Aux États-Unis pendant la guerre, l’opinion américaine et la France/01

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Aux États-Unis pendant la guerre, l’opinion américaine et la France
Revue des Deux Mondes6e période, tome 37 (p. 167-193).
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AUX ÉTATS-UNIS
PENDANT LA GUERRE

L'OPINION AMÉRICAINE ET LA FRANCE

I
LES UNIVERSITÉS

Il est toujours délicat d’écrire de l’Amérique. Volontiers elle nous reproche, à nous Français, de porter sur elle des jugemens d’ensemble qui, même lorsqu’ils sont exacts, ne le sont que pour une zone restreinte ou pour un bref moment. De fait, s’il est un pays, ou mieux un agrégat de pays, qui répugne à se laisser emprisonner dans une formule, c’est assurément celui-là. Il n’est pas seulement l’expression de la vastitude, en ce que le mot a de plus suggestif : son immensité réunit, par surcroît, tous les contrastes, à un degré dont aucune terre européenne ne saurait nous donner l’idée, — sans parler d’une infinité de nuances, perceptibles pour l’Américain, mais qui passent insoupçonnées de l’étranger. Joignez que ce pays, fait de tant d’élémens divers, souvent contradictoires, qui se compare lui-même à un amalgame en fusion, à un metling pot, est aussi bien la patrie par excellence du changement, — du changement rapide, instantané, total. Les vivans, ici, vont encore plus vite que les morts. Ce qui est vrai d’eux, au matin, ne l’est, pour ainsi dire, plus le soir. Et c’est l’émerveillement du voyageur qui les visite de constater, d’une année à l’autre, avec quelle puissance et quelle soudaineté cette surprenante faculté américaine de transformation s’exerce sur les individus comme sur les choses. Le Nouveau Monde est pareillement le monde de la perpétuelle nouveauté.

Or, si, dans les conditions ordinaires, il est difficile de pénétrer la psychologie d’un peuple dont la complexité dans l’espace n’a d’égale que sa mobilité dans le temps, on devine à combien de chances d’erreur on s’expose, pour peu que l’on s’avise de vouloir démêler son état d’âme de spectateur lointain, et soi-disant désintéressé, en présence de la formidable crise qui, depuis deux ans, bouleverse l’Europe. Comme c’est, — au moins en partie, — ce que j’ai dessein de tenter dans ces pages, en tâchant d’y caractériser aussi fidèlement que possible l’attitude de l’Amérique à l’égard de la France, d’après les témoignages que j’en ai pu noter au jour le jour durant une campagne de plusieurs mois sur l’autre rive de l’Atlantique, on ne s’étonnera pas si je tiens à spécifier, tout d’abord, que ces témoignages valent uniquement pour les périodes auxquelles ils se réfèrent et pour les milieux où je me suis trouvé en position de les recueillir.


Le hasard a permis que je fusse appelé à faire deux tournées successives de conférences aux Etats-Unis, l’une en 1915, l’autre en 1916. La première comportait un cours régulier d’un trimestre à l’Université de Cincinnati. A l’époque où j’avais pris l’engagement d’aller professer ce cours, j’étais, comme la plupart des Français, à mille lieues de prévoir quel effroyable cataclysme s’apprêtait à se déchaîner sur notre pays. La guerre éclata. Pas un instant je ne doutai que l’Université de Cincinnati ne s’empressât de m’accorder une sorte de moratorium moral. J’écrivis en ce sens à son président, le docteur Dabney, lui confiant que je venais de donner l’accolade du départ à mes trois fils et âmes trois gendres, que je demeurais au foyer le seul homme près de qui se pussent rallier mes filles, et que le fait de m’expatrier dans de semblables conjonctures m’apparaissait, en vérité, comme une désertion. L’avouerai-je ? En lui demandant de me rendre ma liberté, j’étais intimement persuadé qu’il ne serait pas fâché, lui non plus, de recouvrer la sienne. Sur une population de cinq ou six cent mille habitans, Cincinnati en compte un bon, disons, si vous voulez, un mauvais tiers de souche germanique, si bien que le satirique anglais Punch l’a rangée au nombre des trois dernières colonies allemandes qui subsistent sur le globe, les deux autres étant les villes, également américaines, de Saint-Louis et de Milwaukee. L’heure n’était évidemment pas indiquée pour y faire entendre, dans une chaire officielle, une voix française. Ma retraite volontaire procurait au président Dabney le moyen de sortir à son avantage d’une situation plutôt embarrassante. Et j’attendais donc sa réponse en toute tranquillité.

Elle fut exactement le contraire de ce que je m’étais imaginé. Non seulement le président Dabney ne consentait pas à me délier de mon engagement, mais il s’indignait à la seule pensée que je fusse capable d’y manquer. « Vous invoquez les circonstances présentes, » me disait-il en substance, « et vous estimez qu’elles vous font un devoir de rester. Eh bien ! j’estime, moi, qu’elles vous font un devoir encore plus impérieux de passer la mer. N’est-ce pas le moment ou jamais de montrer que déchirer les contrats n’est pas un geste français ? Tenez votre parole et venez vous battre chez nous, à votre manière. C’est renoncer à partir qui serait une désertion. » Un mois plus tard, je débarquais à Cincinnati.

Si j’ai relaté cet épisode tout personnel, c’est exclusivement, — on l’aura compris, je l’espère, — à cause de la nature peu équivoque des sentimens que, d’ores et déjà, il nous révèle chez un des membres les plus considérables du haut enseignement américain. Le docteur Dabney avait d’autant plus de mérite à parler un tel langage que, dans une occasion précédente, il avait soulevé contre lui les abois de la meute germanique pour s’être exprimé avec la même franchise dans une lettre à un publiciste anglais, de ses amis, qui s’était cru autorisé à la reproduire. Comme cette lettre traitait de pur brigandage l’annexion de l’Alsace-Lorraine, en 1871, et rejetait sur l’Allemagne toute la responsabilité de la guerre de 1914, le Volksblatt, un des trois ou quatre journaux en langue allemande de Cincinnati, avait proclamé son auteur indigne de continuer ses fonctions, et le Comité de l’Alliance germano-américaine avait sommé le Conseil d’administration de l’Université de pourvoir à son remplacement immédiat. L’émotion provoquée par cette affaire n’était pas encore calmée lorsque j’arrivai là-bas, et les collaborateurs du docteur Dabney conservaient des inquiétudes sur son sort.

— Songez, me disait l’un d’eux, qu’à la tête du Conseil d’administration figurent un Spiegel, un Renner, un Wolfstein, — trois noms qui sont, à eux seuls, autant de certificats d’origine.

Le docteur Dabney, en revanche, était plein de sérénité. Au premier mot que je lui touchai des nouvelles complications que risquait de lui apporter ma venue, il m’interrompit avec un haussement de ses larges épaules :

— N’ayez à mon sujet aucune crainte. Ce sont querelles d’Allemands, et j’ai derrière moi le rempart de tous les vrais Américains, des Américains sans trait d’union. Lisez plutôt.

Il me désignait, dans un numéro du New-York Evening Post, les lignes que voici : « Nos amis germano-américains de Cincinnati, dans leur ineffable logique, sont en train de décréter qu’un président d’Université n’aura le droit de donner, son impression sur la guerre que si cette impression est favorable à l’Allemagne… Nous ne pensons pas que le docteur Dabney soit homme à se laisser troubler par les criailleries d’un Volksblatt et de ses abonnés ; mais nous entendons d’ici les hurlemens que pousseraient les organes du même acabit, si les « gradués » de Harvard, tout écœurés qu’ils puissent être de la propagande teutonne du professeur Munster-berg, s’avisaient de vouloir le bouter hors de leur Université. On nous ressasserait, pendant des colonnes entières, que le professeur Munsterberg, lui, possède la vérité, tandis que quatre-vingt-quinze pour cent des Américains sont mis dedans par une presse sans scrupules, vendue aux Anglais ou aux Russes. » Et le docteur Dabney concluait :

— Quatre-vingt-quinze pour cent ! Même si le chiffre était exagéré, vous voyez que nous avons de la marge.


