Aux États-Unis pendant la guerre, l’opinion américaine et la France/02

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Aux États-Unis pendant la guerre, l’opinion américaine et la France
Revue des Deux Mondes6e période, tome 37 (p. 412-442).
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AUX ÉTATS-UNIS
PENDANT LA GUERRE[1]

L'OPINION AMÉRICAINE ET LA FRANCE

II
LE BARREAU — LA PRESSE — LE CLERGÉ — LES FEMMES

Nous avions avec nous, sur l’Espagne, un avocat de New-York, M. Allen, à qui M. Warren me présenta. On eût malaisément trouvé deux hommes, de même provenance et de même culture, formant un plus entier contraste. Autant M. Warren, sous son feutre à larges bords et dans sa grande cape flottante, avait l’allure ample, pittoresque, un tantinet romantique, autant son compatriote, mince et rentré, semblait d’un extérieur à passer inaperçu. Au moral, ils ne différaient pas moins. Tandis que l’on sentait tout de suite chez M. Warren un combatif-né, M. Allen se rattachait plutôt à la race, — plus répandue qu’on ne le croit d’ordinaire, — des Américains méditatifs. Sa conversation était égale, comme sa voix, et toute en nuances. Politiquement enfin, il était du parti opposé à celui de M. Warren : démocrate influent, il avait dirigé les opérations du comité chargé de provoquer les souscriptions nécessaires à la campagne présidentielle de M. Woodrow Wilson, lequel, au lendemain de l’élection, lui fit offrir un poste d’ambassadeur. Par sa distinction d’esprit, par sa connaissance pratique de la plupart des langues européennes, il y eût été admirablement à sa place. Sa modestie, ses habitudes d’effacement volontaire ne lui permirent pas d’accepter.

Etant donné les divergences profondes qui le séparaient de M. Warren, il n’en était que plus intéressant de le voir abonder dans le même sens que lui, quoique sur un ton plus clément :

— Nos hommes d’Etat, disait-il, sont, j’en suis sûr, pleins de bon vouloir. Mais ils ont un tort grave qu’ils partagent avec trop d’Américains : ils ignorent le Vieux monde. L’univers commence et finit pour eux à l’Amérique. Non qu’ils n’aient beaucoup voyagé. Seulement, sauf de rares exceptions, ils s’y sont pris à la manière de M. Bryan, notre ex-ministre des Affaires étrangères, qui se targuait, un jour, devant moi d’en savoir assez sur les nations du globe, parce qu’il en avait fait le tour, accompagné d’un interprète. Les fautes qu’on peut reprocher au Président Wilson sont principalement imputables, j’en suis convaincu, à ce que ce grand solitaire, déjà trop enclin, par nature, à s’emmurer dans sa vision personnelle des êtres et des choses, qu’il n’a guère étudiés que dans les livres, manque, dans son entourage, d’un conseiller capable de le renseigner avec quelque compétence sur les réalités qui lui échappent. Il eût été à souhaiter que le colonel House fût préparé pour être ce conseiller. Nul ne possède comme lui l’oreille du Président qui, tout réfractaire qu’il soit à la consultation d’autrui, a dans son avis une confiance sans restriction, méritée, d’ailleurs, sinon par une rare ouverture d’intelligence, du moins par une haute moralité et un désintéressement à toute épreuve. Mais j’avoue que, si sa douceur, sa modération, son pacifisme invétéré en font un merveilleux instrument de concorde parmi les membres, souvent tiraillés, du Cabinet, où il joue un peu le rôle d’une Eminence grise, il n’a, en revanche, rien de l’envergure d’un Mentor politique, surtout dans le domaine de nos relations avec le dehors, et je me demande, comme M. Warren, quel genre de lumières, propres à éclairer la religion du Président, a bien pu rapporter d’une mission, accomplie dans les conditions qu’on vous a décrites, ce sage du Texas fourvoyé à l’aveuglette dans l’immense bourrasque européenne. Faut-il, cependant, s’en désoler autant que le voudrait M. Warren ? Je ne le pense pas. Après comme avant la tournée platonique du colonel House, l’Amérique officielle continuera de proclamer une neutralité que, bon gré mal gré, elle viole tous les jours, puisque cette neutralité, destinée à sauvegarder les intérêts du peuple américain, sauvegarde fatalement, du même coup, les intérêts des seuls peuples avec qui nous ayons à cette heure la ressource de commercer par mer, c’est-à-dire les Alliés. Et nous autres, l’Amérique non officielle, ou même anti-officielle, nous n’en persisterons non plus que davantage à remplir de notre mieux notre pur devoir d’hommes envers les nations qui, la vôtre à leur tête, défendent au prix de leur sang les raisons d’être de l’humanité. Vous le voyez, je me rends en France. Je ne m’estimerais pas un avocat digne de ce nom, si sa cause, qui est celle du droit et du juste, ne m’était sacrée. C’est un sentiment que vous aurez constaté, j’en suis sûr, chez tous ceux de mes confrères dûment Américains que vous avez eu l’occasion de rencontrer.

M. Allen ne jugea pas utile de me révéler quel était l’objet précis de son voyage. Mais, six mois plus tard, les journaux français publiaient une adresse américaine qui se terminait ainsi : « Tout ce que nous avons fait dans le passé, tout ce que nous pourrons faire dans l’avenir ne sera qu’un acompte sur la dette de reconnaissance que nous avons contractée envers la France, dette que l’histoire n’éteindra jamais. » Dans la liste des signataires figurait, avec cette mention suffisamment explicite : « Vice-président du Comité de secours aux Alliés, » un Frederick Allen, très proche parent, ou je me trompe fort, de mon discret compagnon de traversée, l’ancien préposé à la collecte des fonds électoraux qui devaient envoyer M. Wilson à la Maison Blanche.

C’est dire que, pour aider au triomphe « du juste et du droit, » les avocats américains savent joindre l’acte à la parole. Il est vrai que leurs paroles, à elles seules, sont déjà des actes, et de beaux actes, riches de conséquences, quand elles tombent, par exemple, de la bouche particulièrement autorisée d’un James Beck, ou qu’elles s’inscrivent en traits acérés sous la plume nerveuse, et comme toute trempée d’ironie française, d’un Coudert. Je ne me suis jamais trouvé en situation d’entendre les discours de M. Beck, mais avec quel frémissement d’aise j’en recueillais l’écho, le long de mes étapes souvent nostalgiques ! Dernièrement encore, au banquet offert à notre ambassadeur, M. Jusserand, pour fêter la date anniversaire de la naissance de La Fayette, il portait à la France un toast vibrant où, après avoir rappelé le vers de Shakspeare définissant les soldats français : The Good’s ovm soldiers, « les propres soldats de Dieu, » — du Dieu de la justice éternelle, — et tracé un portrait enthousiaste de ceux d’entre eux qu’il venait de voir à l’œuvre, dans une récente visite au front de Verdun, il concluait : « Pendant que je me promenais à travers les rues de la ville, en compagnie d’Owen Johnson, notre excellent romancier, une idée s’empara de mon esprit, que je mo promis de communiquer, dès mon retour, au premier auditoire américain devant lequel j’aurais à élever la voix. Et cette idée, c’était que, là, dans ce paysage épique, sursaturé d’héroïsme, qui sera plus tard un lieu de pèlerinage universel, s’érigeât un jour prochain, à nos frais, un monument de marbre ou de bronze, chargé d’attester aux yeux du monde, par un signe matériel impérissable, l’admiration de l’Amérique américaine pour l’indomptable valeur française. » Je me suis laissé dire que déjà les cotisations pleuvaient.

