Aux Régions dévastées/03

La bibliothèque libre.
Aux Régions dévastées
Revue des Deux Mondes6e période, tome 44 (p. 672-695).
AUX
RÉGIONS DÉVASTÉES

III [1]
AVEC LA CROIX-ROUGE AMÉRICAINE

Au débarcadère de la gare du chemin de fer qui aboutit à la zone des armées, en un point d’où l’on ne peut s’éloigner qu’en automobile, avec les permis du Quartier Général, voici une bonne figure, qu’épanouit un large sourire de bienvenue, sous un chapeau de feutre kaki, orné d’un cordonnet à glands de soie. C’est un délégué régional de l’American Red Cross, M. Henry Copley Greene, qui travaille sur place, depuis plusieurs mois, dans un secteur des régions dévastées, et qui doit aujourd’hui, en compagnie de M. Blake et de M. Gannett, me faire voir, en parcourant les postes dont la direction lui est confiée, quelques-uns des résultats déjà obtenus par l’initiative de ses compatriotes. Les Américains, venus chez nous, comme des chevaliers sans peur et sans reproche, à la rescousse contre les ennemis de la civilisation et de la liberté, ne sont pas moins soucieux d’assurer méthodiquement l’heureux succès de leurs opérations militaires qu’attentifs à organiser, dans toute la zone des armées, les postes de secours permanent qui doivent assurer le réconfort et la guérison des blessés militaires ou civils, la réception et l’installation des rapatriés dans des abris provisoires ou définitifs, le soulagement de tous ceux qui souffrent des maux de la grande guerre. L’aide fraternelle de nos alliés d’outre-mer a pris des formes diverses, des aspects multiples, variés, imprévus, qu’il faut noter par une observation directe et décrire en termes précis.

Shake hand. Et, tout de suite, en route. Avec les Américains, on ne perd pas de temps, et les choses ne traînent pas.


Lassigny.

L’auto roule, à vive allure, vers Lassigny. On voit déjà, sur le terrain tourmenté comme par des convulsions volcaniques, un baraquement postal, une boite aux lettres, un facteur, humbles et véridiques témoins des relations sociales qui recommencent à unir au reste du monde les habitans des régions dévastées et raniment la civilisation dans ces parages dépeuplés. Lassigny se reprend à vivre. Mais ses habitans sont de très pauvres gens, rapatriés naguère après avoir souffert toutes sortes de tortures physiques et morales au fond des geôles d’outre-Rhin. Il faut pourvoir d’urgence à leur subsistance quotidienne, contribuer à leur entretien, les approvisionner, les ravitailler. C’est précisément de quoi s’occupe, avec l’aide cordiale de la Croix-Rouge américaine, l’association du « Village reconstitué, » qui vient d’établir un poste de secours et un centre de réception à Lassigny.

— Nous aidons cette association autant que nous le pouvons, me dit M. Green. La Croix-Rouge américaine n’entend pas se substituer aux œuvres déjà existantes. Elle entend, au contraire, les laisser se développer dans leur cadre. Ce qu’elle veut, c’est simplement les aider à perfectionner leur organisation en favorisant leur développement. Le 12 juin dernier, nos délégués débarquaient en France. Aussitôt ils établissaient leur quartier général à Paris, 4, place de la Concorde, et prenaient en mains l’organisation des secours américains. L’American National Red Cross comptait, avant la guerre, environ 286 000 adhérens. Elle en compte aujourd’hui vingt-trois millions.

Non seulement c’est une société volontaire, autorisée par le gouvernement à aider en temps de guerre le service de santé américain, mais c’est une organisation qui a les meilleurs rapports avec l’Etat, puisque le président des États-Unis est de droit son président, et que, d’autre part, le comité de la Croix-Rouge américaine comprend obligatoirement des délégués du gouvernement fédéral. Une souscription ouverte au moment de l’intervention armée des Etats-Unis dans le conflit européen, a recueilli en une semaine plus de cent millions de dollars. Sous la direction de M. Davison, de M. Beatty, l’activité de la Croix-Rouge américaine s’exerce à la fois dans le service des hôpitaux ou des ambulances militaires et dans le domaine illimité des « affaires civiles. » L’œuvre militaire de la Croix-Rouge américaine, consistant à servir les malades et les blessés de l’armée fédérale et des armées alliées, est une partie de son action d’ensemble. Son œuvre civile se recommande aussi à l’attention de l’opinion publique en France, parce que nous y voyons une initiative particulièrement neuve et généreuse, dont plusieurs circonstances toutes récentes ont montré les bienfaisans effets [2].