Puisque nous sommes sur le chapitre universitaire, le mieux sera peut-être de faire tout de suite leur part à celles de mes expériences qui le concernent. Il ne faudrait, d’ailleurs, pas juger d’après nos idées françaises de la place que le monde des Universités occupe dans les sphères intellectuelles de l’Amérique. Cette place est bel et bien la première. Il ne fournit pas seulement des chefs à l’Etat : il leur ouvre encore une des rares situations qui soient regardées comme dignes d’eux, après leur sortie du pouvoir. L’ex-président Taft enseigne aujourd’hui le droit politique à Yale, et, lorsque M. Roosevelt quitta la Maison-Blanche, il fut d’abord question, en récompense de ses services, de le désigner pour la direction de Harvard. A plus forte raison est-ce dans le monde des Universités que se recrute l’élite pensante de la nation. Il n’y a guère d’écrivain ayant marqué dans les lettres américaines qui n’ait plus ou moins appartenu au corps enseignant. Et l’on conçoit dès lors de quel poids décisif pèse l’opinion universitaire aux Etats-Unis.

C’est dire aussi que l’Allemagne n’a rien négligé pour essayer de la faire pencher en sa faveur. Elle croyait y avoir beau jeu. N’avait-elle pas été vénérée, pendant près d’un demi-siècle, comme la terre sainte de la pédagogie, et l’Amérique, en particulier, ne s’était-elle pas fait une tradition superstitieuse d’acheminer vers elle, par files innombrables, des pèlerinages ininterrompus de maîtres et d’étudians pour y puiser à sa source même cet élixir de la « Kultur » dont elle s’était assuré le monopole ? Puis, que de coquetteries séductrices le Kaiser n’avait-il pas déployées envers les Universités américaines, sous la forme de cadeaux princiers, frappés au coin du goût allemand le plus pur, tel, entre autres, que le musée de statues d’outre-Rhin qui s’exhibe lourdement à Harvard, ou mieux encore, tel que le livre colossal, — en bois, — bourré de vulgaires imageries, auquel la bibliothèque de Pittsburg s’est vue dans la nécessité d’affecter toute une pièce ! Enfin, il ne faut pas oublier que le « professeur Knatschke, » en personne, opérait à des milliers d’exemplaires dans l’Union. Il s’était faufilé, partout, obséquieux ou arrogant selon l’occurrence, et prêt à enseigner n’importe quoi, mais, de préférence, le français. Le professeur Munsterberg, à qui l’on faisait allusion tout à l’heure, incarne de la façon la plus magistrale un de ses avatars les plus encombrans.

Comment, avec de semblables atouts, l’Allemagne ne se fût-elle point flattée d’avoir promptement à sa dévotion les porte-parole attitrés de l’intellectualisme américain ? Il n’était, se disait-elle, que de leur faire la leçon, comme naguère sur les bancs d’Heidelberg, de Leipzig, de Tubingue ou d’ailleurs. Et elle délégua vers eux ses docteurs les plus qualifiés, des Dernburg, des Kuehnemann, des Kuno Meyer, avec mission d’activer et de coordonner les efforts de leurs congénères déjà installés dans la place. Mais, une fois de plus, elle avait mal calculé. Contrairement à son attente, l’Amérique de l’esprit, qu’elle s’imaginait asservie à ses disciplines, refusait de prendre le mot d’ordre auprès de ses catéchistes et s’obstinait à vouloir s’orienter par ses propres lumières dans un sens qui n’était pas précisément celui qu’elle avait espéré. Les suppôts dociles qu’elle avait escomptés se changeaient pour la plupart en adversaires. Et quels adversaires !

Il en est un à qui la France ne saurait rendre un trop éclatant hommage. Je veux parler du doyen des universitaires américains, du président émérite de Harvard, M. Charles Eliot. Les dix ou douze conférenciers français qui, au temps de la fondation Hyde, ont été conviés à se faire entendre dans la grande Université de la Nouvelle-Angleterre ont certainement gardé, comme moi, en traits ineffaçables, le souvenir de cette belle figure méditative qu’une tache violacée marbrait sans en déparer la sévère harmonie. Je me rappelle m’être laissé dire, à cette époque, que l’Amérique avait deux présidens, l’un, Eliot, à Harvard, l’autre, Roosevelt, à la Maison-Blanche ; mais c’était toujours Eliot que l’on nommait le premier. J’étais encore à Cincinnati lorsqu’en mars 1915 il entra dans sa quatre-vingtième année. Je lui adressai mes vœux. Il me répondit : « En ces jours de lutte pour la justice et la liberté, il est doux de renouer avec un Français les liens d’une estime et d’une amitié réciproques. Les Américains cultivés ne doutent point que la guerre consacre le triomphe de la civilisation de l’âme sur la civilisation de la matière : elle apportera au monde la démonstration définitive que, dans le conflit des forces humaines, c’est à la force morale, c’est à la vertu des nations libres qu’appartient, en fait comme en droit, le dernier mot. » Et il terminait en se félicitant d’avoir connu l’extrême vieillesse, puisque, malgré les glaces de l’âge, elle lui laissait un reste de flamme à dépenser pour la cause du vrai et du juste, pour l’idéal de toute sa vie. C’est avec une ardeur, une fougue étonnamment juvéniles, en effet, que ce patriarche de l’éducation publique aux États-Unis se précipita, dès le début de la guerre, dans l’arène. Et, depuis, il n’a pas déposé la plume, forgeant article après article, pour éclairer son pays sur la signification véritable d’une mêlée où ne se joue pas seulement le sort de l’Europe, mais le destin même de l’humanité. Il va de soi que les Allemands, dont il ne manque pas une occasion de dénoncer les mensonges ou de flétrir les crimes, se vengent de lui, comme ils peuvent, en feignant de ne voir dans ses écrits, d’une si haute et si ferme tenue, que les radotages incohérens d’un octogénaire tombé en enfance. Par où ils font preuve d’autant de maladresse que de dépit. Car il n’y a pas, que je sache, de citoyen plus universellement respecté dans sa patrie que le docteur Eliot. « Il a pour nous la valeur d’un principe, » me disait un de ses anciens étudians ; « il est de ces hommes dont on ne craint pas d’affirmer, comme jadis, de Caton d’Utique, que la cause embrassée par eux demeurerait encore la bonne cause, même si les dieux l’abandonnaient.


Victrix causa diis placuit, sed victa Catoni.


N’eût-il pas esquissé d’autre geste, que le fait seul de se déclarer leur partisan eût encore puissamment servi auprès de l’Amérique consciente les intérêts de la France et de ses alliés. »

Du président émérite de Harvard, nous ne séparerons pas son successeur actuellement en charge. Non que M. Lowell ait, comme M. Eliot, donné carrière ouverte à ses sentimens. Les devoirs de sa fonction l’obligent à une réserve dont je ne crois pas qu’il se soit jamais départi. La consigne officielle étant la neutralité, il en pratique au moins les apparences avec une correction où le hargneux Munsterberg lui-même trouverait difficilement à reprendre, bien que, dans l’intimité, le président ne l’épargne guère, si, toutefois, le mot que je lui ai entendu prêter sur son terrible subordonné teuton a réellement été prononcé. On sait que le professeur Munsterberg enseigne, depuis longues années à Harvard, dont les étudians ne le désignent communément que sous le sobriquet peu académique de monster bug, « la punaise monstre. » Il y a toujours été considéré comme un agent in partibus de la politique allemande, et, la guerre survenant, il ne s’est pas fait faute de jeter le masque. Des milliers de propagandistes sans scrupules qui « travaillent » les États-Unis pour le compte du Kaiser, il est incontestablement celui qui s’étale avec la complaisance la plus indiscrète et la plus tranquille impudeur. Il monde les vastes feuilles américaines de sa copie, il les abreuve de sa prose jusqu’à la satiété. La lecture de ces intempérantes dissertations, d’une saveur sui generis, a été le régal presque quotidien de mon exil. Leur savant auteur était alors en train de démontrer aux Américains, avec d’irréfutables argumens à l’appui, que, sans le bienfait de la civilisation germanique, importée sur leurs bords par des légions d’émigrans, ils seraient encore les derniers des sauvages, des espèces de sous-Iroquois. Les Américains sont, à l’ordinaire, bons enfans. Habitués au foisonnement des idées abracadabrantes, dans un pays où l’excessif est fréquemment la règle et où la liberté de la presse est illimitée, doués, d’ailleurs, d’un large sens de l’humour et plus attentifs aux réalités qu’aux abstractions, il n’est généralement pas dans leurs mœurs de prendre au tragique la chose imprimée. Tout de même, qu’on les revendiquât pour des civilisés à l’allemande, pour des pupilles de la race qui avait égorgé la Belgique, brûlé Louvain, bombardé la cathédrale de Reims, torpillé la Lusitania, — la prétention leur sembla plutôt exorbitante. Jusques à quand tolérerait-on qu’un Munsterberg s’abritât derrière l’hospitalité américaine pour diffamer l’Amérique ? Comme on posait la question au président Lowell, il aurait, parait-il, répondu : « Harvard est la maison de la liberté, et toutes les opinions y sont chez elles, celles du professeur Munsterberg comme celles de ses collègues. Loin de m’opposer à ce qu’il les affiche, je déplorerais, au contraire, qu’il les tût. Le Kaiser n’a-t-il pas dit de lui qu’il valait une armée ? Or, il en vaut une, en effet, mais pour les Alliés. »

