Aux États-Unis/03

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Aux États-Unis
Revue des Deux Mondes5e période, tome 43 (p. 121-152).
AUX ÉTATS-UNIS

III[1]
LES IDÉES

Washington, s’il ressuscitait demain, se trouverait beaucoup plus chez lui à Londres qu’à New-York. Les Américains qui se révoltèrent il y a cent trente ans étaient des Anglais ; quelle que fût leur animosité contre les ministres du roi Georges, leurs mœurs, leurs idées, leurs âmes étaient anglaises.

Les Américains d’aujourd’hui n’ont plus rien de britannique que la langue ; encore y ont-ils introduit nombre de mots qui ne se trouvent pas dans les dictionnaires de la Grande-Bretagne. Quelque sympathie, un peu mêlée de snobisme, qu’il éprouve pour l’Angleterre, quelque fidèle qu’il soit aux grands tailleurs de Regent street et de Piccadilly, chez qui un élégant de Central Park, membre du Knikerbooker-Club ou de l’Union, lie manque pas, à chaque voyage en Europe, d’aller, — par économie, — commander ses costumes, tandis que sa femme s’arrange pour être invitée, si possible, au drawing-room de la reine Alexandra, le citoyen actuel des États-Unis appartient à un peuple tout différent de celui de l’Angleterre, aussi bien par la mentalité que par l’allure.


I

Ce peuple nouveau, en refonte incessante, puisqu’il s’accroît sans arrêt, que sera-t-il dans vingt ans ? Il serait bien impossible de le dire, puisque les exemplaires d’humanité dont il se grossit à chaque paquebot sont des plus variés, souvent du type le plus contraire, et que, dans ces alluvions périodiques, chaque race domine à son tour. Sur 100 immigrans, de 1840 à 186CJ, on comptait 43 Irlandais et 35 Allemands ; de 1901 à 1906, il n’y a plus que 5 pour 100 d’Allemands et autant d’Irlandais, un peu moins que de Scandinaves (7 pour 100) ; en revanche, on compte 28 Italiens, 27 Autrichiens et Hongrois et 20 Russes ou Polonais.

Il a été souvent répété que ces élémens hétérogènes étaient rapidement absorbés et assimilés, si bien qu’au bout d’une génération à peine, on ne distinguait plus l’Américain d’importation récente de l’Américain natif. Cela n’est qu’à moitié vrai. Le Slave judaïsant, à repentirs tirebouchonnant sur ses tempes, le pifferaro, drapé de haillons pittoresques, troquent en huit jours leurs coiffures ou leurs guenilles contre la coupe de (cheveux et le « complet » du Bowery ou de Brooklyn, et se mettent à baragouiner tant bien que mal un anglais difficilement intelligible ; mais, pour avoir été admis par le commissaire fédéral, dont la mission est de passer au crible les aspirans au débarquement et de rebuter les sujets qui ne seraient pas « désirables, » les nouveaux venus n’en restent pas moins des étrangers.

Nés pour la plupart au bas de l’échelle sociale, dans ces pays hiérarchisés de l’Europe d’où ils se sont arrachés, ils foulent avec fierté le libre sol de l’Union où tout homme en vaut un autre ; et si plus tard, lorsqu’ils ont acquis, avec la naturalisation, la dignité civique, ils vendent leurs votes sans vergogne aux courtiers électoraux qui font ce commerce en grand pour le compte des divers candidats, ils n’en apprécieront pas moins, en leur for intérieur, toute la distance qui sépare un membre souverain de la démocratie transatlantique, de la plèbe du vieux continent à laquelle ils appartenaient hier. Ils sentent que ces pesantes catégories de rangs, formés par les siècles, ne s’étagent plus sur leur tête.

Ce nouvel arrivant reçoit donc de sa nouvelle patrie bien des dont il juge le prix ; il lui apporte en échange des vertus dont je parlerai tout à l’heure et qui sont réelles, bien que les Américains de vieille souche ne les reconnaissent pas volontiers. Mais la « race » ne serait qu’un vain mot, si l’infusion de tant de sang nouveau ne modifiait pas profondément le sang des pionniers primitifs. L’afflux irlandais et allemand, mélanges celtes ou germaniques, avaient considérablement changé le type traditionnel de l’« uncle Sam, » ; dans l’éloquence ou dans la cuisine, dans les études et dans les divertissemens, dans la religion ou dans la façon de vivre. Or les arrivées annuelles d’immigrans se chiffraient à 280 000 en moyenne avant 1880 ; elles montèrent à 450 000 dans les vingt années suivantes, puis à 800 000 à partir de 1902 et, depuis 1905, elles dépassent 1 million par an. Comme on vient de le dire, ces néo-Américains sont issus de nationalités bien plus disparates que n’étaient les immigrans de 1860.

Et voici que, loin de se multiplier, l’Américain primitif, la race fondatrice et naguère dominante, devenue tout à coup inféconde, semble se condamner à disparaître. Qu’il n’y ait à Chicago, sur 2 millions d’habitans, que 375 000 Américains d’origine, en face de 600 000 Austro-Allemands et d’un million de Scandinaves, de Canadiens français et d’autres Européens, plus ou moins récemment incorporés, le cosmopolitisme d’une cité née de la veille, où il se publie des journaux à peu près en toutes les langues du monde, n’a rien d’anormal ; mais les anciens États de la Nouvelle-Angleterre, ceux du littoral Atlantique, le Massachusetts, le New-York, la Pensylvanie ou le Maryland, livrés à eux-mêmes, sans l’arrivée des immigrans, se dépeupleraient.

C’est une question délicate de scruter l’intimité conjugale aux États-Unis, afin de savoir pourquoi elle n’est pas plus fructueuse. Un étranger, — un Français surtout, — n’oserait en parler, si la matière n’avait été plusieurs fois traitée avec une grande liberté par le chef suprême de la nation. « Le président Roosevelt disait, non sans intention ironique, un journaliste des États-Unis, ne manque jamais une occasion de renforcer la loi morale. Un de ses critiques l’a baptisé le re-découvreur des dix commandemens. » Beau surnom, ma foi, et dont il n’y a pas à rougir. Que le premier magistrat de cette grande nation se soit impunément mis dans le cas de le mériter, il faut en féliciter et lui-même et son peuple.

J’ai eu l’honneur de m’asseoir à la Maison Blanche, l’hiver dernier, à la table hospitalière et patriarcale du président Roosevelt, et je me permets de répéter ici ce que je lui disais sans flatterie : « Vous êtes très populaire chez nous, monsieur le Président, et la plupart des républicains éclairés, en France, vous envient à l’Amérique ; mais ce que j’admire particulièrement en vous et ce qui vous sera, je crois, le plus compté par la postérité, c’est d’avoir eu le courage de dire à vos concitoyens des choses désagréables. » C’est aussi un privilège particulier à ce pays et que l’on ne supporterait pas ailleurs : se figure-t-on M. Fallières, dans une harangue officielle, reprochant amèrement aux femmes françaises de refuser d’enfanter ? M. Roosevelt l’a fait publiquement, à maintes reprises ; il a développé ce thème que fuir la maternité est pour l’épouse une lâcheté semblable à celle du soldat qui refuserait d’aller au feu.

Lorsque l’on cause avec lui de ce sujet qui lui tient à cœur, il résume énergiquement ses craintes pour l’avenir en disant : « Continuer ainsi, c’est vouloir se couper la gorge à soi-même.» Les Américains qui me liront vont sourire : « Comment un Français ose-t-il nous blâmer sur ce chapitre ? N’avons-nous pas adopté le French-system ? » C’est là ce qui m’a été plusieurs fois répondu dans les villes de l’Est : « Et d’ailleurs, ajoutait-on, n’avons-nous pas l’immigration qui nous apporte assez d’enfans tout faits ? »

Il y avait à Versailles, sous Louis XV, un marquis d’une grande maison de Franche-Comté, qui venait de se marier avec une jeune fille jolie à ravir. Le Roi, à qui la nouvelle épousée avait été présentée, montra grand plaisir à s’entretenir avec elle et, quelques jours après, fit inscrire le ménage sur la liste recherchée des soupers intimes de Marly. Cette invitation royale, c’était la faveur certaine, mais il eût fallu sans doute y mettre le prix. Le marquis le jugea trop cher ; il mit sa femme en carrosse, le soir même, et partit avec elle en poste pour sa province ; d’où l’histoire conte qu’il écrivit au souverain : « Nous autres, Sire, dans notre famille, nous avons l’habitude de faire nos enfans nous-mêmes. »

L’Amérique ferait bien de ne pas faire faire tous ses enfans par d’autres ; quelque disposés que soient ces fils d’adoption à s’amalgamer à elle, ils seront trop nombreux bientôt pour ne pas être les plus forts ; les descendans des 10 millions d’Anglo-Saxons qui peuplaient les États-Unis de 1830 ne constitueront plus qu’une minorité infime dans le sein de la république géante. Ils finiront par n’y pas tenir beaucoup plus de place que ces tribus autochtones, par-eux pourchassées si opiniâtrement et qui achèvent de s’éteindre dans leurs Réserves de l’Ouest. Celles-ci ont été tuées par la misère ; ceux-là sont menacés de périr par l’aisance.

