dans cette grange ! Je frissonnais !…

Mais, pourtant, de là, j’aurais vu la maison toute blanche sous le ciel noir, comme la grange était noire sur le ciel jaune. J’aurais vu les grands arbres, la lumière aux fenêtres, et la fumée blanche qui montait des cheminées. J’aurais vu la maison qui abritait, dans ces jours, mon enfance, la maison où je riais, où je chantais, où je pleurais, où j’aimais ! La maison où mon intelligence s’ouvrait, où mon âme se formait sous la main pieuse de maman, sous la surveillance tendre et indulgente de tante Estelle. La maison où j’ai tant aimé la vie heureuse, la vie active, où mon enthousiasme s’est éveillé, où ma sensibilité est née !

La maison était vieille, en mortier gris-blanc, avec un long toit bas et des lucarnes. Les arbres qui l’entouraient étaient vieux ; la clôture brunie de la cour penchait un peu, mais les têtes des cerisiers et des lilas regardaient par-dessus, et la rajeunissait de leur verdure. Tout ce chez-nous avait une figure d’expérience qui parlait. En face, la rivière était la paix qui disait : « Soyez sages, ne pleurez pas inutilement, soyez calmes en vous-mêmes, et vous marcherez comme moi, doucement, vers des pays d’or. » Et la maison, elle, disait : « J’ai souffert, j’ai vieilli, j’ai des années et des années sur mon pauvre mortier. Mais je me tiens droite, pourtant, je me tiens vaillamment pour vous conserver intact l’aspect du passé, pour que vous vous souveniez que le bonheur et l’abri que vous avez aujourd’hui, vous le devez à vos aïeux, à ceux qui furent bons et chrétiens. Je vous manquerai un jour, peut-être, mais gardez en vous les souvenirs, pour que l’héritage d’honneur et de foi vous reste. Ne méprisez pas les vieilles choses ! »

La maison est morte pour nous, maintenant. Mais comme les parents qui meurent, dont les cœurs veillent sur nous des pays éternels, l’âme de la maison vit encore. Elle est en nous. Elle est en moi, qui m’attendris à la faire revivre.


XVI


Toute la nuit, le vent avait soufflé sur les arbres. Au matin bleu, plein de soleil, le parterre avait pris un aspect nouveau. Les gazons étaient parsemés de feuilles rouges et jaunes, frémissantes et légères. Elles s’étaient amoncelées dans les allées, dans les talus qui bordaient le trottoir, près des clôtures, dans tous les creux du chemin. On allait voir la cour ; c’était le même vol de feuilles qui s’abattaient partout et se rassemblaient dans les coins sous la poussée du vent. On admirait bien un moment comme c’était joli et vaste au-dessus de nous. Les feuillages trop minces ne cachaient plus le ciel, que l’on voyait à travers des ramures comme au travers d’une dentelle.

Mais tout cela ne valait pas le « jeu des feuilles mortes ! »

On s’attelait à la charrette de Zoulou. On allait chercher une « gratte », un râteau. On faisait le tour de la cour, du jardin, du parterre, de la rue vis-à-vis la maison ; et l’on ramassait les feuilles en cinq ou six tournées. On appelait cela des « voyages de foin », et l’on déchargeait la charrette dans un coin du parterre où la galerie faisait angle avec la haute clôture brune. Quand il y avait un bon lit de deux à trois pieds d’épaisseur, on montait sur le bras de la galerie, puis sur la clôture et l’on se jetait à pieds joints dans les feuilles. Oh ! le bon frisson qui nous secouait, nous faisant suffoquer une seconde, ouvrir la bouche, aspirer l’air fortement en attendant de sentir le sol sous les pieds ! Et le bruissement des feuilles sèches, et leur bonne odeur de verdure en poussière, quand on se roulait dedans !… À la course, chacun son tour, se bousculant, Toto, Pierre, Marie, Michelle, montaient sur la clôture et se jetaient en criant dans les feuilles, et recommençaient, et recommençaient encore, les yeux brillants, les joues roses, les cheveux ébouriffés, les vêtements garnis de feuilles d’érables rouges et jaunes, qui s’attachaient aux étoffes laineuses des manteaux d’automne !

Parfois, un passant nous criait : « Vous allez vous casser le cou, ou les jambes ! Vous n’avez pas peur ? »

Peur ? Allons donc ! et l’on redoublait d’ardeur, et l’on se jetait avec plus de violence, plus d’élan, dans le lit de feuilles, qui se foulait peu à peu.

Quand il était trop « tapé », on remettait le jeu au lendemain, espérant que le vent détacherait des arbres les dernières victimes…, et la charrette, le lendemain, refaisait le tour du jardin, de la cour, du parterre, ramassait de nouveau des « voyages de foin », et le lit de feuilles redevenait léger, mou, et l’on sautait encore.

Au bout d’une semaine, toutes les feuilles étaient brunes et sèches comme du tabac. Pierre et Toto se roulaient des cigarettes qu’ils fumaient en cachette. Marie et moi, nous revenions à nos poupées.

Nous n’étions pas tristes. Nous racontions à nos « petites » que la neige s’en venait, qu’on mettrait des lices à leur carrosse et qu’on les traînerait sur le trottoir. On les emmaillotait comme des bébés de chair, on les berçait dans le hamac, au froid, en chantant, entre deux baisers sur les lèvres de porcelaine : « Fais dodo — pinoche — ta mère est aux noces, — ton père est en haut — qui fait des petits sabots ! » Et les petites s’endormaient en face du soleil qui descendait de l’autre côté de la rivière, sous l’œil tendre de leurs mamans qui se faisaient des croix sur « le bec », et se parlaient par signes pour ne pas troubler leur sommeil !


XVII


Le temps était cru, le ciel gris comme de la suie, les arbres dépouillés et tristes. La rivière avait pris une couleur de plomb, l’air nous faisait frissonner. On ne savait pas au juste comment tuer les heures de ce jour de congé.

Le matin, un homme était venu fendre du bois ; il en avait cordé beaucoup dans le hangar et il y en avait encore toute une butte à rentrer dans la maison. On prenait la petite charrette, l’inévitable « charrette à poches » de Zoulou, qu’on remplissait excessivement, et Toto et Pierre la traînaient à travers la cour jusqu’à l’entrée de la cuisine ; Marie et moi nous surveillions l’arrière et tenions le voyage de bois pour qu’il ne s’éparpille pas.

Par brassées, on rentrait les « quartiers » de bois jusqu’à la salle à manger. Là, dans un coin, à côté d’une fenêtre, il y avait une vaste cheminée que l’on fermait avec un panneau, parce qu’elle ne servait plus et qu’il passait de l’air par sa grande ouverture. Le panneau enlevé, on cordait nos brassées de bois dans la vieille cheminée, que ces bûches ne réchauffaient pas, et qui restait là, comme armoire après avoir été le « foyer » !

Pauvre cheminée ! Autrefois, elle avait dû tant aimer le feu que le vent tire avec un ou-ou joyeux, pendant que le bois crépite, pétille, que des brindilles dessinent des arabesques roses et que la flamme monte toute droite, ou zigzague et s’incline. Elle avait dû tant aimer à réchauffer la grande pièce, à l’éclairer de rayons rouges, à colorer les visages des petits enfants qui se faisaient bercer près du feu qu’ils aimaient. Elle avait dû voir des vieillards jongler devant les reflets du bois qui se consume, les étincelles qui montent sur le fond noir du foyer, qui filent comme des étoiles… Autrefois, elle était la vie et la joie de la maison. Elle était le coin préféré des mamans, des papas, des enfants, du chat et du chien. Elle s’intéressait à tous ; elle savait leur histoire, leurs préoccupations, leurs joies. On racontait tout devant elle, la cheminée discrète et sympathique. Le soir, après le souper, elle écoutait la prière en famille, et l’élan pieux des âmes montait tout droit vers le bon Dieu, avec la fumée blanche qui portait vers là-haut les paroles de supplication confiante.

Elle était la chaleur de la maison, la bonne chaleur que l’on cherche au retour du dehors gris de l’automne, au retour des sorties de l’hiver, aux fortes bordées de neige, aux rudes poudreries. Qu’elle a dû sécher de mitaines et de tuques d’enfants ! Qu’elle a dû voir d’hommes, rouges de froid, les vêtements et les moustaches enneigés, se pencher vers elle, frottant leurs mains que l’onglée piquait, et proclamant « la bonne flambe ! » Qu’elle a dû animer de scènes de famille, tranquilles ou bruyantes, gaies ou tristes ! Elle a vécu plus de cent ans d’une vie intense et lumineuse, promenant sur les mêmes meubles, sur les mêmes cadres, sur les mêmes faïences, ses lueurs jaunes ; taquinant les choses de sa flamme voltigeante et légère, qui montait et baissait, prenait des airs penchés, des airs de se mourir et se ranimait tout à coup en une fusée d’étincelles et de reflets… Toujours elle variait ses crépitements et son feu. Elle était belle et bonne, et pourtant, un jour, on l’a fermée et jamais plus ensuite on n’a essayé de la rallumer. On l’a tuée malgré elle, pour un sale gros poêle noir dont elle héberge les combustibles !

Le bois rentré et cordé dans son foyer, quand on refermait le panneau, qu’elle a dû en étouffer de colères et de révoltes silencieuses, qu’elle a dû gémir sur son impuissance, qu’elle a dû désirer ardemment son ami le feu, pour faire une belle flamme de toute cette corde de bois !

Si j’avais alors deviné tout cela, vieille et chère cheminée ! J’aurais tant et tant tourmenté qu’on eût, parfois, laissé mourir le poêle noir et fait flamber de grosses et belles bûches dans le grand foyer !

Mais le bois rentré, Toto, Pierre, Marie et Michelle ne songeaient qu’à une chose : manger ! Et pendant que Julie faisait de belles beurrées aux confitures, nous nous installions dans nos chaises berçantes, les pieds sur la bavette du poêle dans lequel crépitait une bonne attisée de bois sec.

Entamant ensuite nos grands morceaux de pain, nous demandions à Julie : « Conte-nous des contes »… La cuisine se remplissait de l’ombre du soir, et Julie, sans allumer la lampe, venait s’asseoir près du feu et commençait : « Une fois, y avait un roi et une reine… »

XVIII


Dehors, le vent passait en sifflant autour de la vieille maison. Dans la grande pièce, éclairée en cercle par la lampe suspendue, les enfants étudiaient ou s’amusaient. Marie récitait, d’une voix blême et monotone, sa leçon de grammaire. Pierre criait ses « tables » à tue-tête : « Deux fois un : deux ; deux fois deux : quatre. » Toto et moi, à genoux sur des chaises et à demi-couchés sur la table, nous lisions des contes, dans un de ces grands livres d’Épinal, à couleurs vives. On repassait rapidement le « prince chéri » qui subit tant de métamorphoses, le « prince charmant », la « belle et la bête », et l’on s’arrêtait enfin au récit d’une aventure dont j’ai oublié le titre, mais dont je me rappelle très bien les péripéties.

Il y avait une fois un homme qui avait des culottes jaunes et un gilet rouge. Il s’ennuyait. Il lisait, pour se distraire, des histoires de voyages. Il s’endormait là-dessus, en rêvant, comme Tartarin, de chasse aux lions. On le voit s’embarquer sur un bateau à voile. Il traverse l’océan et se trouve enfin dans une île merveilleuse. Il marche de ravissements en ravissements. Les fruits sont énormes et beaux comme ceux de la terre promise. Le soleil donne une couleur d’or à toute chose. Notre homme engraissera et fera fortune dans ce pays merveilleux. Seul, il pousse des cris de bonheur. Mais que voit-il donc venir là ? des hommes à jupes et à couronnes de plumes ?… Innocent et naïf, il s’avance vers eux pour les féliciter d’habiter une si riche patrie. Les sauvages l’entourent avec des visages épanouis, des sourires montrant des dents de carnassiers. Ils lui prennent amicalement le bras, lui tiennent des propos auxquels il ne comprend rien.

Aux images suivantes, notre héros va de festin en festin, enfle à vue d’œil. À la fin, ses joues sont rondes et rouges comme des pommes fameuses ; il est aux oiseaux ! Il s’endort, plein de confiance dans les sourires de plus en plus ouverts de ses amis les sauvages, et se trouve tout à coup lié à un poteau, entouré de la tribu qui danse, et ayant devant lui le cuisinier, un grand couteau à la main. Une fois là, on tressaillait de tout notre être, et à l’autre tableau, où, dans un paysage d’arbres bleu criard, et dans une mare de sang rouge-coquelicot, le gros homme avait les bras en l’air et le couteau dans le ventre, on frissonnait, frissonnait encore et refrissonnait ! On poussait des exclamations effrayées en se serrant l’un contre l’autre ; on haletait !

Pour tout l’or du monde, on n’eût pas donné ce frisson et cette image-là. On ne lisait jamais le reste du conte où l’aventurier s’éveillait dans son lit après ce beau et mauvais rêve ! On aimait mille fois mieux rester sous l’impression forte d’une peur qui nous coupait la respiration et traversait tout notre être…

Et, presque chaque soir, à la clarté douce de la lampe, on relisait ce conte toujours nouveau, toujours beau. Il était le préféré de tous, et depuis plus de dix ans que je n’en ai pas revu les images, je les ai encore toutes présentes à l’esprit, tant j’en savais par cœur les moindres détails. Rien ne nous charmait autant que les histoires féroces et les moments dangereux. Pourquoi ? Partagions-nous alors le goût de l’esprit villageois, qui s’applique à faire circuler des histoires et des drames, embellis de circonstances tragiques et imaginaires ? ou, comme tous les petits enfants, aimions-nous simplement les frayeurs chimériques ?

Un jour, après la classe, j’étais allée jouer chez Berthe, la grande blonde qui aimait les peurs, vous savez ? Je me rappelle que sa sœur aînée était venue me raconter qu’un fou courait le village, avec un grand couteau et cherchait à égorger les petits enfants. Aujourd’hui, je me demande dans quelle intention elle me faisait ce mensonge-là. Était-ce une façon polie de m’engager à retourner au gîte ? Elle réussit. Je m’en allai tout de suite. Il ne devait pas encore être cinq heures, mais c’était l’automne et la noirceur venait. J’avais à traverser toute la rue qui longeait le domaine du couvent, de l’église, du presbytère et de la « Providence ». Ce fut presque une agonie. Je marchais vite, rasant les clôtures, en pierres des champs ou en bois blanchies à la chaux. Je me retournais à tout instant. Personne ne me suivait, mais le bruit de mes pas m’apeurait, et j’attendais le fou au grand couteau. Je vis une silhouette noire tourner un coin. Je fermai les yeux. Ce devait être l’homme. Quand je les ouvris, j’aperçus monsieur le vicaire qui me dit : « Ça ne grandit pas, cette petite ; dépêche-toi, si tu veux faire ta première communion ! »

Je n’osais lui demander s’il avait rencontré le fou au couteau. Je dis bonsoir timidement et me sauvai à toutes jambes, n’en pouvant plus à force d’angoisse… Je reverrai toujours la rue déserte de ce soir-là, silencieuse sous le ciel sombre. L’étroit chemin des voitures était taché de feuilles mortes qui avaient l’air d’une multitude de petites bêtes, et qui crissaient parfois comme sous des pieds invisibles. Les arbres étaient noirs, nus, Les clôtures s’allongeaient blanches, hautes, muettes et hostiles… Qui sait ce qu’elles auraient pu cacher ? Que j’avais peur !…

Essoufflée, le cœur battant, j’aperçus enfin la maison et la lumière à la fenêtre. C’était fini. Aucun danger ne m’atteindrait plus ; je respirai pleinement et me mis à marcher à pas comptés, les yeux fixés sur la lampe de chez nous, la bonne lumière rassurante et paisible.