Que le propos soit authentique ou non, ce qui est certain, c’est qu’en cédant aux sollicitations pressantes qui l’adjuraient d’imposer silence au professeur Munsterberg, le président Lowell se fût bénévolement privé du meilleur moyen qu’il avait à sa disposition d’accroître le prestige de la France à Harvard. Nous avions déjà, dans cette citadelle de la pensée américaine, de précieuses intelligences parmi lesquelles il me suffira d’énumérer un Royce, un Grandgent, un Barrett-Wendell, un Babbitt, un Coolidge, un Robinson, un Bliss Perry, un Schofield : aujourd’hui, nous y sommes inattaquables. Nous y avons grandi de toute la diminution morale de l’Allemagne. On y goûtait naguère notre génie : on y comprend, on y exalte à présent notre âme. A la lueur des théories de M. Munsterberg et de ses pareils, les plus aveugles ont vu, comme dans une sinistre clarté d’incendie, ce qu’il adviendrait d’un univers où cette âme ne serait plus.

Il m’a été donné d’être, à Harvard, le témoin d’une scène inoubliable. C’était le 6 mai 1915. Le président du « Cercle français, » — où fréquente l’élite des étudians et dont la création est due, comme on sait, à la généreuse initiative d’un admirateur passionné de notre culture, M. James Hyde, — m’avait demandé, au nom de ses camarades, d’aller leur parler de la guerre. « Nous avons besoin, m’écrivait-il, de serrer les mains de quelqu’un qui vienne de France. » Et donc, ce soir-là, je montai de Boston vers Cambridge. Les salles du Cercle étaient complètement bondées lorsque j’y pénétrai. Toute une belle et frémissante jeunesse s’était tassée comme elle avait pu entre les murs tapissés des couleurs de l’Entente. Aux élèves s’étaient joints plusieurs de leurs maîtres, à qui me liait une longue amitié, ainsi que les deux professeurs belges dont Harvard a provisoirement hospitalisé la glorieuse infortune. Le chef du département des langues romanes, M. Grandgent, qui, bien qu’Américain très pur, a dans les veines plus d’une goutte de vieux sang de France, avait réclamé le privilège de me servir d’introducteur, en français. Et voici, textuellement, comme il s’acquitta de sa tâche : « Monsieur Le Braz n’a pas à vous être présenté ; vous le connaissez tous pour l’avoir maintes fois accueilli. Mais je me dois de lui souhaiter, ce soir, une bienvenue particulière, puisque, pourtant, dans l’intervalle, il est devenu notre compatriote. Oh ! non pas que ses multiples séjours en Amérique en aient fait un Américain : c’est nous, c’est nous tous qui sommes devenus Français ! » Je cite de mémoire, mais je suis sûr d’avoir rendu chaque phrase, mot pour mot. Ce que je n’essaierai pas de rendre, en revanche, c’est l’accent énergique et net qui ponctua la dernière, ni l’indescriptible émotion, le véritable délire d’enthousiasme qu’elle souleva dans l’assistance. Français, ils l’étaient, en effet, et pour de bon, tous ces jeunes hommes rassemblés là des quatre coins des Etats-Unis ; ils l’étaient même avec une telle chaleur de conviction, une telle frénésie, une telle intransigeance, que j’étais presque obligé de faire effort pour me hausser à leur diapason, et que le moins Français de la bande, en quelque sorte, c’était moi ! Nous ne nous séparâmes que passé minuit. Encore tinrent-ils à m’escorter jusqu’au tramway. La petite ville universitaire dormait, toutes fenêtres éteintes. Dans le tiède firmament de mai s’épanouissait une lune magnifique. Lorsque le car qui m’emportait démarra, un cri prolongé de : « Vive la France ! » poussé par quelque deux cents éphèbes américains aux poitrines athlétiques, ébranla soudain la noble paix cambridgienne et, longtemps, retentit derrière moi, répercuté d’échos en échos entre les berges du Charles River. Que le professeur Munsterberg me pardonne, mais je ne pus me défendre d’un mouvement de satisfaction peu charitable, en songeant que ces acclamations, dont il entendait saluer, à deux pas de sa porte, le pays de son exécration, devaient être aussi désagréables pour ses oreilles qu’elles étaient douces pour les miennes.

Moins d’une semaine après, comme je roulais dans la direction de San Francisco, mes yeux, parcourant une gazette pro-germaine du Middle West, tombèrent sur un entrefilet intitulé : « Le scandale de Harvard. » Ma première pensée fut pour me demander si c’était par aventure à notre réunion du 6 mai qu’on faisait l’honneur d’appliquer ce terme sensationnel. Mais point. Il s’agissait d’un esclandre où elle n’avait rien à voir. « De mauvais plaisans, restés inconnus, avaient eu l’effronterie inqualifiable de profiter d’une nuit de claire lune pour badigeonner de bleu, de blanc et de rouge un des lions monumentaux qui gardent les abords du musée offert à l’Université par le Kaiser. » Cette farce de quartier Latin revêtait sous la plume de l’auteur de l’article les proportions d’un crime de lèse-majesté, capable d’amener les pires complications, et il dénonçait comme un danger public les ravages de la francophilie parmi les étudians des grandes écoles américaines.

Il n’avait pas tout à fait tort. Ces ravages sont indéniables. Le culte de la France a passé dans la plupart des universités d’outre-mer à l’état de dogme, et elles ne se contentent pas de le célébrer par de platoniques vivats ou en habillant aux couleurs françaises des lions made in Germany. Je ne crois pas qu’aucun de nos transatlantiques revienne de New-York sans y avoir embarqué quelque voiture d’ambulance automobile, représentant la contribution de tel ou tel collège américain au sublime labeur français. Et ces voitures ne voyagent pas seules : des équipes d’infirmiers volontaires les accompagnent, qui, pendant des mois, ont prélevé sur leur argent personnel de quoi couvrir les frais de l’expédition et, sur leurs études, le temps nécessaire pour s’y entraîner. Beaucoup, au départ, ne savent de notre langue que trois mots, les mêmes qui se répètent d’un bout de l’Amérique à l’autre comme une formule d’incantation magique : « La belle France ! » Mais, en route, sur le pont, vous assistez à des classes en plein air et en plein Océan, où des boys aux mines concentrées s’acharnent, vocabulaires en mains, à se rabâcher entre eux les phrases usuelles les plus indispensables. Et ce pensum auquel ils s’astreignent in extremis en dit peut-être plus long que tout sur la fièvre de dévouement qui les anime.

— Je veux, me confiait un de ces jeunes croisés universitaires, je veux, en soignant vos blessés, pouvoir converser avec eux. Les gestes secourables ne suffisent pas : il faut les paroles, où l’on met son cœur.