Quant à M. Frédérik Coudert, dont la porte, comme le cœur, s’ouvre d’elle-même à quiconque y frappe au nom de la France, j’aimerais qu’il sût par ces lignes, s’il les parcourt, de quel soulagement a été pour un Français, alors en séjour aux États-Unis, la lecture de sa lettre vengeresse du 10 mars 1916. On était à l’un des tournans les plus dangereux de la politique extérieure américaine. Les caricatures des journaux représentaient M. Wilson abaissant un regard morne vers sa plume glissée à terre, lasse de rédiger des notes aussi fermes que vaines contre les exploits sans cesse renouvelés des sous-marins allemands, cependant que le méphistophélique Von Bernstorff soufflait à l’ouïe de certains Congressmen, aux mentalités encore primitives d’échappés des prairies du Middle West, un moyen très ingénieux d’en finir une bonne fois avec ces sempiternelles histoires de torpillages qui menaçaient, à tout instant, d’amener des complications désagréables et d’empêcher l’Amérique de s’enrichir en paix : « Supposez, — insinuait le tentateur, — qu’en aucune circonstance aucun Américain ne s’embarque sur les navires torpillables, vous voilà dispensés, n’est-ce pas ? de vous inquiéter si ces navires sont torpillés. Eh bien ! obtenez de votre Président qu’il sanctionne une mesure législative faisant défense expresse à tout Américain de prendre passage à bord des paquebots de l’Entente, et le problème est résolu. » C’était la fameuse suggestion, bien germanique, du « warning. » Elle fut sérieusement discutée au Congrès. Les feuilles indépendantes déclarèrent que, si elle était votée, il ne restait plus qu’à arracher du sommet du Capitole les couleurs de l’Union et à hisser à leur place les couleurs allemandes. Mais toute la presse « jaune » la soutint. Un député de New-York, M. Carew, qu’on ne se fût point attendu à voir hennir avec la bande des « chevaux sauvages, » poussa l’oubli de toute pudeur jusqu’à adresser aux électeurs de sa circonscription une circulaire où il les avertissait que, bien que ce fût leur droit strict de voyager sur tel navire que bon leur semblait, ils n’en trahissaient pas moins, en l’exerçant, un suprême devoir patriotique, puisqu’ils risquaient par-là de compromettre les amicales relations du gouvernement de leur pays avec l’une des puissances belligérantes ! Allait-on donc décréter l’agenouillement définitif de l’Amérique devant l’Allemagne ? Et les victimes inapaisées de la Lusitania allaient-elles entendre innocenter rétrospectivement leurs bourreaux, pendant qu’on réserverait pour elles tout le blâme ? On put, en vérité, le craindre. A Philadelphie, où j’étais à ce moment, le clan pro-germain exultait, escomptant la victoire. Sur ces entrefaites, le New-York Times nous apporta, un matin, la magistrale réplique de l’avocat Coudert au député Carew. Elle était cinglante : « Tous mes remerciemens, monsieur, pour m’avoir prévenu, avec cette franchise dépouillée d’artifice, que, si j’use d’une faculté qu’il n’est, confessez-vous, au pouvoir ni du Président, ni du Congrès, de suspendre, les représentans de ma nation, gardiens de ses libertés, se lavent par avance les mains du dommage qu’il en pourra résulter pour moi du fait d’un gouvernement étranger. Votre avertissement, votre « warning, » était, d’ailleurs, superflu. N’avions-nous pas déjà reçu celui de la chancellerie impériale d’Allemagne, faisant charitablement assavoir aux Américains qu’il était préférable pour eux de ne point voyager du tout, pas plus sur leurs propres vaisseaux que sur les autres ? Le Gulfflight, le Cushing, le Pétrolite et je ne sais combien de bâtimens de notre flotte marchande, voguant sous notre pavillon, n’ont-ils pas été envoyés depuis, longtemps réfléchir au fond de la mer sur les inconvéniens de désobéir à cette sage admonition ? » Puis, du sarcasme passant à l’invective : « Jefferson, jadis, a posé comme principe qu’allégeance impliquait protection. Mais vous vous riez sans doute de l’allégeance et le principe de Jefferson n’a pas de signification pour vous. Vous dirai-je toute ma pensée ? Vous êtes, vous et vos pareils, les sous-produits d’une naturalisation américaine avortée, et l’heure n’est pas loin où le réveil de la conscience nationale vous expulsera de notre organisme politique comme autant de fermens malsains. Car il faudra pourtant bien que l’Amérique décide à bref délai si elle est réellement une nation constituée, jalouse des justes droits de ses citoyens et soucieuse d’en garantir partout le libre exercice, ou si elle n’est qu’une juxtaposition incohérente d’élémens disparates et récalcitrans dont la désharmonie, publiquement étalée, ne peut que jeter un discrédit de jour en jour plus profond sur l’honneur, naguère intact, du nom américain. » C’est dans la suave petite France philadelphienne qu’est votre foyer d’Oaklane, mon cher Giroud, que nous eûmes la satisfaction de lire ensemble cette verte et courageuse épître qui mettait si hardiment à nu les ravages de l’ulcère germanique dans le tissu vital de l’Union. Une manière de Provinciale new-yorkaise, disiez-vous. Et vous ajoutiez, si je me rappelle :

— Coudert est le plus français des avocats américains.

Actuellement peut-être, et à la condition de lui adjoindre, à ma connaissance, nombre d’émulés, tels qu’un Mason, un Wells, à New-York, un Haman, un Perkins, à Baltimore, et j’en passe. Mais, hier encore, M. Coudert eût été le premier à réclamer que l’on reportât ce titre sur M. Paul Fuller. La belle, la noble physionomie de légiste ! Très moderne, très d’aujourd’hui, aussi versé dans les jurisprudences de l’Europe que dans celle de son pays, mais, avec cela, d’une élévation de caractère, d’un aristocratisme de pensée, d’une chevalerie de sentimens qui faisaient invinciblement songer à quelque grand parlementaire de l’ancienne France, ressuscité au XXe siècle, en plein Wall-Street. Deux Américains m’ont laissé l’impression qu’ils réalisaient à un degré exceptionnel la formule de l’ « honnête homme, » au sens que la langue de nos classiques attribuait à ce mot : l’un est le Président de la Fédération des Alliances françaises aux Etats-Unis et au Canada, M. Julien Le Roy White ; l’autre était M. Paul Fuller. Je le vis, pour la dernière fois, dans le courant de novembre 1U15. Physiquement, il ne semblait avoir rien perdu de cette élasticité quasi juvénile qui se conserve, bien après la soixantaine, chez tant d’Américains des classes supérieures, comme s’ils avaient le secret de prendre de l’âge sans vieillir. Mais une sorte de lassitude morale, me dit-il, l’accablait, et il m’en donna tout de suite le motif : la guerre.

— J’ai été de ceux qui la croyaient pour jamais bannie des mœurs de l’humanité, ou, du moins, reléguée parmi les nègres, — les nègres de la plus basse Négritie, — au plus épais des brousses de l’Afrique centrale. Or, la voici qui reparait, armée d’une férocité sans précédent, la férocité scientifique. Je ne puis me tourner vers l’Europe sans me demander si nous n’assistons pas au suicide de la civilisation. Mais, quand je ramène mes regards vers l’Amérique, je suis tellement attristé du rôle joué par ses protagonistes dans les coulisses de la tragédie mondiale, que je vous envie les affres héroïques de votre épreuve, à vous, les peuples alliés qui, chaque jour, consentez les pires souffrances et la mort même, plutôt que de céder une parcelle de votre dignité, un atome de votre droit. Brave petite Belgique ! Son nom seul est un soufflet sanglant pour nos politiciens de la paix à tout prix. Et la France, la chère France ! Vous savez si je l’ai toujours aimée comme une patrie spirituelle, la terre d’élection des pensées justes, du verbe clair, du geste éminemment humain. Présentement, je voudrais l’embrasser toute, pour la superbe leçon de civisme que ses enfans, du plus humble au plus illustre, donnent à l’univers. Elle vaincra, parce qu’elle aura mérité de vaincre en commençant par remporter sur elle-même la plus difficile des victoires. Le temps en est encore bien éloigné sans doute. Et d’ici là, que de ruines, que de sacrifices ! Mon âme saigne avec la vôtre. Mais je ne vous plains pas, oh ! non, je ne vous plains pas. C’est vous qui avez le beau lot.

Ainsi me parlait, en un français dont je n’ai reproduit que les termes essentiels, cet Américain d’une plus grande Amérique, — celle de Washington et de Lincoln. Quatre mois plus tard, hélas ! il n’était plus. Son fils, en m’annonçant l’affligeante nouvelle, m’écrivait : « On peut dire que la guerre a précipité sa fin et qu’il est moralement tombé pour la France. » Oui, nous lui devons les honneurs militaires, comme à l’un de nos morts,


Si, après avoir montré, par ce qu’il m’a été loisible d’en saisir, quelle est à notre égard l’attitude du barreau américain, je n’essaie pas d’en faire autant pour le corps médical, c’est que j’en serais fort empêché. Je n’étais pas depuis une semaine aux États-Unis que je recevais du docteur Kilroy, de Springfield, une lettre où il me disait : « Nous attendons votre visite ; mais hâtez-vous de nous venir, sans quoi vous ne nous trouverez plus de ce côté de l’Océan, car nous partons incessamment, ma femme et moi, pour la France. » Voilà, précisément : encore qu’on ne fût à ce moment qu’au début de 1915, la plupart des médecins d’Amérique que je comptais rencontrer sur mon chemin, ou bien étaient en train de partir pour la France, ou bien étaient déjà partis ! Il en était d’eux comme de M. Whitney Warren. Je ne m’informais guère soit de l’un, soit de l’autre, qu’on ne me répondît :

— Comment !… Vous l’ignorez donc ?… Il est chez vous.

Pour un peu, l’on eût été tenté de croire à quelque exode en masse des docteurs du Nouveau Monde vers l’Ancien continent. ; Une dame vénérable s’en plaignait avec humour devant moi :

— Si la guerre se prolonge, force me sera, j’en ai peur, de me passer de la permission du mien pour prendre mon dernier ticket. Mais, — remarquait-elle aussi vite, et sans la moindre envie de plaisanter, cette fois, — ils ont raison : leur place est là-bas, où l’on n’a que trop besoin d’eux.