Le soir, croiriez-vous que j’ai recommencé le conte de l’aventurier, et les crises de frissons qui l’accompagnaient ?

J’étais chez nous, voyez-vous, chez nous dans la chaleur et la confiance du foyer. Ah ! la grande sérénité des petits enfants heureux, qui croient que sous leur toit aucun malheur ne peut entrer, comme si l’homme au grand couteau n’était pas partout où Dieu l’envoie, dans les maisons comme sur les routes !


XIX


La petite fille, pendant la classe, sous le couvert de son pupitre, m’avait « babillé » qu’elle avait chez eux des jouets extraordinaires : une poupée longue comme le bras, qui fermait les yeux et parlait autant qu’une grande personne, disant : oui, non, papa, maman ; un poêle avec un tambour chauffeur, une bavette et deux feuilles de tuyau ! Elle m’assurait qu’elle avait un plein grenier d’affaires, et ajoutait : « Si tu veux venir me reconduire, après la classe, je te montrerai tout ça. »

Tant de richesse m’étonnait ; c’était une petite « habitante » qui demeurait assez loin en dehors du village, et qui n’était jamais allée à la ville. Où avait-elle pris tant de merveilles ? Elle insista : « Vas-tu venir ? » J’hésitai, puis je promis.

À trois heures, nous partions toutes les deux, nos sacs d’école en bandoulière. Les rues étaient désertes ; l’automne, à la campagne, les gens restent au coin du feu. Nous avions sorti nos règles et nous nous amusions à les laisser traîner sur les clôtures de broche ou de bois ; ça faisait une musique brusque, un bruit sec et répété, qui plaisait à nos oreilles. Dans la rue de sable, une voiture passait de temps en temps. Les feuilles sèches volaient au vent. Au bord de l’eau, les saules n’étaient pas encore tous dépouillés.

Devant chez le père Forest, nous jouâmes à faire tourner des feuilles d’érable en plomb, peintes en vert, qui étaient fixées, comme parure mobile, à chaque broche de la clôture du parterre. Ces feuilles sont restées une des admirations de ma petite enfance, de même que l’horloge grand-père que ce monsieur Forest avait dans sa cuisine et qui était ornée, au-dessus du cadran, d’une mer portant un bateau à voile, et d’une lune jaune. La lune et le bateau changeaient de place, à des époques déterminées, pour indiquer des phénomènes ou des choses ordinaires, je ne sais plus !

La belle clôture dépassée, le trottoir finissait. On marchait ensuite sur un chemin battu, un chemin d’amoureux ou une route à vache, large de deux pieds. On suivait maintenant des champs vastes et nus, on passait vis-à-vis des granges muettes. Il y avait trois maisons avant d’arriver chez la petite fille, trois maisons éloignées les unes des autres, aux contrevents bien clos, car les habitants vivent surtout en arrière des maisons. Le salon ne s’ouvre que pour les noces et les morts. Vive la cuisine !

Enfin, on fut chez mon amie d’occasion. C’était une vaste ferme. À côté de la maison, il y avait un puits avec une grande brimballe. En avant, une petite coulée allait à la rivière, et je me souviens d’une immense marmite de fer, suspendue à une grosse branche d’arbre, au-dessus de roches noircies. Je demandai à la petite fille pourquoi cela. Elle me dit que c’était pour faire cuire des dindes. Je ne la crus pas et pensai à quelque bonne fricassée de sorcière, au bord de l’eau, la nuit.

Je questionnai la petite fille sur les jouets qu’elle allait me montrer. Elle osa dire : « J’sais pas si mouman va vouloir que je les sorte. » Je la suivis cependant. Par la cour, on entra dans la cuisine, une grande pièce à plancher jaune, obscure à cause du soir qui venait déjà. Sa mère fricotait. La maison sentait les animaux, le voisinage de vaches, de porcs, de poules. Je n’aimais pas cela. La petite fille s’en alla « en avant », toute seule, et me laissa sur une chaise boiteuse. Elle revint avec un poêle en tôle, peint en rouge, qui avait un tuyau et un tambour chauffeur, mais qui valait au plus trois gros deux-sous ! tandis que le mien était en vrai fer et pouvait endurer une attisée !

Je lui demandai sa poupée merveilleuse, et elle me dit : « Ben, j’peux pas te la montrer. On va aller voir les moutons à la place, veux-tu ? » J’acceptai, certaine maintenant que la petite fille s’était vantée et n’avait pas de poupée. Nous traversâmes la cour, le jardin, et, enfin, dans un champ, je vis les moutons. Ils étaient stupides, d’un blanc jaune et sale. Ils avaient l’air tocson, ne venaient pas quand on les appelait. Au contraire, ils se sauvaient à l’autre bout du pacage, en se tassant comme des sardines. Qu’ils étaient loin de ressembler aux jolis agneaux du bon Pasteur sur les images que Mère S.-Anastasie nous donnait ! et aux petits moutons de l’Enfant Jésus de Noel !

Je me sauvai brusquement sans attendre qu’elle me reconduisît, la vilaine menteuse qui m’en avait tant fait accroire ! La route s’obscurcissait sous le ciel gris. Le vent s’élevait, les feuilles des saules s’en allaient au vol se noyer dans la rivière. J’étais triste. Est-ce que j’aurais dit, moi, à cette petite fille, que j’avais un poêle extraordinaire, si j’avais eu seulement cette affaire de fer-blanc, comme il y en avait à tous les vitraux des magasins du village ? Je lui en voulais de m’avoir trompée et je souffrais.

Si j’avais raconté cela à cette bonne Mère S.-Anastasie, elle m’eût sûrement dit : « Voilà, ma petite, le plaisir que l’on gagne à écouter les enfants qui babillent en classe, malgré la défense de leurs maîtresses ! »


XX


C’était une vieille maison, en pierres des champs, qui regardait la rivière. Elle finissait la rue, qui aboutissait au chemin du bord de l’eau. Elle formait un quart de cercle qui tournait le coin. Haute, coiffée d’un toit de tôle grise, elle était ornée de contrevents de même teinte, et toujours clos. Jamais je n’ai vu les vitres du coin rond ! Les seules taches, sur l’ensemble gris, étaient les arrêts de contrevents, de beaux « S » en fer rouillé, que l’on faisait rouler en passant…

Le coin rond, c’était, je crois, la buanderie de la Providence, mais c’était avant tout le coin rond, une maison déserte et fermée, un but pour tous les jeux. Si on jouait à la tag, on disait : « Faut pas courir plus loin que le coin rond. » Si on jouait au but volé, on criait : « Un, deux, trois pour Pierre ou Marie, qui se cache au coin rond ! » ” Si on se promenait avec nos poupées, le coin rond, c’était la ville, ou un désert, ou une montagne, ou une gare ! Si l’on devait passer devant pour aller quelque part, dès qu’on l’approchait, c’était plus fort que nous, il fallait prendre une course. Et l’on s’élançait en criant : « C’est moi, le premier rendu au coin rond ! »

Le coin rond, c’était à nous, parce que c’était une maison muette et vide, et qu’on pouvait s’accrocher aux « s » de fer, ou frapper sur les contrevents, ou jouer à la pelote sur les murs, et que personne jamais n’en sortait pour nous menacer de la police, en criant : « Si vous ne vous arrêtez pas, petits tannants, on va vous faire prendre ! »

Et puis, le coin rond avait une physionomie vieillotte et charmante. Voyez-vous bien ce quart de tour, gris bleu, la façade courbe regardant la rivière et les saules ? — L’été, le coin rond avait l’air presque jeune, et était gai. Autour, les pissenlits et la « rhubarbe à crapaud » fleurissaient à profusion. On se faisait des chapeaux avec les grandes feuilles garnies des fleurs jaunes, et, tournant d’un coup de main les « s » rouillés, on accompagnait le grincement du fer d’un bourdonnement qui imitait les petits chars. Et l’on était en ville, avec des chapeaux neufs, et l’on s’en allait chez « Dupuis frères » acheter des carrosses pour nos poupées !

En automne, le coin rond devenait un peu hostile. Les vents s’y donnaient rendez-vous et tentaient d’emmener nos tourmalines à la rivière. Les contrevents fermés, son air de maison sans feu et sans lumière avait beaucoup moins de charmes. À la brunante, quand on revenait du « Sacré-Cœur », on avait un petit frisson, une peur de rencontrer de vilaines gens de l’autre côté du coin rond !

L’hiver, il était triste. Les arrêts de volets ne tournaient plus. La neige glaçait les bosses de la pierre, et le coin rond avait l’aspect mystérieux des tours de Barbe-bleue ! L’hiver, la noirceur vient encore plus vite. Et quand on tournait ce coin rond où tous les vents étaient peut-être des sorciers, on pensait, sans le vouloir, à des histoires de loup-garou, et l’on courait.

Au printemps, le coin rond redevenait ami et accueillant sous le ciel bleu, dans le voisinage de la fine rivière qui fleurissait ses rives. Qu’on le regardait avec joie, quand on s’asseyait en face, au bord de l’eau, sur un grand banc de bois, où « parrain St-Germain » nous taillait des sifflets de saule en nous racontant des histoires. Il était vieux comme le coin rond, ce père St-Germain, et il était son voisin. Il vivait ses beaux jours sur ce banc, et au temps des sifflets, on ne le quittait pas. Il nous en faisait des douzaines, sa vieille allumelle inlassable coupant et recoupant les branches tendres. Il ne se fatiguait pas, malgré les cris aigus et ininterrompus qu’on lui lançait dans les oreilles, tant que nos sifflets tenaient bon, tant qu’on ne fendait pas l’écorce fraîche par la pression de nos petits doigts violents. Alors, le bon vieux s’entendait supplier : « Fais-en encore un, parrain, je ne le casserai plus ! »

Il recommençait. Le coin rond nous regardait. Sa face fermée s’efforçait de sourire dans la lumière du printemps, dans la douceur de l’air, dans le paysage de vert tendre et d’eau bleue.

Un jour, j’ai revu mon village natal. Le vieillard et le coin rond n’y étaient plus. Le bon Dieu a pris dans son paradis parrain St-Germain, et les hommes ont démoli la vieille maison qui était inutile…


XXI


Tout à fait au bout du demi-cercle que formait la rivière avant de disparaître du paysage, on voyait de chez nous la grande roue ailée d’un moulin à vent. Un jour, à la fin de l’automne, nous étions en train de jouer devant la maison, Toto et moi, quand la neige se mit à tomber. C’était un bonheur que nous attendions depuis longtemps ! Une joie extraordinaire entra en nous, et je me souviens de cette impression assez indéfinissable, parce que je l’ai ressentie bien des années après, à la première neige. On dirait un tourbillon intérieur de papillons blancs très fous, qui sont nos pensées d’enfants, voltigeant sur tous les plaisirs possibles… Toto me promit de me traîner chaque jour, en courant fort, surtout ! et puis, nous allions faire des bonshommes de neige, pelleter, marcher dans les bancs en y enfonçant jusqu’au cou ! Nous en étions à admirer la future glace de la rivière, quand la tête du moulin à vent attira notre attention. « Si on allait le voir ? » me suggéra Toto. C’était loin, maman ne voudrait pas. Toto prit son air important : « Ben, ça prendra pas cinq minutes, et… c’est beau un moulin à vent, tu sais. Il y a un homme qui monte dedans, avec un sac de fleur sur la tête. — Vrai ? — Eh oui ! tu sais, le mien, en fer-blanc ? » — Celui de Toto était en effet très intéressant. Il se composait d’un poteau qui soutenait une cabane, ornée d’ailes rouges qui tournaient quand un petit bonhomme, mû par un ressort, grimpait jusqu’à la cabane, recevait sur la tête un sac de plomb et redescendait.

Nous partîmes en courant. Nous étions joyeux. La neige tombait fine, légère. La bouche ouverte, nous essayions de saisir au vol les jolis flocons… Nous avions toujours présents à l’esprit les plaisirs de l’hiver qui commençait, et nous pensions surtout au moulin à vent !

Un peu frileux, nous tenant par la main, nous suivions maintenant la route d’un pas modéré. Le jour baissait, le doute me prit : « Es-tu bien sûr, Toto, qu’il y a un homme qui grimpe dans ce moulin-là ? — Mais oui, sans ça la roue ne tournerait pas. Les filles ne connaissent rien ! » Le vent souffla un peu fort, les arbres qui bordaient le chemin craquèrent. Je frissonnais. Toto n’était pas trop brave non plus ; mais un homme ne doit pas paraître avoir peur ! D’ailleurs, nous arrivions, et bientôt le moulin nous apparut.

Il se dressait au milieu des grands bras noirs des arbres dépouillés, tout en fer, très haut, sans grâce, effrayant pour des enfants ! Il ne ressemblait pas à celui de Toto, et il n’y avait ni sac de fleur, ni homme. À côté, se trouvait une petite maison rouge, hermétiquement close, laide, l’air revêche et triste. Le ciel était devenu gris, presque noir ; la neige tombait toujours, nous avions froid. La route était déserte et apeurante avec ses arbres décharnés, son grand moulin bête, son sol où la neige s’épaississait. Nous n’échangeâmes pas nos impressions. La déception fut trop forte, la peur nous tenait déjà, nous éclatâmes en sanglots. Le plaisir était fini. Une bonne femme, qui s’en allait faire sa prière du soir à l’église, passa et nous ramena chez nous…

Les désillusions que nous éprouvons, petits enfants, s’oublient rarement. Elles laissent en nous leur empreinte. Est-ce depuis mon excursion au moulin à vent ? mais j’ai toujours peur des gaietés sans causes définies, des joies excessives, des plaisirs qui de loin m’apparaissent trop beaux. J’ai remarqué que les peines, que les déceptions me viennent quand j’ai trop d’espérances, trop de lumière dans l’esprit !

Je me méfie des moulins à vent dont les roues, de loin, sont des ailes d’argent qui brillent en tournant dans l’air du ciel. J’ai peur de l’éblouissement qui cesse quand on est en face d’une grande manivelle sans charmes, dont l’éloignement faisait la beauté ! Et cela m’apprend à jouir des paysages et de la vie, paisiblement, sans penser que le bonheur serait plus loin, que les joies des autres sont plus complètes et meilleures que les miennes !