Je ne prétends pas justifier mon pays, qui est l’un des moins prolifiques de l’Europe ; mais il n’y a aucune assimilation à établir, à ce point de vue, entre la France et l’Amérique, vide encore, qui ouvre à la population des perspectives indéfinies. Si les États-Unis étaient garnis d’hommes autant que la France, ils auraient plus de 700 millions d’habitans ; s’ils l’étaient autant que l’Etat de Massachusetts, ils auraient un milliard 200 millions d’habitans, et ils en auraient plus que n’en compte présentement le genre humain, s’ils étaient aussi peuplés que la Belgique.

Pour le moment, les 85 millions d’individus qu’ils possèdent, très inégalement dosés entre les solitudes des steppes et les fourmilières citadines, ne sont pas partout en majorité de race blanche : les nègres l’emportent sur les blancs de 50 pour 100 dans le Mississipi, de 40 pour 100 dans la Caroline du Sud ; ils sont en nombre égal dans la Virginie, la Louisiane, la Géorgie, la Floride et l’Alabama ; ils forment moitié de la population dans la Caroline du Nord et le Tennessee. Ces proportions changeront avec les années, quoique la multiplication des noirs ne soit pas en voie de déclin. Depuis 1860 ils ont doublé, — de 4 millions et demi à 9 millions, — et, comme ils essaiment hors des États du Sud, ils embarrassent ; il y a une « question nègre » à Chicago. Quelques-uns s’enrichissent ; on rencontre dans les pulmann des dames de couleur accompagnées de leurs femmes de chambre.

Les recensemens distinguent les personnes nées en Amérique et celles qui sont nées à l’étranger ; mais ils ne pourraient nous dire, vu l’organisation très vague de ce que nous appelons en France l’ « état civil, » comment se décompose la natalité ; combien, parmi les enfans qui voient le jour aux États-Unis, appartiennent à des familles réellement américaines et combien à des familles d’immigrans. On serait effrayé de la stérilité des premières. Là-bas, cette stérilité systématique est affichée. Le Français, en général communicatif, est sur ce chapitre très discret et fermé. S’il borne sa progéniture, il ne s’en vante pas. Il insinue évasivement que « le ciel ne lui en a pas envoyé davantage, » Il parle avec éloge des familles nombreuses, comme un incrédule parlerait de la religion avec sympathie.

Au contraire, l’Américain de la meilleure compagnie, le descendant de la forte race des colons primitifs, méprise ouvertement le pullulement imprévoyant des ménages nouveaux venus ; il plaint comme une infirmité ou raille comme une intempérance de sève, l’habitude où sont les Canadiens Français de multiplier les jeunes têtes à leur foyer. « Race inférieure, déclare-t-il, uniquement propre à la reproduction. » Remarquez que les conditions matérielles de la lutte pour la vie sont, beaucoup plus qu’en France, favorables au développement de la population, puisque le champ d’action est sans bornes dans ce territoire immense, tandis qu’il est étroitement borné pour un homme énergique dans. notre pays, à moins d’en sortir.

Non plus les entraves au droit de tester, ce partage égal imposé par notre code, auquel on attribue, à tort ou à raison, la restriction de la natalité dans nos familles bourgeoises ou même paysannes, n’existent pas aux Etats-Unis, où règne la liberté la plus extrême sur ce chapitre. L’hérédité, l’esprit de famille, n’y ont nullement le caractère qu’ils ont chez nous. Le père ne doit rien ; le fils n’a droit à rien. Chacun dispose de son bien par testament à sa fantaisie, le lègue à un de ses rejetons à l’exclusion de tous les autres, en laisse même à des étrangers la plus grande part ; nul n’y trouve à redire. La fortune n’est point, dans l’opinion-transatlantique, où pourtant le homestead est licite et pratiqué, ce fief perpétuel dont les vivans ont la jouissance, dont les générations à venir ne sauraient être frustrées, — concept antique du droit romain ou chevaleresque passé dans notre code Napoléon ; — c’est un gain personnel dont le titulaire est maître, et qu’il transmet à sa guise.

Aussi bien ne sont-ce pas du tout les mêmes causes qui paralysent la conception en Amérique ou en France. Ici, c’est par tendresse ou amour-propre paternel, de peur que leurs héritiers soient amoindris ou socialement diminués, que les parens limitent leur lignage. Là-bas, c’est par égoïsme personnel, parce que les marmots tiennent de la place, causent de la dépense, que les loyers sont très chers, et surtout que la maternité est une besogne pénible, dont les femmes veulent s’exempter. Par un singulier contraste, la femme se dérobe au travail de son sexe, — le « travail d’enfant, » — dans ce milieu où l’homme travaille si fort. Elle s’y dérobe de bien des manières, disent les spécialistes et en tous cas si délibérément et avec tant de succès, que la proportion des unions stériles est incroyable. A Washington, dans telle maison à locataires, — appartement-house, — où demeurent 64 couples adultes, il ne se voit que deux enfans, dont un Belge !

Quoique l’Américaine soit la plus heureuse et la plus adulée des épouses, — le chevalier français de jadis n’était à cet égard qu’un brutal auprès du gentleman américain, — quoique, même dans les ménages populaires, ce soit au mari qu’incombent là-bas mille petits offices domestiques, toujours réservés aux femmes en Europe, la jeune fille ne se hâte guère vers le mariage. Les femmes de ce continent, défriché avec passion, restent vierges plus longtemps que la terre. Mariée tard, à un âge où cette première bataille de la gestation a de quoi les effrayer, elles l’évitent. Aussi ce n’est pas, comme en France, un état stationnaire que l’on constate, mais une dépopulation positive et très rapide. Elle est inapparente aux statistiques, parce que les vides sont comblés, et bien au-delà, par d’autres races ; mais c’est une Amérique toute neuve qui peu à peu se substitue à l’autre dans son berceau.

Il est permis, en se plaçant au point de vue économique, de remarquer que le commandement de la Bible n’a jamais été strictement obéi par l’humanité ; qu’aucun peuple n’a « crû et multiplié » pendant très longtemps et que, par exemple, si la population avait régulièrement progressé depuis la création du monde, ou seulement depuis cinq ou six siècles d’une façon mathématique, comme elle a fait en Europe depuis cent ans, nous serions, en France seulement, un milliard d’êtres humains difficiles à nourrir. Mais la Bible n’est pas un manuel d’économie politique, et Dieu a ses secrets de sociologie qu’il ne nous révèle pas. En fait, suivant des alternatives de hausse ou de baisse et pour des motifs connus ou mystérieux, la population s’est enflée ou réduite tour à tour dans l’aisance aussi bien que dans la misère.

Au point de vue des convenances personnelles de chacun, le précepte religieux de la procréation illimitée peut sembler dur et jusqu’à la barbarie. Mais n’est-il pas curieux que le rejet formel et de parti pris de cette loi divine, de ce « préjugé, » dirait la morale laïque, conduise directement à une autre sorte de barbarie : celle d’une race qui, pour avoir refusé de donner la vie, se condamnerait à la perdre ?


II

Au contraire, c’est en honorant plus qu’aucun peuple sur la terre une autre loi supérieure : l’obligation sainte du travail, que le corps social américain conserve sa force et sa santé morale.

Aux yeux du plus grand nombre de nos concitoyens, contraints de vendre leur vie pour avoir de quoi vivre, le travail passe pour un fardeau insupportable : la majorité de ces condamnés au travail forcé souhaitent leur libération, et pensent que l’idéal est de vivre sans rien faire, comme les lis des champs ou les rentiers. Ils ont tort évidemment puisque les oisifs, pétris, semble-t-il, de la pâte des heureux, se tourmentent pour acheter très cher des coups de bâton, en promouvant au rang de choses graves des enfantillages, des jeux compliqués qui leur procurent de vrais tracas et de vrais déboires. Mais le travail, dans l’opinion du vieux monde, n’est pas seulement chose pénible, c’est aussi chose humble et, en tous cas, inférieure à son contraire : le libre loisir.

C’est le vestige d’idées de l’antiquité conservées parle moyen âge. Au temps où presque tous les métiers étaient réservés aux esclaves et aux affranchis, puis aux manans et roturiers, l’œuvre « servile » n’était pas seulement la besogne manuelle, mais presque toute profession lucrative et presque tout emploi non militaire ou sacerdotal.

Cent ans après 1789, il subsiste encore des « dérogeances » dans notre société ; il y a encore des occupations jugées plus « nobles » que d’autres, ou, si l’on veut, plus « honorables, » non pas, cela va sans dire, par les classes que l’on appelait naguère « dirigeantes, » mais par les classes les plus modestes. Il y a quelque hiérarchie dans nos professions dites « libérales, » dans nos commerces, suivant qu’ils sont « de gros » ou « de détail, » suivant qu’ils ont pour objet telle ou telle substance ; et, pour répugner à embrasser telle carrière ou à s’adonner à telle tâche que l’on juge « au-dessous de soi, » il n’est pas besoin dans notre république d’être le fils d’un grand seigneur, il suffit d’être celui d’un huissier ou d’un pharmacien. Tout cela serait jugé parfaitement ridicule aux États-Unis.

En revanche, nous possédons en France un bon lot de « sans travail, » appartenant à tous les mondes, hommes distingués ou de médiocre état, qui se contentent du titre de « propriétaires. » Ils ne s’en contenteraient pas en Amérique, où ceux mêmes qui ne font pas grand’ chose veulent avoir l’air de faire quelque chose, tandis qu’en France ceux qui travaillent n’osent pas toujours dire à quoi.