Tout de suite, j’ai devant les yeux un exemple à l’appui des principes que me définit mon obligeant compagnon de voyage. L’automobile stoppe. Quelle jolie maison bleue, là, près de cet arbre effeuillé, dans ce champ où rien ne pousse, au bord de ce chemin où, tout de même, les gens recommencent à passer ! Enluminé d’azur clair, ce logis tout neuf semble étrangement riant, avenant, et son aspect offre un singulier contraste avec la tristesse morne de ce paysage en deuil. On sent d’avance qu’on y sera bien accueilli, comme en un refuge de consolation et d’espoir. Si l’accès en est difficile, à cause des ornières de la route raboteuse, ruisselante, qui, par endroits, n’est plus que le lit d’un torrent boueux, on se trouve là, du moins, en rassurante et réconfortante compagnie. Ce poste du « Village reconstitué » est un des points d’attraction qu’une bonne volonté aussi ingénieuse que prévoyante a déjà multipliés sur ce sol dont les habitans se sont retirés devant l’invasion ou furent emmenés en esclavage. On espère que l’ouvroir de la maison bleue sera bientôt peuplé d’une nombreuse équipe de travailleuses, promptes à la besogne. On annonce un prochain retour de rapatriés. Hier, une brave femme, longtemps exilée, a cherché vainement, dans les ruines, la trace de son foyer détruit. Elle a neuf enfans. Elle n’aurait aucun moyen de les nourrir et de subsister, si nos amis de la Croix-Rouge américaine n’avaient pourvu, sans retard, à la réception de cette veuve et de ces orphelins dans un baraquement provisoire, où il y a déjà une machine à coudre. Pour les malades qui, pendant l’hiver, sont éprouvés par le froid dans les baraquemens humides, la maison bleue a réservé des dortoirs et une infirmerie. Les lits blancs et propres, fleurant bon la lessive, s’alignent face à face, en double rang, sur un parquet bien ciré, qui miroite.

On sait que le nihilisme dévastateur d’un Hindenburg, d’un Ludendorff, sous l’œil impérieux du kaiser, avait élaboré un programme de destruction qui comprenait la suppression de toute vie, la stérilisation de la terre et l’empoisonnement ou il disparition des eaux. Tous les puits de Lassigny ayant été comblés ou contaminés par les Allemands en retraite, les Américains ont fourni aux services de la direction des étapes, chargés de faire rouvrir ces puits par une équipe de prisonniers boches, une importante quantité de pompes et d’appareils bactériologiques, afin que l’on pût procéder, le plus tôt possible, à la collection et à l’analyse de l’eau nécessaire à l’alimentation des habitans réintégrés dans la commune

Avant de visiter les autres postes qu’organise ou qu’assiste l’Amérique bienfaisante et secourable, mes compagnons tiennent à faire un pèlerinage aux tombes d’un cimetière où reposent les soldats qui sont morts ici, en pleine victoire, dans l’avance mémorable du printemps dernier. Les croix de bois, sur les tertres funéraires, sont pavoisées de cocardes tricolores. Et, sur la couche de terre où sont ensevelis ces libérateurs de la France envahie, l’on voit des fleurs que des mains pieuses renouvellent avec une fidélité touchante, au nom des amis lointains et des parens absens. Ces combattans d’avant-garde, ces humbles et intrépides fantassins du 16e régiment, du 98e, du 219e sont morts en poursuivant l’ennemi, et leurs yeux, avant de se clore à la lumière du jour, ont vu rayonner dans la splendeur du renouveau, à l’horizon brillant de clartés radieuses, l’aurore de la liberté. Ils ont su, ils ont vu, ceux-là, que leur effort n’était pas vain, et que leur sacrifice n’a pas été inutile. Cette pensée sera la consolation et le réconfort de ceux qui les pleurent. Puisse-t-on savoir, à leur foyer assombri par un deuil glorieux, que des amis, venus de l’autre bout de la terre habitée et des extrêmes limites de la civilisation européenne, se sont inclinés sur leurs tombes et se sont penchés sur leurs épitaphes pour déchiffrer leurs noms plébéiens et superbes !

La Croix-Rouge américaine, par les soins de ses délégués dans les secteurs de l’Oise, de la Somme et de l’Aisne, organise des entrepôts qui seront de plus en plus et de mieux en mieux, pour toutes les œuvres françaises ou américaines établies dans ces secteurs, des centres de ravitaillement matériel et moral, situés sur des points stratégiques, juste à l’arrière des lignes, tels que Soissons, Noyon, Ham et Péronne. Elle possède, dans sa section des affaires civiles (Department of civil affairs) un bureau de reconstruction dirigé par M. Edward Eyre Hunt, avec la collaboration de M. Louis Chevrillon, ingénieur français. Construire dans les endroits où l’on ne peut pas reconstruire, tel est le programme adopté.

— Nous voudrions aider partout, dit M. Green, simplement.


Gruny.

De quelle façon personnelle et directe l’Amérique entend cette aide efficace et affectueuse, c’est ce qu’on peut voir notamment à Gruny, chef-lieu d’une commune située dans le département de la Somme, à vingt-trois kilomètres de Montdidier, dans le canton de Roye. Sur un total d’environ trois cents habitans, Gruny, localité presque uniquement agricole, n’a conservé qu’un petit nombre de familles, peu à peu revenues pour chercher, dans ce désert couvert de ruines, ce qui peut rester de leurs biens péniblement et honnêtement gagnés. Sur la route, bordée de façades mutilées et de clôtures béantes qui font penser à quelque Pompéi rustique, quatre petits bonshommes, coiffés de bonnets de police bleu horizon, vont en classe, livres et cahiers sous le bras.