XXII


Un soir de fin d’automne, dans la grande cuisine de chez nous. Les chaises sont rassemblées, debout à la suite les unes des autres, en ligne droite sur un chemin de catalogne. Chaque fois que nous nous sentons un irrésistible besoin de faire du tapage, nous jouons aux chars. Nous enjambons d’une chaise à l’autre par dessus les dossiers, en criant ; nous basculons, nous tombons ; puis, comme nous nous étrivons, maman dit, à la fin : « Remettez tout en ordre et je vais vous faire jouer à un beau jeu ! »

Vite les chaises sont placées le long du mur et maman nous met en rang, les quatre à la file, nous tenant par une queue de tablier ou de gilet. Nous allons courir la souris grise. La lampe d’au-dessus de la table jette un cercle de lumière. Le poêle chauffe et lance, par ses vitres de mica, des lueurs rouges. Les coins sont pleins d’ombre. Maman, tout en voyant au souper, commence à chanter :

« Enfin, nous te tenons, petite souris grise », — et l’on trotte, un pas sur chaque syllabe, en tournant autour de la table…

« Enfin, nous te tenons, et nous te garderons ! » — et l’on trotte deux pas sur chaque syllabe. Le galop augmente, devient frénétique ; un claquement de petits pieds sur les planches dures, pendant que maman continue plus rapidement :

Tu nous as dérobé notre bon déjeûner…
Enfin, nous te tenons, petite souris grise,
Enfin, nous te tenons, et nous te mangerons,
Et nous te mangerons !

Et les petits enfants courent silencieusement autour de la table ronde, émus de sympathie pour la petite souris grise, qu’ils représentent…

Y avait-il des couplets ? Comment s’y est-elle prise, la petite souris, pour voler le déjeûner ? Et puis, à la fin, est-ce qu’elle est mangée ? Mais non, sans doute. Dans notre idée, on la menaçait pour rire, la petite souris, pour la faire courir, pour l’effrayer. Elle était trop fine, trop jolie pour qu’on la tuât, et c’était si charmant, cette menace, si souriant, si doux…

Maman aurait recommencé des heures de temps, que nous eussions trotté du même pas, cadencé suivant l’accusation.

Tu nous as dérobé notre bon déjeuner…
Enfin, nous te tenons, petite souris grise,
Enfin, nous te tenons, et nous te mangerons !

Nous te tenons ; c’est maman qui tient. Mangera-t-elle ? Sûrement non ! Et c’est bon de tourner autour de la table, de tourner avec l’impression que si l’on nous attrapait, on ne nous mangerait pas, mais on nous embrasserait !

Tout à coup, on entend à la porte le bruit de la clenche qu’on agite ; on s’arrête, curieux, et monsieur le curé apparaît dans le tambour ; sans cérémonie, il entre à la cuisine. En passant, il a vu courir les enfants autour de la lampe, et il vient leur dire bonsoir, leur distribuer des médailles, les bénir.

C’était un saint vieillard qui adorait les tout petits. Il nous donnait des images, quand on allait à confesse, et toujours, pour pénitence, trois « Je vous salue, Marie ». Ses paroissiens l’auraient empêché d’être évêque, si on avait voulu le faire évêque, parce qu’ils auraient eu trop de peine à s’en séparer. Et, pourtant, on s’amusait bien de sa distraction. Il oubliait partout sa canne et son chapeau. De la chaire, il laissait tomber son livre ou ses lunettes sur les fidèles. On racontait même qu’un jour étant parti pour aller porter le bon Dieu, il fit arrêter soudainement le petit gars qui sonnait sa clochette à tour de bras, et revint avec lui vers l’église ; il avait oublié l’Hostie Sainte !

En hiver, il allait visiter les malades sans paletot. On disait : « C’est un saint homme, il n’est sur la terre que pour la charité et les bonnes œuvres. »

Il prêchait bien ; il faisait un catéchisme de première communion attachant. Et quand il récitait la prière, on se regardait en se mordant les lèvres, parce qu’il disait : « Je vous salue, Marie, pleine de grâces, le Seigneur est avec vous, vous êtes bénie par dessus toutes les femmes… » Ce par dessus nous amusait beaucoup, — on pensait à un capot d’homme et on n’en comprenait pas le sens vieilli…

Mais monsieur le curé, quand il venait chez nous, était comme un Messie. Il nous embrassait, nous prenait sur ses genoux, nous demandait si nous étions sages, nous donnait de belles médailles en aluminum, nous bénissait et s’en allait. On oubliait la souris grise ; on courait par toute la maison chercher des rubans roses ou bleus pour se passer au cou les médailles bénites ; ou bien, on les fixait à nos chapelets… Ensuite, à l’église, quand on égrènerait les Ave Maria, ça ferait un bruit cristallin et délicieux, comme en font les chapelets de vieilles femmes, et l’on serait fier !


XXIII


Pourquoi avait-elle un nom de chrétienne, cette vache ? On l’appelait “Georgette”. Elle était belle, grasse et brune, zébrée de noir. Elle avait de grands yeux et mâchait continuellement, comme toutes les vaches.

Un soir, elle fut malade ; elle eut des regards langoureux et refusa de manger. Comme elle se couchait sans cesse, avec des airs souffrants, on fit venir le médecin des bêtes du village, un vieux malpropre qui avait un don pour soigner les animaux. Dans la cour, à la brunante, je revois encore quatre ou cinq hommes autour de la malade qui frissonnait. Le vétérinaire d’occasion décréta qu’elle avait avalé une pomme ou une patate, et que ça l’étouffait. Il demanda un « manche à balai », et il martyrisa la pauvre bête en le lui poussant dans la gorge…

Ce n’était ni une pomme, ni une patate, mais une tumeur ; et elle mourut le lendemain soir, dans la cour, d’où elle ne voulait plus partir. Le matin suivant, de la fenêtre, nous la vîmes étendue sur le côté, gonflée, laide…

On voulait nous empêcher de la regarder, mais Toto y tenait, car on allait l’embarquer sur une voiture. Et je restai, moi aussi, parce que Toto insinuait que j’avais peur…

La pauvre “Georgette”, qu’elle me fit mal au cœur ! D’abord, c’était si triste qu’elle fût morte ! On était accoutumé à la voir revenir du pacage, le soir, après cinq heures, paisible et lente, agitant sans cesse sa longue queue et sa langue, pour chasser les mouches sur ses flancs qui tressaillaient. Et puis, c’était notre vache, on savait qu’elle nous reconnaissait et qu’elle ne nous ferait aucun mal. Elle avait un air particulier pour nous regarder avec ses yeux de bête, pleins de bonté !

Maintenant, des hommes arrivaient en voiture. Ils firent une pente avec des madriers appuyés à la charrette, et la vache fut attachée, tiraillée, et hissée sur les planches avec peine et misère. Elle s’éraflait, elle saignait, la langue sortie, sa robe brune boueuse. On l’échappait, ses os se disloquaient. C’était une chose morte ; on la bousculait sans réserve, brutalement, et avant qu’elle fût en voiture, je partis en sanglotant…

Toute la journée, Toto se moqua de mon chagrin. « Michelle pleure la vache ! » Je restai quand même morose, presque malade. Oh ! l’horrible nuit qui suivit ; un rêve succédait à un autre rêve, et il fallait toujours traîner la vache, et je m’éveillais en sueur, tremblante. Un seul m’est resté à la mémoire : la vache était étendue à un bout de la grande chambre de maman ; elle était grosse, grosse, grosse. Au plafond, il y avait du sable et il fallait que maman traversât cette chambre avec « Georgette » sur le dos, et sous la pluie de sable aveuglante ! Moi, j’étais liée à la porte, et une voix me murmurait toujours la même phrase, sur le même ton, entre les dents, une voix méchante, ironique, insinuante, qui n’expliquait pas, qui répétait : « Tu fais semblant de rien, mais tu sais bien, va, ce qu’il faudrait faire ! » — et c’était diabolique, et ça me brûlait, et là, au fond de la pièce, maman qui essayait toujours de soulever la vache, et tout ce sable qui tombait, embrouillant tout, et cette voix, oh ! cette voix qui me tenaillait !… J’avais six ou sept ans, en ce temps-là. Et je n’ai pas oublié ce songe d’enfant et cette voix obsédante et fausse. Petite fille déjà remplie d’amour-propre et de curiosité, si je n’avais pas, malgré mon dégoût, regardé partir la pauvre « Georgette », j’aurais dormi en paix et fait des rêves d’ange !

Mais Toto se moquait de moi !…


XXIV


Pendant les avents, nous vivions dans le rêve, Marie et moi, absorbées par la dévotion et la pensée des étrennes. D’abord, Mère S.-Anastasie nous enseignait qu’il fallait prier continuellement et répéter à tout propos : « Ô divin Enfant Jésus, venez naître dans mon cœur » ; et elle demandait qu’on préparât dans ce cœur une crèche luxueuse, plus belle que celle de notre église paroissiale, une crèche enrubannée de dentelles, et fleurie de nos mérites ! Chaque jour de sagesse et de silence était une parure chaude pour le petit Jésus ; et nous avions, Marie et moi, les yeux toujours baissés et l’index droit sur nos bouches, pour indiquer que nous étions muettes.

Nous ajoutions à cette pénitence un chemin de croix, après la classe, au Sacré-Cœur. Nous arrivions, nos sacs en bandoulière, échappant les portes qui claquaient, et nous commencions tout de suite à nous promener dans la grande allée. La chapelle était presque vide. De place en place, une vieille femme, un prêtre malade et une orpheline priaient. Tout était calme et pieux, et nous admirions beaucoup les fleurs de papier, dans les vases en verre de couleur qui ornaient l’autel…

Tant de dévotion et d’obéissance devait finir bruyamment. Nous sortions de là en glissant à cheval sur le bras de l’escalier, et en faisant du tapage. Nos privations étaient terminées. Nous avions assez « habillé » le petit Jésus pour ce jour-là. Nous discutions en nous obstinant. Marie disait : « Moi, je lui ai gagné un beau gros confortable, » et je lui rétorquais qu’il ne devait pas être si gros que ça, son confortable, parce qu’elle avait pouffé de rire deux fois pendant la grammaire et que Mère lui avait fait baiser son pouce !

Nous courions jusqu’au coin rond, pour regarder les champs de neige, la rivière gelée, et les carrioles qui traversaient de l’autre côté, dans le chemin bordé de balises en égrenant les sons clairs de leurs grelots.

Nous demandions l’une et l’autre : « Sais-tu ce que j’ai pour mes étrennes ? » et, mutuellement, nous nous en faisions accroire : « Oui, je sais, c’est rond, ça des yeux, des bâtons, ça tourne, c’est haut ! » Rien à deviner avec des renseignements aussi compliqués, mais nous imaginions mille jouets ! Ensuite, nous échangions nos idées sur la cachette de cette année. Maman avait mis sa commode en coin, c’était laid et ça prenait plus de place. Cela signifiait sûrement quelque chose. Nous irions voir en rentrant ; nous tâcherions d’apercevoir au moins des paquets, et nous rêverions sur leurs formes !

Nous arrivions par la cuisine, en nous recommandant de ne pas mettre notre langue sur la clenche ! Pourtant, mon Dieu, que c’était tentant ce bout de fer glacé ! Je m’approchais tout près, tout près, puis je me redressais brusquement, me souvenant du mal qu’il m’avait déjà fait !

En nous déshabillant, nous poussions le cri traditionnel : « J’ai faim ! » Mère S.-Anastasie, vous n’étiez plus là pour prêcher la pénitence ! Nous garrochions nos claques en l’air, jusqu’au « plancher d’haut », et nos grands bas sous la table ; nous enroulions nos nuages autour des chaises et jetions nos tuques par terre. Mais Julie se fâchait, nous ramonait : « C’est comme ça ? Eh bien, vous ne mangerez pas, mes petites haïssables, si vous ne serrez pas votre linge »… Nous filions doux pour avoir des beurrées et nous ramassions, pièce par pièce, nos vêtements.

… Pendant les avents, vers le soir, — on voyait arriver, devant chez nous, deux fois par semaine, une voiture d’habitant, un traîneau à lices, portant deux ou trois quarts de petits poissons blancs. On accourait à la porte avec un grand « plat de vaisselle » que le marchand remplissait des pauvres petites bêtes gelées, enneigées, et tordues en des poses variées. Il y en avait qui étaient plats, et l’on se disputait pour les avoir !

Je ne me rappelle pas si c’était bon, mais je me souviens que Julie en faisait rôtir tout de suite à la broche, au-dessus des braises du poêle, et que cela nous amusait infiniment de regarder noircir les poissons aux belles flammes roses du foyer qui crépitaient et nous chauffaient le visage !

Ô petits détails d’une vie d’enfant ! Souvenirs menus et puérils ! Chaque fin d’automne, il en passe sans doute encore, devant ma vieille maison de là-bas, des marchands de poissons blancs, et il y a des petites filles qui s’amusent après le silence de l’école, et qui fâchent un peu leur maman en faisant du train !

* * *
Et là, j’y suis repassée devant ma maison d’autrefois, par un froid qui brûlait, un froid triste ; et je suivais mon cher papa qui s’en allait au cimetière, par cette route même où il avait dépensé sa vie, sa force et son activité ! Ah ! la différence des avents d’hier et de l’avent d’aujourd’hui !


XXV


La veille, on se couchait à l’heure des poules. À cinq heures, on soupait sans appétit, en répétant sur tous les tons : « J’ai hâte, j’ai hâte ! » Puis, vitement, aussitôt la digestion faite, on montait se mettre au lit. À la boule d’or des couchettes blanches, on pendait le bas, le plus grand bas ! On faisait sagement sa prière et l’on essayait de dormir.

Le sommeil ne venait pas tout de suite. Les petits enfants sont si excités, quand ils attendent des étrennes ! On chuchotait, on riait. On se relevait et l’on se rendait à la tête de l’escalier ; on cherchait à surprendre quelque bruit révélateur, son de flûte ou de tambour ! On se remettait au lit avec l’arrière-pensée qu’on ne dormirait peut-être pas quand saint Nicolas passerait ; alors on verrait si ce serait maman ou tante Estelle !

Finalement, les anges nous prenaient dans leurs bras et les rêves venaient ! À minuit, maman nous appelait, le jour de l’an était arrivé. On décrochait le bas rempli, et l’on descendait vers la salle à manger, où étaient les jouets. Tout le monde s’embrassait : « Bonne année, maman, bonne année, papa, bonne année, tante Estelle, bonne année, Toto, bonne année, Marie, bonne année, Pierre. »

Pendant une heure, on s’amusait avec le carrosse, la poupée, le piano aux sons grêles et faux, le tambour, le jeu de blocs, et l’on poussait sans cesse des cris d’enthousiasme ! Il fallait bien pourtant remonter se coucher, mais à quatre heures on était déjà relevés, et à cinq heures, emmitouflés dans les fourrures de lapin blanc, on s’en allait vers l’église. Oh ! ce n’était pas la plus fervente des messes, mais maman nous avait accoutumés à offrir au petit Jésus toute notre année, dès minuit. Alors, le bon Dieu devait, en faveur de cela, pardonner les distractions et les sourires heureux que nous échangions entre nous durant le saint sacrifice !