Certes, le temps n’est plus où « vivre noblement » et plus tard « vivre bourgeoisement » signifiait vivre sans rien faire ; mais il demeure en France, suivant les milieux, une foule de métiers qui peuvent ne pas être « sots, » mais qui ravalent plus que d’autres ; tandis qu’un seul état semble avilissant dans cette Amérique où l’argent est si estimé : c’est celui de l’homme qui vit, sans profession, du fruit de son argent.

Un pareil esprit ne se crée pas évidemment par décret ; le législateur y serait bien impuissant. Il s’établit et s’impose par une pente naturelle. Les Américains n’y ont peut-être pas eu beaucoup de mérite ; ils n’en recueillent pas moins le bénéfice. Il n’y a pas plus d’Anglais ou d’Allemands que de Français qui aillent vivre en Amérique « pour leur plaisir. » Les États-Unis nous envoient des riches qui veulent se reposer ; nous leur envoyons des pauvres qui veulent se donner de la peine. Cette sélection de travailleurs, triés spontanément à travers le vieux monde, est une élite, je ne dis pas d’intelligence, mais à coup sûr de volonté. C’est l’élite qui, placée au dernier rang dans une foule, joue adroitement des coudes, s’appuyant, pressant d’une façon douce et continue sur les voisins qui lui semblent les plus débonnaires, s’excusant si une pression trop forte a décelé son manège, mais continuant ce mouvement insensible qui semble l’effet d’un poids plutôt que d’une poussée. Cette élite finit par passer le bras, l’épaule, le corps suit.

La volonté, c’est la constance dans l’effort. Elle se double de la hardiesse, de la tactique offensive, d’où est née cette gasconnade transatlantique qui se nomme le bluff. Le « bluff » offre des avantages péremptoires. Sa puissance repose sur ce qu’il est naturel à l’homme de croire ce qu’il lit, ce qu’il entend. La défiance, l’esprit critique, n’agit qu’en seconde ligne et, chez la plupart des êtres, il n’agit pas.

Au demeurant, le bluff est à demi sincère ; l’Américain n’est qu’à demi hâbleur, il croit lui-même une partie de ses exagérations et, pour l’autre partie, il entend bien transformer demain en réalité ce qui n’est encore qu’une prétention. Les prétentions longtemps soutenues, se dit-il, ne finissent-elles pas par paraître justifiées ? Les conviés au banquet de la vie n’ont-ils pas d’autant plus de raison de choisir les premières places et de s’y installer d’autorité que c’est la plus sûre manière de les obtenir et même d’en sembler digne. La modestie n’est bonne qu’en apparence.

Ce n’est point là-bas ce dont on abuse ; mais cette satisfaction de soi-même, qui parfois amuse les étrangers, ce n’est pas chez l’Américain charlatanisme ou vantardise ; c’est l’optimisme convaincu d’un homme qui vise au succès par l’effort. Pasteur disait que « donner son maximum d’effort en ce monde, c’est atteindre le but de la vie. » Tel est, moins la formule, dont il se soucie peu comme de toutes les formules, l’idéal du citoyen des États-Unis.

Cet effort, l’arriviste du Nouveau-Monde le donnera suivant les hasards de l’existence dans n’importe quelle voie ; il fera successivement tous les métiers. Aucune rémunération ne sera jugée dégradante par ceux qui la gagnent, parce qu’elle n’est pas davantage jugée telle par ceux qui la paient. Par exemple, il existe dans les universités des étudians pauvres aux gages des étudians riches, dont ils font le service. Dans les collèges français, il semblerait honteux aux élèves peu fortunés de se procurer ainsi, par une besogne domestique, l’argent nécessaire à leurs études ; cela blesserait d’ailleurs le principe d’égalité. Mais nous ne trouvons rien de honteux à faire ses études pour rien, comme boursier, aux frais d’autrui. En Amérique, conquérir par son travail, n’importe lequel, est aussi noble et aussi démocratique que de recevoir par grâce de bienfaisance ou de générosité.

Le besoin général du travail a engendré le goût, puis l’habitude du travail. Il est là-bas plus âpre, plus intense ; qu’il soit ouvrier d’usine ou clerk de bureau, l’Américain se hâte, il court, il veut tirer de sa machine ou de lui-même le degré superlatif de rendement. Tout le monde en fait autant autour de lui et il fait comme tout le monde : l’usage du pays le veut ainsi. S’il est, comme dit le poète, deux routes dans la vie : la patience et l’ambition, l’une sereine et silencieuse, l’autre bruyante et agitée, la France suit doucement la première, l’Amérique se précipite dans la seconde. Elle agit ainsi pour gagner plus d’argent. L’argent est-il vraiment utile ? En comparant les deux types les plus opposés qu’il y ait sur le globe, l’Arabe du désert et l’Américain de Broadway, on voit l’Arabe aussi content de ne rien faire que l’Américain d’avoir de l’argent en travaillant. Au premier examen, on ne saurait dire lequel des deux a tort ou raison : l’argent n’est que pour procurer des jouissances, et sa plus grande jouissance, l’Arabe la possède sans effort puisqu’elle consiste à ne pas travailler.

Portons plus loin nos regards, élargissons notre horizon ; nous apercevrons ce que valent intrinsèquement les futiles délices du progrès et où nous devons placer la « terre promise. » Nous venons de faire en France une expérience décisive ; notre curiosité a de quoi être amplement satisfaite. L’avenir n’a plus rien à nous apprendre ; nous pouvons mourir sans regrets de ne point voir les révolutions superbes que réservent à l’humanité les siècles prochains. Ce seront des vanités pures.

Est-ce donc le résultat nécessaire de la civilisation de faner les fleurs en nos mains à mesure qu’elle nous les donne à cueillir, de nous prodiguer des pains qui se changent en pierres et de l’or qui se change en feuilles mortes ? Nullement ; mais le seul bonheur qui compte est celui que l’on n’a pas encore, que l’on espère et où l’on tend. Et il importe peu, pour être content, que ce bonheur de demain n’arrive pas, si l’on est capable d’y viser toujours et de n’en désespérer jamais.

Ceci revient à dire qu’il y a plus de bonheur, et un bonheur plus durable dans l’effort, c’est-à-dire dans le travail, que dans la jouissance. L’ouvrier américain est beaucoup plus riche que celui de France, puisque son salaire est double et que sa vie ne lui coûte pas plus cher. Aussi peut-il à son gré faire des économies ou se payer certains luxes. Mais ce n’est pas cette élasticité relative de son budget qui suffirait à combler ses vœux. Nous avons à Paris dix métiers où l’on gagne en une heure ce qu’en certaines provinces on ne gagne pas en un jour. Ceux qui exercent ces métiers lucratifs ne paraissent pas jouir d’une félicité parfaite ; car ce sont eux, parmi la population ouvrière, qui se plaignent le plus souvent.

Ce qui sauve le prolétaire américain de l’amertume et de l’aigreur, ce n’est pas son état matériel, c’est son état mental : ce ne sont pas ses cinq ou dix francs de plus par jour, c’est le rêve de fortune qu’il caresse sans cesse, bien qu’il le réalise rarement. Il lui suffit de pouvoir arriver et de le vouloir passionnément, pour vivre aiguillonné vers le succès et insensible à l’échec. Et si l’on dit qu’après tout c’est un piètre spectacle que cette aspiration universelle vers l’argent, que l’auri sacra fames, devenue épidémie, finit par empoisonner l’atmosphère, je répondrai que le mobile importe peu.

Il serait impossible de trouver un autre ressort pour faire mouvoir tout un peuple, un autre but vers lequel il s’acharnerait avec la même constance et la même frénésie. Dans notre vieux monde, sauf quelques artistes ou quelques ambitieux, épris de renommée ou de domination, qui donc, aux heures enflammées de l’adolescence, accepte la tâche quotidienne, si ce n’est en vue d’un gain pécuniaire ? Et il se peut que la conversation d’un businessman soit à la longue assez fastidieuse, mais elle ne l’est sans doute pas davantage que celle d’un simple chasseur ou d’un dilettante exclusif de l’automobile.

Ce travail, que leurs mœurs ont anobli, ne donne pas seulement aux Américains du pain ; il leur donne une âme. Le précepte divin ne doit pas être pris au sens étroit. Le « pain » qu’il ordonne de « gagner à la sueur de son front, » c’est la grande science de la vie, la science du vouloir et du support. Par le « pain » gagné, le laborieux, quelque basse que paraisse sa besogne et quelque courte que soit sa portée d’esprit, devient un « homme, » et l’oisif, quel que soit son âge, demeure un « enfant. » En se soumettant à la loi du travail les Américains veulent en tirer de l’argent, ils croient n’en tirer que de l’argent, mais ils en tirent leur grandeur. Ils échappent à cette sorte d’abjection profonde où languissent tous ceux qui croient pouvoir se refuser au travail, sous prétexte qu’ils n’ont rien à lui demander. Et par là, leurs facultés s’aiguisent et leur niveau moral s’élève ; bien plus, cette acceptation enthousiaste de la lutte devient comme l’orgueil et le ciment de la nation.


III

Ce n’est pas à dire que les États-Unis soient complètement indemnes de ce que l’on pourrait nommer la ploutophobie. Ce sentiment, qui consiste à haïr fortement l’argent que l’on n’a pas, leur était inconnu il y a dix ans. Il vient de naître et s’est développé à mesure que se révélaient au public les colossales fortunes édifiées dans le dernier tiers du XIXe siècle.

