Autour de la table/Bêtes et Gens, par P.-J. Stahl
BÊTES ET GENS
PAR
P.-J. STAHL
Nommer Stahl, c’est rappeler une série de ravissantes études, légères dans la forme, sérieuses dans le fond. Nommer Hetzel, c’est renouveler les regrets qu’inspire à de nombreux amis et à une foule de personnes haut placées dans les arts et dans la société parisienne, l’éloignement d’un homme à la fois utile et charmant comme ses travaux, comme les livres qu’il a publiés et comme les pages qu’il a écrites.
À quoi profite l’absence d’Hetzel ? Nous ne saurions répondre qu’à la question ainsi renversée : À quoi cette absence ne nuit-elle pas ? Elle nuit à quelque chose de plus général que les sympathies de l’amitié ; elle nuit à l’art, puisqu’elle creuse dans la littérature contemporaine une lacune que personne ne pourra combler.
Hetzel n’avait pas seulement un emploi et un rôle important dans la librairie élégante, il avait une mission toute spéciale qui consistait à mettre le commerce des livres au service de la poésie et du sentiment. Sous les titres modestes d’éditeur et de libraire, cet esprit gracieux, sensible et actif poursuivait l’exécution de l’œuvre de goût, et nous avons dû à ce goût, qui faisait de son entreprise un fait exceptionnel, les seuls livres de luxe et de fantaisie qui, depuis vingt ans, aient été mis à la portée et appropriés à l’usage de nombreux lecteurs. Il a cherché à initier à la poésie et à l’esprit, par le dessin et la gravure, toute une classe nouvelle de consommateurs, les bourgeois et les enfants.
Si, jeune lui-même, il n’a pas eu le temps (hélas ! on ne le lui a pas laissé) de produire de jeunes talents, il a du moins su réveiller les talents qui s’endormaient, ou ranimer ceux qui se croyaient lassés de produire. Ayant en lui seul ce qu’il faut pour produire soi-même, il était tout capable, par ses idées riantes, sa sympathie aimable et son courage désintéressé, de rafraîchir des imaginations attristées, que la commande brutale ou la demande absurde de l’exploiteur achève souvent de paralyser.
Si l’artiste avait une intention à émettre, une fantaisie à réaliser, il se chargeait d’en fournir le texte, d’en faire accepter l’originalité, et réciproquement, il courait de l’écrivain au dessinateur pour que l’un sût ou voulût élever son imagination au niveau de celle de l’autre. C’est ainsi qu’il a su marier le génie de Balzac à celui de Meissonnier et de Granville, celui d’Alfred de Musset à celui de Tony Johannot, et ainsi de beaucoup d’autres. Tantôt il faisait paraître une magnifique création déjà classique comme Werther ou le Vicaire de Wakefield, tantôt il réunissait les adorables études satiriques de Gavarni et les lançait dans le monde revêtues de tout l’attrait et de toute la fraîcheur d’un cadre digne d’elles. Enfin, il était essentiellement fécondant pour des puissances isolées ou fatiguées qu’il savait grouper ou renouveler, suggérant à Tune une idée pour sa forme, à l’autre une forme pour son idée, se chargeant de trouver le traducteur pour chacune , et se faisant traducteur lui-même au besoin, faute de mieux, disait-il modestement.
Ce faute de mieux nous a valu un charmant recueil de poésies en prose qui méritaient de ne pas rester à l’état de fragments épars, et qui ont été réunies dernièrement en un volume sous le véritable nom de l’auteur. Ces pages remarquables ne sauraient être analysées ; elles sont trop concises et trop nerveuses dans leur allure pour ne pas perdre même à être fragmentées. Elles sont d’une légèreté diaphane au premier abord , mais elles vous saisissent bientôt par une certaine profondeur de sentiment et une certaine vigueur d’indignation qui ont l’air de s’échapper involontairement comme un cri du cœur et de la conscience à travers une chanson moqueuse ou mélancolique.
C’est quelque chose de très-individuel que cette manière à la fois douce et brusque de dire les choses, ce n’est pas de l’humour, c’est de la douleur qui prend son parti, c’est un mélange de colère ironique contre le mal et le faux, et de tendresse enthousiaste pour le bien et le vrai. C’est du Sterne germanisé par le sentiment, francisé par l’esprit, et cela a une forme recherchée et naïve en même temps qui ne ressemble qu’à elle-même. Le style est rapide, l’idée est serrée, et tout porte, dans cette manière qui semble s’être proposé de dire sans dire, et de vous faire frissonner devant le problème de la vie en ayant l’air de vous chatouiller l’oreille avec un lieu commun spirituellement tourné. Le sentiment poétique y est exquis, comme par-dessus le marché. Il n’y a ni longueurs ni défaillances ; ce livre si court trouve, d’un bout à l’autre, le secret de vous faire approfondir les sujets qu’il a l’air d’effleurer.
Nohant, 14 mars 1854.