Il y a déjà une école rouverte dans ce paysage désolé. Bonne nouvelle, joyeusement annoncée par une équipe d’étudians américains, appartenant à la société des « Amis » (Society of Friends), établis à Gruny pour y refaire les toitures des maisons ouvertes lamentablement à la pluie, au vent, aux chauves-souris. Ces constructeurs volontaires travaillent à remplacer par des tuiles ou par des ardoises le papier goudronné qui a servi de couverture provisoire et que les rafales de l’automne et les bourrasques de l’hiver ont déjà mis hors d’usage.

La santé morale des jeunes colons américains de Gruny fait plaisir à voir, non moins que leur santé physique, ils grimpent sur les toits avec une agilité d’apprentis couvreurs. Et, dans leurs propos, ils s’élèvent de prime-saut jusqu’aux plus hautes questions de philosophie et de jurisprudence, étant d’ailleurs gradués des plus célèbres universités du Nouveau Monde. L’un d’eux vient des environs de San-Francisco. Né sous le ciel rayonnant de la Californie, au milieu des jardins merveilleux dont les parterres et les pelouses s’épanouissent aux rivages enchantés de l’océan Pacifique, il s’est acclimaté, à force de travail, dans l’humide contrée où il répare des charpentes désarticulées. Il a pavoisé de rouge, de bleu, de blanc, aux couleurs de la bannière étoilée des États-Unis, qui est tricolore comme notre drapeau, l’atelier de menuiserie où il rabote allègrement des étançons, des échantignoles et des écoperches. En manches de chemise, le col et les bras nus, il besogne de tout son cœur. Les rares intervalles de repos ou de récréation qu’il s’accorde à lui-même sont consacrés aux correspondances qu’il entretient avec ses parens et ses amis, restés là-bas, aux rives heureuses qu’illumine le printemps californien. Il me montre une boîte aux lettres, peinte en bleu, accrochée au tronc d’un des rares arbres que les Allemands ont laissés debout dans les ruines de Gruny. Chaque jour, un facteur, en faisant sa tournée réglementaire parmi des débris de villages et des fragmens de populations, vient prendre le courrier des Américains. Et c’est, pour nos jeunes amis, le seul moyen de communiquer avec le monde civilisé, dont ils sont, en ces parages hantés de funèbres visions, les messagers et les ouvriers volontaires.


Nesle.

Shake hand… Nous allons à Nesle, où la Croix-Rouge américaine a fondé un hôpital-modèle, spécialement destiné aux enfans du pays.

Il s’agit spécialement ici d’assurer l’avenir de la nation française par le sauvetage de l’enfance menacée des contre-coups de la guerre et de l’invasion. Un certain degré de misère entraîne fatalement la maladie. La mortalité infantile est un fléau dont il faut préserver les régions dévastées et dépeuplées. Nombreux, hélas ! sont les villages dont les cimetières sont, tout blancs de petites croix incessamment multipliées par les maux innombrables qui, dans ce temps de détresse et de disette, atteignent les tout petits et vident les berceaux.

Sur le siège de l’auto, M. Green, tout en maniant avec dextérité son volant de direction, me définit les principes de l’organisation bienfaisante dont nous devons étudier sur place un des plus intéressans effets.

C’est d’abord en Lorraine que nos amis de la Red Cross, en coopération avec le « Fonds américain pour les blessés français » (American Fund for French Wounded) et la commission Rockefeller, songèrent à établir des refuges hospitaliers pour les enfans malades. Les villages des environs de Toul étant bombardés par des obus à gaz asphyxians, le préfet de Meurthe-et-Moselle, M. Mirman, justement inquiet du sort des enfans de ces villages lorrains, apprit que les tout petits, incapables de porter convenablement leurs masques, étaient menacés des plus graves dangers. Dès qu’on sut, à la Croix-Rouge américaine, qu’on avait besoin, en Lorraine, d’une assistance immédiate pour 350 enfans, le docteur J.-P. Sodgwick, la doctoresse Alice Barlow Brown, de Chicago, Mme Horter, infirmière-major, trois nurses, un bactériologiste et un gestionnaire disposant de deux automobiles, furent envoyés à Toul, avec mission de prendre d’urgence toutes les mesures nécessaires. C’était le 27 juillet 1917. Les enfans, tous âgés de moins de huit ans, furent installés dans des baraques neuves, où ils furent rejoints, quelques jours après, par les petits évacués des communes de Pompey et de Frouard. Dès le 5 septembre, cette formation sanitaire fut inaugurée par les autorités civiles et militaires de la région. Entre temps, le représentant de la Croix-Rouge française à Nesle avait fait parvenir au délégué de la Croix-Rouge américaine un avis ainsi conçu : « Dans mon secteur, nous avons environ douze cents enfants, dont sept cent cinquante viennent de Nesle. Beaucoup de ces enfans âgés de douze à quinze ans sont menacés de tuberculose... Je vous demanderai donc d’envoyer à Nesle un de vos médecins, pour visiter nos cinq communes... » Aussitôt dit, aussitôt fait.

Le docteur Baldwin, venu de l’université John Hopkins de Baltimore pour soigner les enfans du secteur de Nesle, est un grand jeune homme blond, à l’air pensif et doux. Correctement vêtu de l’uniforme kaki des troupes américaines, il nous souhaite la bienvenue dans un petit parloir de couvent, qui sert de vestibule à l’hôpital, vieux bâtiment, construit en briques rouges, en pierres blanches, et qui fait songer aux béguinages décrits par les peintres de Bruges.