La tendance à l’autocratie de quelques élus de la chance a scandalisé l’opinion, très chatouilleuse vis-à-vis de tout ce qui ressemble à un joug. La transmission de quelques fiefs industriels ou financiers à des héritiers qui ne s’étaient donné que « la peine de naître, » — et qui ne s’étaient pas toujours donné la peine de naître très capables, — a fait murmurer la foule. Cet imperium, que le fondateur de la dynastie s’était attribué sur une province de l’activité nationale, cessait de paraître légitime aux mains de son fils. Pourtant, ces Crésus américains, même lorsqu’ils ont de l’argent « à ne savoir qu’en faire, » suivant l’expression commune, tiennent à lui faire faire quelque chose de bon, à attacher leur nom à des œuvres philanthropiques ou scientifiques.

La plupart dotent les universités et les bibliothèques, comme les princes féodaux dotaient les abbayes et les églises, obéissant à cette même loi des contrastes qui, jadis, poussait les hommes de guerre à encourager les maisons de paix, et aujourd’hui les hommes d’action à susciter des maisons de pensée. Ces dons généreux ne provoquent pas une grande reconnaissance ; on en cite qui ont été refusés par les bénéficiaires. Dans le peuple, on ne se gêna pas pour dire, avec une parfaite injustice, lorsque M. Rockefeller gratifia l’université de Chicago d’un joli chiffre de millions, qu’il les rattraperait sans peine en surhaussant le pétrole d’un demi-cent. Ces symptômes d’hostilité, à l’endroit de quelques richissimes en vue, sont d’ailleurs de minime conséquence dans une nation comme les Etats-Unis où il n’existe pas de classes sociales.

En France, tous les citoyens sont égaux devant la loi, mais ils ne sont égaux que devant la loi. Ils ne le sont pas devant eux-mêmes, je veux dire les uns vis-à-vis des autres. Il subsiste, dans notre république, des distinctions de classes et ces distinctions ne subsistent que maintenues par l’opinion même de ceux qui les ont abolies. Ces tranches, sans valeur officielle, mais nettes et absolues, se remarquent en province comme à Paris. Il y a des « rangs » parmi les marchands et les employés de la petite ville ; il y en a parmi les paysans de la paroisse rurale, sous la blouse comme sous la redingote ou l’habit noir. On croit chez nous à ces démarcations ; on y croit en haut, naturellement, et l’on s’en flatte ; mais, ce qui est plus grave, on y croit en bas et l’on enrage.

En Amérique, on n’y croit ni en haut, ni en bas. Tout homme est fermement convaincu d’être l’égal de tous les autres ; c’est un grand bonheur et une grande force pour la nation. Il existe bien à New-York un groupe fashionable, les « four hundred, » les 400, comme disent les journaux, bien qu’il se compose de plus de 400 personnes et mêmes de 400 familles, qui, l’hiver, dînent et dansent de la trentième à la quatre-vingt-dixième rue, à l’Est et à l’Ouest de la cinquième avenue, qui se retrouveront en août et septembre à Lenox (Massachusetts) et surtout à New-Port, la station balnéaire unique sur le globe, pour y nager, pêcher, jouer au gulf, faire des parties de coach ou de yacht, jusqu’au concours hippique de novembre, où chacun rentre en ville pour l’ouverture de la saison d’Opéra.

Ce monde charmant et choisi, que maints étrangers ont décrit avec une sympathique abondance, n’est qu’une portion infime et la moins représentative de l’Amérique. Elle est le point de mire de certains « nouveaux riches » qui, ayant de tout, sauf des relations, commencent par se rendre en Europe pour lier connaissance, à la faveur des villégiatures d’hiver ou d’été, avec de distingués compatriotes qui ne les recevraient pas à New-York ; à l’exemple des Anglais qui viennent prospecter à Cannes des amis qui les introduiront dans la société de Londres. Une fois adoptés par la coterie élégante, ils pourront briguer l’achat d’un « estate » à New-Port. New-Port est en effet moralement interdit aux intrus. Quoique aucune loi de la république ne défende l’accès de ce point du littoral au reste de la population américaine, il est d’usage de ne louer une villa dans Belle vue ou Narragansett avenues que lorsqu’on est assuré d’être admis à frayer avec l’élite mondaine qui y règne sans partage.

Mais, sauf cette innocente prérogative d’exclusivisme, rien ne distingue socialement, dans le car électrique, votre voisin de banquette, un peu fripé ou minable, des dames en toilette de soirée qui prennent place vis-à-vis de lui, et le maçon, qui empile fiévreusement les briques sur son mur, regarde sans fiel l’homme d’affaires qui se rend à son « office « en automobile. La fortune n’est pas capable à elle seule de créer des classes dans ce pays, où personne ne la possède depuis longtemps, où beaucoup la perdent après l’avoir possédée, où surtout chacun compte bien l’acquérir un jour. Nul Américain n’a le sentiment qu’il puisse exister entre les individus des fossés infranchissables, et qu’un mineur enrichi depuis hier n’égale pas un spéculateur en terrains enrichi depuis trente ans, lorsqu’ils ont tous deux les mêmes perles au plastron de leur chemise et qu’ils savent se tenir découverts devant les dames dans un ascenseur.

En Europe les rites du savoir-vivre sont plus compliqués, le ton varie davantage suivant les milieux, et chacun fait partie d’un milieu social, qui détermine plus ou moins ses opinions politiques. Car ce ne serait rien d’avoir les mêmes opinions, si l’on n’avait pas les mêmes relations. Il en résulte que, les compétitions de partis étant pour une grande part des hostilités de classes, il entre dans les batailles électorales autant d’amour-propre que de passion objective pour ou contre les idées en cause. Nos dissensions intimes sont par là plus profondes.

Aux États-Unis, la politique est surtout une « affaire, » traitée comme telle par ceux qui la font ou qui l’inspirent. A part quelques hautes personnalités, que le soupçon n’effleure pas, et quelques grands courans auxquels on ne résiste pas, ce n’est pas une affaire très nette et il s’y fait pas mal de tripotages. Je ne saurais dire, faute de statistiques comparatives, s’il s’en fait beaucoup plus que dans telle monarchie ou dans telle république du vieux continent. Depuis trois ans, deux sénateurs, l’un du Kansas, l’autre de l’Orégon, convaincus d’avoir trafiqué de leur influence, ont été condamnés à la prison, et le maire transitoire de San Francisco, en 1907, avait fait un stage de quelque durée au bagne !

En effet, les politiciens du Nouveau-Monde sont plus avides que sectaires et, au risque de passer pour immoral, j’avoue que le premier vice me semble moins fâcheux que le second pour la bonne manutention de l’État. Charlemagne convertissait les Saxons par l’octroi d’une tunique neuve. C’est un moyen de gouvernement qui ne vieillira pas, et il est des cas où l’entêtement d’un honnête imbécile est plus funeste que la vénalité d’un politique indélicat.

On ne saurait vraiment dire aujourd’hui quel est le programme exact des deux partis traditionnels, qui se partagent les voix aux États-Unis sous l’étiquette de « républicains » et de « démocrates ; » en quoi consistent leurs différences actuelles ? Naguère, ils furent géographiques : le Sud était démocrate, le Nord était républicain. D’où les républicains vainqueurs se trouvèrent représenter le « pouvoir, » et les démocrates vaincus l’ « opposition. » Puis le libre-échange servit de plate-forme ; en apparence du moins, car au fond on était à peu près aussi protectionniste des deux côtés.. Ensuite, ce fut la question du double étalon : M. Bryan, candidat démocrate et métaphorique, accusa ses adversaires de pousser la haine du métal-argent jusqu’à vouloir « crucifier les farmers de l’Ouest sur une croix d’or. » L’image était hardie, elle alla aux nues pendant quinze jours : après quoi, le peuple américain, avec son bon sens ordinaire, reconnut que la libre frappe de l’argent, c’était une banqueroute déguisée, dont il serait la première victime, et l’étalon d’or fut accepté par les deux partis.

Plus récemment, vinrent les débats sur les trusts et les chemins de fer. Les républicains passaient pour leur être inféodés, et les démocrates pour leur être hostiles ; mais, sous le président républicain Roosevelt, les puissantes corporations ont été plus malmenées, et leurs chefs ont entendu des paroles plus dures qu’ils n’en avaient jamais ouïes. Les démocrates ne pourraient surenchérir sans troubler le pays, ce qu’ils n’auraient garde de faire. De sorte que cette pomme de discorde aussi doit être abandonnée, et qu’il n’y en a guère d’autre, sinon quelque divergence de point de vue sur ce qu’on nomme l’« impérialisme, » sur le régime des Philippines, un certain goût d’expansion et de domination au dehors et quelque tendance à la centralisation au dedans. Mais tout cela est bien vague ; parce que les démocrates ne sont pas moins susceptibles patriotes que les républicains, ni les républicains plus belliqueux que les démocrates, et tous s’accordent sur ce point que l’Amérique, si elle était attaquée, doit être capable de se défendre.

Il est donc impossible de voir ce qui peut diviser cet heureux pays ; pourtant, il faut trouver quelque chose pour remplir des programmes opposés, afin de justifier l’existence de candidats concurrens. Les états-majors y pourvoiront, mais cela ne tirera pas à conséquence. Le président pourra changer, mais non pas sa politique.