Au retour, on jouait tout de suite, et on jouerait ainsi toute la journée avec les jouets que demain on abandonnerait un peu…

L’avant-midi, commençait la procession des petits enfants du « coteau », qui venaient chercher leurs étrennes. Ils avaient de grandes poches de grosse toile, ils les tenaient ouvertes avec leurs deux mains, et on y jetait pèle-mêle sacs de bonbons et fruits. Maman leur donnait des beignes et des tourtières. Ils étaient aussi joyeux que nous, plus heureux peut-être, parce que la fête était plus extraordinaire, et que les privations de l’année les rendaient moins difficiles, les chers petits pauvres.

Tous les quêteux du village défilaient, jusqu’à ce Johnny, qui était toujours ivre et dormait dans toutes les rues et dans tous les parterres, en été ! Il arrivait l’œil déjà mouillé, la jambe un peu molle ; bon diable, il se mettait à genoux pour faire ses souhaits, appelant papa et maman : « Mon bon monsieur, ma bonne dame », et finissant ses vœux démonstratifs en disant : « J’chus saoul, mais j’chus pas mauvais ; j’veux cinq cents pour mes étrennes, pour me payer la traite. » On avait beau le combler de manger, il continuait à supplier à genoux. Le manger, voyez-vous, pour lui, ça ne valait rien ; il lui fallait le boire qui réchauffe et endort ! Pauvre misérable, qui nous faisait rire et me ferait pleurer, maintenant, de pitié pour sa vie d’abruti.

Le jour de l’an passait comme un rêve ; il venait tant de monde ! On voyait presque tous les hommes de la paroisse ; on s’amusait… et on engloutissait friandise sur friandise…

Le soir tombé, les petits enfants un peu repus, beaucoup fatigués, ne se faisaient pas trop prier pour monter se coucher. On était las, en vérité, d’avoir manié les mêmes jouets neufs toute la grande journée !…

Pourtant, je me rappelle avoir été triste, parce que c’était si loin l’autre jour de l’an, et les autres surprises ! Petite fille insatiable qui a toujours ardemment désiré voir ce qui s’en vient, et qui, aujourd’hui, grande personne, ne se garde pas d’avoir hâte, hâte sans cesse, hâte à la Résurrection future, même !


XXVI


Toto et Pierre avaient attelé Zoulou à sa voiture d’hiver, une jolie carriole peinte en neuf, rouge avec des lignes jaunes comme ornement. On tenait deux à l’aise là-dedans, et quatre tassés et marchant de temps en temps à côté de la voiture, pour laisser se reposer le chien !

Nous étions partis pour aller au couvent chercher Cécile, Marguerite et Thérèse qui étaient pensionnaires, et qui avaient congé, ce jour-là. Zoulou trottait bien. Sur la route, bordée de gros bancs de neige, les traces du chemin des voitures étaient des lices blanches et brillantes. Il poudrait, il faisait froid. Nous étions bien dans la carriole et nous avions un plaisir fou.

Au couvent, Mère S.-Anastasie accompagna jusqu’à la porte les trois petites filles, et s’exclama : « Vous n’embarquerez pas tous dans la voiture, mes pauvres enfants ? » et, ayant répondu : « non », nous essayâmes pourtant, trois sur un siège, deux sur l’autre, et Toto accroché en arrière, tenant les guides !

Zoulou allait maintenant à petits pas, mais il allait bien et n’avait pas l’air fâché. Il retournait à la maison, voyez-vous, et il « sentait l’écurie »… Nous passâmes allègrement devant la « Providence », le « Sacré-Cœur », le coin rond. Que c’était beau toute cette blancheur ! Nous étions si enthousiasmés que, devant la porte de la cour, nous ordonnâmes à Zoulou de continuer la promenade. Il refusa net, et s’arrêta. Puis, voyant qu’on insistait, il partit, donnant un coup de collier, et brusquement s’élança à toutes pattes. La carriole faisait des zigzags, cahotait ; nous étions pâmés de rire et Zoulou galopait, ingouvernable ! Il se disait sans doute, tout en tirant la langue longue comme le bras, essoufflé : “Ah ! vous voulez vous promener, mes petits enfants ? et vous me charez comme un mulet, parce que je suis une trop bonne bête ? et vous ne voulez pas que je rentre dans ma niche quand vous pourriez vous amuser sans moi ? Eh bien, vous allez voir ! Jamais « en chien » vous n’aurez été aussi vite, et si je casse votre carriole, tant pis, vous ne m’attellerez plus ! »

La panique avait pris deux des petites filles, qui s’étaient jetées dans la neige. Zoulou, encouragé, laissa la rue, entra dans une cour ouverte, fila à toute vitesse jusqu’au fond d’un jardin, perdit la moitié de sa charge, et repartit avec Toto et Pierre, qui essayaient de le mâter ! Et Zoulou se disait : « Là, culbutons ceux qui restent, et sauvons-nous ! » Ce fut l’affaire d’un cahot habilement sauté ; puis, sur le côté de la carriole, Toto fut balancé, le corps plié, les jambes dans la voiture, le buste pendant en dehors ! et Pierre avait la tête dans la paille, et les pieds pointant vers le ciel ! Zoulou fit un nouveau bond, sauta sur le trottoir, déposa, en passant sur le banc de neige, ses deux victimes, qui riaient comme des fous, mais qui avaient perdu leurs tuques.

La bande, qui s’était éparpillée, se rassembla. Nous arrivions les uns après les autres, relevant nos grands bas, rajustant nos nuages, enlevant la neige qui s’accrochait en mottons à nos manteaux de laine. Lorsque, à pied, nous fûmes revenus vers la maison, Zoulou, à moitié dételé, le nez sur la porte de cour, attendait qu’on lui ouvrît. Je revois encore sa bonne face épanouie, et je jurerais qu’il se moquait de nous. La langue sortie, il haletait.

La chère bête ! Que nous en parlâmes longtemps de son galop, et que nous l’avions trouvé fin, notre chien ! À vrai dire, il n’y en avait pas un qui le valût, à dix lieues à la ronde ! et un chien qui « prend l’épouvante », vous savez, ce n’est pas un animal ordinaire !


XXVII


Il y avait quatre petits Jésus dans mon village, cinq avec celui du collège, mais les petites filles n’allaient pas au collège !

Au « Sacré-Cœur », il était tout simple et modestement couché sur une botte de paille. Il reposait entouré de moutons comme il y en avait dans nos « arches de Noé ». Le « Sacré-Cœur », c’était l’oratoire des orphelins, et la Charité y remplaçait les belles statues de bergers et de rois mages. À la chapelle du cimetière, à « Bonsecours », sur le « coteau », le petit Jésus n’était pas plus riche, mais il avait quelque chose d’extraordinaire pour un bébé de cire. Vers la mi-janvier, étant devenu assez fort, il s’asseyait sur une chaise haute, à côté de sa crèche, et les petits quêteux du « coteau » devaient être fiers de cette supériorité de leur Jésus sur les autres !

Le plus beau de tous, c’était sûrement celui de notre couvent. Il avait les plus fins cheveux du monde, un visage adorable, une robe de soie brodée d’or, et toute une garniture de mousseline fine par-dessus la paille de son lit. Mais il était petit et solitaire, et nous aimions infiniment mieux celui de l’église, qui avait tout un peuple avec lui.

Dans notre paroisse, le petit Jésus habitait une vraie cabane en bouleau, posée sur des roches grises, dans une forêt de sapins. Aux branches des « arbres de Noël » et sur le toit de chaume étaient accrochés des flocons et des cristaux de neige. Vous me direz qu’à Bethléem, il n’y en avait pas autant, mais un Jésus, au Canada, naît dans le cadre du pays !

La crèche était dépourvue d’oreillers et de draps : le Jésus avait une pauvre chemise, mais la sainte Vierge, saint Joseph, le bœuf, l’âne, les bergers, les moutons, et les rois mages l’entouraient. Rien ne manquait, pas même l’étoile !

Nous allions tous les jours l’adorer, l’admirer, le désirer, ce Jésus. Quel petit enfant n’a pas rêvé de l’emporter, de l’embrasser, de jouer avec lui, et de l’aimer tant et tant ! Qu’ils en reçoivent de tendres aveux, les petits Jésus des crèches, qu’ils en font naître des sentiments pieux !

Je me souviens d’avoir prié celui de ma paroisse natale, toute seule, le soir, au retour d’une classe un peu orageuse où j’avais pleuré, et d’avoir remué un flot de pensées dans ma petite tête d’enfant. La vie n’était déjà pas toujours gaie. Je n’avais pas dix ans et j’étais désappointée. Le petit Jésus me regardait doux et gentil à la lumière tremblotante des lampions, dans l’obscurité de l’église. Il souriait, d’un sourire d’immuable paix que je ne comprenais pas. Mais il me consolait ; je l’aimais. Je sentais qu’il représentait une grande chose et qu’il serait un jour ma confiance.

Il garde mon meilleur souvenir, mon souvenir ému, le Jésus de mon enfance. Quelle joie quand c’était le jour de sa bénédiction ! Comme on trouvait l’air bon en se rendant à l’église, et comme ils étaient gais les grelots des carrioles et des berlots qui menaient les familles vers le clocher paroissial. Ce jour-là, on parlait haut dans le saint-lieu. C’était fête pour les tout petits. Jésus avait dit : « Laissez-les venir à moi », et nous étions venus. Les bébés criaient d’admiration ou de mal, parce qu’ils avaient gelé en chemin. Mais toutes les douleurs se calmaient, et les chagrins s’envolaient, quand à tour de rôle nous allions baiser les pieds du petit Jésus…

Comme il était touchant, avec ses grands yeux bleus où la lumière des cierges avait fait passer une âme, tant de soirs de ce mois ! une âme claire qui m’avait consolée des larmes versées au couvent.

Aujourd’hui, elle me soutient encore, l’âme du Jésus de cire ; je la vois dans ses yeux de verre, avec le regard de ma foi. Elle me réconforte, elle me relève, elle m’anime. Comment font-ils pour vivre ceux qui ne l’aiment pas, le divin enfant ? Comment peuvent-ils souffrir, ceux qui ne croient pas en sa force, en sa Providence qui plane sur le monde et qui donne, quoiqu’il en semble, à chacun selon ses œuvres !


XXVIII


Tante Estelle essayait vainement de nous amuser, cet après-midi-là ; rien ne réussissait. Marie était malade et reposait ; Toto, Pierre et moi, nous avions le nez sur les vitres et nous regardions la cour, en tourmentant avec une patience inlassable : « Laisse-nous sortir, tante ! »

Si vous aviez vu la cour ! Elle était éclatante et ressemblait à un petit pays montagneux. Le long du grand hangar, la neige s’était amoncelée en un gros banc élevé presque jusqu’au toit, richement recouvert, lui aussi, d’un mol, large et blanc coussin. Le vent faisait voyager sur la cour et sur le hangar des tourbillons de poudre qui passaient en rafales, comme une fumée fine, ou comme un brouillard opaque voilant tout pour un instant. Les grands arbres se balançaient et secouaient leurs branches. La neige était légère, fine, souple sous le vent, folâtre, enthousiaste, folle ! « Tante Estelle, laisse-nous sortir ! »

Nous en avions les larmes aux yeux à la fin, et elle consentit. Nous étions emmitouflés comme des poupées en guenilles, lorsque nous sortîmes tous les trois. Pour nous jeter tout de suite dans la neige, nous sautâmes par-dessus le bras de la galerie, en criant !

D’abord, nous nous roulâmes comme des pelotes dans le tapis épais et blanc. Puis, nous fîmes des bonshommes.

On se mettait debout bien droit, en ligne, et l’on se laissait tomber de sa hauteur, dos dans la neige. Il fallait se relever sans détériorer l’empreinte et sans la creuser outre mesure ! Au bas, on écrivait avec le doigt. « Toto, Pierre, Michelle. »

Mais la poudrerie était si forte que les bonshommes et les noms disparaissaient immédiatement, et l’on courait, en enfonçant jusqu’aux genoux, vers le hangar, et vers le grand banc qui était blotti contre lui. On longeait cette montagne blanche. De la fenêtre, tante Estelle nous suivait des yeux en riant. On s’efforçait de marcher droit, mais si vous croyez que c’était facile ! On calait jusqu’à la ceinture, et la neige était si dense et si forte qu’elle pressait nos jambes comme si elle eût voulu les garder, et il fallait de l’aide pour sortir du trou ! Le vent épuisait notre haleine et l’on se renversait sur le dos, la tuque rabattue sur le nez, pour se reposer ! Parfois aussi, on se laissait descendre en roulant jusqu’en bas du gros banc, et on recommençait à l’escalader, essoufflés, enneigés !

On aurait bien voulu grimper sur le hangar et sauter dans la neige. Mais les bancs étaient encore trop bas et nos jambes trop courtes !

Soudain, l’un de nous poussait vigoureusement l’autre en criant « tag », et l’on se lançait dans une course difficile. On avançait avec peine, on tombait, on se relevait, on enfonçait profondément, on se déterrait, puis, à un moment donné, on se retrouvait tous les trois les uns sur les autres, se bousculant, se faisant manger de la neige !

Quelles joues en feu, et quels yeux brillants quand on rentrait à la maison ! On se déchaussait, on faisait sécher ses vêtements près du poêle, en criant tous ensemble, et à tue-tête : « Nous as-tu vus, tante Estelle ? »

Si tante Estelle nous avait vus ! Mais pourquoi serait-elle restée rêveuse, à la fenêtre, si elle ne nous avait pas regardés ? Songeait-elle à sa propre enfance en nous voyant embrasser la neige ? Se souvenait-elle de son temps de petite fille ? et nous enviait-elle un moment, nous, les insouciants, les heureux petits enfants !

Sans doute, elle avait eu une heure d’attendrissement, comme j’en ai moi-même, en me rappelant cette vie. Mais, qui voudrait retrouver son enfance, malgré les plaisirs charmants dont elle fut parsemée ?

Pour moi, je ne veux rien recommencer et je refuserais la fontaine de Jouvence. Je veux avancer. Je veux voir. Je veux vieillir. Oh ! je ne cache point que j’ai parfois des moments d’angoisse et de peur bleue, en me disant : « Deviendrais-je triste, et accablée, et lasse comme certaines femmes que je vois ? »

Je ne le veux pas ! Je veux aller en avant, vivre l’avenir avec ses douleurs et ses joies, mais je n’accepte pas d’être abattue, d’être malheureuse…

J’aurai beau rouler en bas des gros bancs de neige qui sont mes illusions et mes bonheurs, je les remonterai ! et je serai toujours une « contente » ! Je veux être une contente. Que Dieu me fasse cette grâce !