Ce qu’ils étaient allés y faire, dans ce « là-bas, » c’est aux gens qui les ont vus au travail, dans les hôpitaux, les ambulances, les trains sanitaires, créés, aménagés à leurs frais ou aux frais de leurs cliens d’Amérique, qu’il appartient de le raconter. Moi, de la rive opposée, je n’en percevais qu’un écho intermittent. Mais combien expressif, à l’occasion ! Témoin ce bout de billet qu’un territorial breton, un paysan, me griffonnait vaille que vaille de son lit d’amputé : « Heureusement que, dans mon malheur, j’ai eu la veine de tomber avec les Américains du docteur Carrel ! C’est pas pour dire, mais ceux-là, c’est des frères pour les blessés. On est si bien avec eux qu’on voudrait avoir quelque chose à couper encore, pour rester plus longtemps à être joliment soigné comme ça. » J’ai eu entre les mains tout un dossier de lettres de remerciemens, adressées à un médecin dentaire, le docteur Speakman, de Wilmington. Une d’elles contenait cette phrase, intéressante à détacher : « Je vous dois plus que la vie, car vous avez accompli le miracle de me restituer le visage humain que les Boches m’avaient enlevé aux trois quarts, et j’aurais mieux aimé mourir mille fois que de reparaître en public avec la face de monstre qu’ils m’avaient faite. » Qu’un cri de gratitude aussi sincère fût mérité, il suffisait, pour s’en convaincre, de jeter un coup d’œil sur les deux photographies que l’opérateur avait prises de son patient, l’une, avant, l’autre, après le « miracle. »

Puisque j’ai nommé le docteur Speakman, je ne me priverai pas du plaisir de signaler en lui un exemple obscur, mais d’autant plus digne d’être produit au jour, de la manière dont on entend, dans sa corporation, ce qu’il appelait lui-même son « devoir français. » Jusqu’en 1914, le docteur Speakman, quaker doux et silencieux, avait borné son ambition à exercer modestement son art de praticien consommé dans la petite ville industrielle de Wilmington, sur les bords pittoresques de la Brandywine, en Delaware. Ami de la France, il l’avait toujours été, par tradition locale, en quelque sorte, à cause du paysage historique d’alentour, un des champs de bataille de l’Indépendance, auquel sont plus particulièrement liés les souvenirs de La Fayette et du colonel Armand ; mais il laissait à Mme Speakman, organisatrice d’une section de l’Alliance française, le soin de marquer à la République sœur les sentimens qu’il avait pour elle. La guerre, en éclatant, révolutionna de fond en comble ce quaker paisible à qui sa secte avait enseigné la haine de la guerre comme un dogme. Il n’eut pas une seconde d’hésitation. Abandonnant derrière lui sa femme, son cabinet de consultations et la clientèle qui le faisait vivre, il prit sa trousse, boucla sa valise, gagna New-York et, sans savoir un mot de français, s’embarqua pour la France. On a vu, par le fragment de lettre que je transcrivais tout à l’heure, à quelle tâche ardue et souverainement miséricordieuse il s’y employa : il rajusta des lèvres, des joues, des mâchoires en lambeaux ; il répara d’horribles mutilations faciales, les plus mortifiantes de toutes ; il repétrit, il remodela des figures devenues méconnaissables et, par-là, réconcilia quantité de pauvres êtres avec leur individu physique, en leur rendant, selon la réflexion poignante de l’un d’eux, le droit d’être embrassés sans dégoût.

Je le trouvai de retour à Wilmington en décembre 1915 : il avait épuisé sa réserve personnelle et s’occupait, avec l’aide de Mme Speakman, de rassembler parmi les bourgeois de sa ville les fonds nécessaires pour une nouvelle campagne. Seulement, dans l’intervalle, son appétit avait grossi. Il lui fallait maintenant une ambulance automobile, et « la plus belle, la plus solide, la plus complètement équipée (je cite les termes d’un journal du lieu) qui fût jamais sortie d’un chantier américain. » Le mieux, c’est que, trois mois plus tard, il l’avait obtenue : elle roule, en ce moment, quelque part en France, portant cette inscription que le docteur Speakman y a fait graver sur cuivre, afin que tout l’honneur en allât à ses concitoyens : « Don de Wilmington, Delaware. » Quant à lui, quant à ce petit homme grêle, payant si peu de mine, qui a dépensé, qui continue de dépenser au service de notre pays des trésors d’énergie impatiente et comme endiablée, que pensez-vous qu’il ait souhaité en récompense de son dévouement ? Une décoration ? Les palmes académiques, peut-être ? Pas même. Simplement la faveur d’être reçu par le Président de la République et d’être admis à lui présenter, non une requête, mais une branche de chêne, cueillie à son intention, dans la vallée de la Brandywine, au vieil arbre encore vivace sous lequel La Fayette se reposa, dit-on, le soir d’un combat ! N’est-ce pas que l’histoire est de celles qui demandent qu’on les divulgue ?

Entre les membres de la Faculté américaine les plus délibérément, les plus intrépidement acquis à notre cause, il en était du moins un qu’en raison de son âge et de sa situation je n’avais pas à craindre de manquer à son domicile : je veux parler du docteur Reed, de Cincinnati. Si l’Alliance française de cette ville hyperteutonisée est, malgré l’hostilité de l’ambiance, une des plus prospères, sinon la plus prospère des États-Unis, elle le doit tout d’abord, incontestablement, à la vigilance jamais assoupie de la femme de tête et de cœur qui, Suissesse de naissance, Américaine d’adoption, mais Française, oh ! Française de toute son âme, a su allumer chez des centaines de prosélytes la foi, l’inextinguible foi dont elle est embrasée : et ceux de nos compatriotes qui sont quelque peu renseignés sur l’expansion de notre culture et de notre langue dans l’Amérique du Nord ont déjà deviné, avant que je la désigne plus clairement, que c’est de Mlle Emma Morhard qu’il s’agit. Mais Mlle Morhard se plaît elle-même à proclamer de quelle vie précaire et sans cesse menacée eût vraisemblablement vécu le groupe d’élite dont elle n’a pas mis moins de vingt-cinq années à recruter un par un les adhérens, si elle n’avait pu le placer dès la première heure sous le patronage du docteur Reed, qui constituait, à lui seul, la plus précieuse des sauvegardes et le plus inébranlable des appuis. Le docteur Reed, en effet, chirurgien éminent, une des autorités scientifiques de son pays, est, en même temps, un caractère. Il n’a pas seulement le courage de ses opinions : il en a, volontiers, la témérité. Un trait le peindra : ayant appris que tels de ses concitoyens, décorés de la Légion d’honneur, se refusaient depuis la guerre, — soi-disant par esprit de neutralité, au vrai pour n’offusquer point les Allemands du voisinage, — à porter leur ruban rouge, il fit exprès d’arborer le sien, plus large et plus voyant que d’ordinaire, toutes les fois que les circonstances lui en fournissaient le prétexte. Bien avant les événemens d’aujourd’hui, son grand rêve, sa marotte, comme il s’exprimait, était de contribuer, pour sa part et dans son milieu, à établir, entre les États-Unis et la France, une circulation intellectuelle de plus en plus abondante, de plus en plus active.

— J’ai mené campagne, disait-il, pour qu’on débarrassât Cincinnati des sinistres fumées qui chargeaient son atmosphère matérielle. Je n’aurai de répit, maintenant, que lorsque j’aurai réussi à la décongestionner un peu des fumées autrement nuisibles qui épaississent son atmosphère morale.

Cette besogne de salubrité, dont les récens effets de la « malaria germanique » dans la conscience américaine lui ont plus que jamais démontré l’urgence, il est aussi plus que jamais résolu à la poursuivre sans rémission. Il aura, pour l’y seconder, — outre la phalange merveilleusement entraînée qui l’a choisi pour chef, — des confrères d’une solidité éprouvée, comme le docteur Christen, des magistrats d’une souveraine noblesse de caractère, comme le juge Hollister, des professeurs à l’âme indépendante, dignes auxiliaires du président Dabney, comme M. Chandler, comme M. Moore, comme, surtout, le rare et délicat esprit, imprégné de la plus fine essence française, qu’est M. Phillip Ogden. Mais la tâche sera rude. La suie morale est plus difficile à éliminer que la suie matérielle. Je m’en suis terriblement rendu compte à cette petite agape médicale où nous fûmes conviés ensemble, vous en souvenez-vous, docteur ? Le club était chaud, la table était gaie, les vins étaient bons, et il n’y avait pas de prévenances aimables que nos amphitryons n’eussent pour leur hôte français. Nous nous fussions jurés à une fête de famille. On but avec une attendrissante unanimité à la France. Et, comme il était fatal, nous nous laissâmes glisser à la douceur de parler d’elle.

Mais, lorsque, à ses procédés de combat, loyaux, chevaleresques, humains, vous commîtes l’indiscrétion d’opposer les atrocités allemandes dont le récit authentiqué commençait alors de se répandre en Amérique, brusquement l’unanimité cessa. Vous aviez manqué de respect à la vertueuse Allemagne : adieu, la belle France ! Des atrocités allemandes ? Quelle niaiserie ou quel blasphème ! Il n’existait que des atrocités russes. C’est du moins ce que nous affirmèrent péremptoirement ces docteurs, qui étaient pourtant des cerveaux cultivés, capables de critique. Et j’entends encore de quel ton de supériorité condescendante l’un d’eux, avant de nous séparer, me jeta cette recommandation :

— Croyez-m’en : lisez Corey.


Oui-da, je ne l’avais déjà que trop lu, leur Corey ! Toutes les semaines que Dieu avait faites, depuis le jour de mon arrivée à Cincinnati, un des trois grands organes proprement américains de la ville m’avait administré, avec une régularité impitoyable, ma pleine dose d’exaspération sous la forme d’une correspondance de guerre, datée du quartier général allemand, laquelle, tout en feignant l’objectivisme le plus désintéressé, n’était qu’un long cantique hebdomadaire à la gloire de la sainte Allemagne. Aux éternelles variations sur l’efficiency (traduisez : la puissance de réalisation) allemande s’entremêlaient le plus habilement du monde de petites histoires héroïques ou sentimentales, destinées à illustrer d’après nature la bravoure allemande, la probité allemande, la piété allemande, la divine bonté de cœur allemande. Cette littérature, d’une partialité d’autant plus odieuse qu’elle était plus enveloppée, était signée : Herbert Corey, des Associated Newspapers. Évidemment, à qui avait pris l’habitude de l’absorber les yeux fermés les tracts de Bryce ou les brochures de Bédier ne pouvaient apparaître que comme des tissus de calomnies. Or, ils devaient être des milliers, des centaines de mille d’Américains à s’en intoxiquer à jet continu, car, l’auteur faisant partie de l’Association des journaux, ses articles étaient nécessairement reproduits dans toute l’Union, même par les feuilles qui se piquaient d’observer la neutralité la plus sévère, comme c’était le cas pour le Times Star où je les parcourais en grinçant des dents. On concevra sans peine que je ne fusse pas précisément d’humeur à me plonger plus avant dans une lecture aussi enrageante, qui eût fini par me dégoûter à tout jamais, non seulement de la presse américaine, mais de son public. Et l’on me croira pareillement si je dis que le dernier écrivain des quarante-huit États avec lequel j’eusse osé prévoir que je lierais, un jour, connaissance amicale était Herbert Corey.