IV

Si nous souffrons de maux qu’ignorent les Américains, nous leur sommes évidemment supérieurs sur le terrain de l’instruction, des arts et du goût. Cela s’explique aisément : les immigrans ne venaient pas d’outre-mer pour philosopher. Si les citoyens des États-Unis s’étaient adonnés depuis cinquante ans à la culture intellectuelle, les terres seraient encore incultes. Primo vivere, et la vie offre tellement d’intérêt là-bas que chacun se sent beaucoup plus entraîné à agir qu’à penser ; le champ des réalités saisissables y offre plus d’attraction que celui des spéculations morales.

Les Américains bâtissent le gros œuvre de leur maison ; rien ne prouve qu’une fois en possession du vivre et du couvert, ils ne songeront pas à l’ornementation. Rien ne prouve non plus qu’ils y excelleront. Tous les peuples n’ont pas mêmes aptitudes : la qualité maîtresse de celui-ci, ce sens « pratique » que nous admirons, a son envers ; il empêche de s’attacher beaucoup à ce qui n’a pas d’utilité immédiate, et de se passionner pour les idées générales. Le nombre des cours dans les universités, le chiffre des volumes dans les bibliothèques, ne doivent pas nous abuser sur la différence profonde de niveau qui existe entre les élèves et les pédagogues du Nouveau-Monde et ceux de l’Ancien.

S’agit-il d’écoles professionnelles, les Américains sont nos maîtres ; leur système est bien plus « pratique » que le nôtre. Leur école est une usine en raccourci ; le professeur est un marchand qui fait en même temps des démonstrations et des profits ; ce qui ne l’empêche pas de servir de modèle, de donner des leçons aux industriels voisins et de leur apprendre par exemple, en fait de tissage, comment on donne un « toucher laine » plus parfait aux mélanges laine et coton.

S’agit-il au contraire d’enseignement classique, secondaire ou supérieur, nous remarquerons d’abord que l’époque de leur vie où les Français travaillent le plus, — dans les classes moyennes s’entend, — est précisément celle où les Américains travaillent le moins : c’est le temps du collège. Les vieux pays comme le nôtre ont organisé, à l’entrée de toutes les avenues par où les adultes doivent aborder la vie, une succession de barrières qui, sous couleur de sélection, ont surtout pour objet d’empêcher les jeunes gens de parvenir trop aisément et de restreindre la foule des candidats. Comme des arbres plantés très serrés dans une futaie poussent en hauteur pour trouver de l’air et ne pas se laisser dépasser, ces candidats, si nombreux pour des postes si rares, se forcent les uns les autres à la besogne et haussent l’étiage des examens et des concours. Après quoi, engagés dans une « filière, » ils peuvent se reposer.

Pour les jeunes Américains, ce qu’il y a de plus important au collège, ce sont les sports. Ces sports changent quelque peu suivant les classes, mais tiennent toujours le principal rôle dans l’éducation. La gloire de chaque université, ce n’est pas d’avoir, comme nos lycées au concours général de naguère, plus de prix de dissertation ou de version latine que les autres maisons ; mais d’avoir les meilleurs rameurs ou les plus forts joueurs de base-ball. Aussi l’Américain arrive-t-il à la force du poignet ; il apprend peu, néglige les diplômes, d’ailleurs sans importance et facilement délivrés ; la vie se charge de le classer suivant ses mérites.

Parmi tous les emplois qui s’offrent à lui, l’un des moins engageans, au point de vue du salaire, est celui de professeur. Les traitemens pédagogiques ne sont nullement en rapport avec ceux des autres fonctions privées, — les universités américaines sont, on le sait, des organismes indépendans où l’Etat n’a rien à voir. — On y débute, on y demeure longtemps à des taux modestes, et le maximum de ce que le professeur le plus éminent peut obtenir est 25 000 francs à Cambridge, New-Haven, Chicago ou New-York.

Les bibliothèques publiques sont beaucoup mieux agencées que les nôtres ; on a souvent décrit les ingénieux mécanismes par lesquels les livres sont demandés, expédiés et s’en retournent d’eux-mêmes à leurs rayons respectifs, au moyen de rails et de wagonnets qui déposent automatiquement chaque volume à son étage, suivant que l’on a pressé tel ou tel boulon au bureau central. Ces bibliothèques sont éclairées à l’électricité, comme d’ailleurs toutes les bibliothèques de l’univers civilisé. Il n’y a qu’à Paris, à la Nationale, où l’on doit plier bagages aux jours sombres de l’hiver à trois heures de l’après-midi, parce qu’on n’y voit goutte ; aucune lumière autre que celle du soleil n’étant encore admise rue Richelieu, pas même celle des lampes à huile qui se sont pourtant faufilées aux Archives nationales, depuis quelques années. Les livres sont judicieusement choisis et le maniement des catalogues est d’une commodité parfaite. Il y a des salles pour les dames, il y en a pour les enfans, il y en a même pour les aveugles, avec des ouvrages en diverses langues. Ce n’est pas sans surprise, et sans d’autres sentimens aussi, que j’ai vu au Congressional Library de Washington une série de volumes venus du Japon et poinçonnés d’après la méthode Braille, pour la lecture des doigts... en japonais.

Mais, si l’on considère les titres des livres prêtés journellement, on se croira plutôt dans un « cabinet de lecture » que dans une salle de travail. Ce public des deux sexes, où les lectrices dominent, est un public qui vient, non pas s’adonner à une tâche, mais se procurer une distraction ; la galerie la plus fréquentée est celle où l’on « consulte » simplement les magazines illustrés de la quinzaine et les journaux du jour.

Ces journaux sont à l’image de la nation ; énormément de papier, — certains numéros du Herald sont à cent douze pages, — beaucoup de menus faits, très peu d’idées. Les faits sont de l’étoffe la plus mince, jetés pêle-mêle, ou plutôt enfilés dans les colonnes, suivant qu’ils sont sortis des mains du typographe et que le secrétaire de la rédaction les a reçus. Dans ces périodiques géans qui vivent surtout de publicité, les annonces sont classées parfaitement, suivant leur nature, et l’on n’y commettrait pas la faute de placer les chevaux à vendre au milieu des appartemens à louer. Mais discussions du parlement ou accidens de chemins de fer, congrès syndicaux ou rhumes de ténor, toutes ces miettes du jour, de valeur inégale ou même nulle, se suivent et se contre-poussent dans un désordre parfait, avec des titres et sous-titres qui les résument et ont pour but de simplifier la besogne du lecteur de journaux. Et ce lecteur ne songe pas qu’il serait encore plus simple de ne point lire ces choses inexistantes qui lui font perdre son temps.

Cela n’est pas particulier à l’Amérique ; mais tout de même, nos gazettes européennes trahissent d’autres préoccupations de symétrie. A côté des télégrammes laconiques qui n’apprennent rien et ne signifient rien, elles ont des articles écrits dont la substance ou le bon sel peut instruire ou récréer les « honnêtes gens. »

Les besoins intellectuels, ni d’ailleurs le degré de l’instruction, ne sont donc pas en Amérique ce qu’ils sont en France, et cela n’empêche pas les Américains d’être un peuple très fort. Les peuples forts sont ceux qu’anime, dans la vie publique, l’esprit d’union et de discipline, afin que la nation présente un corps solide ; les peuples forts sont ceux qui possèdent dans la vie privée l’esprit d’audace et d’initiative, de sorte que l’individu s’y développe et entreprend sans cesse. Les peuples qui possèdent ces qualités s’élèvent, les autres déclinent, et le plus ou moins d’instruction n’a rien à y voir. Mais si l’instruction n’est pas, par elle-même, génératrice de force morale ni de vertu civique, comme on l’imprimait il y a trente-cinq ans lorsque la France avait été battue par l’Allemagne, c’est un bien qu’il est agréable de posséder. Ces humanités inutiles, dont les fils de la bourgeoisie française sont forcés de se bourrer la cervelle depuis des siècles, ont affiné lentement l’âme des générations successives. Elles ont engendré chez nous le sens et l’amour du beau, que nous sacrifions volontiers à l’utile, ce que les Américains se gardent bien de faire.

Il est clair que les progrès de l’humanité, en art comme en littérature, sont une suite d’œuvres individuelles, non collectives ; qu’une foule n’est par elle-même capable de rien. Cependant l’influence que la masse exerce sur l’élite n’est pas moindre que l’influence de l’élite sur la masse. Cette dernière a la puissance du nombre, et cette puissance est très grande, crée la mode et l’air ambiant. Les architectes n’auraient pu, sans encourir des peines afflictives ou infamantes, planter au centre de toutes les villes des États-Unis ces désolantes maisons à vingt étages, les sky-scrapers, — racleurs de ciel, — s’il avait existé là-bas un public sensible aux lois de l’esthétique. Un tolle se serait élevé contre le premier qui eût prétendu gâter ainsi la perspective générale, pour tirer un meilleur profit des quelques mètres carrés de surface dont il était propriétaire.

Non que ce fût un crime en soi de dépasser le niveau commun. Nous avons dans nos vieilles cités des douzaines de constructions qui dominent les autres, et dont la silhouette se découpe sur l’horizon : ce sont des tours, des flèches et des dômes. Qu’ils soient laïques ou religieux, ils sont l’ornement et la gloire de ces agglomérations urbaines, dont ils rompent heureusement la monotonie et qui, autrement, ressembleraient à une banlieue sans ancêtres et sans idéal.