XXIX


Pendant qu’on récitait la grammaire, ou le catéchisme, ou le chapelet, je n’avais eu qu’une idée fixe tout l’après-midi : me rendre, la classe finie, jusqu’à l’arbre du pinbina et en manger au moins une grappe. Vous connaissez ces petits fruits rouges au goût aigre ? Il y en avait un arbre au bout du jardin, dans le coin opposé au pommier. On s’y était rendu un soir, au commencement de l’hiver, et il m’était venu tout à coup un désir fou de manger encore de ces graines rouges, sûres à point. Mon Dieu, il n’en restait peut-être plus, mais je n’y pensais pas, et je me laissais tenter, et j’avais hâte…

Enfin, on fit la prière du soir, et l’on passa la porte du couvent, disant d’une voix claire et gaie, tout en inclinant la tête pour le salut traditionnel : « Bonsoir, mère Sainte-Anastasie ! »Je demandai à Marie : « En mangerais-tu, toi, du pinbina ? » Elle haussa les épaules, manifestant ainsi la plus complète indifférence. Puis, comme elle se mit à courir sur le banc de neige qui bordait le trottoir, je l’imitai…

À la maison, je trouvai les confitures de la collation fades, et je sortis pour attendre Toto et Pierre qui seconderaient peut-être mon tenace et agaçant désir… En effet, mon bon petit Toto cria tout de suite à ma proposition : « Trois gros rats pour nous autres, on s’en va au pinbina ! » La neige atteignait le quart du bras de la galerie, et c’était invitant, cette expédition difficile.

Julie, quand elle nous vit partir, tenta de nous faire retourner : « Vous ne serez pas capables. La neige “pelotte”, vos jambes vont se prendre ! » Ses conseils et ses prophéties se perdirent dans l’espace, et Toto répéta son cri de joie, en ajoutant : « Y a pas d’soin, on va se rendre ! »

Mais on avançait péniblement, et il fallait de grands efforts pour retirer ses jambes des trous qu’elles creusaient dans la neige collante. Au milieu du jardin, par un caprice du vent, il y avait un énorme banc, et l’on enfonça si profondément qu’on ne pouvait plus en sortir !

Le soir venait. On ne voyait pas les graines rouges sur l’arbre, trop loin de nous. Toto me dit : « Veux-tu, on va s’en retourner ? » Je ne répondis pas, et me dégageant, je pris les devants. Mais, à trois pieds de là, une de mes jambes cala, et je tombai et ne pus me relever. Toto vint jusqu’à moi, essaya de me déprendre, n’y réussit pas et poussa de grands cris pour appeler au secours. Un homme, qui fendait du bois dans le hangar, vint me retirer du trou, et… je n’osai pas l’envoyer jusqu’au fond du jardin me chercher du pinbina !

Vous le croirez si vous voulez, mais j’en voulais encore. Au souper, je fus maussade et dis en grimaçant au-dessus de mon assiette :

« Je mangerais du pinbina ! du pinbina ! »

Et vous m’en apporteriez ce soir, pendant que je vous griffonne ces riens, une corbeille remplie que je n’y toucherais peut-être pas. Je crois que ce n’est pas très bon. Seulement, parce que j’en voulais, j’imaginais que c’était délicieux, et je goûtais d’avance un fruit idéal, qui était mille fois meilleur que le véritable.

Dites que vous en avez eu, vous aussi, de ces idées fixes, lancinantes ? Dites que vous avez désiré des choses embellies par votre imagination et devenues si tentantes que vous les attendiez et y pensiez sans cesse, malgré vos essais de vous en distraire ? J’ai beau lutter encore contre ces désirs irrésistibles, qui me choquent, et me font gémir sur mon imperfection, ils ne m’abandonnent pas. Si bien que, pour avoir la paix intérieure, je me cède à moi-même, je me contente ! Comme nous sommes de pauvres choses. Et penser que presque toujours les réalités nous déçoivent, et que nous ne pouvons pas nous retenir de dire : « Ce n’était que ça ? » Par contre, quand nous sommes calmes, sans impatience, sages, le bon Dieu nous envoie parfois des bonheurs ou des sentiments inattendus qui nous comblent de joie et nous font avouer : « J’aime la vie »…

Oui, j’aime la vie. J’aime la vie pour ce qu’elle a de beau !… pour cette grosse étoile qui vient de s’allumer sur le ciel encore clair, là-bas, au bout de la montagne, et qui est une lumière. Vivent toutes les lumières et toutes les étoiles : petites joies, paix, pensées divines, élans de l’âme vers un but sacré, amitiés, amours… et désirs fous, étoiles filantes qui enseignent la modération, le contentement !

XXX


On se lassait de s’amuser en plein air, et quand le vent du nord avait enjolivé les vitres de paysages givrés, c’était délicieux, parfois, de rester dans la grande salle et de jouer autour du poêle chaud. Nous adorions la « chaise honteuse », et nous étions ravis de nous faire dire des sottises. Lorsque Lucette, Jean-Jacques, Gabriel, Jeanne se joignaient à nous, nous votions invariablement pour ce jeu-là, et nous déclarions ensemble : « C’est moi qui m’mets dedans ! » Alors, pour éviter la dispute et pour savoir qui aurait d’abord l’honneur du fauteuil, nous décidions au moyen de « ma petite vache a mal aux pattes », ou encore « un, deux, trois, nous allons au bois, quatre, cinq, six, pour cueillir des cerises, sept, huit, neuf, dans mon panier plein d’œufs, dix, onze, douze, elles seront toutes rouges »…, et ainsi jusqu’à je ne sais quel « tic, tac, to », qui nous faisait crier : « Sorti ! »

Celui qui ne sortait pas allait s’asseoir en triomphe sur la « chaise honteuse », et un ministre circulait dans les rangs, penchait son oreille vers chaque bouche, et, mettant sa main en paravent, louchait par-dessus ! Nous marmottions des lots d’amabilités. Quand il avait reçu tous les messages, il marchait vers le fauteuil, mais on ne manquait pas de le rappeler deux ou trois fois pour changer de propos, ou lui recommander de bien répéter notre bêtise. On lui lançait des « paires d’yeux ! » on lui faisait des signes, on lui parlait en « muet » pendant qu’il s’en allait à reculons, en grimaçant jusqu’à la « chaise honteuse » où il disait solennellement : « J’arrive du conseil ».

« Qu’est-ce que le conseil rapporte ? » répondait la « chaise honteuse », et l’énumération commençait : « Y en a un qui vous fait dire que vous ressemblez à la fée Carabosse, un autre, que vous avez l’air d’un manche à balai, un autre, que vous êtes pareille à une grosse grenouille enflée, un autre, que vous avez de grandes couettes de Chinois dans le dos, un autre, que vous êtes comme la vieille Angélique, avec votre robe plissée et votre poche de sœur ! »

La vieille Angélique, c’était une femme à barbe, qui lavait les planchers du couvent et faisait le « train » des vaches…

Plus c’était sot, plus ça plaisait à l’habitante de la « chaise honteuse », et la grenouille avait un succès jamais raté. Si on voulait être dedans, on n’avait qu’à envoyer dire ce compliment. Chaque fois, la petite demoiselle qui présidait répondait à son ministre : « J’prends celui qui a dit que j’avais l’air d’une grenouille enflée ! »…

Comme c’était Toto ou Pierre, il s’en allait s’asseoir au fauteuil et il cherchait à deviner ce que les autres murmuraient à l’oreille du passeur ; ensuite, il pourrait à son goût choisir son remplaçant…

Le ministre revenait, et à la question répétée : « Qu’est-ce que le conseil rapporte ? » il énumérait : « Y en a un qui vous fait dire que vous avez l’air d’un chien barbet enragé, un autre, que vous ressemblez à un singe botté, un autre, que vous êtes pouilleux comme le quêteux Nicaisse et qu’il vous manque juste un mouchoir rouge », et, soudainement, le trac prenant le ministre, il s’en allait trouver les autres pour se faire répéter les messages et il revenait finir : « L’autre vous fait dire que vous êtes beau comme un cœur, l’autre, que vous avez l’air d’un crapaud qui baille aux corneilles sur la glace, l’autre, que vous avez l’air d’un vieux cornichon salé ! »

Toto aurait aimé à parler en faveur du crapaud, mais connaître aussi qui le trouvait beau comme un cœur le tentait bien ; il choisissait ce compliment, et une petite fille venait en rougissant jusqu’à la chaise !

Ô jeux d’enfants, qui faisaient tinter tant de rires clairs ! Je revois encore la grande salle, le sofa où l’on se tassait comme des sardines, le petit pupitre où l’on se mettait pour écrire les lettres du jour de l’an. Entre deux fenêtres, une horloge à cadran doré marquait les heures.

Elle les marque encore dans une autre maison. Elle n’a pas changé, à peine a-t-elle vieilli au cours de ces longues années. Son tic-tac égal scande les secondes ; elle n’est pas usée, ou son usure ne paraît pas. Elle sonne, sonne les heures, et nous vieillissons. Nous n’avons plus notre visage d’hier et nous aurons bientôt notre visage de demain. Chaque jour nous apporte une joie ou un chagrin, et nous changeons, et nos yeux voient différemment, parce que les événements modifient malgré nous notre âme, nos illusions, notre vie…

Une chose nous reste, le rire. Après avoir ri petit enfant, parce que vous avez appris par la bouche du conseil que vous aviez l’air d’une grenouille ou d’un crapaud, vous riez encore aujourd’hui pour un rien, et aux éclats, même quand au fond vous êtes encore triste…

Vous n’êtes ni sans-cœur, ni fou. Non, le rire, c’est un tonique, c’est une grâce du bon Dieu !

XXXI


Tout près du coin rond, dans la côte du bord de l’eau, les « grandes » du couvent, avec les « grands » du collège, parfois, venaient glisser en traîne sauvage. La pente était rapide et les glisseurs traversaient toute la rivière. Je me rappelle un groupe de jeunes filles qui s’amusaient là, un matin. Il faisait un beau temps clair, un froid vif, et Toto, ou Marie et moi, nous étions plantés à côté d’elles et nous les regardions descendre avec admiration et envie. Leurs cris de joie nous attristaient et nous donnaient des regrets de n’être pas comme elles dans la traîne, d’être encore de petits enfants dont les grandes personnes ont souvent un dédain si parfait !

Une vague espérance au cœur, nous ne nous lassions pas d’être là, appuyés sur un bout de clôture glacée, ou nous remuant afin de ne pas geler. Nous nous roulions dans la neige pour avoir l’air de nous amuser, puis nous nous approchions en hésitant des jeunes filles qui s’installaient pour partir, n’osant pas leur demander une toute petite place. Et, quand la traîne descendait à toute vitesse, nous restions encore à la suivre des yeux avec passion. Tout le paysage blanc est dans ma mémoire. Les grands champs sur l’autre rive, le vieux hangar solitaire, coiffé d’un toit gonflé de neige, le ruban de la rivière si blanche.

Quelle jeune fille eut pitié de nous ? Son visage se perd dans ce passé déjà lointain. Revenue en haut avec ses compagnes essoufflées et rieuses, elle dit, comprenant soudain notre muet désir : « Embarquons les petits pour une fois ? » Nos yeux durent devenir pleins d’eau, et sans plus nous faire prier nous sautâmes sur la traîne. On nous fit asseoir en sauvage, les jambes repliées, et serrer de nos petites mains les cordes latérales. Deux grandes filles vinrent avec nous, une en avant, l’autre en arrière.

« Tenez-vous bien », cria une de celles qui restaient, et elle nous donna l’erre d’aller. La traîne partit d’abord lentement, et, s’engageant dans la pente, elle fila… Je cessai un moment de respirer, j’eus peur une seconde, j’éprouvai une grande ivresse, un élan violent, puis la traîne fut sur la rivière, et je regrettai l’instant affolant où j’avais perdu l’haleine, me sentant comme lancée dans l’infini…

C’était loin d’être l’infini, et notre tour était même terminé. Sur la rivière, nous poussâmes des cris d’enthousiasme devant le spectacle nouveau du sommet de la rive, vu d’en bas : nous admirâmes la chapelle du Sacré-Cœur et son clocher d’argent qui brillait sur le ciel bleu, et le coin rond, toujours condamné par ses contrevents clos, mais familier à nos yeux, se dressant sur la côte avec l’allure d’un petit château, le soleil pâle d’hiver jouant sur ses pierres glacées.

Il fallut bien remonter, trébuchant dans la pente. Les jeunes filles riaient à cœur-joie, parce qu’elles reculaient, que leurs pieds glissaient, qu’elles tombaient ! Nous, nous essayions de pousser la traîne, pour qu’on récompensât notre zèle par une nouvelle glissade.

On oublia de nous réinviter. Nous regardâmes, des fois encore, la traîne descendre et traverser la rivière dans la belle lice blanche et droite qu’elle avait tracée sur la neige. Et nous retournâmes chez nous. La rue et nos traîneaux ne nous suffisaient plus et nous paraissaient un amusement à dédaigner. Nous aurions donné tout au monde pour devenir soudainement de grandes personnes, pour en avoir fini d’être appelés les petits, et d’être gênés !

XXXII


Par un neigeux dimanche, nous étions plusieurs petites filles jouant à la poupée, dans la chambre de tante Estelle. Marie, Lucette, Jeanne faisaient les dames, se racontaient des commérages, en se pinçant les lèvres avec des airs gesteux. Moi, dans un coin, sur une petite chaise berçante, j’étais en extase, un bébé dans les bras…

Marie m’avait prêté sa poupée blonde, une poupée articulée vêtue de dentelles, aux yeux bleus qui se fermaient, aux joues roses, aux cheveux de soie frisée. C’était une faveur insigne de l’avoir sur mes genoux, un événement imprévu, un bonheur si grand que j’en étais toute rêveuse et la regardais en la berçant doucement, avec une passion un peu triste, parce qu’elle était belle, que je l’aimais et qu’elle n’était pas à moi. À tout instant, je posais mes lèvres sur son front. Je la baisais longuement et réchauffais la porcelaine de l’ardeur qui était en moi.

Pendant que les petites amies bavardaient sans cesse : « Oh ! madame, c’est épouvantable comme mon enfant est mal élevée ! » ou bien : « C’est effrayant, ma petite manque de mourir tous les jours d’une bronchite ! » moi, je continuais d’admirer silencieusement. Je caressais les dentelles de la poupée blonde. Je relevais la robe pour manier la lingerie fine et complète, puis je mis le bébé debout afin de voir ses yeux grands ouverts. Une jambe glissa de la culotte de broderie, et je restai muette, atterrée ! Que faire ? Je recouchai sur mes genoux la pauvre poupée, je replaçai sa jambe, et j’attendis…

Mais j’étouffais de chagrin, et j’éprouvai en petit les sentiments qu’on doit ressentir en voyant estropier un frêle enfant qui est à soi ! Mes joues rougirent, et quand Marie vint prendre la poupée sur mes genoux et que la jambe tomba, j’avais une si piteuse mine qu’on pensa que je l’avais cassée par ma faute, en la remuant trop durement !