La chose advint, cependant, et voici comme. Lors de mon second départ pour l’Amérique, je tombai, à bord du Niagara, au milieu d’une société de jeunes reporters, rentrant chez eux, qui, du front français, qui, du front anglais. Dès le premier soir, ils demandèrent à me présenter, le lendemain, un de leurs aînés dont ils vantaient fort le talent. « Qui cela ? — M. Corey. — M. Corey ? Serait-ce d’aventure le Herbert Corey des Journaux associés ? — Lui-même. — Merci. Je n’ai pas le moindre désir de le rencontrer. » Et je leur en donnai mes raisons en quatre mots, non sans m’étonner que le panégyriste forcené de l’Allemagne eût cherché l’hospitalité sur un bateau français. Ils n’insistèrent pas. La traversée touchait à son terme quand, l’avant-veille de l’atterrissage, le peintre Rosseau, avec qui j’avais noué les plus agréables relations de mer, me prit à part : « Ecoutez, j’ai décidément peur que vos préventions à l’égard de Corey ne soient injustes. Il est extrêmement anxieux d’avoir une explication avec vous. Laissez-moi vous l’amener et accordez-lui quelques minutes d’entretien. » L’instant d’après, nous nous saluions, M. Corey et moi, sans nous tendre la main, et nous nous asseyions l’un en face de l’autre dans le fumoir. Je vais transcrire aussi fidèlement qu’il me sera possible ce qu’il me raconta.

— Lorsque je quittai l’Amérique, à l’ouverture des hostilités, mon intention, comme je ne possédais d’autre langue que l’anglais ou, si vous voulez, l’américain, était de suivre les opérations anglaises. Mais, à Londres, on me refusa net l’autorisation que je sollicitais. Assez vexé, je l’avoue, et ne me souciant pas de m’être dérangé pour rien, je me rabattis sur l’Allemagne. Je n’avais pour elle aucun penchant spécial. A l’instar de la majorité de mes compatriotes, j’admirais de confiance sa grandeur militaire, ses surprenantes facultés organisatrices, l’essor prodigieux de son industrie et de son commerce : et c’était tout. L’accueil que j’y reçus m’eut vite consolé de mon échec londonien. Je n’eus qu’à exciper de ma qualité de journaliste américain pour qu’on se mît immédiatement à ma disposition avec une amabilité presque excessive. Les officiers du plus haut grade me traitèrent comme un des leurs. Presque tous savaient l’anglais et allaient d’eux-mêmes au-devant de mes questions. Je n’avais pas à me préoccuper de trouver de la copie : pour un peu ils me l’eussent dictée. Quand on a tant à se louer des gens, on ne leur mesure pas non plus les éloges. Ceux que je décernai à l’âme germanique, et qui vous ont paru si choquans, correspondaient, je crois, sincèrement à ce qu’on m’exhibait d’elle, sinon à ce que j’en pénétrais.

« Je les tins pour mérités jusqu’au jour où un incident plutôt banal me découvrit cette âme sous son véritable aspect chez une de ses personnifications les plus aristocratiques. Un ami, de Berlin, m’avait offert de m’aboucher, à sa table, avec une notabilité très en vue de l’entourage du Kaiser. Les présentations faites, ce grand dignitaire, qui venait pourtant d’être fixé sur ma nationalité, dit, en plantant ses yeux dans les miens : « Gott strafe England ! (Dieu damne l’Angleterre ! )… A vous ! » Il n’était pas besoin de savoir l’allemand pour connaître le sens de cette phrase dont usaient, comme d’une formule, de salutation courante, les soldats des tranchées. Elle était peut-être à sa place dans leurs rangs, mais ici, et adressée à moi !… Je demeurai interloqué. Voyant que je ne répondais pas à son invite, mon interlocuteur récidiva. Je priai mon ami d’avertir Son Excellence que je n’entendais pas sa langue. Pensez-vous qu’il comprit ? Point. Il répéta tout simplement son propos dans ma langue à moi. Pour le coup, je le regardai à mon tour dans le blanc des yeux et lui lançai à la face : « Je suis citoyen américain, monsieur. À ce titre, j’ai l’honneur d’appartenir à un peuple qui n’a, Dieu merci ! à souhaiter la damnation de personne. » Je ne me rappelle pas si le dîner fut bon ou mauvais : ce qui est sûr, c’est que je commençais à me sentir rassasié des Allemands. Quelques semaines plus tard, ces professeurs de civilisation coulaient la Lusitania, et, dans la rue, sous mes fenêtres, des enfans, — leurs enfans, — endimanchés pour cette mémorable circonstance, célébraient en chœur, avec des voix délicieusement justes, la descente d’une centaine d’autres petites têtes blondes dans les abîmes de la mer ! Je m’enfuis d’une course éperdue, comme si j’avais eu les Euménides à mes trousses, et ne respirai qu’après avoir franchi les lignes françaises.

À ce point de son récit, la parole du narrateur était elle-même devenue si haletante qu’il dut s’interrompre. Il reprit :

— Quel dommage pour moi que vous n’ayez pas écouté le conseil de votre docteur cincinnatien ! Si vous aviez eu la constance de me lire jusqu’au lendemain du 7 mai, à supposer, ce dont je doute, que le Times Star eût continué à reproduire mes articles, vous eussiez, j’en suis certain, pardonné à l’ancien Corey en faveur du Corey nouveau style, du Corey converti, du Corey repenti, du Corey frappé de la grâce au contact du sol de France. Je n’étais pas depuis vingt-quatre heures auprès de votre état-major que j’étais édifié sur la divergence fondamentale, sur l’irréductible antagonisme des deux méthodes, des deux tempéramens, des deux humanités. « Correspondant américain ? All rightl Soyez le bienvenu. Allez, voyez, observez, débrouillez-vous enfin à faire votre métier comme cela vous chantera ; et, là-dessus, excusez-nous si nous avons à faire le nôtre. » Je n’étais plus le neutre qu’on « soigne » par ordre, pour l’embrigader : j’étais un homme libre parmi des hommes libres. J’avais passé du pays de l’empressement commandé au pays de la politesse vraie. On la plaisante volontiers en Amérique, la politesse française : moi qui ai pu la comparer avec celle des Barbares, je sais dorénavant qu’elle est la forme la plus haute et du respect de soi et du respect d’autrui. C’est une de mes belles expériences des cinq derniers mois. Ce n’est pas la seule, tant s’en faut. Et tenez ! permettez-moi, en terminant, de vous dire la plus récente, vieille au plus de quinze jours, et que je voudrais déposer comme un hommage sur la tombe lorraine où l’on vient, à ce que j’ai appris, de coucher un de vos fils. Je visitais, avec quelques confrères, un secteur des environs de Lunéville ; on nous avait donné pour nous piloter un jeune Capitaine qui parlait anglais : nous lui demandâmes de nous conduire au strongest point, à l’ouvrage qu’il considérait comme le plus inexpugnable. Il nous montra successivement une tranchée, des abris souterrains, des postes d’écoute, des travaux de sape, tout cela creusé, construit, dissimulé à la perfection. Chaque fois, nous nous enquérions : « Est-ce ici ? » Chaque fois, il répondait : « Pas encore. » Cette promenade durait depuis plus d’une heure déjà, et nous attendions toujours la révélation souhaitée, quand, soudain, quittant la route, notre guide s’engagea devant nous dans un étroit sentier, dévalant au fond d’une petite combe déserte où il ne semblait pas qu’il y eût trace de fortification d’aucune espèce. C’était comme une oasis de fraîcheur, de solitude et de paix inexprimable au milieu de tous les bouleversemens d’alentour. L’officier nous entraîna jusqu’à l’extrémité du minuscule vallon et, nous désignant, derrière une clôture improvisée, une cinquantaine de tertres, la plupart surmontés d’une croix, quelques-uns jonchés de fleurs d’automne, il se découvrit : « Vous avez désiré savoir quel était notre strongest point ! dit-il en se tournant vers nous ; voilà : nos morts. »

Je serrai silencieusement la main de M. Corey. Il avait les larmes aux yeux, moi aussi. Nous nous retrouvâmes, à peu d’intervalle, dans la vieille cité marine d’Annapolis. Il m’apportait, avant de se rembarquer pour la France, la liasse des articles qu’il avait publiés sur elle.

