Autour de la table/Honoré de Balzac

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Autour de la tableE. Dentu, libraire au palais-royal (p. 135-154).


HONORE DE BALZAC


Dire d’un homme de génie qu’il était essentiellement bon, c’est le plus grand éloge que je sache faire. Toute supériorité est aux prises avec tant d’obstacles et de souffrances, que l’homme qui poursuit avec patience et douceur la mission du talent est un grand homme, de quelque façon qu’on veuille l’entendre. La patience et la douceur, c’est la force : nul n’a été plus fort que Balzac.

Avant de rappeler tous ses titres à la postérité, j’ai hâte de lui rendre cet hommage qui ne lui a pas été assez rendu par ses contemporains. Je l’ai toujours vu sous le coup de grandes injustices, soit littéraires, soit personnelles, je ne lui ai jamais entendu dire de mal de personne. Il a fourni sa pénible carrière avec le sourire dans l’âme. Plein de lui-même, passionné pour son art, il était modeste à sa Page:Sand - Autour de la table (Dentu).djvu/148 Page:Sand - Autour de la table (Dentu).djvu/149 Page:Sand - Autour de la table (Dentu).djvu/150 Page:Sand - Autour de la table (Dentu).djvu/151 Page:Sand - Autour de la table (Dentu).djvu/152 Page:Sand - Autour de la table (Dentu).djvu/153 Page:Sand - Autour de la table (Dentu).djvu/154 Page:Sand - Autour de la table (Dentu).djvu/155 Page:Sand - Autour de la table (Dentu).djvu/156 Page:Sand - Autour de la table (Dentu).djvu/157 Page:Sand - Autour de la table (Dentu).djvu/158 Page:Sand - Autour de la table (Dentu).djvu/159 Page:Sand - Autour de la table (Dentu).djvu/160 Page:Sand - Autour de la table (Dentu).djvu/161 Page:Sand - Autour de la table (Dentu).djvu/162 Page:Sand - Autour de la table (Dentu).djvu/163 et tout deviné : comment eût-il pu être immoral ? L’impartialité est éminemment sainte pour les bons esprits, et les gens qu’elle peut corrompre n’existent pas. Ils étaient tout corrompus d’avance, et si corrompus, qu’elle n’a pu les guérir.

On lui a reproché d’être sans principes, parce qu’en somme il a été, selon moi, sans convictions absolues sur les questions de fait dans la religion, dans l’art, dans la politique, dans l’amour même ; mais nulle part, dans ses livres, je ne vois le mal réhabilité ou le bien méconnu pour le lecteur. Si la vertu succombe, et si le vice triomphe, la pensée du livre n’est pas douteuse : c’est la société qui est condamnée. Quant à ses opinions relatives aux temps qu’il a traversés, celles qu’il affectait sont radicalement détruites et balayées, à chaque ligne, par la puissance de son propre souffle. Il est bien heureux qu’elles n’aient pas tenu davantage, et que sans y songer il ait montré partout l’esprit montant d’en bas et dévorant le vieux monde jusqu’au faite, par la science, par le courage, par l’amour, par le talent, par la volonté, par toutes les flammes qui sortaient de Balzac lui-même.

Il serait fort puéril de le donner pour un écrivain sans défaut. Il eût été, en ce cas, le premier que la nature eût produit, et le dernier probablement de son espèce. Il a donc, et il le savait mieux que tous ceux qui l’ont dit, des défauts essentiels : un style tourmenté et pénible, des expressions d’un goût faux, un manque sensible de proportion dans la composition de ses œuvres. Il ne trouvait l’éloquence et la poésie que quand il ne les cherchait plus. Il travaillait trop et gâtait souvent en corrigeant ; ce sont là de grands défauts en effet, mais quand on les rachète par de si hautes qualités, il faut être, comme il le disait ingénument de lui-même, et comme il avait le droit de le dire, diablement fort.

« Un type peut se définir la personnification réelle d’un genre parvenu à sa plus haute puissance. »

Voilà une excellente définition ; elle est de M. Armand Baschet, le biographe et le critique de Balzac.

« Saisir vivement un type, ajoute-t-il, le prendre sur nature, l’étreindre, le reproduire avec vigueur, c’est ravir un rayon de plus à ce merveilleux soleil de l’art. ».

Oui, certes, voilà la grande et la vraie puissance de l’artiste. Personne ne l’a encore possédée avec l’universalité de Balzac ; personne n’a autant créé de types complets, et c’est là ce qui donne tant de valeur et d’importance aux innombrables détails de la vie privée, qui lasseraient chez un autre, mais qui chez lui sont empreints de la vie même de ses personnages, et par là indispensables.

On a fait le relevé bibliographique des cent ouvrages que Balzac a produits dans une période de moins de vingt années. Faire le relevé numérique et caractériser exactement des innombrables types, tous bien vivants et bien complets, qu’il a créés dans cet espace de temps, serait un travail dont le tableau surprendrait la pensée. À n’en supposer que cinq par roman, nous verrions arriver un chiffre d’environ cinq cents ; or, certains romans en contiennent et en développent trente.

Tous sont nouveaux dans chaque fragment de la comédie humaine, puisqu’en reprenant les mêmes personnages il les modifie et les transforme avec le milieu où il les transplante. Cette idée de créer un monde de personnages que l’on retrouve dans tous les actes de cette comédie en mille tableaux est toute a Balzac ; elle est neuve, hardie et d’un si haut intérêt, qu’elle vous force à tout lire et à tout retenir.

Nohant, octobre 1853.