Mais, pour avoir le droit de s’offrir ainsi de toutes parts à l’admiration des passans, encore faut-il en être digne. Les buildings, — c’est le nom générique de ces tours de dominos gigantesques, — qui présentent du haut en bas de leurs façades, avec leurs étages uniformes et leurs petites fenêtres carrées, la figure cent fois répétée du « double-quatre » les buildings pourraient être de beaux morceaux d’architecture, adaptant à nos besoins modernes les ressources d’un art éternel. Imaginez la tour Saint-Jacques, plus large et plus haute si l’on veut, aménagée pour un régiment d’avocats, de banquiers, de commerçans de toute taille, découpée à l’intérieur en bureaux innombrables et munie d’ascenseurs à grande vitesse ; ce ne serait pas déplaisant à l’extérieur.

L’expérience a été faite ; il existe quelques types de sky-scrapers assez originaux ; j’en ai compté deux à New-York, un à Boston et un à Chicago. Les étages et les ouvertures sont associés à l’œil par trois et par quatre et disparaissent sous une conception d’ensemble dont les lignes élancées, de style gothique, byzantin ou renaissance, ne manquent pas de grandeur. Les artistes, à qui il appartenait d’inventer une formule nouvelle pour installer des chrétiens les uns sur les autres, jusqu’à une hauteur où nos pères ne logeaient que des cloches, n’eussent pas manqué de découvrir quelque chose ; mais cela eût été plus long à bâtir, plus compliqué, moins confortable et beaucoup plus cher. Or le but de ces cases était simplement de gagner de l’argent, — to make money.

Il n’y a pourtant nulle incompatibilité radicale entre la passion des affaires et le sens de la beauté, entre l’industrie et les arts. Dans le passé, l’histoire nous montre des peuples qui ont su briller à la fois par le goût et par le lucre, témoin Venise et les Pays-Bas, et qui ont perdu l’un et l’autre en même temps. Nulle connexité d’ailleurs entre les succès matériels et intellectuels. Il n’en est pas moins inquiétant que le petit Paris de saint Louis ait pu bâtir Notre-Dame et que cet énorme New-York de 4 millions d’hommes ne possède pas un seul monument grandiose. Et, de plus, il est singulier que ce soit par des pauvres qu’ait été, dans cette ville opulente, élevé et payé le meilleur morceau d’architecture ; la cathédrale catholique de Saint-Patrick.

S’il y a moins de beauté dans le New-York actuel que dans le Paris gothique ou dans celui de la Renaissance, c’est peut-être que les belles œuvres ne prennent un corps de pierre que lorsqu’elles ont été d’abord quelque temps « dans l’air, » qu’elles résultent d’un accord des volontés, sans lequel elles ne se bâtissent jamais. Sans ces œuvres pourtant, les villes les plus pleines semblent vides, dussent les buildings se serrer les uns contre les autres, comme ils font maintenant dans Wall street, — la rue de la haute banque, — au point de noyer l’étroite chaussée en plein midi dans une sorte de crépuscule.

Ces citadins du moyen âge, qui ne savaient tenir leurs rues, ni droites, ni propres, ni sûres, qui ne savaient pas s’éclairer, ni se chauffer, ni s’abreuver, que des épidémies meurtrières désolaient périodiquement parce qu’ils manquaient d’égouts et d’hygiène, avaient un sens très vif de la beauté ; ils ont su, avec les petits moyens pécuniaires et mécaniques dont ils disposaient, mettre sur pied des joyaux de pierre, de fer et de bois, par lesquels leurs cités médiocres, à demi détruites, comptent encore et vivent dans la mémoire des hommes ; parce qu’à un certain point de vue, c’est la moindre sorte d’importance, pour une ville, que celle qui se mesure au cordeau et au chiffre des habitans.

Et ce peuple audacieux et opiniâtre, qui laboure, défonce, repétrit et exploite un continent, le sillonne de voies ferrées et y sème des villes par centaines ; ce peuple qui n’hésite pas à déplacer des montagnes, témoin San-Francisco où il a comblé la partie basse de la rade, en charriant les dunes environnantes dans la mer sur une longueur de trois kilomètres, pour bâtir sur ce terrain artificiel les quartiers que le tremblement de terre détruisait l’an dernier ; ce peuple qui, besogne plus difficile encore, a trouvé moyen, par des canalisations et des endiguemens raisonnés, de supprimer la fièvre jaune à la Nouvelle-Orléans, et d’assainir la contrée meurtrière que traverse le futur canal de Panama, ce peuple américain qui jette à New-York les millions par centaines pour frayer sous terre de nouveaux cheminemens électriques, plus commodes à la circulation, n’a pas eu l’idée jusqu’ici de magnifier son triomphe par aucun de ces monumens visant à la pérennité, tels que les conquérans antiques en ont laissé pour attester leur pouvoir.

L’esplanade de la Battery, promontoire extrême de New-York entre l’Hudson et l’East-River, que l’Océan vient battre de ses flots, cadre unique à nos yeux français pour l’ordonnance majestueuse d’édifices décoratifs, est coupée sans façon dans toute sa largeur par l’ignoble charpente en bois d’un Elevated Railway, semblable à un échafaudage provisoire destiné à disparaître demain, bien qu’établi là depuis trente ans. Dans cette métropole commerciale, dans cette place d’affaires où se brassent les capitaux de tout un monde, on s’attend à voir la Bourse logée en quelque palais superbe ; erreur, la façade étriquée de ce puissant Stock-Exchange rappelle simplement les trois colonnes du théâtre des Variétés, à Paris, rangées le long du trottoir. Et les critiques que l’on peut faire à New-York s’appliquent aux autres villes des États-Unis, toutes identiques, bâties sur le même patron, où nul n’a été préposé au soin de la « Beauté, » parce que personne n’était choqué de son absence.

Les Américains pourront nous répondre que, si la beauté vaut quelque chose, la bonté vaut plus encore ; que c’est par la bonté, et non par la beauté, que le monde marche et que les Etats-Unis sont très riches en bonté, dont témoignent cent œuvres philanthropiques et mille bâtimens charitables. D’ailleurs, cette absence de goût qui déroute le voyageur n’a rien d’irrémédiable. Le goût peut venir à ceux qui en manquent, comme il peut se dépraver chez ceux qui en ont. Il y a eu des époques où l’on a constaté dans tout un pays une éclipse passagère du goût, et il y a eu des peuples qui, après avoir été les oracles du goût et les propagateurs de l’art chez les autres, — témoin la Grèce antique, l’Arabie des Kalifes et l’Italie de la Renaissance, — le virent ensuite périr chez eux.

On peut craindre que la France actuelle ne soit menacée du même sort, à voir l’abandon récent par la municipalité parisienne des règles qui contenaient les maisons privées dans des limites harmonieuses, les maçonneries nouvelles de huit étages, dont les unes obtiennent, pour un vil gain de lucre, de rompre la symétrie de la rue de Rivoli, tandis que d’autres se sont fait octroyer un débordement de plus de deux pieds sur l’avenue des Champs-Elysées. Fasse le ciel qu’il se trouve quelques plumes hardies capables de seringuer un peu de bonne encre sur les façades hospitalières ou musicales dont Bouvard et Pécuchet, pour des motifs insondables, s’apprêtent à nous doter encore !


VI

S’il est un terrain où les Américains gagneraient à devenir un peu plus Français, il en est un autre où les Français gagneraient à devenir beaucoup plus Américains : celui de la liberté de conscience. Nous pouvons leur enseigner le goût ; ils peuvent nous apprendre la justice, le respect, par une majorité toute-puissante, des opinions qu’elle ne partage pas.

Les hommes et les choses ont pu changer sur ce sol de l’Union, depuis cent vingt ans ; mais la liberté religieuse y est demeurée la même qu’au jour où elle était promulguée en tête de la Constitution fédérale. Et si vous voulez savoir comment, en ce pays protestant, sont traités les catholiques, non seulement dans leurs personnes mais dans leurs biens, interrogez tel archevêque de la Nouvelle-Angleterre : il vous répondra qu’il possède, au nom de son diocèse, pour 150 millions de francs d’immeubles, mais que ces immeubles ne payent pas un centime d’impôt, parce que ce sont des biens d’Église ; interrogez le supérieur de tel collège religieux, très prospère, dont les bâtimens neufs s’étendent au milieu de jeunes plantations, au pied des Montagnes-Rocheuses : il vous répondra que ces terrains lui ont été donnés par des spéculateurs non catholiques, désireux d’attirer des habitans dans un quartier désert ; mais que son ordre n’est soumis pour ces propriétés à aucune taxe, ni par l’État, ni par la ville, parce que ce sont des établissemens d’enseignement, par là même exempts de droits, qu’ils soient laïques ou confessionnels. Si vous êtes Français, ce langage aura de quoi vous surprendre.

Rentrez en France, interrogez un curé : vous apprendrez de lui qu’il est menacé d’être expulsé de son presbytère, quoique la commune, maîtresse de ce logis, voudrait bien lui en concéder l’usage, ou du moins le lui louer à petit prix. Mais l’Etat s’oppose à ce qu’il soit fait à ce curé par cette commune aucune concession. Ce langage aura de quoi vous surprendre... si vous êtes Américain.

Ce n’est pas que l’Américain soit toujours un homme religieux. Au fait, il est malaisé de connaître sa croyance, et surtout son incroyance. Non pas parce que les feuilles de recensement s’abstiennent de poser à cet égard des questions qui seraient généralement jugées indiscrètes ; mais parce que les citoyens des États-Unis gardent une grande réserve sur leurs sentimens religieux ou antireligieux. En France la libre pensée, aussi impérieuse que l’autorité ancienne, a prétendu passer « dogme » à l’ancienneté ; dès lors, il semble qu’elle est hors de sa voie et qu’elle abuse. Là-bas, autant par bon ton que par bon sens, la libre pensée a le caractère de perplexité et de tolérance qui lui sied par définition.