Le premier de la série était daté d’une époque à peine postérieure à mon départ de Cincinnati ; il portait en tête de page cet avis aux journaux : « M. Corey suit maintenant les opérations militaires sur le front de France : il a eu la bonne fortune d’étudier dans des conditions privilégiées les caractéristiques de la méthode française et de s’attirer la pleine confiance des chefs de l’armée comme celle du Ministère de la Guerre. Ce sera, espérons-nous, une réponse suffisante à la crainte, manifestée par d’aucuns de ses lecteurs, que ses sentimens ne fussent pro-germains. » En tout cas, ils avaient complètement cessé de l’être, et j’aurais encore été à temps, si j’avais pu prévoir cette volte-face, pour renvoyer à mon Hippocrate germanophile son aphorisme : « Docteur, lisez Corey. »

Il y a, dit-on, plus de joie au ciel pour un pécheur qui se repent que pour quatre-vingt-dix-neuf justes. Réservons tout de même le meilleur de notre gratitude aux « justes » de la presse et de la littérature américaine, qui, pour discerner sur quel camp brillait, à travers l’ouragan de fer et de feu, la pure étoile de la justice, n’ont pas attendu d’avoir les yeux dessillés et se sont, dès la première minute, orientés vers sa lumière, sans une hésitation, sans un atermoiement. Ceux-là n’ont pas été quatre-vingt-dix-neuf : ils ont été légion. Et les plus humbles n’étaient pas les moins ardens. J’ai souvenance d’une misérable feuille de chou, comme nous dirions, achetée sur un quai de gare perdue, à Albuquerque, en plein désert d’Arizona, où le portrait du général Joffre remplissait un tiers de page, encadré dans un article dithyrambique dont le rédacteur anonyme s’écriait, en finissant : « Tu vaincras, brave France ! Inconquérable France, tu vaincras ! » Peu de belles tirades francophiles, émanées de plumes célèbres, m’ont plus touché que cette fervente prophétie d’un inconnu, cueillie au passage, sur les routes du Far West, dans la morne contrée des sables, refuge des Indiens et royaume des cowboys.

Il ne saurait, naturellement, être question de dresser ici, ne fût-ce qu’un catalogue des journaux qui, dans la vaste étendue des Etats-Unis, ont, malgré la pression formidable exercée sur eux par les agens de l’Allemagne, pris nettement position pour la France et ses alliés. Ils sont trop. C’est tout un livre qu’il faudrait leur consacrer, si l’on voulait seulement esquisser en ses traits spécifiques l’attitude des plus marquans d’entre eux. Bornons-nous à souhaiter que, d’un côté ou de l’autre de l’Atlantique, quelqu’un le compose, ce livre dont la matière est, à proprement parler, rédigée d’avance, puisque la façon la plus directe et la plus concluante de montrer en quels termes se sont exprimés sur notre compte les interprètes autorisés de l’opinion d’outre-mer serait encore, j’imagine, de leur emprunter textuellement leur langage. Les morceaux typiques s’offriraient en foule : on n’aurait que l’embarras du choix. A les donner selon l’ordre chronologique, on dessinerait la courbe ascendante, en quelque sorte, de ce que je ne craindrai pas d’appeler l’assomption de la France dans l’esprit des publicistes américains. Tout d’abord, au moment de la déclaration de guerre, c’est comme un hochement de tête attristé. Nous sommes la France du lendemain du procès Caillaux, une Franco divisée contre elle-même et, par conséquent, vouée à périr, une pauvre petite France Chaperon rouge inéluctablement promise aux énormes crocs du loup hercynien. Déjà, on la pleure comme une jolie âme charmante, animula blandula, avec qui va s’éteindre le sourire du monde. Deux, trois jours se passent. Au deuil anticipé succède brusquement une stupeur joyeuse. « Eh mais ! qu’est ceci ? » Ceci, c’est la France de la mobilisation qui se lève, c’est la France de l’union sacrée qui forme bloc. Toute la nation sur pied, d’un seul élan. Des départs sans cris, des adieux sans plaintes. Des fleurs aux fusils, mais la gravité sur les visages. Une conscience effroyablement lucide de la solennité de l’heure se traduisant chez le citoyen le moins cultivé comme chez le plus raffiné par l’acceptation virile des chances à courir, quelles qu’elles puissent être, et la résolution arrêtée de les courir une fois pour toutes, au prix de n’importe quels sacrifices, jusqu’au bout. Nulle part, je pense, la grandeur unique de ce spectacle n’a causé une plus profonde impression qu’en Amérique, peut-être parce qu’il n’y a pas de pays où l’on ait, en général, plus goûté nos apparences et plus méconnu notre réalité. Une France sans nervosisme, une France sans gesticulation, une France sans bavardage, quel paradoxe ! Cela était pourtant. Des mois après, on n’en était pas revenu. Que de reporters me demandaient encore, dans l’hiver de 1915, des « interviews » sur « la France qui se retrouve, » comme si elle se fût jamais perdue ! Cependant, le ciel reste noir au-dessus de nos têtes. Plus on nous admire, plus on tremble pour nous ; et notre frontière rompue, nos provinces du Nord submergées, le raz de marée germanique déferlant presque au seuil de Paris justifient malheureusement les pires appréhensions. Ne nous serions-nous révélés si grands que pour mourir en beauté ? La victoire de la Marne se charge de fournir la réponse. Du coup, nous voilà classés. On ne nous admire plus seulement, on nous respecte, de ce respect spécial qui, en Amérique, va d’instinct aux triomphateurs. Jusqu’à cette date, dans la logique américaine, c’était l’Allemagne qui, normalement, sinon légitimement, devait triompher sur toute la ligne. Ne possédait-elle pas la fameuse « efficience, » une « efficience » hors de pair, représentée par quarante années de préparation, une armée innombrable, fonctionnant avec la précision mécanique d’un concasseur, un matériel colossal, une absence illimitée de scrupules et la détermination sauvage de réussir ! La France, elle, avait commencé par être l’ « inefficience » même. Or, qu’arrive-t-il ? Cette France « inefficiente » prend à peine quelques semaines pour se retourner et, tout de suite, s’atteste plus « efficiente » que l’Allemagne. Miracle ? Non. Les Américains ne croient pas à d’autres miracles qu’à ceux de l’énergie humaine. Comment donc expliquer la victoire actuelle de la France, prélude et gage de sa victoire définitive ? Tout simplement par l’intelligence française, déclare à ses compatriotes une femme de grand talent, un des publicistes les plus renommés des Etats-Unis, Mrs. Edith Wharton. L’erreur de l’Amérique, hypnotisée devant l’ « efficience » brute, a été d’oublier qu’il pouvait y avoir aussi une « efficience » spirituelle. Les Français ont vaincu et vaincront, parce qu’ils sont « le peuple le plus intelligent du monde. » Et voilà !

Oh ! sans doute, dans cette mêlée « titanesque, » le dernier mot n’est pas près d’être dit. Mais les Américains clairvoyans savent désormais, ils savent de science certaine qui le dira. Ce ne sera point l’Allemagne. Elle n’aura même pas le bénéfice de ses crimes. Alors, à quoi bon tous ceux qu’elle a commis, tous ceux qu’elle rêve de commettre ? Dépouillés de l’auréole possible du succès, ils revêtent aux yeux de l’Amérique réaliste une hideur nouvelle, une hideur bête. Et le principe pour lequel la France et ses alliés versent leur sang s’impose, en revanche, comme un préservatif universel. Il faut, dans l’intérêt du globe civilisé, partant, dans l’intérêt de l’Amérique elle-même, qu’il l’emporte sur la loi de violence et de ténèbres : il ne le faut pas seulement de toute justice, il le faut de toute nécessité. Ce n’est plus la vie de telles ou telles nations européennes qui est en jeu, c’est la vie de toute nation libre, mieux encore, ce sont les raisons de vivre de l’humanité tout entière. Ainsi la France reprend une fois de plus, et avec une noblesse, une dignité, une « splendeur » incomparables, son rôle historique, sa tradition éternelle de rédemptrice des peuples. Comme elle se battait jadis pour l’indépendance américaine, elle se bat à cette heure pour l’indépendance mondiale. Sa victoire sera le salut de la terre habitable, y compris l’Amérique.

Oui, l’Amérique. Force lui était, en effet, de s’apercevoir que ni le fossé de l’Atlantique, ni la doctrine de Monroë ne lui constituaient plus des isolateurs assez puissans. Pendant qu’appuyée au balcon des mers elle s’imaginait assister en spectatrice à la conflagration d’en face, derrière elle sa propre maison brûlait. Et je ne le dis point par pure métaphore, car il ne se passait guère de mois qu’elle n’entendit s’écrouler un de ses ponts, sauter un de ses bateaux, s’effondrer sur des monceaux de cadavres une de ses usines en feu. Chez elle aussi la torche incendiaire de la barbarie courait, promenée par des mains allemandes. Son industrie n’était plus maîtresse de travailler impunément pour la clientèle européenne dont elle avait accepté les ordres : un terrorisme savamment organisé, qui, au vu et au su d’un chacun, recevait ses instructions de l’ambassade d’Allemagne à Washington, montait la garde autour des établissemens mal notés et, sur un signal venu de l’agence officielle du Kaiser, les bombardait à coups de catastrophes. C’était à se demander si le président des États-Unis avait nom Wilson ou Von Bernstorff. De fait, en présence de l’attitude des Germano-Américains, l’Amérique n’avait plus à douter qu’elle portait une autre Allemagne dans ses flancs. Ce fut une constatation-douloureuse, vraiment pathétique. Un des hommes qui sont l’honneur de la presse périodique américaine, M. Lawrence Abbott, directeur de l’Outlouk, me le disait avec une émotion qui lui mettait quasiment des larmes dans la voix :