Lorsqu’ils arrivent au front, ils y trouvent, pour les accueillir, quelqu’un qui est lui-même un universitaire en rupture de ban, mon excellent ami Piatt Andrew, naguère professeur d’économie politique à Harvard, puis sous-secrétaire d’Etat des Finances à Washington et, présentement, inspecteur général des services ambulanciers américains dans la zone des armées françaises. C’est lui qui distribue leurs postes à ses jeunes cadets ; lui qui les visite périodiquement dans leurs divers secteurs ; lui qui entretient et, au besoin, avive en eux la flamme sacrée ; lui qui veille à ce qu’ils soient relevés dès qu’il les sent au bout de leurs forces ; lui aussi, hélas ! qui a la triste mission de leur adresser le suprême adieu, au nom de leur patrie lointaine, quand les hasards de leur dangereux ministère veulent qu’ils tombent pour la nôtre. Car, de ces grands adolescens imberbes, si virils et si enfantins tout ensemble, que j’ai vus, sur le Rochambeau ou sur le Niagara, pleurer d’allégresse aux approches de la terre de France, combien y ont déjà été couchés, enveloppés dans les plis de l’étendard aux quarante-huit étoiles, et ne referont pas vivans la navigation du retour ! On me permettra de m’incliner en passant devant la mémoire de l’un d’eux. Je l’avais rencontré, il y a quatre ans, au collège de Dartmouth, dans les sauvages et poétiques montagnes de New-Hampshire, alors qu’il n’était encore qu’un étudiant novice. Frappé, le matin de Noël, par un obus allemand, comme il conduisait son ambulance sur une route escarpée, exposée aux bombes, non loin du Hartmann-Weilerkopf, à travers un paysage qui devait lui rappeler par plus d’un trait son New-Hampshire natal, il dort à cette heure, côte à côte avec un officier français, tué le même matin, dans une vallée alsacienne redevenue nôtre, dont les habitans se sont chargés de fleurir sa tombe jusqu’au jour où il sera possible de rendre ses restes à sa famille. Sur cette tombe, pour toute inscription, ces simples mots, si éjoquens dans leur brièveté : « Richard Hall, un Américain qui mourut pour la France. » Que vos jeunes mânes se réjouissent, ô Dick Hall ! Là-bas, dans votre collège, le casque d’acier que vous portiez quand vous fûtes atteint fait maintenant l’orgueil de vos camarades qui le conserveront a jamais comme une relique corporative, et, chose qui vous touchera plus encore, un généreux anonyme, votre compatriote, ému par votre glorieux trépas, a voulu que, pour le commémorer, une nouvelle voiture d’ambulance, à vous dédiée, gagnât le front d’Alsace, conduite par votre frère Louis. En sorte qu’après avoir donné votre vie à la France, vous continuez à la servir efficacement dans la mort.


Comme je citais à un sculpteur de New-York l’affirmation si catégorique du professeur Grandgent, il me rétorqua :

— Eh bien ! nous, les artistes américains, nous n’avons pas eu à devenir Français, pour la bonne raison que nous l’avons toujours été.

Dieu sait, cependant, si, eux aussi, l’Allemagne a tout mis en œuvre, et de longue date, pour les séduire. Un des peintres les plus remarquables de l’Amérique contemporaine, le poète du pinceau qui a le plus délicatement interprété, je pense, la magie des levers d’aube et des agonies de lumière sur le miroir immense de l’Hudson, Léon Dabo, m’a fait à cet égard de curieuses révélations qui méritent d’être connues en France.

— Voici plus d’un quart de siècle, me disait-il, que les Allemands s’efforcent d’enrayer et de détourner à leur profit le mouvement qui, depuis l’exode des Whistler, des Alexander, des Dana, des Harrison et de tant d’autres, a toujours entraîné les jeunes vocations américaines vers les foyers de l’art français. Mais, dans les dix dernières années principalement, ils avaient inaugura une campagne méthodique, pourvue de tous les moyens d’action imaginables. Le Kaiser lui-même, après avoir consulté les personnes compétentes, en avait tracé le plan. Le Dr Paul Clemen, de Bonn, était chargé d’organiser dans toutes les écoles américaines de quelque importance des cours, faits par des professeurs ad hoc, sur l’art germanique, sur son histoire, sur ses aspirations. Le Dr Kuno Francke, dûment installé à Harvard, avait pour fonction de présenter aux municipalités des villes ou aux administrations des musées les dons artistiques insidieusement prodigués par Sa Majesté impériale. C’est ainsi que furent érigées la statue de Steuben, à Washington, et la fontaine de la Lorelei, à New-York. En vue d’élargir la propagande, la firme Hanfstängel, de Munich, eut ordre de répandre sur l’Amérique un déluge de photographies, de photogravures et de reproductions en couleur des plus célèbres tableaux allemands. Un des fils de la maison, Fritz Hanfstängel, vint, à cet effet, prendre ses grades à Harvard, afin de se donner les dehors d’une pseudo-naturalisation américaine, puis ouvrit à New-York, sur la Cinquième Avenue, une officine destinée à faciliter l’écoulement en grand des produits paternels.

« Entre temps, il n’était pas de politesses dont on ne comblât nos artistes, ceux surtout qui, ayant étudié sous des maîtres français, travaillaient le plus jalousement à inculquer aux Etats-Unis les disciplines esthétiques de la France. J’étais de ce nombre et le criais volontiers sur les toits. A ce titre, je reçus un beau matin, dans mon atelier, la visite du Dr Paul Clemen. Ancien précepteur, vous ne l’ignorez pas, du trop fameux Kronprinz, il commença par m’annoncer que son auguste élève désirait acquérir une de mes toiles. Je lui montrai celles qui pendaient aux murs. Tout en ayant l’air de les examiner, il me demanda brusquement si j’accepterais de me rendre à Berlin pour m’entretenir avec l’Empereur de deux sujets qui le préoccupaient, parait-il, au plus haut degré, à savoir : 1° Pourquoi les Américains ne concevaient l’étude de l’art qu’en France ; 2° Pourquoi les œuvres d’art allemandes ne trouvaient pas à se vendre aux Etats-Unis. L’occasion était belle de revoir l’Europe et d’approcher une de ses figures les plus originales : je me laissai tenter. En entrant chez Guillaume II, je me flattais, je l’avoue, que j’avais quelque chose à lui apprendre sur les conditions de l’art en Amérique. Pure illusion dont je fus promptement désabusé. On ne m’eut pas plutôt introduit dans son cabinet, que l’Empereur se faisait apporter par le Geheimrath Schulze un volumineux dossier dont il se mit à feuilleter les pages. « Voyons, dit-il, si mes informations sont exactes. » Elles l’étaient, je vous prie de le croire ! Le dossier, outre une liste soigneusement dressée des Américains qui fréquentaient soit à l’Ecole des Beaux-Arts, soit aux différentes académies, Julian, Colarossi, etc., comprenait une statistique précise, et détaillée point par point, de l’argent dépensé en France, non seulement par ces jeunes gens, mais encore par les parens ou les amis qu’ils y attiraient à leur suite : frais de pension, achats de vêtemens, billets de théâtre, tout, — et même le reste, — y était calculé à un centime près. J’en demeurai abasourdi. Appelé pour fournir des éclaircissemens sur ma propre partie, c’était moi qui en recevais. Alors, quelle pouvait donc être la raison vraie pour laquelle on m’avait fait venir ? Je la découvris le lendemain, en m’entendant offrir une place enviable dans l’enseignement officiel de la peinture, avec un spacieux atelier qui me serait octroyé gratuitement, si je consentais à me fixer pour un certain nombre d’années en Allemagne. Je déclinai naturellement la proposition. L’air de Berlin m’eût été irrespirable : j’ai trop la France dans le sang… Mais, — concluait Dabo, — ce qu’il faut que vous reteniez, ce qu’il faut que vous lui répétiez, à cette chère France, patrie de tout ce qui est finesse, de tout ce qui est art, de tout ce qui est beauté, c’est que, parmi mes confrères américains, il ne s’en est pas trouvé deux, je dis bien deux, pour se comporter autrement que moi, en présence d’offres identiques ou même plus avantageuses. Tous les ont refusées, sauf un, Gari Melchers, pour ne pas le nommer : encore, au bout de trois ans, en avait-il assez de leur Germanie. Et ce que je vous raconte là se passait hier : jugez de ce que ce serait aujourd’hui, après Ypres, après Reims, après Arras… Ah ! les Vandales !