Homme précis en choses temporelles, l’Américain est vague en matières spirituelles, et ce vague le satisfait. A voir un si grand nombre de gens aux États-Unis qui se disent « gnostiques » ou « agnostiques, » — c’est la même chose, — sans être capables de vous expliquer en quoi consiste au juste cette secte à laquelle ils pensent appartenir, vous songez involontairement à cette saillie d’un humoriste, soutenant que « les mots qu’il ne comprenait pas étaient ceux qui exprimaient le mieux sa pensée. » Vous devinez cependant que ce qu’ils appellent « gnosticisme » c’est un protestantisme sans croyances, comme déjà leur protestantisme n’était souvent qu’un christianisme sans pratiques. Et cela se réduit à une opinion que tout est possible, sinon probable, et d’ailleurs indifférent. L’ignorance, en matière religieuse, est très grande ; peu de gens se préoccupent d’en sortir, car la majorité réfléchit rarement à ces choses.

Fût-il dénué de foi positive, l’Américain n’est pas pour cela moins crédule, ni même moins mystique. Cette contradiction est fréquente. Vous êtes tout étonné d’apprendre que ce jeune gentleman à l’esprit si net, aux muscles d’acier, qui vient de faire avec vous sa partie de tennis, est « christian-scientist, » c’est-à-dire adepte d’une religion dont l’apôtre et le pontife suprême est une vieille femme de Boston, nommée Mme Eddy, dont on ne sait si elle vit encore ou si elle est morte, parce que ses séides immédiats la séquestrent avec soin pour faire croire à son immortalité.

La Christian-science est une foi doublée d’une thérapeutique, puisque son unique originalité consiste à supprimer la douleur, en persuadant à ses adeptes qu’ils ne souffriront jamais, pourvu qu’ils se figurent ne pas souffrir. On m’a affirmé que beaucoup de malades se sont ainsi trouvés guéris. Le surplus des rites est sans importance et ne sert qu’à encadrer cette trouvaille. Or ce culte nouveau, qui ne rencontrerait sans doute en France que peu d’accueil, a là-bas, dit-on, 3 millions de fidèles, répandus un peu partout. Leur ferveur entretient des temples, en dehors de celui de Boston, dans divers Etats, et l’argent afflue entre les mains des acolytes de Mme Eddy qui en font, je suppose, le meilleur usage. A Chicago, le fondateur d’une autre secte religioso-pathologique, dont la devise est : « Mort aux drogues, aux médecins... et au diable, » a aussi trouvé moyen de bâtir un temple pour ses dévots et de s’édifier à lui-même une fortune d’une douzaine de millions, qui lui permet de mener grand train et d’entretenir trente domestiques.

Dans l’Utah, les Mormons, bien qu’ils aient perdu leur principal intérêt, depuis que la législation a interdit la polygamie et qu’ils doivent se contenter d’une seule femme, se maintiennent florissans et font même des prosélytes dans les campagnes. Ils ont un apostolat organisé en Europe, j’ignore avec quel succès ; mais le fait est qu’après avoir écouté une heure, à Salt-Lake-City, un Mormon sérieux et convaincu qui vous explique ses dogmes et s’efforce de vous convertir, vous demeurez stupéfait que cette grossière salade de mahométisme, de judaïsme et de christianisme ait pu tenter tant de fanatiques et enrôler de vrais martyrs, et vous voyez clairement qu’elle puise ses racines de vie dans la morale évangélique dont elle est saupoudrée, et dont le mormonisme prétend s’approprier la pure vertu.

C’est la même morale qui fait le fond de la franc-maçonnerie américaine, très différente de la nôtre. Pour être admis à la maîtrise, l’apprenti maçon doit confesser par serment, sur la Bible, sa croyance en Dieu créateur. Et comme beaucoup d’Églises soi-disant protestantes ne croient guère davantage, il en résulte que, dans chaque ville, le temple maçonnique, avec ses dômes dorés et son architecture de chapelle, est le siège d’une religion un peu plus laïque que les autres, mais plus « liturgique » à sa manière que bien d’autres, dont les cérémonies sont exclues et dont les dogmes se sont évaporés.

On est surpris au premier abord de rencontrer un pasteur calviniste, qui porte un crucifix suspendu à son cou par une chaîne de métal, comme nos évêques, et qui, s’entretenant avec vous de la divinité du Christ, vous déclare ingénument « qu’il ne faut pas exagérer la portée du mot « divin ; » que, pour lui, il y a des hommes que l’amour divinise ; » mais, après un certain nombre de colloques de ce genre, on n’est plus surpris de rien du tout. Innombrables sont là-bas les âmes où cohabitent en paix les antinomies les plus discordantes.

Je m’étais laissé dire qu’il y avait à Philadelphie une maison d’éducation où l’athéisme était obligatoire, le Girard-College, dont l’entrée, accessible à tous, n’était refusée qu’aux ministres des différens cultes. En effet le portier m’invite, avant de me laisser franchir le seuil de cet établissement plus que laïque, à lui donner ma parole que je ne suis ni prêtre, ni pasteur, ni rabbin, ni d’ailleurs iman, lama ou brahmine. Mais à peine entré dans le Girard-College, je vois sortir par toutes les portes d’une vaste rotonde et déambuler le long des cours spacieuses et gazonnées, des théories de garçonnets et d’adultes de neuf à dix-sept ans, regagnant en diverses directions les bâtimens affectés à leur classe. « C’est la chapelle, me dit mon guide, en désignant la rotonde, et l’office vient de finir. »

Assez intrigué, je demande à parler au directeur ; il est debout encore au pupitre, sur l’estrade qui coupe en un point de la salle les gradins garnis de banquettes, où s’assoient les 1 500 élèves de l’établissement. Et, de la meilleure grâce du monde, il m’apprend que feu M. Girard, frappé durant sa vie des querelles qu’entretenaient les sectes religieuses, voulut écarter de la jeunesse ces divisions stériles et défendit qu’il fût donné aucun enseignement confessionnel dans cet asile somptueux à la fondation duquel il consacra sa fortune. Il exigea seulement qu’une lecture publique y fût faite de la Bible... trois fois par jour. Comme j’objectais que l’Ancien Testament contient des parties assez fastidieuses, dénuées de toute actualité pour de futurs citoyens de Pensylvanie, telles que le Lévitique ou le Deutéronome, mon interlocuteur me répliqua qu’en effet l’on négligeait ces livres historiques pour s’attacher surtout à l’Evangile.

Il arrive ainsi que ce collège sans religion est, par un certain côté, le plus religieux du monde, puisqu’il n’y a pas une seule maison congréganiste où les élèves doivent se rassembler chaque jour trois fois, en un local déterminé, pour y entendre une demi-heure durant la parole de Dieu. Ainsi semé, sans commentaires, le grain de cette parole germe-t-il, et quels en peuvent être les fruits ? Je l’ignore, mais il n’est pas téméraire de penser qu’un pareil système n’est pas en tous cas pour diminuer le nombre des sectes ni l’incertitude des opinions. Ces conséquences de l’individualisme désolent les protestans-orthodoxes, en Amérique comme en Europe et, par une réaction naturelle, les épiscopaliens se prennent d’affection pour le ritualisme, dont on peut constater les progrès chez eux. Même chez les presbytériens pratiquans, on observe une vague tendance, un goût inavoué pour une religion plus positive. Mais nul ne se résoudrait à accepter le magistère du catholicisme ; la notion même leur en est tout à fait étrangère.

Un épiscopalien pieux, causant avec un catholique sincère, déplorera volontiers l’état d’émiettement des croyances, parmi ceux de ses concitoyens qui demeurent disciples de Jésus-Christ. Il lui demandera s’il ne serait pas possible de s’entendre et de travailler à l’union des Églises « par de mutuelles concessions, par exemple sur la présence réelle dans l’Eucharistie ; » il lui fera cette proposition de la meilleure foi du monde, sans en apercevoir l’inconséquence énorme, sans se rendre compte que le chaos dont il s’afflige a précisément pour auteur l’indépendance des interprétations personnelles, que les conventions et les arrangemens les plus concilians ne pourraient enfanter qu’une dix-millième secte et que le seul ciment de l’unité est l’humble soumission des catholiques à l’autorité de leur église. Les ritualistes les plus voisins du catholicisme demeurent donc séparés de l’Église romaine par un fossé profond.

La plupart d’entre eux en sont éloignés aussi par les convenances mondaines, par le bon ton. L’Église catholique est « inélégante ; » c’est là-bas en général l’église des petits et des pauvres. Madame a son banc, — son pew, — à côté de celui de ses amies qu’elle retrouve le dimanche à l’ « office, » quand elle y va ; à la messe, elle rencontrerait surtout sa cuisinière. Ne rions pas ; « nous sommes chrétiens, écrivait Montaigne, au même titre que nous sommes périgourdins ou allemans ; nous nous sommes rencontrés au pays où cette religion était en usage. » Cette remarque, moins vraie qu’au temps de Montaigne, l’est encore beaucoup.