Pourtant, c’était bien toute seule qu’elle était devenue infirme, par un caprice de l’élastique et de la broche qui composaient son squelette ! J’allai me blottir dans l’embrasure de la fenêtre devant le jardin de neige, triste sous le ciel nuageux, et je pleurai follement, à gros sanglots. On eut beau me dire : « Ça ne fait rien, console-toi », mes larmes coulèrent comme pour un irréparable malheur. J’avais tant de peine de voir finir dans mes bras les beaux jours de cette blonde poupée, et de songer que je passais pour une coupable, moi qui l’avais bercée avec une précaution infinie et une adoration silencieuse !

Et Marie s’étonnera en lisant ceci ; puis, cherchant dans sa mémoire, elle se rappellera sans doute sa fille brisée et mon attitude de désespérée ! Que tout cela est loin, et que fut intense mon chagrin d’enfant, pour que je le retrouve ainsi vivant dans mon souvenir !

Chaque jour, quelque chose se fane ou finit autour de moi, parce que les joies de la terre sont des poupées qui se brisent sans qu’on le veuille, et quand on les désire avec le plus d’ardeur. Je ne ressens peut-être pas autant de peine pour les petits déchirements quotidiens que j’en éprouvai devant la jambe décrochée du bébé de Marie. On souffre moins, quand on sait la raison de la douleur, et qu’elle nous élève.

Mais, mon Dieu, qu’est-ce que je savais bien, pendant que je sanglotais éperdument, en regardant à travers la buée de mes larmes, le jardin qui grisonnait sous le ciel couvert, et le soir qui venait ?…


XXXIII


Il faisait encore soleil quand on sortait de la classe, à quatre heures, et l’on s’amusait le long de la route. Les maisons avaient au bord de leurs toits bas et penchés une frange de glaçons brillants qu’on rêvait de posséder !

Si la neige était molle, on se roulait de belles pelotes et on se les lançait. C’était une bataille en règle, et souvent on en profitait pour tapocher telle petite fille qui nous déplaisait ou dont on voulait se débarrasser. Puis, on imaginait de viser les glaçons et de les faire tomber. Beaucoup de pelotes allaient s’aplatir sur les maisons en faisant « paff », et la neige restait collée au bois, en plaque blanche et ronde. Une bonne femme, qui du fond de sa cuisine entendait résonner les projectiles sur le mur, sortait et nous menaçait : Mère S.-Anastasie et monsieur le curé le sauraient, et nous ne « marcherions » pas pour notre première communion, ou bien nous allions perdre notre décoration rouge « d’enfant Jésus », parce que nous étions de méchantes petites filles pleines de mauvais plans et que nous avions voulu casser les vitres chez eux !

La bonne femme n’avait pas fini de nous en conter « sur le long et le large » que nous partions en courant ; et au troisième ou quatrième voisin, nous recommencions à viser le bord des toits. C’était vainement, tant que Toto et Pierre n’arrivaient pas, sac au dos et en criant. Eux savaient bien le tour, allez, de décrocher les glaçons. Ils cherchaient un bon morceau de neige durcie qu’ils garrochaient adroitement ; et ils frappaient aussi sur les maisons, à coups de sac, pour ébranler la frange glacée que le soleil de mars avait minée toute la journée. C’était une jolie dégringolade. Toto et Pierre se sauvaient agilement pour éviter l’avalanche, et ensuite nous ramassions chacun une provision.

Alors, les gens avaient beau sortir et nous traiter « d’haïssables » et de mal élevés, cela nous était parfaitement égal. Voyez-vous bien le tableau : cinq ou six petits enfants qui cheminent sur la route battue ou dans la rue en suçant fièrement leur glaçon ? C’est à qui le rendra plus pointu, aussi fin qu’un crayon, et clair et bien poli. On l’enfonce à maintes reprises jusqu’au gosier et il en sort adouci, affiné, luisant. Et les petites langues roses lèchent encore, en agaçant : « Regardez, c’est moi qui ai le plus beau ! » Parfois, sous les dents qui mordent malgré elle, un glaçon se casse et son petit propriétaire s’arrête, et recommence à viser le bord des toits avec les mottons de neige dure ! S’il atteint le plus long et le plus gros, il en fera une merveille, un énorme crayon de vitre transparente.

La neige est blanche et lustrée, parce que le soleil l’a un peu fondue. La campagne est paisible. Le ciel est bleu et se nuance déjà au couchant. Le petit village dormirait sans ces enfants, et on dirait que personne n’est là pour admirer sa beauté tranquille, et la rivière blanche bordée d’arbres nus dont les ramures sont belles quand même, toutes en petites branches noires enchevêtrées, au travers desquelles on voit l’azur !

Les glaçons bien lisses, on écrivait, de leur fine pointe, des noms sur la neige. Chaque jour de l’hiver, on en avait ainsi gravés, et le lendemain ils étaient disparus. Tout s’en va… surtout les empreintes sur la neige, qui efface tout !

Autrefois, c’était à nous ces rues désertes, c’était à nous cette neige, c’était à nous la rivière, le soleil et le ciel clair ! Tout le paysage était à nous, et il est encore à moi, puisqu’il vit tout entier dans ma mémoire, et qu’en me penchant sur mes souvenirs, j’aperçois de grandes images colorées et belles qui représentent mon village ! Je revois même, sur les bancs de neige, nos prétentieuses lettres de petits enfants, majuscules fleuries dessinées au glaçon !


XXXIV


Le matin des cendres, Mère S.-Anastasie nous faisait un long « catéchisme » sur le « memento quia pulvis es ». Nous écoutions sagement, autant que possible ; mais pouvions-nous chasser les distractions que le ciel bleu nous envoyait ? La lumière entrait dorée de soleil par les grandes fenêtres et l’on regardait voltiger les poussières dans les rayons. Est-ce qu’on deviendrait, après la mort, une poussière aussi fine qui danserait dans la lumière ?

Mère S.-Anastasie faisait le signe de la croix. Le catéchisme finissait et c’était l’heure de l’office. On se précipitait, en chuchotant, au vestiaire ; on s’asseyait à terre ou dans l’escalier pour mettre ses grands bas, et, une fois habillées, on prenait les rangs. Par une porte latérale, on arrivait tout de suite à l’église, en traversant une étroite cour où le trottoir était toujours glacé. On tombait parfois, sans se faire mal et en riant aux éclats. Un tambour de bois gris était ajouté à l’église pour l’hiver ; on entrait en luttant contre les portes lourdes et l’on prenait place dans les bancs de côté, près du mur, en face de saint Joseph. Les fidèles arrivaient. Marie et moi, nous retournions la tête à maintes reprises, furtivement, pour voir, dans l’allée voisine, un peu en arrière, Tante Estelle, et Toto et Pierre qui nous grimaçaient des sourires comiques. Ensuite, ils nous regardaient en montrant le blanc des yeux, signe de dévotion !

On priait bien, malgré tout. On égrenait les ave Maria en faisant siller les sons entre les dents. On lisait les prières de la Messe avec le même bruissement, en se balançant en cadence. Vous savez la manière des petites filles de couvent ? On pouvait prier du cœur, mais on priait surtout des lèvres. Le bon Dieu voyait sûrement les bonnes intentions, et Il devait appeler les anges pour leur faire regarder cette enfance qui s’efforçait d’être sérieuse devant la gravité de la cérémonie.

Et on allait recevoir les cendres. On relevait les casques de poil en se rendant aux balustres, afin que le prêtre pût atteindre les cheveux. On se coudoyait avec des yeux brillants qui souriaient pendant que la bouche restait pincée !

On redescendait l’allée en se touchant le front pour constater que la cendre y était. Une petite, n’ayant pas assez repoussé son bonnet, se tournait vers nous, et disait, l’air scandalisé : « Il me l’a mis sur ma capine ! »

L’office terminé, on sortait de l’église et l’on avait congé pour le reste de l’avant-midi. Graves pensées de mort, où alliez-vous ! On se dispersait en criant de joie. Le soleil nous illuminait l’âme, et nous étions contentes : contentes du beau jour, fières d’être libres, et si heureuses en pensant que le printemps venait, qu’il faisait soleil jusqu’au souper maintenant, et qu’après le printemps, ce serait les grandes vacances !

Oh ! l’esprit des petits enfants qui voltige vers l’avenir ! Il y a si peu longtemps que leur âme est sortie du souffle de Dieu qu’elle en garde une lumière jaillissante qui éclaire tout ! À mesure que l’on grandit, cette lumière s’atténue. La réalité l’assombrit, et chaque année nouvelle apporte, avec plus de clairvoyance, des sujets de peine, des douleurs.

Mais il y a un moyen de la retrouver, la lumière jaillissante. Le bon Dieu nous l’a laissée sur l’autel. Si nous la cherchons, elle posera sur nous sa clarté, et notre cœur sera consolé, même dans la souffrance. Puis, quand tout sera fini et que nous serons cendres, cette lumière divine, un jour, rassemblera notre poussière et en fera des corps glorieux pour la résurrection future. Et nous deviendrons d’autant plus beaux que nous aurons mieux contemplé et aimé sur terre le soleil des autels. Qu’importe ma cendre, si je suis une âme. Les petits enfants ont raison. Béni soit le printemps !

XXXV


Le soleil devenait plus chaud, l’air s’adoucissait chaque jour davantage, le printemps s’annonçait. On avait bien hâte qu’elle s’en allât, cette neige qu’on avait tant aimée, et si l’on s’amusait encore à en faire des pelotes, c’était dédaigneusement et avec l’intention de la gaspiller et de la voir fondre au plus vite !

Devant la maison, pour découvrir le bois du trottoir, on pelletait avec acharnement et l’on regardait la rivière gelée, en parlant du départ de la glace, des feuilles aux arbres et des sifflets de saule ! On formait aussi maints projets pour lorsque les érables couleraient, et, tous les matins, on demandait à tante Estelle quand ils seraient entaillés. Mon Dieu, qu’on avait hâte !

Et quelle joie d’apercevoir enfin, au retour de la classe, un midi, les chaudières de fer-blanc accrochées aux arbres, brillantes au soleil. On s’arrêtait pour admirer l’eau qui tombait goutte à goutte du trou rond fait dans l’écorce épaisse, sur la « petite feuille », de tôle blanche qui servait de « coulée ». Je vous assure que tous les enfants n’avaient pas nos solides principes, et malheur aux gens du village qui ne surveillaient pas bien leurs érables ! Comment résister à la tentation ? Les petites filles qui, « chez eux », n’avaient pas d’eau d’érable se servaient vitement, à même les chaudières. Oh ! pas « aux yeux » des maisons, mais à l’abri des clôtures ! Mère S.-Anastasie avait eu beau faire épeler l’histoire de « Dieu nous voit », dans notre livre de lecture, les petites filles n’avaient pas le temps de réfléchir ! ou bien elles se disaient que boire de l’eau d’érable à la face du ciel, ce n’était pas voler !

Les rues avaient une vie nouvelle, quand les érables coulaient. En file, le long des trottoirs, les arbres étalaient fièrement leurs chaudières claires : dans les parterres, c’était le même ornement qui se répétait, et les ormes avaient des airs piteux à côté des érables qui fêtaient déjà le vrai printemps fleuri et chaud…

Et avoir des érables dans son jardin ou à sa porte, cela méritait considération, et l’on s’obstinait entre enfants : « Chez nous, on n’a deux de plus que chez vous, et ils coulent bien plus ! »

Les petites filles d’« habitant » avaient la suprématie sur nous en ce temps-là, parce qu’elles pouvaient parler de leur sucrerie, et qu’elles manqueraient la classe quand ce serait les sucres !

Chez nous, on se contentait de boire de l’eau d’érable aux repas, d’en boire à satiété, deux, trois, quatre verres ! C’était si bon…, en attendant les cœurs de sucre qui arriveraient sur le marché, le samedi, et que l’on croquerait avec volupté !

Et c’était un printemps de plus sur nos têtes d’enfants, un peu plus de la sève du pays dans nos veines, une ardeur neuve en nous. On s’attachait davantage aux grands érables du parterre et de la cour, dont la vie nous entrait dans le sang…


XXXVI

Après les érables qui coulaient, la plus grande joie du printemps, c’étaient les rigoles. Quand le soleil avait tellement chauffé la neige qu’elle fondait abondamment, on creusait, de chaque côté du trottoir, de petites et de larges rigoles qui rejoignaient l’égout au prochain coin. La plus grande, celle qui suivait le bord du trottoir devant la maison, et recevait l’eau de la rue et des gros bancs de neige qui s’en allaient, c’était un fleuve. Le fait est que son cours en pente était rapide et qu’elle avait grand air, son flot coulant sur un lit de glace vive, en attendant que cette glace fondît elle-même et laissât voir la boue… Dans le parterre, on apercevait déjà l’herbe par place, et maintenant l’on sortait sans grands bas, en claques seulement. Je me rappelle Marie avec son court manteau rouge feu, au collet de matelot, soutaché de blanc et sa tourmaline qui étalait, sur ses pendants de rubans noirs, deux petits drapeaux entrecroisés.

Au temps des rigoles, nous devenions des empereurs romains, persécuteurs de bonnes femmes de papier ! Notre cruauté naissait à l’arrivée du cahier de mode pour la saison nouvelle, où il y avait à découper de jolies petites filles en robes de couleur. Nous prenions celles qui avaient été nos favorites de l’hiver et qui étaient salies et démodées, et nous les martyrisions. Nous en avions assez pour fournir Toto et Pierre qui se distinguaient par leur rage, leurs cris et leur subtilité dans les tourments à inventer. Marie et moi, nous nous contentions de passer un fil au cou d’une bonne femme, et de la faire descendre dans la rigole en suivant le courant jusqu’au coin. Nous leur tenions un banal discours d’une voix mauvaise et épouvantable, autant que possible : « Ah ! tu as froid, ma petite fille, tu te lamentes, tu es fâchée, mais tant pis pour toi, tu avais beau ne pas te salir. Asteure, noye-toi, noye-toi, noye-toi ! » Lorsque nous arrivions au canal recouvert d’un treillis de barres de fer, nous suspendions les petites filles au-dessus de l’abîme, en déclamant : « Tu vas mourir. C’est fini. Plus de pitié, tu es trop malpropre ! » — Pourtant nous ne les laissions pas encore à l’égout et nous leur faisions remonter la rigole. En chemin, elles se trouvaient à rencontrer, sur des bateaux à voile, leurs sœurs, en mille miettes, victimes réduites en lambeaux par Pierre et Toto !