Les Vandales ! Je n’ai pas franchi le seuil d’un atelier amériricain, sans entendre partout le même cri de protestation indignée contre les démolisseurs méthodiques, c’est-à-dire deux fois flétrissables, de la beauté française, de la beauté universelle.

— A nos yeux à nous, me déclarait le peintre Bosseau, ils se sont ensevelis eux-mêmes pour jamais sous les amas de pierres sacrées dont ils ont stupidement jonché votre sol. Ces gens-là pourront avoir tous les musées qu’ils voudront : l’art n’a plus rien à faire avec eux ; ils ont perdu jusqu’au droit d’en invoquer le nom.

Mais Ici témoignage peut-être le plus émouvant de la ferveur, en quelque sorte, farouche avec laquelle les milieux artistiques américains ont, dès le premier jour et presque sans exception, épousé la cause de la France, je l’ai recueilli à Cincinnati, au plus épais d’une atmosphère ultragermanisée, dans une ville dont un des quartiers principaux, parce que situé sur l’autre bord d’un canal désaffecté, s’intitule, pour que nul ne s’y trompe, Over the Rhine. J’y avais fait, au cours d’un précédent passage, la connaissance du vieux peintre Farny, le probe et sincère imagier de la vie indienne. Lorsque j’éprouvais le besoin de me décrasser la vue des horreurs allemandes érigées dans tous les jardins publics en l’honneur de je ne sais quels généraux ou quels pédagogues du véritable outre-Rhin, je montais à son lumineux cottage, perché sur la verte colline de Clifton, d’où le regard embrassait, vers le Sud, les courbes harmonieuses de l’Ohio, comparables pour la noblesse de leurs lignes à celles de la Loire en amont de Saint-Florent.

Je le trouvais, à l’ordinaire, en compagnie de son familier, M. de G…, un de nos plus aimables compatriotes, ancien sous-officier de Saumur et légitimiste impénitent, émigré aux États-Unis pour y enseigner les élégances de la haute voltige française. Farny, lui, avait eu pour maîtres d’équitation les premiers cavaliers du monde, les Peaux-Rouges, avec lesquels il avait, tout jeune, couru la sauvage aventure dans les Prairies encore intactes du Middle West et dont il avait, par la suite, voué son talent à retracer la mélancolique épopée. Tout en m’exhibant ses nouvelles toiles, il me les commentait, moitié en anglais, moitié dans un français un peu gauche, mais d’autant plus expressif. Et c’étaient de puissantes évocations des scènes du désert, telles qu’il lui avait été donné de les contempler, aux jours lointains où le désert, peuplé de ses seules tribus errantes, n’avait quasi rien abdiqué de son mystère, de sa poésie, de son parfum. Il abondait en récits d’une majesté unique sur les chefs indiens, ces « gentilshommes-nés » dont il s’enorgueillissait d’avoir partagé la tente ; il me racontait leurs actions, leurs discours, et quels longs souvenirs, mêlés de tendresse et de vénération, avaient laissés parmi eux les rapports de leurs ancêtres avec les Ixacas, autrement dit les Français. Sur quoi il était rare qu’il manquât de s’exclamer :

— Quand donc l’écrira-t-on enfin, la prestigieuse histoire de vos grands pionniers du XVIIe siècle en Amérique ? C’est en écoutant parler d’eux chez les Sioux et les Pieds-Noirs que j’ai compris pour la première fois la profondeur de la dette que, bien avant Washington, ce pays a contractée envers la France.

Or, l’histoire qu’il avait tant appelée de ses vœux avait été, dans l’intervalle, écrite de main de maître par un Américain, universitaire de marque dont je ne me suis pas permis de mentionner ci-dessus à quel point il nous était ami, parce que son livre tout entier l’atteste avec autant d’émotion que d’éloquence et que, ce livre, Les Français au cœur de l’Amérique, on serait impardonnable de l’ignorer en France depuis que la traduction si alerte de Mme Boutroux l’a fait nôtre par la langue comme il l’était par son contenu. Naturellement, un de mes vifs désirs, en me retrouvant à Cincinnati, fut de connaître l’appréciation de Farny sur l’admirable monument qui venait d’être ainsi élevé par la science et la piété de M. John Finley à la mémoire de ses héros de prédilection, les Champlain, les La Salle, les Joliet, les Père Marquette. Je me réjouissais de relire avec lui quelques-unes des plus belles pages du volume et, entre toutes, celle-ci qui fait, oserai-je dire, toucher du doigt la vitalité impérissable de la grande pulsation française au cœur de l’Amérique d’aujourd’hui, non moins que de l’Amérique d’autrefois : « Grâce à la bravoure et à la foi de ses enfans, la France a conquis la vallée du Mississipi sur un passé d’un million de siècles. Bien que, nominalement, elle n’ait plus aucun droit de propriété sur son territoire, elle conserve du moins le droit de percevoir encore une sorte d’arriéré de fermage, de partager les fruits des vertus humaines dont elle l’a jadis ensemencée. Ce droit-là, jamais le temps ne pourra ni le périmer, ni l’obscurcir : il ne saurait que l’accroître. »

Grosse fut ma déception, quand, au moment de me présenter chez le vieil artiste cincinnatien, j’appris que sa porte ne s’entr’ouvrait dorénavant que pour ses proches. Il n’était plus, parait-il, en état de recevoir. Sa santé, déjà fortement ébranlée, était encore allée en déclinant depuis la guerre qui l’avait placé dans la douloureuse alternative ou de rompre toutes attaches avec sa famille, engagée dans des alliances allemandes, ou de refréner devant elle les élans de ses ardentes sympathies françaises. Afin de ménager les seules affections qui lui restassent au crépuscule de ses jours, il avait accepté le second parti et s’était rencogné en lui-même.

— Mais, ajoutait la personne par qui je fus instruit de ces détails, vous devinez ce qu’une semblable situation doit avoir parfois d’irritant pour une nature aussi indépendante que celle de cet ancien coureur-des-bois. Elle a certainement été pour beaucoup dans l’aggravation de son mal. Lui, cependant, savez-vous de quel remède il s’est avisé ? Eh bien ! condamné à garder le silence pour son compte, il s’est vengé en faisant bavarder son pinceau. Son hymne à la France, qu’il lui était interdit d’exhaler, en sons, il s’est mis à l’entonner en couleur. Oui, si vous pouviez glisser un coup d’œil dans la chambre où il est consigné, vous y verriez, à portée de son chevet, une toile aux trois quarts achevée, dont la composition gonflerait de joie votre cœur de Français. Les Indiens, il va sans dire, n’en sont pas absens : vous ne voudriez pas que Farny, leur peintre national en quelque manière, se rendît coupable d’une infidélité envers ces « Enfans de toujours, » comme les appelle votre Chateaubriand. Mais ils sont rélégués, cette fois, à l’arrière-plan ; et la figure maîtresse, celle qui remplit la scène et concentre sur elle toute l’attention, l’âme du tableau, en un mot, c’est, vous l’avez pressenti, un Français, un magnifique Français de France, Robert-René Cavelier de La Salle, une des personnifications les plus complètes de la vigueur ailée, de la souplesse éternellement jeune et du charme irrésistible de votre race, le premier, missionnaire de civilisation dont les masses mouvantes du Mississipi aient reflété l’image depuis leur source jusqu’à la mer. Comme bien vous pensez, dans ce Français d’il y a deux cents ans, ce que Farny prétend incarner, c’est la France elle-même, la France de tous les temps, mais, plus spécialement, la France de la minute actuelle, si calme, si digne, sereinement souriante dans son épreuve, et communiquant à l’univers entier, muet d’admiration, la certitude qu’elle n’en peut sortir que victorieuse. Aussi a-t-il eu soin de le prendre à l’heure la plus critique de sa destinée. Pour atteindre le fleuve de ses rêves, le Père des fleuves, dont la découverte doit assurer à son pays la possession d’un monde, La Salle a commencé de descendre en barque le cours supérieur de l’Ohio, affluent du Mississipi, et, déjà, il croyait humer dans l’air l’arôme des terres nouvelles, promises à son intelligente audace, quand, soudain, des rapides d’une violence inusitée ont arrêté sa navigation. Les rameurs indiens, épouvantés, ont fait échouer la pirogue et se sont sauvés, abandonnant le grand chef blanc : ce sont eux que l’on voit fuir dans le fond du paysage, entre les arbres de la berge, cependant que La Salle, debout sur une pointe de récif, au milieu d’une nappe d’écume, ne daigne pas plus s’apercevoir de leur désertion que du mugissement des eaux à ses pieds. Son clair regard demeure fixé au loin, hors de la toile, sur les immenses espaces derrière lesquels se dérobe momentanément à lui sa conquête, et ce qui se fit dans la contraction légère de son visage, c’est moins l’impatience du but manqué que la volonté indomptable, la conviction héroïque de ne le point manquer deux fois. S’il pouvait ouvrir la bouche, on sent que ce serait pour crier : « Je l’aurai ! » Et voilà qui est, n’est-ce pas ? d’un symbolisme assez transparent.

