Autour de la table/Autour de la table/3

La bibliothèque libre.
Autour de la tableE. Dentu, libraire au palais-royal (p. 49-61).


III

Un volume pieusement dédié à la mémoire d’une femme illustre fut l’objet des réflexions de ces jours-ci. C’est un recueil d’articles de journaux portant ces deux dates : 29 juin 1855, — 29 juin 1856. La première est celle de la mort de Mme de Girardin ; la seconde, celle de la publication du recueil. L’idée de célébrer ce douloureux anniversaire par la popularisation d’un éloge funèbre, signé des noms les plus célèbres ou les plus distingués de la littérature poétique et critique, est touchante et délicate.

J’aime ces soins affectueux et ces tendres hommages rendus aux morts chéris. J’aime qu’on les honore et qu’on les bénisse comme s’ils étaient là pour respirer ce doux encens du souvenir et de l’affection, et que ces anniversaires, si douloureux pour nous, soient comme un jour de fête pour les nobles libérés de la vie. Du milieu plus pur et plus heureux qu’ils habitent désormais, il leur plaît peut-être de jeter les yeux, ce jour-là, sur leurs anciennes demeures et d’écouter parler leurs fidèles amis.

La croyance aux ombres errantes, aux fantômes de ceux qui ne sont plus, cache peut-être, comme toutes les naïves erreurs de l’humanité, une révélation sous un symbole. Il n’est pas nécessaire que ces glorieuses âmes descendent au milieu de nous. Réfugiées dans un ordre de choses supérieur au nôtre, il n’est même pas probable qu’elles soient condamnées à revenir dans cet ici-bas des douleurs humaines. Il est bien plus simple de penser que la vision des faits de notre monde monte vers elles lorsqu’elles l’évoquent, comme celle des choses lointaines se révèle, dit-on, par l’extase magnétique, à des individus doués d’un sens particulier. Ce sixième sens, mystérieusement aperçu chez nous, et non encore bien constaté parce qu’il ne peut être défini, est, sans aucun doute, un des attributs lucides des autres habitants du ciel, du moins de ceux qui ont mérité de monter dans la sphère infinie des êtres.

— Voilà pourquoi, nous disait Louise, je n’aime pas l’idolâtrie de la tombe. Cette terre muette, cette pierre insensible, et les matérielles idées de destruction sauvage qu’elles évoquent, me repoussent plutôt qu’elles ne m’attirent. Je veux que l’on respecte Page:Sand - Autour de la table (Dentu).djvu/63 Page:Sand - Autour de la table (Dentu).djvu/64 Page:Sand - Autour de la table (Dentu).djvu/65 Page:Sand - Autour de la table (Dentu).djvu/66 Page:Sand - Autour de la table (Dentu).djvu/67 Page:Sand - Autour de la table (Dentu).djvu/68 Page:Sand - Autour de la table (Dentu).djvu/69 Page:Sand - Autour de la table (Dentu).djvu/70 Page:Sand - Autour de la table (Dentu).djvu/71 elle devait être ce qu’elle a été, belle, riche, libre de soins et de fatigues trop intenses, brillante, entourée, admirée. Elle a eu des éléments de sécurité, de calme et de puissance appropriés à l’influence heureuse qu’elle devait exercer.

— Et pourtant, reprit Louise, elle souffrait souvent, m’as-tu dit, de cette situation.

— Elle en souffrait jusqu’au désespoir, parce qu’elle était trop complète pour ne pas désirer la vie complète. Mais la vie complète est impossible en ce monde, et, même préservée de l’absorption de la famille, le temps et la liberté lui manquaient souvent. Elle se trouvait trop sacrifiée aux relations extérieures ; elle nous jalousait un coin où elle eût pu se réfugier pour juger en paix les choses de la vie et sa propre vie intérieure. Son chant de la Nuit est un cri de douleur, de fatigue et d’étouffement ; mais on y sent la force quand même, car cette belle nature se retrempait dans ses combats.

« Et l’on revient à sa nature,

s’écriait-elle,

« Comme à son pays bien-aimé. »

Elle avait effectivement non-seulement un empire stoïque sur elle-même, mais encore, et grâce au ciel, une généreuse facilité à reprendre ses armes vaillantes, son inspiration, son souffle de poëte, sa parole entraînante et son aimable rire d’enfant. Elle a bravement vécu, noblement lutté et légitimement triomphé. Il n’y a rien de trop dans les éloges que nous venons de lire. Que ce bouquet d’anniversaire, réuni par une main pieuse, soit donc pour elle un parfum de fête et comme un remercîment de cette belle vie qu’elle nous a consacrée à tous, peut-être, hélas ! aux dépens de la sienne en ce monde ; car elle avouait, comme M me de Staël, qu’elle dépensait trop de sa flamme intérieure et qu’elle en était parfois brisée ; mais là où elle vit maintenant, elle recueille les fruits de tant de fleurs jetées par elle sur nos chemins, et la nouvelle tâche qu’elle accomplit dans une autre station de la route éternelle est une récompense, c’est-à-dire une carrière plus glorieuse encore.

Montfeuilly, 5 juillet 1856.