— Nous sommes plus envahis que vous ne l’êtes. Vous avez, dans votre région du Nord, un million et demi de Boches que vous décimez chaque jour et que vous aurez, bientôt, complètement chassés : nous, c’est vingt ou vingt-cinq millions de leurs pareils que nous hospitalisons sur tout notre territoire, dans toutes nos campagnes, dans toutes nos villes. Et ils ne sont pas chez nous, s’il vous plaît, ils sont chez eux. Nous n’avons même pas la ressource de leur tirer dessus, et nous ne les chasserons jamais ! Vainement nos gazettes leur ont crié, ces temps-ci, sur tous les tons : « Puisque le doux Vaterland, puisque la chère vieille Allemagne vous obsède à ce point, mais retournez-y donc, pour l’amour de Dieu ! » Pas un n’a bougé, ni ne bougera. Nous sommes condamnés à eux à perpétuité. Nous nous flattions de les avoir américanisés : quelle illusion ! C’étaient eux qui nous germanisaient. Parfaitement. Tenez ! que n’a-t-on pas écrit de l’inurbanité américaine, de la brutalité américaine, voire de la grossièreté américaine ? Eh bien ! croyez-moi, rien de cela n’est génériquement américain. Ce sont plaies d’Allemagne introduites sur nos bords par des séquelles d’émigrans d’outre-Rhin et dont trop de nos compatriotes ont sinistrement subi la contagion. Là où l’Amérique s’est dépolicée, la faute en est aux seuls barbares. Et ce n’est, hélas ! que le moindre de leurs méfaits. Aujourd’hui leur vassalisme inné est en train de s’infiltrer dans notre libre individualisme, et leur culte abject de la force, de se substituer dans mainte conscience au fier idéal de justice intransigeante que nous avons hérité des ancêtres authentiques de notre race, les Pères pèlerins de la May Flower.

« Il y a quelque chose de pourri en Danemark. Nous nous cherchons et ne nous retrouvons pas. Sommes-nous encore l’Amérique ? Où bien sommes-nous tombés au rang de je ne sais quelle équivoque et louche Germano-Américanie ? Question abominable, n’est-ce pas ? et que nous en sommes pourtant à nous poser. Vous l’avez pu voir dans nos journaux : il n’y est bruit que de l’ « américanisme, » chacun s’appliquant à démontrer qu’il y en a un et faisant appel à notre passé pour établir en quoi il consiste. Un peuple dont les organes vitaux sont intacts n’éprouve pas le besoin de se définir à lui-même. Mais nous sentons que, si nous n’y mettons ordre, nous aurons à bref délai cessé d’être nous. Connaissez-vous une menace plus terrible ? Ce serait aux pouvoirs publics d’y parer. Ils sont aveugles ou n’osent pas. Alors il faut que nous, les simples citoyens, que nous, surtout, les écrivains, qui avons charge d’âmes, nous osions.

C’est ce que M. Lawrence Abbott a fait de concert avec toute une pléiade d’hommes de lettres, en fondant un « Comité des droits américains » dont le président est le grand éditeur new-yorkais, George Putnam. La première réunion des adhérens, inaugurée au Carnegie Hall, le 13 mars 1916, fut une véritable manifestation nationale. Des milliers de voix américaines y acclamèrent d’enthousiasme une Déclaration de principes que n’importe quel Français eût contresignée des deux mains. « Nous croyons, — affirmait-elle en substance, — qu’il existe une morale des États obligeant tous les gouvernemens au respect des traités. Nous croyons que la monarchie teutonne a répudié les engagemens qui s’imposent aux nations civilisées et perpétré des actes dont les conséquences enlèvent au présent conflit son caractère européen pour lui conférer les proportions d’une crise universelle. Nous croyons que, dans ces conditions, il n’est permis ni à notre peuple de garder la neutralité, ni à notre gouvernement de garder le silence. Nous croyons que les Puissances de l’Entente luttent pour empêcher l’asservissement du monde par la force brutale et pour garantir aux plus humbles nations l’indépendance dans la sécurité. Nous croyons que le progrès de la civilisation et le libre essor de la démocratie sont liés à la victoire des Puissances de l’Entente. Nous croyons qu’il est de notre devoir d’hommes et de notre honneur de citoyens d’exiger de notre gouvernement qu’il assure à la nation les moyens de témoigner efficacement la profondeur de son aversion pour les procédés des Empires centraux et l’ardeur de sa sympathie pour les efforts des Alliés. » Lorsque, au commencement d’avril, je quittai l’Amérique, ce credo du vrai Américain y était déjà répandu à des millions d’exemplaires.

Mais plus éloquent peut-être que tous les credos était le malaise d’âme, la honte secrète dont quotidiens et magazines laissaient fréquemment échapper l’aveu. Un soir de février 1916, je ne fus pas peu touché, en ouvrant le Century du mois, d’y trouver un article intitulé : « Les grands enfans de la Bretagne (The playboys of Brittany). » Il s’agissait des Bretons de la flotte, de ces inoubliables fusiliers marins que Le Goffic a chantés. L’auteur, Arthur Gleason, les avait observés de près, pour avoir vécu parmi eux, comme correspondant de guerre, depuis le début jusqu’à la fin de leur campagne. « C’étaient, disait-il, de beaux jeunes gars que l’on avait arrachés au pont de leurs navires et lancés à l’aventure vers le front, avant même qu’ils eussent appris ce que c’était qu’une tranchée. Mais ils avaient en eux l’audace, fille de la mer, et l’instinct de la discipline, et l’habitude de la vie hasardeuse. » Il les vit mourir comme on sait, longuement, en héros d’une espèce rarissime, en héros gais, en héros drôles, en héros gamins qui, pas un instant, n’eurent l’air de soupçonner qu’ils fussent, dans ces tragiques plaines de l’Yser, pour autre chose que pour leur amusement. Et quelle philosophie le publiciste américain dégageait-il de ce spectacle d’une sublimité sans seconde ? Faisant un retour sur lui-même et sur son pays, il se demandait, il demandait à l’Amérique : « Sommes-nous dignes d’un semblable sacrifice ? Pourquoi était-ce à ces jeunes existences valeureuses de s’immoler pour moi ? Etes-vous bien sûr, confortable lecteur, que ce fût leur consigne, et pas la vôtre, de succomber pour la défense de la civilisation à qui vous êtes redevable de votre confort ? » Points d’interrogation redoutables auxquels la conscience américaine avait répondu d’avance, dans le New-York Times du 2 janvier, par la plume véhémente d’un poète : « Avec une âme angoissée et des yeux de fièvre je lis des récits de batailles et de destructions inimaginables. Et, ici, je contemple de paisibles collines endormies dans la robe de laine immaculée que leur a tissée l’hiver ; j’entends les joyeux cris de l’enfance aux jours d’or, les mêmes qui retentiraient en France à cette minute, n’était que ses champs et ses chemins ruissellent du sang des carnages. O Dieu qui nous juges tous, ne nous regarde pas ! Tapis derrière une phrase vide, nous nous barricadons au fond des sépulcres blanchis que nous sommes, pendant que nos frères se couchent, fauchés par files interminables, pour nous sauver du joug des Huns sans entrailles. Que dira-t-on de nous dans les âges futurs, quand l’humanité feuillettera notre histoire ? Nous serons montrés au doigt, comme des objets de risée, de huées et de mépris. Nous serons ceux qui furent trop chevaleresques pour embrasser la cause de l’honneur, trop sensibles pour obéir aux impulsions de la pitié, trop fiers pour dégainer au nom du droit ! » On n’est pas plus sévère envers soi-même ou, du moins, envers ses gouvernans. Et, sous une forme détournée, quel suprême hommage à la France que ce farouche mea culpa d’outre-Atlantique !