Pauvre cher grand Farny ! Je ne sais s’il lui aura été accordé de mettre la dernière touche à son œuvre. Du moins le geste suprême de sa main défaillante aura-t-il été pour glorifier courageusement la France, la « belle et généreuse France, » ainsi qu’il avait coutume de la qualifier dans nos causeries d’antan, une France qu’il n’aimait pas seulement avec son âme d’artiste, comme la mère des arts, mais avec toute sa conscience d’homme, comme une incomparable institutrice d’humanité.

Ce genre d’amour, il ne semble pas que l’Allemagne, malgré les ruses, sans cesse perfectionnées, de sa propagande, soit en passe de l’obtenir aux Etats-Unis. Cela, d’abord, ne s’achète pas sur le marché. Puis, en contraste par trop flagrant avec la générosité native qui est un des traits communs du caractère américain et du caractère français, il persiste chez les fils de la Germanie, même transplantés sous le ciel plus nuancé du Nouveau-Monde, une brutalité originelle qui perce toujours au moment psychologique, et que des sensibilités un peu fines, — comme le sont, par définition, les artistes, — ne digéreront jamais. C’est ce que m’exposait, en citant à l’appui son propre cas, un des jeunes statuaires new-yorkais les plus en vue, un sculpteur-femme, miss Hyatt, l’auteur de la superbe Jeanne d’Arc à cheval qui fut solennellement inaugurée, dans le courant de 1915, sur la promenade du Riverside, en face du merveilleux panorama de l’Hudson. Lorsque, il y a cinq ou six ans, le comité de dames franco-américaines qui s’était constitué pour doter de ce monument la ville de New-York eut décidé d’en confier l’exécution à miss Hyatt, celle-ci fut fréquemment honorée dans son atelier des visites d’un expert d’art, de la maison Tiffany, qui, bien qu’Allemand de nom et de naissance, s’était fait inscrire pour une somme considérable sur la liste des premiers donateurs. Était-ce dans l’espoir d’acquérir à meilleur compte le droit de reproduction ? Toujours est-il qu’il suivait avec un intérêt marqué le progrès de l’œuvre. Là-dessus, patatras ! La guerre éclate ; et, du coup, renversement complet d’attitude chez le quidam. Il n’est plus question de patronner l’effigie de la Pucelle, mais, plutôt, si l’on en avait moyen, de la mettre en pièces. Ne le pouvant, on s’arrange pour nuire bassement à l’artiste ; on organise contre elle, à prix d’argent, une campagne souterraine, et l’on s’y prend de telle façon que, le jour de l’inauguration arrivé, pas un des grands quotidiens qui, l’avant-veille, portaient aux nues le talent de miss Hyatt ne consent à publier une image de sa Jeanne d’Arc, préparée tout exprès à leur intention par le photographe peut-être le plus réputé de New-York, miss Selby. Qu’on juge si de pareils procédés sont pour plaire dans un pays où la religion, pour ne pas dire la superstition de la femme est un article intangible du catéchisme social, que ne violerait pas même le dernier des rustres !


Non, ce n’est manifestement pas aux peintres ni aux sculpteurs américains qu’il faut demander une juste compréhension du « bienfait allemand. » Et c’est encore moins, si possible, aux architectes. Ah ! ces architectes de là-bas ! Ils sont de leur pays, certes : ils m’ont même toujours donné l’impression qu’ils en étaient plus franchement, plus allègrement et, si je puis dire, plus savoureusement que n’importe quelle autre catégorie de leurs concitoyens. Mais, grands dieux ! comme ils sont aussi du nôtre ! A maintes reprises, en France, j’ai entendu parler sans indulgence de l’école architecturale française ; on la disait timide, arriérée, routinière, immobilisée dans les antiques formules, incapable de faire effort pour inventer des thèmes nouveaux, accommodés aux exigences de la civilisation moderne. Qu’elle mérite ou non ces reproches, je n’ai jamais, quant à moi, rencontré un de ses adeptes d’outre-Atlantique qui ne la bénît de lui avoir, en quelques années de leçons, enseigné, avec la beauté des « Pierres de France, » la passion de tout ce qui est français.

Notez que beaucoup d’entre eux n’ont pas mis le pied chez nous.-, Ils nous connaissent uniquement par ceux de nos maîtres qui ont été appelés à professer dans leurs instituts. Il est vrai que le professeur d’architecture français fait prime aux États-Unis et qu’il y apporte littéralement la France avec lui en ce qu’elle a de meilleur, de plus probe, de plus entraînant et, au sens profond du mot, de plus sympathique : témoin, — pour m’en tenir aux morts, — la trace lumineuse laissée à Boston par le souvenir d’un Despradelles de qui un de ses anciens élèves m’écrivait : « Nous lui devons plus et mieux que l’apprentissage de notre métier., Il était comme une grande lyre spirituelle dont les vibrations se propageaient, nous semblait-il, dans tout notre être moral, nous communiquant un frisson d’en-haut qui nous électrisait l’âme et auquel il n’y avait qu’une dénomination qui convint, à savoir : le frisson français. » Ce « frisson français, » il n’est pas jusqu’aux Américains d’extraction allemande qui, du jour où ils en ont été touchés, n’en ressentent immédiatement et pour la vie les effets dégermanisateurs. Voilà, du moins, ce qu’un architecte très coté sur la place de New-York, M. H***, me confessait sans détours, à sa table de famille, en présence de sa femme, de ses fils et de quelques intimes auxquels il m’avait demandé de me joindre :

— Mes parens, me disait-il, étaient, avant leur naturalisation, de purs Germains ; moi-même, ma première langue a été l’allemand. De la France j’ignorais tout, sinon que nous l’avions battue en 70 et qu’elle nous en gardait une inexpiable rancune. Pourtant, lorsque j’eus décidé d’entreprendre l’étude de l’architecture, ce fut vers elle que je dus m’acheminer tout droit, puisqu’il est de tradition constante, en Amérique, qu’il n’y a proprement d’architectes que de votre Ecole des Beaux-Arts. Mais, je vous prie de croire que je n’étais pas sans appréhension sur l’accueil qui m’y attendait, à cause de mon terrible nom tudesque, fleurant l’Allemagne à vingt pas. Quelle ne fut pas ma surprise, quel aussi mon soulagement, de le lire au débarquer, ce nom, imprimé en lettres énormes au bas d’une affiche électorale qui adjurait les bons citoyens de porter sur lui leurs suffrages ! J’avais un homonyme parisien : j’étais rassuré. Moins d’une semaine après, non seulement je ne tremblais plus, mais je me sentais at home, et tout un moi nouveau, mon vrai moi, que ma patrie américaine n’eût jamais suffi à faire éclore, s’épanouissait spontanément dans la vôtre. Il y a un pays au monde où ce miracle est journalier, et il n’y en a qu’un : c’est la France. On vous arrive étranger : on vous quitte possédé de vous. Et on le demeure, quoi qu’il advienne, en se refusant même à concevoir qu’on ne l’ait pas toujours été. Mes congénères, les Germano-Américains, se plaignent qu’en pensant de la sorte je renie mon sang allemand. Tant pis pour le sang allemand, si ce n’est qu’à la condition de le renoncer qu’on peut rester fidèle à un certain nombre de choses supérieures qui parlent plus haut que tous (es sangs !