La Kommandantur avait fait maçonner, pour son usage exclusif, un poêle en pierres et en briques, dans une salle claire dont les vitres, bien lavées, laissent entrer à souhait la lumière.

— Nous allons utiliser ce poète boche, dit gaiement le docteur Baldwin, nous nous en servirons pour que les enfans français puissent avoir bien chaud pendant l’hiver…

En effet, ce coin de France est une place chaude, abritée, où reviennent, comme en un refuge, ceux que la mort menace et que la vie a meurtris. Dans la cour de l’hôpital, près de la grille d’entrée, au seuil d’un jardin étroit qui aligne ses buis et ses ifs taillés à la française, je vois un brave fantassin territorial et quelques citoyens de bonne volonté, qui déchargent une charretée de charbon. Il y aura des effluves de douce chaleur, tout l’hiver, dans les dortoirs où sont rangés les lits blancs et dans la salle de consultation qu’une main féminine égaya en disposant dans l’eau d’un vase de cristal un beau bouquet de roses blanches et de chrysanthèmes. Déjà plusieurs infirmières, vêtues de bleu et de blanc, sont à leur poste, auprès du docteur Baldwin. D’autres viendront en renfort ou pour faire la relève…

Tandis que tous les renseignemens nécessaires nous sont fournis avec une amicale allégresse, un véhicule automobile stoppe près de la grille, non loin de la charrette de charbon, à peu près déchargée. C’est la camionnette médicale du centre hospitalier de Nesle. Cette voiture est un dispensaire mobile, contenant une pharmacie portative, un appareil de douche à eau chaude, un outillage pour l’auscultation des enfans. Montée par un médecin consultant et par une infirmière expérimentée (a trained nurse), la camionnette de l’hôpital de Nesle visite régulièrement les communes du secteur Somme-Est. Elle est toujours sûre de trouver de nombreux cliens dans les vingt-neuf villages de cette circonscription.

En attendant que cette installation soit complétée dans toutes ses parties, on travaille, avec un grand désir de perfection, à l’aménagement du pavillon principal, qui s’appelle déjà, par la volonté de nos amis américains, le « pavillon Joffre. »


Grécourt.

En route. Il faut, avant que la nuit soit tout à fait tombée, aller à Grécourt, petite commune située à neuf kilomètres de Nesle, afin d’y visiter la colonie américaine de Smith College.

Smith College !... Ces deux mots, prononcés par mes compagnons de route, réveillent en moi les visions d’un ancien voyage d’outre-mer. A travers le vaste silence de la brousse humide, voilée par le brouillard d’un soir d’hiver, au delà des horizons de la campagne ravagée et des arrière-plans noyés de brume, perdus dans les remous d’une houle de pluie et d’ombre qui aggrave la tristesse de la Picardie en deuil, j’aperçois en imagination, au fond du lointain Massachusetts, une ville, Northampton, avec son église épiscopale, son avenue d’ormes déjà plus que centenaires, ayant été plantés au temps de Washington et de La Fayette, sa rivière navigable, ses rues tranquilles où abondent, comme dans les vieux quartiers universitaires de notre rive gauche, les libraires et les papetiers. C’est que Northampton, cité paisible, appartient, par droit de conquête, aux milliers d’écolières qui, de tous les Etats de l’Amérique entreprenante et studieuse, sont venues à Smith College pour y apprendre les disciplines des bonnes lettres, de la gaie science, des arts et des métiers. Smith College est un des centres intellectuels du Nouveau-Monde. Qui m’eût dit qu’un jour je retrouverais ici une élite de ces jeunes filles belles et vaillantes, dont j’entendais les propos graves et les rires sérieux, tandis qu’elles allaient et venaient par groupes, d’une allure vive et décidée, à travers la neige et le verglas d’un jour de février, déjà lointain, hélas !... M. Clarke Seely était alors président de Smith College. Sous sa direction prévoyante et organisatrice, un programme très complet, harmonieusement équilibré, occupait, à chaque heure du jour, depuis la première aube jusqu’à la nuit tombée, les étudiantes de cette grande maison gracieusement studieuse. Je me souviens d’avoir vu, sur l’annuaire de cet établissement d’instruction, fondé par l’initiative d’un riche donateur, le nombre étonnant des élèves à qui l’on enseignait, là-bas, les lettres françaises, latines, grecques, anglaises, les mathématiques, la musique et aussi les sports que les institutions athlétiques de l’antiquité prescrivaient, conformément, au rythme de. la vie, afin de compléter par la culture physique l’éducation de l’esprit. Au temps de ma première visite aux Etats-Unis, Smith College, véritable université féminine, comptait exactement 1 133 élèves. Elles obéissaient, sans contrainte, à un régime prudent et sage qui comportait un heureux mélange de sujétion nécessaire et de salubre liberté. On eût dit la réalisation de ce rêve poétique, dont le célèbre Tennyson, en sa féerie sentimentale de la Princesse, a esquissé les engageantes perspectives. Les jeunes filles de Smith College, comme celles de Wellesley, de Vassar, de Bryn Mawr, vivent par petits groupes, formés au gré des amitiés et des préférences, dans des cottages, au bord des étangs et des pelouses, sous les arbres d’un parc plein d’ombre, égayé par des eaux vives où l’on peut se délasser des fatigues de l’étude par les plaisirs de la promenade, du canotage ou de la natation. Point de murs de clôture. Elles se réunissent, aux heures des cours, des conférences, des exercices de gymnastique, dans leurs amphithéâtres, dans leurs laboratoires et dans l’admirable palestre où elles se divertissent de la lecture des livres par le jeu mouvementé du basket ball. Ainsi préparées par un apprentissage où l’âme et le corps trouvant harmonieusement les moyens de s’assouplir et de se fortifier, elles étaient prêtes aux difficiles tâches qui exigent autant de santé que de courage et non moins d’intelligence que de bonté. Les voici donc, ouvrières d’une grande réparation matérielle et morale, les voici, transplantées par un exode volontaire, loin du pays natal et des villégiatures confortables, au milieu des ruines et des deuils, pour obéir à la voix intérieure qui leur commandait d’aller à la rescousse, elles aussi, dans la lutte où les jeunes hommes des Etats-Unis d’Amérique sont nos frères d’armes.