Il existe chez certains puritains des préjugés incroyables contre les catholiques. J’ai entendu un chef d’industrie, d’esprit très ouvert et plutôt indifférent en matière religieuse, expliquer à un ami que les prêtres catholiques, au confessionnal, permettaient aux domestiques de voler leurs maîtres quand ils étaient protestans. Sans avoir à se défendre d’accusations aussi bouffonnes, les catholiques sont parfois en butte à un sourd ostracisme dans les villes de la Nouvelle-Angleterre. Ils n’ont à redouter aucune injustice positive ; mais le fait d’appartenir à l’Église romaine est susceptible de nuire quelque peu à leurs affaires ou à leur avancement. « Je suis catholique, mais je ne le dis pas, » confie l’un d’eux à un coreligionnaire qu’il a rencontré et avec qui il se sent aussitôt en confiance. Par une conséquence naturelle le lien, entre adeptes de la même foi, s’en trouve resserré ; ils forment une confrérie, non point occulte mais discrète, et qui se traduit, entre inconnus de la veille qui ne se reverront jamais, par le don subit d’une mutuelle sympathie.

C’est un sentiment analogue à celui que nos « antisémites » ont dû créer parmi les Israélites : l’idée de s’unir entre soi par le point même qui vous rend suspect aux autres. En France où, sur 39 millions d’habitans, il se trouve 60 000 Juifs, l’antisémitisme ne peut être que fort artificiel et pure matière à conversations et à pamphlets. A New-York où, sur 4 millions de citoyens, l’on compte, d’après les estimations les plus modérées, 600 000 Juifs ; à Chicago, où les rapports sont les mêmes, — 300 000 Juifs sur une population de 2 millions, — et dans nombre d’autres villes de l’Amérique où les Juifs représentent une semblable proportion du total, la « question juive » mériterait une sérieuse attention.

Mais il n’y a pas là-bas de « question juive. » Il est à remarquer que l’élément juif n’est dangereux ou nuisible que dans les pays pauvres ou paresseux. C’est un microbe qui ne convient pas aux organismes débiles ou fatigués, mais dont s’accommodent les organismes puissans et virils. Son intelligence laborieuse, son instinct commercial, au service d’une indéniable âpreté au gain, fait craquer le moule social chez des peuples faibles qui le regardent comme un fléau. Chez les peuples au contraire, dont la majorité est douée d’aptitudes égales ou même supérieures à celles du Juif, il se mesure avec des rivaux de sa force et son arrivée n’apporte à ces milieux prospères qu’un supplément de vitalité. C’est le cas en Amérique et en Angleterre, tandis qu’en Russie, en Pologne, en Hongrie, dans tout l’Orient, il est funeste et détesté.

Depuis quelques années, ces émigrans israélites, pareils au Juif errant de la légende, se transportent avec quelques sous du fond de l’Europe orientale dans le Nouveau-Monde d’Occident, jetés par la persécution de leurs princes ou de leurs compatriotes sur ce sol ouvert à tous les proscrits. Ils y rencontrent nos religieuses et nos moines français, nos petites sœurs des pauvres et nos frères des écoles chrétiennes, chassés aussi de notre République, qui vont planter leur tente et continuer leur œuvre sous d’autres cieux. Les premiers y cherchent de l’or, les seconds y apportent de l’idéal.

Comme les protestans américains, ces juifs étrangers se divisent en deux catégories : ceux qui le sont de fait, ceux qui le sont seulement de nom. Ce sont les plus nombreux. Les bœufs et les vaches, que « sacrifient » tous les jours, suivant le rite hébraïque, les boucheries géantes de Chicago, ne suffiraient pas à la consommation des Israélites, s’ils étaient attachés exactement aux prescriptions de l’ancienne loi ; et je pense qu’il y en aurait fort peu, parmi les Juifs des Etats-Unis, d’assez conséquens avec eux-mêmes pour voter la mise en croix de Jésus. Dans ce pays de libre prosélytisme, où les religions apparaissent fraternelles et non dominatrices, le prêtre catholique a le champ libre pour rappeler aux Juifs, convaincus ou indifférens, non pas ce qui sépare, mais ce qui unit à eux les « gentils » que nous sommes, devenus par la foi enfans d’Abraham. Rien ne s’oppose à ce que, sur ce sol neuf, l’on se souvienne au XXe siècle du christianisme de Jérusalem, prêché d’abord par des Juifs, premiers disciples de la doctrine, comme ils avaient été les premiers auditeurs de la parole pour laquelle, en témoignage, ils ont les premiers versé leur sang.

Que fera et que sera ce noyau catholique de 13 millions d’individus, au sein de ce peuple impétueux, débordant de vie, religieux sans croyances et qui ne tardera pas à se rendre compte que la possession d’un téléphone, d’un ascenseur vertigineux, d’un car électrique, d’un radiateur à vapeur et d’une baignoire avec savon à discrétion, ne sont pas le but unique de l’existence pour une âme curieuse de ses destinées ? Le catholicisme va-t-il s’effriter, se lézarder à son tour ? Va-t-il s’anémier comme les autres cultes et se dissoudre peu à peu dans cette Babel des confessions religieuses ? Va-t-il, intraitable dans ses dogmes, mais plastique et ondoyant dans ses procédés, gagner du terrain et s’étendre en tache d’huile ; ou, sans perte ni gain, va-t-il se calfeutrer, se cloîtrer dans ses églises, borné à sa clientèle d’origine : Irlandais, Italiens, Canadiens français, Allemands du Rhin ou d’Autriche ? Cette dernière hypothèse est sans doute la moins vraisemblable.

D’abord, le catholicisme américain est très « national. » Ses ouailles s’estiment aussi bons patriotes que n’importe quels de leurs concitoyens protestans : « Nous n’avons pas de pardon à demander, me dit un curé, nous sommes chez nous ; il y avait un tiers de catholiques dans l’armée de Washington, et New-York est aujourd’hui la troisième ville catholique du monde, au point de vue de la population pratiquante. » En effet, les catholiques de là-bas le sont plus effectivement que ceux d’Europe, et leur ferveur se manifeste de façon palpable. Il faut voir les quêtes aux jours de fêtes, même en des cités médiocres de l’Ouest : les dollars en papier tombent silencieux sur les plateaux, des enveloppes closes dissimulent les offrandes dont le donateur ne veut point tirer vanité, et le « denier de la veuve » est d’argent et d’or.

Les Jésuites, qui réussirent en France au XVIIe siècle en modernisant, en laïcisant l’enseignement, en chassant des programmes la théologie, en rognant la part du grec et de la philosophie d’Aristote, qu’ils remplacèrent par l’histoire, les sciences exactes, les arts d’agrément et les ballets qu’ils composaient pour leurs élèves, appliquent au XXe siècle, dans le Nouveau-Monde, des méthodes analogues à celles qui leur valurent la faveur des bourgeois du temps de Louis XIV. Ils donnent aux jeunes Américains de toute religion qui leur sont confiés l’éducation appropriée à leurs besoins, développent la mécanique, la chimie, la physique ; dans les districts miniers le traitement et l’affinage des métaux précieux occupent une bonne partie de leurs classes. Et, pour ce motif ou pour d’autres, on constate avec surprise que le « jésuite, » cet homme ténébreux et mystérieux des romans-feuilletons de notre belle France, n’est point du tout impopulaire aux Etats-Unis.

Il serait pourtant, au regard d’Eugène Sue, de l’espèce la plus dangereuse : « jésuite de robe courte, » au sens propre du mot, puisqu’il est ganté de daim jaune, vêtu d’une jaquette et coiffé d’un melon. Mais l’usage du lieu le veut ainsi : nous sommes dans un pays sans cérémonie, où le Président de la République, chaque jour de beau temps, fait en manches de chemise sa partie de lawn-tennis avec l’ambassadeur de France, le sympathique M. Jusserand, sans que le protocole y voie rien à redire. Il n’apparaît pas que ce sans-façon affaiblisse ou diminue les vraies et naturelles grandeurs.

De toutes les Eminences de la terre, de tous les membres vivans du Sacré-Collège, en y comprenant même les plus galonnés de ceux qui ont encore des titres de princes, des palais semi-féodaux et des millions de revenus, il n’en est pas un qui recueille autant de respect volontaire, exerce plus d’influence et tienne une plus grande place dans le monde chrétien, que ce cardinal qui se promène dans les rues de Baltimore en redingote, et dont la calotte rouge, dépassant par derrière sous le chapeau haut de forme, est le seul insigne distinctif.

Il arrive fatalement que l’Église catholique exerce, dans ce pays recouvert d’un protestantisme criblé de fissures, exfolié, dispersé et ouvert de toutes parts, l’attraction d’une société compacte, précise, immuable, uniforme et disciplinée. Mais, de son côté, le milieu ambiant exerce une influence positive sur le clergé américain. Il crée, du haut en bas de la hiérarchie sacerdotale, un nouveau type très en dehors du moule conventionnel et, par là même, mieux adapté aux temps nouveaux.

Et rien ne prouve que ce clergé américain n’exercera pas à son tour une action sur le catholicisme universel, sur la bureaucratie un peu figée des cadres italiens du Saint-Siège, sur des attitudes contingentes et transitoires, bien que vieilles de plusieurs siècles. L’air du (large apporté par ces prélats transatlantiques renouvelle l’atmosphère historique du Souverain Pontificat ; il fait rêver d’un pape, non point immobile au Vatican, mais arpentant le monde, comme un apôtre, et le révolutionnant à nouveau d’un souffle inspiré.


Vte G. D’AVENEL.

  1. Voyez la Revue du 15 juillet et du 1er octobre 1907.