Et, levant son verre, il conclut :

— A la victoire française, gentlemen !

Ses fils crièrent d’une voix, en français :

— Vive la France !

Si tel est l’état d’esprit de l’architecte germano-américain, je ne saurais mieux caractériser celui de l’architecte américain tout court qu’en transcrivant ici une réponse typique, entendue à Saint-Louis, dans la ville dont La Salle plaça jadis le berceau sous l’invocation du plus idéaliste des rois de France et où, désormais, trône, ô sacrilège ! la dynastie des Busch, rois patentés de la bière allemande. Comme je complimentais M. S*** du courage qu’il déployait en faveur de notre cause au milieu d’une population qui lui était si foncièrement hostile, quelqu’un dans l’assistance trouva bon de faire observer qu’on n’était pas architecte sans être francophile. Mais, aussi vite, M. S*** de rétorquer :

— Francophile, monsieur ? Veuillez, s’il vous plaît, dire : francolâtre !

Cette francolàtrie ne va guère, on le devine, sans une dose pour le moins équivalente de germanophobie. En donnerai-je une preuve assez significative ? Ceci se passait en février 1916. Un avocat de Baltimore, mon ami personnel, administrateur du club le plus important de la ville, où fréquentaient surtout des gens appartenant aux professions libérales, m’avait sollicité d’y faire une conférence sur « la guerre envisagée du point de vue français. » J’aurais là, m’écrivait-il, un auditoire de choix, composé d’hommes graves, pondérés, qui m’écouteraient peut-être sans grandes démonstrations extérieures, mais, en revanche, avec une attention d’autant plus réfléchie. Comme toutes les opinions devaient être représentées, il comptait sur mon tact pour n’en froisser aucune. J’envoyai mon acceptation, persuadé que mon ami, qui savait mon inexpérience de sa langue, n’avait pu m’inviter à parler que dans la mienne.

Or, à la dernière minute, ne m’apprenait-il pas le plus paisiblement du monde qu’il m’avait trahi de propos délibéré ! « Que voulez-vous ? C’est pour la France. Et je n’avais que cette ressource. Si je vous avais laissé la faculté de vous exprimer en français, vous eussiez discouru devant des gens qui, dans une proportion de deux pour cent, n’en eussent pas saisi une syllabe. De votre anglais, quel qu’il soit, rien ne sera perdu pour eux, excepté les fautes. Allez-y donc vaillamment. » Il n’y avait d’ailleurs plus à reculer. Je songeai qu’au surplus, à ce moment même, là-bas, dans les parages de Verdun, nos soldats accomplissaient des tours de force autrement difficiles que d’improviser dans un idiome où l’on est plus que novice ; et je m’exécutai de mon mieux qui fut, j’imagine, pitoyable. Comme j’avais eu la précaution de promettre à mes auditeurs que, s’ils réussissaient à comprendre ne fût-ce que la moitié de mon jargon, je les tiendrais pour le public le plus intelligent des deux mondes, ils se comportèrent, naturellement, de façon à n’en avoir point le démenti. Mais on va voir que, dans le nombre, il y en eut à tout le moins un de sincère. Je venais à peine de clore mon laborieux speech sur une phrase où je faisais remarquer à l’assemblée que, si je m’étais efforcé de rendre justice à mon pays, je n’avais pas à me reprocher de l’avoir déniée à ses adversaires, puisque j’avais poussé la courtoisie à leur égard jusqu’à m’abstenir de les nommer, — quand, tout à coup, du fond de la salle, une voix les nomma, elle, sans vergogne, et en un français de bon aloi qui sonna doublement clair après mon anglais de pacotille :

— A bas les Boches !

Il faut avoir vécu dans l’exil la tragique angoisse des premières journées de Verdun pour mesurer de quel réconfort ce cri d’un soi-disant neutre me pénétra subitement toute l’âme, et avec quelle effusion de gratitude je remerciai, dès que je pus l’atteindre, le frère inconnu qui l’avait lancé.

— Un ex-Beaux-Arts, section d’architecture, fit-il joyeusement, en me déclinant sa qualité.

Il ne saurait entrer dans mon dessein de raconter ici sous combien de formes ingénieuses, — et pratiques, — les artistes des États-Unis ont témoigné de leur esprit de solidarité envers leurs camarades de France. Ce sont choses qui ont leur place indiquée d’avance dans le Livre d’or franco-américain qu’on ne manquera point, je l’espère, de publier plus tard, à l’heure de la grande liquidation, lorsqu’il s’agira d’établir le bilan de nos dettes de cœur et de payer à la vraie Amérique le tribut auquel elle a droit. Mais je puis certifier, dès à présent, que la page des architectes y sera belle. Et, dans cette page, un nom brillera d’un éclat tout particulier : celui de M. Whitney Warren. Car il en est, lui aussi, de la « section d’architecture, » le fier citoyen new-yorkais qui, sitôt la guerre déclarée, mettait sans réserve à la disposition de la France sa prodigieuse activité toujours en haleine, jamais à bout, et non pas la sienne seulement, mais celle de sa femme avec l’aide de laquelle il fondait, pour commencer, l’œuvre du « Secours National, » destinée à parer aux besoins les plus pressans des populations envahies. Je comptais bien avoir, au cours de ma longue randonnée, l’occasion de serrer chaleureusement la main à ce paladin de l’amitié française en Amérique. J’en étais d’autant plus désireux que je n’avais pas été sans surprendre chez certains de ses compatriotes, — et même des nôtres, hélas ! — des ironies maladroites à l’adresse de ce qu’ils appelaient son donquichottisme exaspéré. Mais, toutes les fois que je manquerais de lui auprès de nos relations communes de New-York, la réponse, invariablement, était :

— Il vient de s’embarquer pour la France.

A moins qu’elle ne fût :

— Nous l’attendons incessamment aux Etats-Unis.

Il en arrivait à m’apparaître comme une sorte de Juif-Errant atlantique, d’éternel pèlerin de la mer chargé de faire la navette d’une rive à l’autre de l’Océan, pour maintenir le contact moral entre le pays de La Fayette et celui de Washington, entre la république des quarante-huit étoiles et celle des trois couleurs. Tel était, du reste, ou peu s’en faut, l’aspect sous lequel il devait s’offrir à ma vue dans la réalité. Ce fut, en effet, sur un pont de paquebot, lors de ma deuxième traversée de retour, que je le rencontrai enfin. J’avais distingué de prime abord, parmi les passagers de l’Espagne, un promeneur volontiers solitaire qui, n’importe où, eût commandé l’attention par sa haute taille, ses larges épaules, son front puissant ; par la finesse énergique de ses traits rasés, d’une frappe de médaille romaine ; par la vivacité de sa démarche. l’aisance de son port ; par un air de grand seigneur artiste répandu dans son accoutrement comme dans toute sa personne. C’était lui. Je lui exprimai ma satisfaction de ce que le hasard nous eût réunis sur l’élément qui semblait être devenu le sien.

— C’est vrai, dit-il, depuis que cette abominable guerre dévaste l’ancien monde, je ne me supporte plus dans une Amérique en paix. Je n’y suis pas plutôt rentré que j’y ai tout de suite le mal de France. Je reboucle ma valise et saute dans le premier bateau. En ces deux ans, je n’ai guère vécu que sur vos transatlantiques ou chez vous.