Ils furent, d’ailleurs, quelques-uns, parmi les jeunes Américains de lettres, qui, estimant que ce n’était pas assez de se frapper à huis clos la poitrine, vinrent l’offrir carrément sur nos lignes aux balles de nos ennemis. Je n’avais pas encore repassé la mer, lorsqu’on reçut à New-York l’annonce de la mort de l’un d’eux, Kenneth Weeks, tué à vingt-six ans, dans les parages de Givenchy. Nous nous étions rencontrés naguère à Cambridge, sa ville natale. Quoique à peine au sortir de l’adolescence, il avait déjà fait ses débuts d’auteur dramatique. La France l’attirait. Il en rêvait, me confia-t-il, comme de la Terre promise des littérateurs et des artistes. Amené plus tard à y séjourner, il conçut pour elle une tendresse toute filiale, et, dès qu’il la sut en péril, sourd aux supplications de sa famille comme aux remontrances de ses amis qui le conjuraient de se ménager pour sa carrière, il s’engagea dans la Légion en arguant que c’était le moment où jamais de prouver à cette France de son cœur qu’il ne l’adorait pas seulement en paroles. Dans un de ses derniers billets à sa mère, il écrivait : « Nous nous sommes bien battus et je suis content. Quelque jour je vous conterai tout cela… Merci de votre message au sujet de la Lusitania. Je m’emploie de mon mieux à venger ce crime et tant d’autres. Mais vous, chérie, ne voyez-vous pas clair en moi, maintenant, et dans les raisons qui m’ont poussé à m’engager ? » Ces fortes, ces impérieuses raisons pour lesquelles un Weeks, avec nombre de ses émules, nous a si généreusement donné sa jeunesse, son talent, ses brillantes espérances de gloire, sa vie, je ne pense pas qu’elles aient été exposées nulle part en termes plus chauds et plus frémissans que dans un éditorial de la New-York Tribune, paru le 27 décembre 1915, sous ce titre français : « Vive la France ! » L’article serait à reproduire en son entier : on m’excusera de n’en citer que des extraits épars. Après avoir pris congé de l’année finissante, « la plus cruelle peut-être qu’ait enregistrée l’histoire du genre humain, et, pour l’Amérique, la plus humiliante assurément qu’ait connue l’amour-propre d’un grand peuple, » le rédacteur, examinant quels vœux il convenait de former au seuil de l’année nouvelle, s’écriait : « Il n’est pas un Américain digne de ce nom qui, parce qu’Américain, ne se sente tenu de souhaiter par-dessus toute chose que les douze prochains mois voient la France délivrée, la Bête boche (the boche Beast) expulsée du plus ultime arpent du territoire français et jusqu’au souvenir de sa trace immonde effacé du sol de la République !… La France que nous avons aimée aux jours anciens a revêtu à nos yeux une signification plus belle et plus haute, depuis que ses hommes, que ses femmes se sont levés d’un mouvement unanime, prêts à sacrifier leurs biens les plus chers, pour garantir à toutes les races humaines le droit de vivre en paix, indéfiniment, et comme elles l’entendront, selon leur idéal, selon leur foi… Nous ne lui ferons pas l’injure de lui dire : Courage ! Plutôt serions-nous tentés de nous voiler la face, nous à qui ce courage a manqué, parce que, dans cette grande heure où l’humanité traverse sa plus rude épreuve, la démocratie américaine s’est lâchement dérobée, pendant que la France, debout, marchait tout entière de l’avant. Ce que nous pouvions individuellement, nous y avons tâché. Maints de nos fils sont tombés dans les rangs français, sur les fronts de Champagne et d’Artois. Des Américains, des Américaines ont donné de leur argent, de leur temps, de leurs forces pour soulager les infortunes et panser les blessures. Si pitoyablement infime que cela puisse être, en regard du service souverain que la France a rendu jadis à l’Amérique et qu’elle rend aujourd’hui à l’univers civilisé, encore est-ce le meilleur de ce que l’état présent de la politique américaine nous permettait de lui apporter en offrande. Nous n’en parlons que pour regretter que ce soit si peu, mais avec l’espoir que la France n’y cherchera point la mesure de notre admiration pour elle, qui est sans bornes… La beauté de son rôle, la noblesse de son dévouement, la splendeur de son abnégation ne font qu’accentuer, par contraste, l’amertume de notre abaissement. Dans notre pénible situation, il n’y a rien dont nous soyons plus anxieux que du jugement de la France. Nous savons trop combien l’attitude américaine doit sembler inexplicable aux millions de Français qui ont aimé l’Amérique et cru en elle. Ah ! qu’ils comprennent, ces Français, qu’ils comprennent, pour en avoir eux-mêmes plus d’une fois fait l’expérience, que les politiciens d’une nation n’incarnent pas nécessairement son âme. Derrière l’Amérique officielle, il y a la vraie Amérique, et cette Amérique-là, pour qui la seule pensée du barbare découpant sa bestiale silhouette sur le divin horizon français n’a cessé d’être, le jour, une torture, et, la nuit, un cauchemar, cette Amérique-là n’a qu’un vœu, cette Amérique-là n’a qu’une prière : Vive la France ! »


La « prière » laïque, animée, d’ailleurs, d’un souffle tout religieux, que la New-York Tribune résumait dans ce cri, était aussi bien, à quelques différences verbales près, la même que ne craignaient pas de faire entendre en chaire les ministres les plus éminens des principales confessions protestantes. C’est ainsi, par exemple, que le docteur Stires, recteur de Saint-Thomas Church, la grande église épiscopalienne de la Cinquième Avenue, déclarait solennellement que le premier des devoirs chrétiens, à cette heure unique dans les annales du monde, était d’adresser au ciel des vœux journaliers pour la France, et le second, d’aider, dans toute l’étendue des possibilités humaines, à leur prompt accomplissement. » En travaillant à l’œuvre de justice, affirmait-il, la France prépare le règne de Dieu. Elle seule, en vérité, est selon le cœur de l’Éternel, et non point ceux qui, le revendiquant pour leur complice, le mobilisent à tout propos, dans leurs discours impies, comme un vulgaire caporal de Landsturm. » Il ajoutait : « J’ai un fils. S’il était à l’âge d’homme, je n’ambitionnerais pour lui qu’un destin : tomber, à l’instar du plus obscur des soldats de France, pour le salut de l’humanité. »

Nous ne pouvions malheureusement pas attendre du clergé catholique qu’il se prononçât avec une franchise aussi hardie sur la bonté de notre cause. Outre qu’il se considérait sans doute comme obligé d’imiter la discrétion papale, il n’avait pas le droit de perdre de vue que la grande majorité, sinon la presque totalité de ses fidèles était de provenance soit allemande, soit irlandaise. Or, Irlandais ou Allemands, aux Etats-Unis, dans la période actuelle, c’est tout un. Les deux races, la celtique et la germaine, d’origines historiques si adverses et de tempéramens si dissemblables, se sont réconciliées sur le terrain d’une haine commune, récente chez l’une, atavique chez l’autre, — la haine de l’Angleterre. Naturellement, nous y sommes englobés. Hier encore, avant l’Entente cordiale, l’Irlande transatlantique professait pour nous le culte que la mère patrie avait conservé à la France de Hoche, de Humbert, de Napoléon. Mais il n’en va plus de même aujourd’hui qu’avec Roger Casement, « le dernier de ses apôtres et le plus vénéré de ses martyrs, » elle ne consent plus à voir en nous qu’ « une France renégate, mettant son épée déshonorée aux gages de l’ennemie séculaire. » Il n’appartenait certes pas aux prêtres de changer à notre égard la mentalité de leurs ouailles. Mais on eût aimé qu’ils évitassent de la prendre à leur compte et qu’un « father » John Murphy, S. J., ne poussât pas l’oubli de la consanguinité ethnique jusqu’à réclamer l’extermination définitive, par l’archange teuton, du « Gaulois, mangeur de curé ; » on eût aimé surtout qu’il ne se trouvât point un primat de la catholicité américaine, un cardinal, pour absoudre les atrocités allemandes « comme un faible châtiment de la perversité française. »

Ce ne furent là, il est vrai, que des manifestations isolées, purement individuelles, dont il serait injuste d’exagérer la portée. Comment ne me souviendrais-je pas, cependant, de la tristesse mortelle qu’en éprouva l’âme la plus évangélique peut-être qui m’ait admis dans sa confidence, Mgr Maës, évêque de Covington, dans le Kentucky ! Né Belge, toute sa Belgique maternelle, comme il disait, lui était, depuis la guerre, brusquement remontée au cœur, balayant d’un coup ses cinquante-quatre années de naturalisation américaine. Et il n’avait dans son entourage personne à qui parler d’elle ! Ses vicaires généraux étaient allemands ; allemands, la plupart de ses prêtres. J’ai encore dans l’oreille son accent navré, sa plainte lente et douce, entrecoupée de lourds sanglots :

— Je suis seul, épouvantablement seul. Pas un être en qui m’épancher. Les membres de ma famille spirituelle ont dans les veines le même sang que les égorgeurs de mon pays. Je suis, comme ma Belgique, crucifié entre des Germains. Mais, ce qui me tue, ce n’est pas cela. J’avais espéré que, si les Ponce-Pilate de la politique américaine se lavaient les mains de notre détresse, les prélats catholiques, mes frères, élèveraient du moins la voix pour protester en corps, au nom du Christ, contre le calvaire immérité de tout un peuple. Mais non : ils ont gardé le silence, tous, à l’exception de quelques-uns qui ont fait pis que de se taire. Vous direz à la Belgique, n’est-ce pas ? vous lui direz que ce n’est point de ma faute. Dites-le aussi à votre France. Oui, dites-leur, à ces deux nobles sœurs d’affliction et de gloire, que, jusqu’au moment de paraître devant son Créateur, Camille Maës, enfant de Courtrai, aura prié pour elles, souffert avec elles, et sera mort un peu de leurs blessures.

Comme j’exprimais la certitude qu’il vivrait assez pour bénir la résurrection de sa patrie et assister à la confusion de ses bourreaux, il secoua la tête.

— Non, non, fit-il, la hache est dans l’aubier.

Il était, en effet, plus profondément atteint que ne le laissait soupçonner sa belle robustesse extérieure. Moins d’un mois après, une religieuse française du Sacré-Cœur de Cincinnati m’expédiait à Pasadena, sur la côte du Pacifique, un journal dont la manchette annonçait en gros caractères : « L’évêque Maës a succombé, le cœur brisé par les horreurs de la guerre européenne. » Je n’en suis que plus heureux d’avoir pu m’acquitter ici, envers sa mémoire, de la commission dont il m’avait chargé.