On nous a dit qu’elles sont à Grécourt. Mais leur poste de labeur est malaisé à découvrir. Il fait noir. Pas une étoile au ciel. La solitude ténébreuse est de plus en plus sombre. Le vent souffle, la pluie tombe sur les champs ravagés, pareils à une vaste ondulation de steppes. L’auto fonce dans la nuit, en sautant à travers des ornières dont l’eau éclabousse l’espace vide. Çà et là, en fouillant du regard l’obscurité opaque, on aperçoit des fantômes de villages, des formes vaguement ébauchées au-dessus de l’horizon bas et mouillé. La carte, consultée à la lueur livide des phares électriques, nous apprend que ces débris de murs écroulés et de toitures effondrées s’appellent Breuil, dans le canton de Roye, Buverchy, à vingt-sept kilomètres de Péronne... Et ces noms, déchiffrés au passage, évoquent des coins de vieille France, un long passé de vie de province, en Picardie, avec des fêtes patronales, des marchés francs, des coutumes tout imprégnées de la saveur du terroir. Comme tout cela semble loin de l’Amérique ! Et cependant nous allons visiter une colonie de Smith College !...

Voici qu’une petite lumière brille au loin, dans une vallée. Elle nous attire, elle nous guide en cette traversée de l’ombre, comme le fanal de quelque rive invisible, ou comme la clarté lointaine du château de la Belle au Bois dormant. Halte. Dans quel fantastique parc de légende avons-nous stoppé ? Quel saisissant contraste entre la machine très moderne qui nous mène à ce château nocturne, et le spectacle que révèle à nos yeux l’électricité des phares de l’auto, dans cette nuit sans étoile et sans lune !

Les Américains, dont le sens pratique a été souvent loué comme il le mérite, ont le goût du romantisme pittoresque. Les Américaines surtout ont une jolie inclination à l’idéalisme aventureux. J’imagine que les vaillantes jeunes filles, qui viennent de quitter ainsi les coteaux granitiques du Massachusetts pour coloniser de cette façon originale et bienfaisante les plaines limoneuses du Santerre, ont trouvé dans la vue des ruines de Grécourt une impression qui répond en même temps à leur recherche du décor pathétique et à leur dessein de reconstruction matérielle, morale, sociale.

Les ruines du château de Grécourt, surgissant dans la nuit comme une vision de cauchemar, ne sont plus que la carcasse d’une demeure qui fut opulente, spacieuse et seigneuriale, autant qu’on en peut juger d’après les hauts perrons, les larges fenêtres, les cheminées monumentales que révèle, au passage des lumières électriques, le mystère de la façade balafrée, des salles éventrées et du faîtage démoli. Mais nous n’avons guère le temps de faire des réflexions, car voici qu’une ombre légère se glisse parmi les pierres disjointes de ce château que Walter Scott ou Anne Radcliffe eussent aimé à décrire pour y encadrer quelque drame du moyen âge. Quelqu’un traverse d’un pas presque imperceptible l’herbe humide, les feuilles mortes, le sable ruisselant de l’averse récente. On vient vers nous. Est-ce le génie des ruines qui s’est levé sous la forme d’un gracieux fantôme ? A mesure que cette apparition se rapproche, nos yeux distinguent, à la lueur furtive des phares de l’auto, une robe bleue, un corsage de la même couleur, un béret tout pareil à celui de nos chasseurs alpins, des cheveux blonds, un visage rose... C’est une des jeunes étudiantes que Smith College a envoyées dans notre pays pour y refaire des foyers détruits, pour y guérir des cœurs navrés, pour s’enrôler dans la grande croisade humaine contre la douleur et contre la mort. Elle nous souhaite, en français, la bienvenue sous les branches noires de son parc effeuillé.

— Ce château, nous dit-elle, appartient à Mme de Haussy de Robécourt, qui veut bien nous le prêter avec toutes ses dépendances. Les Boches l’ont mis dans un tel état qu’il est inhabitable. Vous voyez, c’est un squelette...

— Où habitez-vous, mademoiselle ? Le village semble être en aussi déplorable état que le château...

— Oh ! oui. Les Bavarois ont incendié l’église. Nous habitons, mes compagnes et moi, ici tout près.