Il s’interrompit une seconde, pour reprendre, avec une nuance de tristesse dans l’accent :

— Chez vous ! J’y retourne une fois de plus par habitude, par besoin, mais, une fois de plus aussi, je me demande ce que je vais y faire. Vous êtes, entre nous, une étrange nation. Vous vous plaignez que les Américains, dans une crise où leur idéal n’est pas moins en péril que le vôtre, bornent toute leur sympathie à vous envoyer, par-dessus les immensités marines, de gentils petits signes d’encouragement, — et, lorsqu’un Américain de bonne volonté, qui a la tête saine et le cœur brave, vient vous dire : « Voilà : j’ai toujours adoré la France ; il n’y a pas une parcelle de mon être que je ne sois prêt à lui consacrer ; usez donc pleinement de moi dans le sens de mes aptitudes : je vous apporte, avec mon dévouement intégral, les quelques lumières que je puis avoir, » vous lui répondez, — oh ! sur ce ton d’urbanité qui n’est qu’à vous : — « Mille grâces. Nous nous souviendrons de votre offre, le cas échéant, mais, jusqu’à nouvel ordre, nous n’avons pas où utiliser vos services. Peut-être, si vous repassiez… » Que de fois n’ai-je pas repassé ! Et, vous voyez, je continue. J’ai bien peur que ce ne soit encore en vain. On ne voudrait pourtant pas, j’imagine, que je me contente, comme je l’ai fait pendant des mois, de répartir entre les villages éprouvés l’argent du « Secours National » ou de distribuer des cigarettes américaines aux poilus des tranchées : ce sont besognes dont le premier boy américain venu pourrait s’acquitter à la perfection, tandis qu’il en est d’autres, plus difficiles, où j’estime que je serais l’homme de l’emploi. Pourquoi se refuse-t-on à me les confier ? Ne serait-ce point parce qu’au fond vous avez, vous, Français, le préjugé tenace, la superstition indéracinable de l’ « officiel ? » Et certes, je suis si peu un officiel que j’en suis précisément le contraire. Mais comment ne réfléchit-on pas que, si j’en étais un, au lieu de me fatiguer les poumons à crier : Présent ! à la France, je n’aurais, avec toute l’Amérique officielle, d’autre souci que de me tapir soigneusement, un doigt sur les lèvres, derrière ma neutralité ? Oui, je serais un neutre, un horrible neutre !… Il est vrai qu’alors M. Wilson eût été capable de me déléguer officiellement vers vous, comme il s’en est tout récemment avisé pour ce brave colonel House, — un colonel de troupes électorales, — dont on a pu dire avec juste raison que ce n’était pas toujours une open house[1]. Je crains fort, en effet, que ce messager taciturne n’ait parcouru l’Europe, les oreilles encore plus fermées que la bouche. A l’Allemagne, il a eu l’illusion d’avoir compris quelque chose parce qu’on s’y était donné le mot pour lui seriner au pianola le grand leitmotiv tout fait ad itsum neutrorum. Mais à la France, Seigneur Dieu !… Il l’a traversée en sourd-muet. Lorsque je le vis à Paris, je lui demandai : « Eh bien ! colonel, des résultats intéressans ? — Là-bas, beaucoup ; ici rien. — Parlez-vous le français ? — Pas un mot. — Hum ! en ce cas, ça n’est pas étonnant… Mais accompagnez-moi : je vous mènerai à des Français diversement qualifiés qui vous fourniront, en anglais, tous les renseignemens souhaitables. — Impossible : j’ai rendez-vous avec M. Delcassé. — Ah ! Et comment causerez-vous avec lui ? Par le canal d’un interprète ? — Oui, mon secrétaire. » Ainsi M. House aura transmis à M. Wilson ce que lui aura transmis un secrétaire à qui M. Delcassé se sera nécessairement gardé de faire confidence qui vaille. Si, après ça, l’Amérique ne sait pas à quoi s’en tenir sur la France !… Avouez que c’est navrant… J’entends bien qu’il y a vous autres, les conférenciers français. Encore serait-il prudent de ne vous expédier point avant qu’on vous appelle. Nous nous méfions de la marchandise offerte, a fortiori de la marchandise imposée. On ne nous en a que trop envoyé, de ces conférenciers à la grosse, et, qui pis est, tous revêtus de l’estampille gouvernementale. J’en ai connu un qui traitait, si j’ai bonne mémoire, de la femme, depuis les origines jusqu’à nos jours : il avait en poche une mission du Ministère de l’Agriculture a l’effet d’étudier le système du reboisement aux États-Unis ! Cela n’est pas sérieux, convenez-en. Et puis, il y a les gaffeurs (vous en avez, même en France), lesquels font plus de mal en une heure que les autres, les désirables, comme nous disons, ne font de bien en six mois. Mais j’admets que vous soyez tous sans exception des hommes de tact et des orateurs de talent, il n’en reste pas moins que vos conférences se débitent en français, et qu’elles ne sont, par conséquent, intelligibles qu’à des auditoires de francisans, c’est-à-dire à une fraction intime, — d’ailleurs, gagnée d’avance, — du vaste public américain. Or, c’est ce vaste public, si honnête, mais si peu averti, qu’il faudrait atteindre ; c’est lui qu’il faudrait prémunir contre les gaz asphyxians de la propagande allemande ; c’est à lui, enfin, qu’il faudrait expliquer la France. Et quelle chance, je vous prie, avez-vous de l’éclairer, de l’émouvoir, si vous ne vous adressez à lui dans sa langue avec des mots qui aillent droit à son cerveau, des accens qui le touchent au vif du cœur ? Je vous parlais des tâches indispensables où j’ai conscience que je pourrais être de quelque utilité à votre pays comme au mien : en voilà une entre vingt autres. Je ne demande qu’à m’y dévouer. Constructeur de moellons, de mon métier, je ne suis nullement un arrondisseur de phrases ; mais, je n’ai cessé de le répéter à vos dirigeans, pour combattre le virus teuton, l’heure n’est plus, en Amérique, aux fines périodes gantées de blanc, à la française ; la réserve, la discrétion, l’exquise pudeur intellectuelle ont fait leur temps : le moment est venu de manquer de goût et de foncer devant soi, carrément, à l’américaine. C’est à quoi je suis prêt. Seulement, si, à l’occasion, je réclame un coup d’épaule, je ne veux tout de même pas que les gens pour qui je paie de ma personne me répondent, comme on l’a déjà fait : « Ah ! dame, débrouillez-vous ! »

M. Whitney Warren n’était pas le premier de nos amis d’outre-mer à qui j’entendais formuler de semblables griefs contre nos façons d’agir, — ou de n’agir point. Mais, lui, il appartient, heureusement, par tempérament comme par réflexion, à la catégorie de ceux dont il ne sera jamais en notre pouvoir de lasser la bonne volonté ni de refroidir le zèle. Il aime de nous jusqu’à nos verrues. Pendant que je l’écoutais égrener, d’un ton semi-indulgent, semi-bourru, le chapelet de ses légitimes doléances, je songeais in petto à ce que m’avait écrit, l’hiver précédent, un de mes fils, des soldats qui pataugeaient avec lui dans les boues du Nord : « Ils grognent, mais ils marchent : ça n’a pas changé depuis Napoléon. » M. Whitney Warren est un grognard américain de la grande espèce, et, quand il marche, il n’y va pas, comme on dit, par quatre chemins. Jugez plutôt :

« Je suis un dévot passionné de la France parce qu’elle m’apparaît comme la réunion et la gerbe de toutes les choses qui, dans ce monde, sont dignes d’être aimées : beauté, générosité, liberté, justice ; parce qu’elle unit la grâce et la force, le courage et la gentillesse, la patience et la fantaisie. Je suis un dévot de la France, parce que sa vertu n’est pas arrogante, parce qu’elle consent volontiers à faire oublier cette vertu par des faiblesses qui ont toujours, à quelque degré, leur charme ; parce qu’enfin elle ne sait pas ce que signifie la médiocrité et que, dans toute son histoire, elle s’est constamment montrée unique dans ses mérites comme dans ses fautes. L’essentiel, dans la vie, aussi bien pour les nations que pour les individus, est de n’être pas vulgaire. La France ne l’a jamais été, la France ne peut pas l’être… C’est pourquoi, même si la France, dans cette guerre, avait eu tort, j’aurais aveuglément épousé son parti. Comment ne l’épouserais-je pas deux fois, et les yeux largement ouverts, puisqu’elle a raison ! »

Ces lignes sont traduites d’une harangue prononcée, le 9 décembre 1915, dans les salons de l’hôtel Ritz, à New-York, par M. Whitney Warren. Et voilà comme un architecte américain « explique la France à l’Amérique. » Mais n’est-ce pas aussi une manière assez élégante et haute d’expliquer l’Amérique à la France ?


ANATOLE LE BRAZ.

  1. House, maison : open house, maison ouverte.