Devant la maison, nous retirions nos noyées de l’eau froide et nous décidions de les faire sécher. Nous accrochions le fil qui les tenait à l’écorce des arbres ; puis nous les abandonnions pour aller voir si la glace marchait…

Toto et Pierre revenaient du canal où ils avaient abandonné les restes de leurs martyres et, apercevant nos petites pendues qui se balançaient au vent, ils les collaient aux arbres et les tapaient si fort avec des bâtons qu’ils les déchiraient sur l’écorce rugueuse. Et c’était fini pour celles-là. Demain, avec d’autres, on recommencerait, et toutes les « bonnes femmes » qui étaient défraîchies y passeraient.

XXXVII


Toute la semaine qui précédait le poisson d’avril, nous y avions pensé, et le matin même, avant la classe, en déjeûnant de chaudes crêpes, si Julie nous demandait : « Avez-vous vu la morue que votre père a apportée pour le dîner ? Je vous assure qu’elle nage dans le quart aux dégouttières ! » — elle n’avait pas fini sa phrase que, bêtement, nous bousculant, nous courions vers la cour. Sous la dale de la cuisine, il y avait un énorme baril noirci par le temps, les pluies et les neiges, qui recevait l’eau du ciel. Comme il était plus haut que nous, pour voir à l’intérieur, il nous fallait monter sur une vieille chaise sans dossier, qui restait là à cœur d’année. Avec quelle précipitation nous sautions sur ce banc, nous poussant des coudes pour avoir la plus large place ! et nous nous penchions sur l’eau dormante du quart où nos figures seules se reflétaient dans des morceaux du ciel qui s’y miraient. Julie, de la fenêtre, nous regardait en riant aux éclats, et elle nous criait : « Poisson d’avril ! »

Naturellement, nous retournions furieux à notre déjeûner, et nous méditions un tour pour lui remettre sa malice. Le malheur, c’est que les grandes personnes sont moins naïves et bien difficiles à attraper. Comment allions-nous nous y prendre ?

En classe, nous avions la permission de nous amuser un peu, ce jour-là. Nous dessinions au crayon, sur les pages de nos cahiers, de beaux grands poissons aux écailles bien carreautées, sans oublier les nageoires et la queue qui ne manquaient pas d’être d’une forme nouvelle et fantaisiste, et nous les découpions ensuite. C’était des harengs, des morues, des flétans, des sardines, selon leurs différentes formes. Ensuite, on se les accrochait furtivement dans le dos, aux blouses, aux rubans des tresses blondes ou brunes, aux ceinturons.

Et c’était amusant de voir les petites filles — en se levant pour aller à la tribune de mère ou au panier aiguiser leurs crayons — secouer leurs robes et se passer le nez par-dessus l’épaule, en louchant vers leur dos, afin de savoir si elles étaient reçues du poisson ! Et mère S.-Anastasie subissait les chuchotements et les ricanements dissimulés !

Marie et moi, nous arrivions à la maison avec tout un paquet de dessins de harengs, morues, flétans, sardines ! et les devants de nos robes couverts d’épingles. Nous suivions Julie pas à pas, en lui racontant des histoires. Elle faisait mine de ne pas comprendre notre manège et se laissait tapisser le dos et la jupe de poissons en papier. Nous avions la prétention de croire qu’elle ne s’en apercevait pas, et il fallait entendre nos rires étouffés quand elle allait ou venait avec ses plats, au cours du dîner ! Elle nous interrogeait pour connaître la cause de notre gaieté, et nous rappelait plusieurs fois l’incident du matin, en nous narguant : « Eh bien ! on ne la mange pas la morue… allez donc la voir nager ! » — et enfin, elle se retournait sur elle-même et criait de surprise jouée en découvrant ses décorations ! Nous avions un plaisir délirant, nous éclations de rire en nous tenant les côtes, et nous étions parfois forcées de sortir de table, parce qu’une miette de pain ou de biscuit prenait le « canal du dimanche ! » Julie venait nous taper dans le dos pour nous faire reprendre notre respiration !

Entre enfants, on courait beaucoup d’autres poissons d’avril. On s’envoyait voir si la glace était partie, on se disait soudainement : « Regarde donc l’oiseau ! » ou bien : « Tu perds quelque chose », et si on regardait, c’était « poisson d’avril ». Mais, tout ça, pour les amateurs, ça ne comptait pas, et il était essentiel de parler de poisson pour que ce fût sérieux. Si l’un de nous réussissait à en faire courir un vrai, un ingénieux, il en avait pour jusqu’à l’année suivante à s’en vanter et à nous dire : « T’en rappelles-tu ? »

C’est comme cela : les « te rappelles-tu » sont une des plus grandes douceurs de la vie. Est-ce que vous ne riez pas au souvenir de ces épisodes qui ressemblent à ceux de votre enfance ? Je me plais, moi, à vous les raconter, simples comme ils me viennent, pendant que j’y songe, en admirant le ciel bleu du nouveau printemps qui s’annonce.


XXXVIII


Avec Marie et une petite amie qui s’appelait Lucette, je m’étais rendue de l’autre côté du village, où il n’y avait pas de « côte du bord de l’eau », mais une pente si faible que le sol était presque au niveau de la rivière. Nous descendions une rue, longeant la seigneurie jusqu’à la rive où nous allions pourvoir marcher la glace.

J’ai oublié comment cela se produisit, mais l’eau se mit soudainement à monter et nous partîmes en courant, parce que nous imaginions qu’elle nous suivait, et pouvait nous engloutir comme la mer Rouge avait autrefois englouti les envoyés de Pharaon. Quand nous fûmes certaines d’être en sûreté, nous nous retournâmes et nous vîmes que la rivière avait presque atteint la première route transversale. Sa course s’arrêta, et nous pûmes la contempler sans crainte. Ensuite, nous reprîmes le chemin de la maison, afin d’apprendre cet événement à ceux qui ne l’avaient pas vu.

Plus tard, vers cinq heures, je me sauvai toute seule pour aller voir l’inondation. L’eau était montée jusqu’à la deuxième rue parallèle à la rivière, et les gens se massaient sur le trottoir, regardant les inondés qui sortaient de leurs demeures et s’embarquaient dans des chaloupes. Il y avait une animation extraordinaire, des cris, des chants. C’était nouveau de canoter dans les rues, et même ceux dont l’eau envahissait les maisons riaient comme les autres. Jamais je n’avais vu tant de monde réuni dans mon village. J’avançais vers la rivière, en sûreté sur le trottoir élevé, me faufilant à travers les gens. Il devait être six heures, et je ne songeais pas à retourner chez nous. Étonnée, j’assistais, à ce spectacle nouveau. Je remuais des comparaisons dans ma tête d’enfant. C’était toujours ainsi à Venise ? Est-ce que je ne l’avais pas vu sur les images de mon livre de lecture ? Mais les maisons étaient sans doute d’une beauté de rêve et les gondoles ne ressemblaient pas à de vulgaires chaloupes ! Et il me passait dans l’esprit des images colorées.

Les gens se rangèrent soudainement. Un homme venait, menaçant de ses poings. Il était ivre. Il approchait. En m’apercevant, il se mit à crier : « À l’eau, les enfants ! » et il fit le geste de me prendre par l’épaule. Je me dérobai et partis toute effarée, le cœur battant, haletante comme si j’eusse échappé à la mort.

Oh ! je me gardai bien de raconter cela de retour à la maison, et je fus silencieuse, car on se serait probablement moqué de moi, et l’on aurait ajouté : « Tu avais en belle de ne pas t’amuser dehors à pareille heure ! »

Et puis, est-ce qu’on avoue ses humiliations ? C’était choquant que l’homme ivre eût fait sur moi cette menace ! On m’avait regardée. J’avais eu honte dans cette fuite éperdue.

Et vous savez, n’est-ce pas, la mauvaise impression qui nous reste quand on a eu honte ? et ce mécontentement qui subsiste en nous malgré les bons souvenirs de toute une journée de joie, parfois !

XXXIX


Dehors, qu’elles devenaient joyeuses nos parties devant la maison, dès que l’herbe du parterre apparaissait et que les trottoirs séchaient ! Toto et Pierre jouaient aux marbres et nous nous joignions à eux, parfois, nous, les petites filles, quand il y avait à conquérir une grosse boule de verre, au dedans de laquelle sommeillait un lion d’argent. Lorsqu’une chance exceptionnelle nous faisait frapper la merveille, quels trépignements d’allégresse ! Mais le plaisir passait rapide comme un souffle ; les garçons, ne voulant pas céder leur bien, déclaraient invariablement que, nous ayant prêté leurs marbres, ils gardaient la boule de verre. Pourtant, ils nous avaient bien promis de nous la donner si nous la gagnions : mais à tous nos raisonnements, ils objectaient :

« C’est pour rire qu’on disait ça, on n’avait pas dit “parole d’honneur” ! »

Nous les quittions fâchées, et nous nous mettions à danser à la corde, chacune notre tour, Marie et moi. C’était à qui sauterait le plus longtemps sans manquer, d’abord sur un pied et sur l’autre, puis, les pieds joints, les « pattes croisées », la corde envoyée par en arrière. C’était aussi sérieux qu’un concours pour championnat et nous nous serions souvent rendues à cent tours, si Toto et Pierre, jaloux de notre adresse, n’avaient garroché leurs moines sous nos pieds ! leurs moines qui dormaient et que nous regardions avec admiration, même s’ils nous dérangeaient. C’est que, voyez-vous, nous avions vainement essayé de les faire marcher, nous. Pour enrouler la ficelle, nous réussissions, et nous avions aussi la manière de la tourner aux doigts, afin que le moine fût bien en position. Mais le mouvement du bras pour le lancement, nous ne l’avions pas. C’était inutile, nous ne l’aurions jamais. Si, par hasard, le moine dansait une fois, et que l’on criait avec fierté : « je l’ai ! » au prochain essai l’échec recommençait.

Nous n’étions pourtant pas plus bêtes que Toto et Pierre ! Mais ainsi qu’ils n’apprenaient que le premier saut de la corde à danser, nous n’arrivions qu’à un succès passager, aux moines et aux marbres.

Toto et Pierre avaient beau nous suivre avec des bouts de corde à linge volés à Julie, et danser en courant, ils devaient s’arrêter sans cesse, parce qu’ils s’accrochaient, et j’aurais bien voulu les voir essayer de danser les « pattes croisées » !

Nous, nous ne manquions jamais. Nous courions en mesure et à chaque pas la corde passait sous nos pieds, après avoir décrit un grand cercle. Je nous vois encore aller et venir devant la maison, sur le trottoir de bois inégal. Comme nous étions contentes, parce que nos robes à plis plats ondulaient à chaque saut…

Il me semble que j’aimerais avoir gardé une corde à danser, une belle rouge et blanche avec des poignées vernies, achetée chez monsieur Prud’homme !

Elle serait vieille et un peu décolorée, mais ce serait une relique. Il faisait si beau en ce temps-là, en ces jours clairs, frais, parfumés par la sève des lilas qui préparaient leur floraison !


XL


C’était le temps des balounes, ou des braillardes, si vous aimez mieux…

Avant qu’une heure sonnât la rentrée en classe, les petites filles qui jouaient dans la cour du couvent en avaient presque toutes, — des ballons rouges ou verts qu’on souffle avec précaution pour qu’ils ne crèvent pas, et qui se dégonflent ensuite en gémissant.

Or, il arriva qu’un bon matin, une compagne apporta une baloune splendide, en forme de saucisse, longue d’un pied et plus. Elle coûtait douze sous, exactement ; la petite fille nous l’apprit avec orgueil. Elle était verte, transparente, et elle montait au vent une fois soufflée, un peu au-dessus de nos têtes ; puis, glissant le long du trottoir, elle savait se dégonfler avec art, sans se ratatiner. La petite fille nous faisait aussi remarquer qu’elle allongeait de plus en plus et qu’elle ne crevait pas. Elle avait, je vous assure, une mine à exciter l’admiration !

Si bien que j’en fus malade et en souhaitai impérieusement une pareille. Mon premier mot à la maison, le midi, fut de demander la permission de m’en acheter. J’avais de l’argent dans une tire-lire de grès qui représentait une énorme tomate. Cet argent, c’était entendu, devait servir à contenter mes désirs. Cependant, on me raisonna. Ah ! j’étais libre, oui, mais je regretterais sûrement de dépenser tant de sous pour une misérable baloune qui ne durerait pas deux heures. On me fit comprendre que c’était un caprice ridicule.

Mon Dieu, j’essayai de me rendre à tant de sagesse, et je partis pour la classe résolue à me priver de ce plaisir. Alors, elle se mit à tourbillonner dans mon imagination, la belle saucisse verte. Elle ne me quittait pas, que je récitasse un verbe ou une table. Elle habitait ma pensée. Je me disais bien que j’étais libre de l’acheter, mais je ne voulais pas, puisqu’on m’avait conseillé le contraire. Allons, je pouvais m’en passer. Qu’est-ce que ça me donnerait de l’avoir, puisqu’elle crèverait tout de suite ?

Elle continuait cependant à voltiger devant mes yeux, et les meilleurs raisonnements du monde ne l’auraient pas chassée de mon esprit. Deux jours durant, ce fut une obsession, une lutte incessante dans ma pauvre petite personne. Puis, je n’y tins plus, je sortis des sous de mon tronc sans dire un mot, et j’allai la chercher, la baloune de mes rêves !

Je la cachai dans ma poche de sœur. Personne ne sut que je l’avais. J’étais honteuse de ma faiblesse, mais était-ce ma faute si je n’avais pu résister ?… Pendant que Marie, Toto et Pierre s’amusaient dehors, je me sauvais dans la chambre aux jouets et, là, je savourais mon bonheur.

Je m’asseyais à la fenêtre qui donnait sur le jardin désert. J’étais seule, en face des arbres bourgeonnants et des champs, là-bas, où aucun homme ne travaillait. Je soufflais ma baloune. Je la soufflais et, bouchant de mon doigt le trou de son sifflet de bois teint, je la regardais ! N’allez pas croire que j’étais déçue. Je l’avais, je l’adorais ! Soufflée le plus possible, je la laissais se dégonfler dans la chambre, et elle glissait sur le plancher avec une plainte faible, car ce n’était pas une braillarde gémissante comme celles d’un vulgaire sou ! Je la ramassais et me réinstallais à la fenêtre. Je la soufflais encore, et je recommençais à l’admirer. Je la tournais et retournais. Je regardais au travers, je la touchais, je la flattais et sa surface d’élastique tendu crissait drôlement. Durant un quart d’heure, cette baloune remplissait tout mon être de joie. Ensuite, à mon grand regret, je la cachais de nouveau dans ma poche, et descendais rejoindre les autres qui jouaient dans la rue ; car une trop longue disparition aurait pu faire naître des inquiétudes…

Elle dura quatre jours ; quatre soirs, je l’eus en mes mains, et je l’aimai en secret ! Elle allongeait comme celle de ma petite amie. Chaque fois que je la soufflais, je me hasardais à l’emplir un peu plus, et elle devenait plus belle, plus grosse, plus transparente.