L’habitation des jeunes missionnaires déléguées dans ces solitudes par Mrs. Hawes, au nom du comité de secours de Smith College, ressemble à un de ces campemens où leurs ancêtres, les disciples des bons pèlerins de la May Flower, les futurs fondateurs des grandes cités du Nouveau Monde, vinrent s’établir, en assemblant à coups de marteau, comme faisait Robinson dans son île, des planches de bois blanc, solidement clouées. Ces baraques, construites par nos soldats, rappellent ces cabins dont le « style colonial, » au Massachusetts, au Connecticut ou dans la Nouvelle-Angleterre, amuse les yeux du voyageur par un exotisme plein de couleur locale.

Il pleut dehors, il pleut à verse. On entend les gouttes d’eau, tombant sans cesse, avec un bruit de tambour roulant sur le papier goudronné qui sert de couverture à cette case où les plus anciennes simplicités de la vie primitive se mêlent, par un curieux contraste, aux plus modernes raffinemens de la civilisation. Où sommes-nous ? Des caisses de conserves, des paquets de corde, des outils de menuisier et de charpentier emplissent les moindres recoins de cet abri provisoire, comme au temps où notre Champlain, débarqué de la goélette Bonne Renommée , parmi les Hurons et les Iroquois, construisait des maisons de bois, avec des arbres coupés dans les forêts riveraines du Saint-Laurent, sur les bords inexplorés du pays qui devait s’appeler la Nouvelle-France.

C’est aux enfans des régions dévastées que se consacre principalement, ici, la bienfaisance américaine. Une touchante prédilection incline vers la faiblesse du premier âge l’énergie agissante de nos amies d’outre-mer. Telle miss qui semblait, jusqu’ici, se passionner uniquement pour des matches de basket-ball ou de lawn-tennis, se dévoue maintenant, avec une assiduité maternelle et une sollicitude exemplaire, à l’entretien et aux progrès des pauvres babies cruellement éprouvés par les misères d’une guerre affreuse. Rien ne doit être négligé pour que ces chers petits puissent désormais se développer dans les meilleures conditions d’hygiène morale et physique. Deux des jeunes filles de Smith College, venues à Grécourt en mission volontaire, ont fait des études médicales. Aussi ne craignent-elles point d’entrer dans le détail de la cure qu’elles ont entreprise.

— On a commencé premièrement, dit l’une d’elles, par laver à grande eau et nettoyer à fond les têtes. Elles avaient besoin d’un bon shampooing.

L’hydrothérapie, les excellentes pratiques de la douche et du tub ne sont pas tout à fait des nouveautés en France. Le trouvère inconnu qui rima la vieille chanson de Raoul de Cambrai, laquelle remonte pour le moins au siècle de Louis le Gros et de Philippe-Auguste, n’a pas manqué de narrer les baignades et nettoyages auxquels on astreignait, bon gré mal gré, les damoiseaux de ce temps-là. Mais, si le châtelain du XIIe siècle, entre les murs épais de sa tour à créneaux, dans sa chambre enluminée de verrières peintes, ne négligeait pas de mettre au nombre des pièces de son mobilier domestique une aiguière ou même, selon l’habitude soigneusement notée par les inventaires et les comptes d’autrefois, un « bacin à laver la teste, » afin de procéder aux ablutions salutaires, après les fatigues de la guerre, de la chasse ou des tournois, il faut avouer que Jacques Bonhomme et sa postérité, bonnes gens de labour ou de métier, ignorèrent trop longtemps l’art de faire servir l’eau pure à la conservation de la santé humaine. Soyons reconnaissans à ceux, à celles qui viennent d’outre-mer pour dire affectueusement aux paysans de France qu’ils auraient tort de pousser à un excès de scrupule l’espèce d’ascétisme et de y renoncement à soi-même qui les rendit parfois trop oublieux de leur hygiène corporelle. Ne sont-ils pas devenus, eux aussi, des gentilshommes, surtout depuis qu’ils ont défendu, avec un héroïsme qui émerveille le monde, leurs tranchées contre l’invasion, leurs sillons contre la stérilité et contre la mort, tout le domaine des ancêtres contre le péril dont ils ont assumé vaillamment, pour eux et pour leurs fils, une si large part ? Nos hôtes, nos alliés d’Amérique veulent que les enfans des paysans civilisés qui, par leur victoire de la Marne, ont sauvé les libertés universelles, puissent profiter bientôt, dans la paix victorieuse, de toutes les améliorations morales et sociales qui, sous l’influence persuasive des femmes de bien, doivent changer les conditions de la vie laborieuse et rendre plus légère l’acceptation de l’éternelle loi du travail. Telle est l’idée qui, par un irrésistible attrait, invita ces jeunes filles de Smith College à quitter leur beau parc de Northampton, à s’embarquer sur le Rochambeau, malgré la menace des sous-marins, à traverser l’Atlantique, à braver toutes les fatigues d’une longue et dangereuse navigation, pour venir ici, au secours des faibles et des affligés dont elles avaient appris là-bas, avec émotion, l’immense infortune.