Et maintenant, parvenu presque à la limite extrême de l’espace qui m’est accordé, je m’aperçois, non sans regret, qu’il y aurait encore quantité d’observations pour lesquelles j’eusse été désireux d’y trouver place. Telles, entre autres, celles que j’eus toute facilité de recueillir sur l’état d’esprit des milieux militaires et maritimes, durant une assez longue escale à Annapolis, siège de l’Ecole navale américaine, quelque chose, par conséquent, comme le Brest des États-Unis. Je me fusse mal résigné à les négliger, si la lettre d’un officier supérieur de l’Ecole, que j’ai sous les yeux et dont on va lire le passage essentiel, ne m’en faisait, dans une large mesure, un devoir. « Vous me demandez, monsieur, de vous autoriser à publier ce que je vous ai raconté naguère des sentimens de notre armée et de notre marine pour la France. Voici ma réponse. Vous rappelez-vous la courte promenade que, sur la fin de mars, par un soir déjà printanier, nous entreprîmes ensemble, sans but précis, aux abords de la ville ? Elle nous conduisit comme par la main vers une manière de promontoire, dressé au-dessus de la nappe endormie d’un des multiples bras de mer qui s’emmanchent dans l’estuaire de la Severn. L’endroit était désert, sans attrait, enveloppé de la mélancolie du crépuscule. Nous nous y acheminâmes cependant. Sur le sommet de la d’une herbeuse, un monument se profilait, évoquant l’image de quelque cippe funéraire. C’en était un. Nous eûmes de la peine à déchiffrer l’inscription, gravée dans un cartouche de bronze. Elle disait : « En tribut de gratitude aux vaillans soldats et marins de France enterrés en ce lieu, qui donnèrent leurs vies dans la lutte pour l’indépendance de l’Amérique. Puisse le souvenir de leurs exploits se perpétuer à tout jamais ! » Nous redescendîmes, étrangement émus. Eh bien ! monsieur, le jour où les vaillans soldats et marins d’Amérique auront, dans vos belles campagnes françaises, trois ou quatre monumens commémoratifs de ce genre, devant lesquels le flâneur s’inclinera, soudain troublé, ce jour-là, il sera temps de parler des sympathies de l’armée et de la marine américaines pour la France. En attendant, croyez-moi, il n’y a d’intéressant que ce que font pour elle nos femmes. »

Les femmes d’Amérique ! Il est certain que nous ne saurions leur décerner trop de louanges, même si on leur en a parfois asséné qu’elles étaient les premières à juger excessives. Elles ont, le plus souvent, rempli avec une conscience admirable la mission que le poète assigne à l’Eve de toutes les époques et de tous les pays :


C’est à toi qu’il convient d’ouïr les grandes plaintes
Que l’humanité triste exhale sourdement…

Elles ont été les véritables ouvrières, — actives, industrieuses, passionnées, opiniâtres, — de la solidarité américaine envers la France. L’écho du coup de canon initial les trouva éveillées, prêtes, et, tout de suite, elles furent à la tâche, chacune dans son domaine, depuis la fille du milliardaire, comme une Anne Morgan, jusqu’à l’institutrice au cachet, comme cette surprenante miss Schaefer que j’ai vue, à Gloversville, dans le fin fond de l’Etat de New-York, oublier de gagner sa vie pour nous gagner des dévouemens, soulever, à force de foi, des montagnes d’indifférence, créer de la charité, opérer, en un mot, des prodiges. J’ai touché plus haut à l’attitude de la presse : ce que je n’ai pas dit, c’est que bon nombre des articles, non seulement les plus fervens, mais les plus compréhensifs, qui aient été écrits sur nous l’ont été par des plumes féminines. J’ai mentionné le nom d’Edith Wharton : il faudrait y joindre, avec beaucoup d’autres, ceux d’Agnès Repplier, de Laura Portor, de Mme Carrière-Freedman et surtout ce joyeux sobriquet de « Peggy Shippen » sous lequel la plus allègre, la plus fine, la plus exquise des commères en cheveux blancs, Mme Cornélius Stevenson, bat, dans les journaux de Philadelphie, le constant rappel à la France., C’est grâce à cette infatigable « réclame, » si nécessaire pour tenir en haleine le vaste monde américain, que les quinze, les vingt « œuvres » — French relief fund, French Heroes fund, War orphans fund, Blinded fund, etc., — qui fument là-bas nuit et jour, en quelque sorte, comme autant d’usines morales destinées à nous fabriquer des subsides, encore des subsides, ont été, sinon édifiées, du moins amplifiées, et, après des mois, des années, de fonctionnement, continuent d’être alimentées sans fin.

La plupart de ces « œuvres » elles-mêmes ont eu pour fondatrices des femmes. Et ce sont pareillement des femmes qui, en principe, les font vivre, déployant à cet effet les mille ressources, les mille ruses d’un génie singulièrement inventif. A Cincinnati, Mlle Morhard avait imaginé de vendre, à un dollar pièce, je ne sais combien de centaines d’exemplaires de la « Lettre à un soldat, » de Brieux : elle en écoula jusque parmi les germanophiles qui n’y cherchèrent pas malice, du moment que la lettre, bien que rédigée en français, s’adressait à « un soldat » tout court. Non contente de provoquer la générosité d’autrui, l’Américaine que l’on prétendait volontiers oisive s’est attelée au travail pour son propre compte, avec la fraîcheur d’enthousiasme qu’elle apporte à toutes choses. Chez elle ou au dehors, en automobile ou en tramway, elle coud, elle tricote. L’âge ne ralentit pas ses doigts, si, plutôt, il ne les excite. Et, en écrivant cette phrase, je songe avec attendrissement à la doyenne, sans doute, des manieuses d’aiguilles, ma vénérable amie, Mme Mosher, demeurée si invraisemblablement jeune à quatre-vingts ans, — à deux fois quarante ans, eût dit Dumas ; je la revois, dans le grand salon historique d’Ogle Hall, déposant près d’elle, sur la table, l’épaisse chaussette de soldat qu’elle venait de terminer pour un quelconque de ses « chers Bretons. »

— Ma cent deuxième paire en seize mois, calculait-elle, non sans orgueil.

Et elle se remettait posément à la cent troisième… C’est elle qui, entendant qualifier en sa présence le Président Wilson par son surnom courant de the old lady (« la vieille dame »), se récriait, indignée :

— Pardon, nous les vieilles dames, nous n’avons jamais été « trop fières pour nous battre. » Et la preuve que nous guerroyons à notre façon, — concluait-elle en brandissant son tricot, — c’est que voici mes armes !

Plus encore, en effet, que le vrai Américain, la vraie Américaine, l’Américaine de race, si l’on peut dire, semble avoir ressenti dans les fibres profondes de son être la brûlure intime d’une sorte d’humiliation de son pays devant l’histoire dont parlait d’un ton si douloureux le rédacteur de la New-York Tribune. Une des femmes qui honorent le plus et l’Amérique et l’humanité, une de celles que la guerre a, selon son expression, « insensibilisées à tout ce qui n’est pas la guerre, » mais qui n’en communient que plus éperdument avec les souffrances qu’elle accumule, Mme Van Buren, le secrétaire et l’âme du groupe de l’Alliance française de Newburgh, m’écrivait, dans un accès de renoncement presque mystique : « Notre épreuve est plus terrible que la vôtre. Au moins l’atmosphère de cyclone où vous respirez est salubre et exaltante. La nôtre, si désespérément viciée, sans qu’on fasse rien pour l’assainir, nous diminue et nous énerve… Aussi, nous réfugions-nous en vous. La France nous est devenue une religion. La mort vous prend vos fils, je le sais. Mais quel plus enviable privilège pour ces nobles jeunes vies que de s’immoler pour la rançon du genre humain ! D’ailleurs, elles ne nous quittent pas. Elles sont là aujourd’hui, demain, toujours, luttant avec leurs camarades, habitant en eux, renouvelant à toute minute leur énergie, rafraîchissant leur espérance. Même pour ma pauvre petite existence à moi, ma stérile existence de femme qui n’a que son cœur à donner, elles sont une perpétuelle inspiration, un encouragement incessant à poursuivre mon humble effort pour la grande cause. Je puise dans la pensée de leur héroïque trépas la toute-puissance de la foi qui, elle, ne meurt jamais. »

Et le mieux serait sans doute de clore sur cette page émouvante où, comme dirait M. John Finley, c’est « le cœur » même « de l’Amérique » qui palpite à nu, si, dans le concert dont j’ai tenté de rassembler et de fixer les sons, il ne manquait une note, celle, non plus de l’Amérique cultivée, éclairée, pleinement consciente, mais de l’Amérique instinctive, en quelque sorte, de l’Amérique prolétarienne, enfermée dans les durs ghettos du labeur forcé qui ne lui laisse le temps ni de la pensée, ni du rêve. Je souhaite de finir par elle. C’était à Nashville, dans le Tennessee, un des États les moins avancés du chevaleresque Sud. J’avais affaire dans une banque. L’employé à qui l’on m’adressa, un petit homme grisonnant, de mine proprette, mais étriquée, se tenait comme encagé derrière une étroite grille de cuivre. A ma prononciation, il commença par s’étonner, puis, la figure illuminée tout d’un coup :

— Vous n’êtes pas Allemand… Seriez-vous Français ?… Français, oh !… Et vous rentrez en France ?… Ah ! monsieur, je ne suis qu’un clerc de banque, je n’ai jamais mis les pieds hors de mon pays, je ne verrai probablement jamais le vôtre… Je connais pourtant, comme si j’y avais été, vos Champs-Elysées… Eh bien ! lorsque vos troupes y défileront, bientôt, après la victoire, voulez-vous, monsieur, vous souvenir du clerc de banque de Nashville, et les saluer pour lui, et leur crier par trois fois en son nom : Vive la France ?…

Vive la France ! Le refrain n’est guère varié. Si l’on estimait qu’il revient trop souvent au cours de ces impressions, ce n’est pas à moi qu’il faudrait s’en prendre, mais aux Américains.


ANATOLE LE BRAZ.

  1. Voyez la Revue du 1er janvier 1917.