Elle creva avec un bruit sec. Je restai stupide, mais ne pleurai pas. C’était fini. Cela devait être ainsi, je le savais. Je poussai un soupir en jetant au vent les débris du tissu vert ; puis, je m’en allai tout simplement retrouver Marie dans la cour.

XLI


C’est un nouveau mai qui commence et je reviens du mois de Marie… Les mêmes prières répétées d’une voix égale, avec les mêmes intonations, m’ont ramenée très loin, aux offices du soir dans mon église d’autrefois. N’était-ce pas ce vicaire qui m’apprit le catéchisme dans mon village natal, et qui, transplanté en ville lui aussi, récitait aujourd’hui le chapelet, comme il y a tant d’années dans le sanctuaire de là-bas.

Que je la revois bien, en ce moment, l’église un peu obscure où les lampes mal mouchées pétillaient et ne jetaient qu’une pauvre clarté vacillante. Sur l’autel de Marie une douzaine de cierges scintillaient ; c’était mystérieux à cause des coins remplis d’ombre. La Vierge, de sa niche, souriait, les lueurs tremblotantes des lampions mettant des reflets de vie sur son immuable figure de plâtre. Je l’aimais bien, cette immaculée Marie, mais ce qui me plaisait surtout, c’était, à chaque extrémité de son autel, des anges aux ailes d’or, l’un en robe bleue, l’autre en robe rose, les jambes nues et cambrées, la tête levée, une tête d’enfant blond et radieux. Je les admirais follement, ces anges. Je les aurais voulus pour jouer. Je les adorais. J’en avais des désirs que l’orgueil seul m’empêchait d’avouer. Sans cette honte d’une aussi déraisonnable convoitise, j’aurais pleuré pour en avoir de pareils ! Cependant, nul ne sut que je les chérissais ainsi. En disant mon chapelet, je les regardais tellement que leur image m’obsédait ensuite : la nuit, je rêvais que je les avais, et j’étais heureuse autant qu’en paradis !

Devant d’autres statues en couleur, que je ne trouve pas belles maintenant, on a recommencé ce soir le traditionnel cantique : « C’est le mois de Marie—ie ! c’est le mois le plus beau—au ! » Il est vieillot et touchant. Les paroles simples et pieuses appellent tout de suite notre âme à l’Éternel, qui demeure toujours, de même que cette prière qui revient chaque année comme le printemps ; et l’on ne pense pas à sourire du paradoxe, en entendant se répéter pour la cent millième fois, sinon plus : « à la Vierge chérie, disons un chant nouveau ! »

Pendant que les vieux mots se chantaient, je m’en allais, malgré moi, emportée par mes souvenirs ; souvenirs confus, imprécis, des jeux et des joies de mai. En moi, je reprenais sans cesse le refrain : c’est le mois le plus beau !

C’était bien le mois le plus beau, voyez-vous. À part la dévotion à Marie, il y avait les jours qui sont si longs. On ne finissait plus de s’amuser ! Toutes les rondes qui avaient dormi leur hiver, se réveillaient. L’a-t-on assez hurlé le « grand cordonnier, tu me les racmoderas ! — tu me les rac-mo-de-ras ! » et la « tour, prends garde », prends garde de te laisser abattre !

Que l’on dansait avec joie et douceur en tournant un peu mollement sur le gazon du parterre ! Tenez, j’entends encore nos voix grêles et fausses qui chantent : « Dans un bocage, charmant feuillage, qui fleurira au milieu de nous, celle que j’aime, est-elle ici ? — Ah ! la voici, la voici, la voilà, celle que mon cœur aimera ! » Au milieu de la ronde, je revois Toto qui fait courir la petite amie Lucette, la serrant sur lui en tirant les boucles de ses cheveux.

Puis, quand on était tout à fait excités, un peu ivres des senteurs du renouveau, du spectacle des feuilles neuves, de la moiteur de l’air, du gazon reverdi où les pissenlits allaient fleurir, on abandonnait la romance sentimentale, et il fallait nous voir planter les choux à la mode de par chez nous ! Quelle sonorité trouvaient nos voix pour crier : « à la mode, à la mo-de ! » Vous vous souvenez ?… « On les plante avec le nez, à la mode, à la mode, on les plante avec le nez, à la mode de par chez nous ! » On touchait la terre consciencieusement ; on se relevait et la ronde reprenait : « Savez-vous planter des choux ? » et c’était de tourner, tourner, tourner plus vite, en remplissant la campagne de nos voix ! On les plantait avec les dents. On les plantait avec les pieds. On les plantait avec les genoux. On les plantait avec les coudes. Quand, à bout d’instruments, Toto et Pierre les plantaient en s’assoyant brusquement, je vous assure que, toutes scandalisées que nous le paraissions, nous en avions des rires fous, à la mode de par chez nous !

C’était en mai, au grand soleil du midi, ou aux étoiles, en revenant du mois de Marie. Quelle gaieté dans ce passé ! Croiriez-vous que je ris, là, toute seule, en me souvenant comme c’était drôle de planter les choux avec les « assiettes », à la mode de par chez nous !


XLII


Au-dessus de la haute clôture du jardin, les lilas penchaient leurs têtes en fleur et regardaient la rue. On respirait sans cesse le parfum de leurs grappes mauves. Au bord de l’eau, les saules, les feuilles fraîches, s’inclinaient sur la rivière couverte de billots voyageurs ; des billots qui naviguaient en groupes serrés ou isolés et que deux hommes dirigeaient parfois, embarqués sur un radeau et munis de perches à pointes de fer. C’était l’époque des sifflets, et l’été s’en venait. Un jeudi de ces beaux jours revit dans ma mémoire.

Nous avions joué à la citrouille. Oh ! cela demandait tout un apprentissage, vous savez, pour rester solides sous la main dure de Toto qui nous poussait en criant : « Es-tu mûre ? » Nous devions nous tenir ferme, bien accroupies. Si nous avions le malheur de bouger, nous étions mûres et il fallait subir d’être cueillies et portées jusqu’à la galerie par les jardiniers improvisés. Ils nous soulevaient, tenant chacun un de nos bras, et nous devions rester en position de citrouilles ; si nos jambes se dépliaient, nous étions déclarées gâtées et abandonnées dédaigneusement avec renfort de taloches. Je ne veux pourtant pas vous faire croire qu’une bonne citrouille mûre, qui se tenait bien, était plus heureuse et moins maltraitée ! Je vous assure que les jardiniers — qui n’étaient pas des Louis Cyr ! — ne se gênaient pas plus pour les échapper de toute leur hauteur, les secouer, les rouler.

Ce jeudi, je me tenais en citrouille vraiment distinguée, et Toto et Pierre me portaient assez allègrement, quand voyant arriver les pensionnaires du couvent, en promenade, ils me lâchèrent avec la même désinvolture que si j’eusse été vraiment un beau fruit insensible ! Je n’étais pas remise du choc, qu’ils grimpaient déjà à la clôture du jardin. Figurez-vous que Toto avait une flamme pour une blonde petite Américaine, et que Pierre en avait plusieurs, pour toutes les « filles » et même pour les religieuses ! Une fois juchés, ils se mirent à lancer des lilas aux fillettes, qui brisèrent les rangs pour les ramasser, sans attendre la permission de leur maîtresse. Les fleurs pleuvaient, les petites filles s’exclamaient, sautaient, riaient, mettaient leur nez dans les grappes, les mordaient. Toto et Pierre faisaient des phrases, les diables de petits hommes, et ils eussent dépouillé tout l’arbre si Mère S.-Anastasie n’eût donné l’ordre de reformer les rangs et de reprendre la marche !

* * *

Toto, Pierre, Marie, moi, inséparable communauté de jeux, dans ce même décor d’une rue du village longeant la rivière, devant cette vieille maison de mortier, à galerie blanche, où tant de chansons furent chantées ! Ah ! vous en avez tous vu des maisons pareilles, basses, flanquées de chaque côté de larges cheminées, le toit long garni de lucarnes ? L’avez-vous vue celle-là, avec son parterre sans clôture, sans pelouse fleurie, tout en herbe folle où l’on courait librement ? Avez-vous vu les six grands érables qui donnaient l’ombre en plein midi ? et les « quatre-saisons » qui gardaient la galerie comme des sentinelles ? Avez-vous vu la rivière courbe, sans profondeur, mais si jolie par ses rives ? Avez-vous vu les champs sur lesquels le soleil se couchait ? Avez-vous vu les lilas ? — les lilas en fleurs au-dessus de la clôture brunie ?

Aujourd’hui, elle a changé de visage, la maison. Les lilas ont été abattus en même temps que la clôture, si vieille qu’elle menaçait de tomber. Il n’y a plus de « quatre-saisons » et deux des érables sont morts. Le parterre est ratissé et bien qu’il n’y ait pas de pancarte, on devine qu’il est strictement défendu de passer sur le gazon. La rivière seule reste la même. Elle est toujours paisible, fine, dormante. Elle ne comblerait plus mon horizon. Vous vous souvenez, elle est en cercle, elle a l’air de tourner autour d’un tout petit centre. J’aime mieux les fleuves, maintenant, les eaux qui portent des navires et les navires qui vont loin, voir cette grande terre que le bon Dieu a créée…

Je regrette la maison de là-bas. Elle était bonne comme une sainte. Mais à sans cesse regarder ce cadre restreint où s’est écoulée mon enfance, qui sait si je ne serais pas devenue indifférente à sa tranquille beauté ; si je n’aurais pas eu une âme un peu morte, ainsi que cette rivière si calme qui n’eût jamais de vagues et murmure toujours les mêmes chansons !


XLIII


Ce soir, j’essaie de me rappeler ma lointaine première communion. Mes souvenirs ressemblent à des images qui se dessineraient en fumée. Pourtant, si je cherche, je vois : Sur les allées en pierrettes bleues du parterre, au couvent, toutes les préparantes, nous nous promenons deux à deux, silencieuses, recueillies, autour d’un tertre de gazon où s’élève une Vierge blanche. Nous sommes en retraite. Nous avons récité bien des fois le chapelet et je me retrouve lisant le « Guide de la jeune fille. » C’est grave et tellement sérieux que je ne sais pas au juste si je comprends ; mais je suis émue, toute ma petite âme vibre…

Plus tard, après la confession générale des menues fautes de notre vie si neuve, nous marchons sur la galerie du pensionnat. En face, il y a des maisons, des arbres ; à côté, l’église qui s’avance. Mère S.-Anastasie nous demande si nous sommes soulagées et contentes ! C’est évident, nous sommes transfigurées. Il n’y aura pas de mauvaise première communion parmi nous !

Le soir, je suis à la maison. J’attends le train. Ma marraine va peut-être venir. Assise sur le pas de la porte, j’ose à peine remuer, un livre de prières ouvert sur mes genoux. Je suis muette sans être pourtant en extase. Au fond, je me sens si gaie que je sauterais de joie ! Mais en retraite, et quand, demain, Jésus doit entrer dans mon cœur, il ne faut pas parler, il faut être sage.

Le train arrive ; marraine ne vient pas ; je monte me coucher. Il est sept heures. Maman me regarde comme si j’étais déjà un petit saint ciboire ; elle m’embrasse, m’apprend une prière que je devrai réciter chaque soir. Je m’endors. Le lendemain, avant le jour, on m’éveille. Je me lève avec un empressement miraculeux ! On m’habille. Oh ! tout ce blanc, ces broderies, et le livre d’ivoire, et le chapelet de nacre ! Je suis heureuse ! En bas, je m’attriste un moment. J’aperçois des cadeaux, mais une erreur de distribution fait que quelqu’un de la maison a l’air de ne m’avoir rien donné, et en est un instant tout chagrin.

La première communion a lieu dans la chapelle du couvent, minuscule et dévotieuse, toute décorée de fleurs et de cierges. On avance à petits pas, les garçons d’un côté, — Toto en était, — les fillettes de l’autre, guindées sous les voiles raides, inquiètes. Saurons-nous bien recevoir l’Hostie ? Penserons-nous à ne pas ouvrir notre livre de messe tout de suite au retour de la sainte table ?… Les « grandes » chantent un beau cantique. Il y a des dames qui pleurent de nous voir entrer ainsi, lente procession dans la grande allée, des petites âmes tendres qui vont recevoir le Pain de Vie. L’émotion nous gagne, une émotion ravie…

Je me rappelle très bien ma place, la troisième au premier banc. Du côté opposé, Toto occupe à peu près le même rang, et nous nous penchons parfois pour nous regarder.

Enfin, je vais recevoir le bon Dieu, me rendant en mesure à la balustrade, relevant mon voile et faisant mes génuflexions au signal du claquoir. Après, je sais que j’ai prié, que Toto a récité un acte de consécration et que, timide et fière, j’ai quêté.

Puis, c’est le soir que je revois le mieux. Il est tombé une pluie rafraîchissante vers six heures, et la soirée de juin est indiciblement calme et douce. Le plus beau jour de ma vie va finir. J’ai une tourmaline blanche toute neuve, et j’ai encore ma robe de première communion. Je suis debout sur un banc, appuyée à la maison. Je regarde droit devant moi, vers la rivière. Je ne me souviens pas à quoi je pensais, ainsi immobile et silencieuse. Je n’étais ni exaltée, ni remuée profondément. J’étais contente ; quelque chose de nouveau habitait en moi. Toto venant vers moi, m’apprit que c’était nous qui avions obtenu la pluie. Depuis trois semaines, les neuvaines des habitants et de tout le monde étaient restées sans réponse, tandis que notre première communion avait tout de suite apporté la bénédiction sur le village.

Je le crus. Je le crois encore. Je crois infiniment à la surnaturelle Providence qui bénit les âmes pures et veille sur toute destinée. Je crois toujours que Celui que l’on prie ne refuse rien à la confiance, et que s’il refuse, c’est quand même pour notre bonheur !

Toto parti, je restai comme une statue sur mon banc de bois…

Et voilà que j’ai fini de réveiller mes souvenirs et mes songes d’autrefois, et que vous ne verrez plus jouer ni Toto, ni Pierre, ni Marie. Ils s’en vont. Ils étaient partis depuis longtemps, puisque la vie les a changés ; mais en fermant les yeux, je ranimais les anciennes images, et il ne me reste plus d’autres visions de mon enfance…

Peut-être aimeriez-vous à savoir ce que sont devenus garçons et fillettes ?… Rien encore, que des jeunesses qui se préparent à la vie.

Moi, je suis une demoiselle qui, de jour en jour, noircit un peu plus de papier, et qui en noircira sans doute chaque jour davantage, jusqu’à sa dernière heure !

Mon Dieu, à quoi pouvait-elle penser la petite fille en blanc qui, debout, toute droite, le dos à la maison, regardait la rivière ?… Jésus était venu à elle, et lui avait laissé sa paix.


FIN