Elles aiment à raconter les péripéties de ce voyage romanesque, la longue halte à Noyon, à cause d’une panne d’auto, le passage nocturne à Guiscard, où le commandant du secteur, après les avoir félicitées de leur juvénile audace, mêla toutefois quelques gronderies paternelles à l’extrême obligeance avec laquelle il s’occupa de leur faire donner une escorte et tous les moyens de locomotion dont il pouvait disposer. Un camion militaire les transporta jusqu’à leur dernière étape. Ce fut l’arrivée, en pleine nuit, dans le silence et l’ombre, au milieu des ruines. On se tira d’affaire comme on put. On se « débrouilla, » dans ce cantonnement inconfortable, à la manière du soldat français qui ne s’étonne jamais d’aucune situation, et qui trouverait moyen, le cas échéant, de dormir sur un sac de noix presque aussi bien que sur un lit déplumes.

— Nous sommes très contentes ! me dit, en souriant, miss Maria Wolfe.

Et l’une de ses compagnes insiste, d’un ton décidé :

— Ça marche !

Cependant un joli visage rose, sous le béret de chasseur alpin qui laisse échapper quelques bouclettes d’une chevelure d’or, s’est penché vers le feu, qui fait briller d’une vive clarté l’azur de deux yeux lumineux et doux. Un souffle léger disperse la cendre et ranime la flamme de ce foyer improvisé. Déjà, au sortir de la nuit sournoise et hostile, nous nous sentons bien au chaud, comme dans la tiédeur d’un home familier. Et l’on cause, en hâte, sans arrêt, parce qu’on a beaucoup de choses à dire en peu de temps... Les enfans de Grécourt et du voisinage allaient nu-pieds. Une des jeunes filles de Smith College sait fabriquer des chaussures, manier l’alène, le tranchet, le ligneul comme un cordonnier de profession. Malheureusement, un gros stock de la provision de cuir qu’elle attendait d’Amérique, ces jours-ci, a sombré avec toute la cargaison d’un navire torpillé... Elle craint d’être obligée de chômer, en attendant qu’un nouveau convoi, plus favorisé du sort, lui apporte la matière première qui est nécessaire à son travail.

— Oh ! me dit une autre, avec une délicieuse vivacité de jeunesse et un accent modulé, nous voudrions des journaux illustrés, des magazines, des livres, beaucoup de livres, surtout des contes de fées, afin que nos pauvres enfans, au sortir d’une si sombre réalité, puissent faire encore de beaux rêves. Songez que, pendant trois ans, ils n’ont pas souri. Nous leur apprenons des chansons, des rondes françaises de l’ancien temps ; et, quand la belle saison sera revenue, nous les ferons danser sur l’herbe, dans le parc du château.

Elles adorent ces petits villageois, leurs enfans adoptifs. Elles sont, pour eux, des sœurs ainées. Elles ont résolu de les rendre heureux. Elles y réussiront, puisque rien ne résiste à la jeunesse du cœur, à l’amour du prochain, à la volonté d’agir.

On porte à ces braves gens du pain, dans les hameaux dépourvus de ravitaillement. On échange leurs vêtemens usagés contre des vêtemens neufs. Rien n’est perdu. Quand les lambeaux de vêtemens ont été lavés, bouillis, désinfectés à l’étuve, on fait des tapis de chiffons et des couvertures avec les découpures des vieux habits. L’infirmerie de Grécourt a trois nurses qui vont, à domicile, faire des enquêtes et se rendre compte, sur place, de l’état sanitaire de la région. Elles ne négligent point de donner, çà et là, quelques bonnes séances d’enseignement ménager.

— Nous ne voulons pas, disent-elles, que notre assistance prenne la forme d’une simple aumône, qui serait humiliante pour nos obligés et sans conséquences morales. En dehors des cas de maladie et d’indigence, nous avons établi le principe d’un échange amical qui sauvegarde la dignité de chacun, et qui nous procure des ressources pour une aide nouvelle. Ainsi nos épiceries, dans les villages, ne donnent pas les denrées pour rien, ce qui, à la longue, serait absurde. L’aumône déraisonnable entraîne fatalement la mendicité. Nous demandons une faible rétribution qui maintient des relations normales entre les habitans du pays et notre amicale colonie. La répétition machinale du don gratuit finirait par éteindre toute énergie en des âmes que nous voulons, au contraire, réveiller, encourager pour le travail et pour l’effort. Il faut ramener ici, aussitôt que possible, le régime des transactions habituelles et du budget régulier. Mais vous remarquerez le bon marché de nos denrées alimentaires. Le lait de nos vaches se donne à raison de trente centimes le litre. Ce n’est pas cher. Nous avons vendu, dans les mêmes conditions, trente-six lapins et tellement de poules et de poulets que notre poulailler est maintenant vide, et que nous avons dû faire une importante commande afin de repeupler notre basse-cour qui s’épuise ainsi que nos magasins de provisions alimentaires et nos réserves de combustibles. Si vous avez des poules disponibles, envoyez cette volaille au château de Robécourt, à Grécourt, par Nesle (Somme). Le Relief Unit de Smith College vous sera reconnaissant de cet envoi... Notre principe, c’est de vendre à très bon compte ce que nous possédons, et d’acheter le plus cher possible le travail des gens du pays. Nous voulons fonder des ouvroirs et des ateliers. Les filles du voisinage seront employées à la couture et confectionneront des trousseaux, moyennant un bon salaire. Les garçons, dans les mêmes conditions, apprendront des métiers. Nous leur donnerons des outils et de l’ouvrage. Quant aux enfans qui ne peuvent pas encore travailler, ils joueront. Nous leur apprenons des jeux.. Pauvres petits ! La plupart d’entre eux ne savent plus jouer. Nous voulons rapprendre la gaieté à ces jeunes Français...

Tandis qu’une voix jeune, nuancée par les inflexions d’un joli timbre musical, m’expose cet admirable programme de réconfort et de consolation, je vois passer une ombre de mélancolie dans la fraîche clarté de deux grands yeux couleur de pervenche. Quel dommage de partir ! On voudrait demeurer plus longtemps, rester à loisir, en ce refuge de douce chaleur et de cordiale sympathie, rencontré à travers la nuit pluvieuse, au bout d’une longue journée de voyage. Le poêle, alimenté de coke et de bois sec, s’est décidé à ronfler. La lampe éclaire les trois couleurs d’un petit drapeau étoile qui s’arbore à un chevron de la charpente et nui domine cette scène dont les moindres détails sont américains à souhait. Le parfum du thé flotte en ce bon gîte, digne des héroïnes de Fenimore Cooper. Ce coin de France nous offre, dans le raccourci d’un cadre familier, un résumé de ce qu’est la douce Amérique, si mal connue, si étrangement défigurée par ceux qui n’ont voulu voir aux États-Unis que la fièvre des affaires et du plaisir. Mais il faut partir, quitter cette oasis d’intimidé. L’heure s’avance. Nous arriverons tard à l’étape prochaine. Avant de prendre congé de leurs visiteurs volontiers attardés, les demoiselles de Grécourt nous guident vers un pavillon qui a miraculeusement échappé aux dévastations des Allemands, et qui sert d’asile à quelques familles de rapatriés. Pour cette petite expédition nocturne, elles font jaillir la lumière de leurs lampes électriques. Et l’on dirait un étincellement de lucioles dans l’obscurité opaque de cette nuit d’hiver, près de cette tour, drapée de lierre, qui dresse une haute silhouette ébréchée parmi des arbres effeuillés et frissonnans. Il faut partir. Le moteur est en marche. Les phares sont allumés.

Good night !

Et les demoiselles de Grécourt, châtelaines d’un château en ruine, prendront un frugal repas du soir dans leurs assiettes à fleurs, sur leur toile cirée à carreaux bleus... Après quoi, elles iront se reposer, comme des soldats en guerre, sur des lits de camp, dans leurs baraques de bois


Blérancourt.

— Maintenant que nous avons vu les demoiselles de Grécourt, me dit M. Green, il faut faire visite aux dames de Blérancourt.

Blérancourt est une commune du département de l’Aisne, située à quarante kilomètres de Laon, dans le canton de Coucy-le-Château, dans les prairies humides où se dessine en molles alluvions le vallon de l’Ailette. Deux panonceaux de notaires, quatre hôtelleries, deux agences d’assurances, une fabrique de sucre, un bureau de la Société Générale pour le développement du commerce et de l’industrie, attestaient avant la guerre toute la prospérité de ce chef-lieu qui occupait, en outre, un pharmacien et deux médecins, attirés notamment dans cette commune rurale par l’importance d’un hôpital dont la fondation est due aux libéralités d’un riche habitant de la contrée. Les dimensions de la halle sont visiblement adaptées à l’importance du commerce des grains où les agriculteurs du Soissonnais et les meuniers des moulins de l’Ailette trouvaient depuis longtemps mainte occasion de gros et légitimes profits. Le premier mercredi de chaque mois était un jour de foire aux bestiaux. Le café du bourg regorgeait alors de vendeurs et d’acheteurs qui, après les marchés faits, encourageaient par leurs emplettes le commerce de l’horloger-bijoutier, des trois charcutiers, du fabricant de chaussures, des deux marchands de draperie, rouennerie et nouveautés. Les enseignes que l’autorité allemande n’a pas fait décrocher de la devanture des boutiques nous entretiennent encore d’un trafic régulier, paisible, cossu, qui, dans la suite ininterrompue des travaux et des jours, passait habituellement de père en fils et de génération en génération. Blérancourt était aussi une petite cité de bourgeoisie bien pourvue de rentes annuelles et de terres au soleil. Un propriétaire de Blérancourt, M. Florelle de Saint-Just, dont le logis existe encore, avec une charmille et un bout de jardin tout plein de souvenirs, eut un fils très turbulent, qui devint, comme on sait, un conventionnel fameux. Enfin, au croisement des routes de Coucy et de Chauny, on voit les restes imposans d’une demeure seigneuriale qui fut autrefois la résidence des marquis de Gesvres, descendans d’un secrétaire d’État fort dévoué à l’intérêt public sous Henri IV, et d’un officier général, mestre de camp de cavalerie, maréchal des camps et armées du roi, mort au champ d’honneur, le 4 août 1643, en combattant les Allemands à Thionville, après avoir reçu trente-deux blessures devant l’ennemi.

Deux pavillons de style très noble, construits et ornés au temps de Louis XIII, commandent l’entrée du parc qui jadis entourait de ses verdures et de ses ombrages le château de Blérancourt. Du château des marquis de Gesvres il ne reste que des vestiges épars au milieu d’une esplanade que longe un fossé à peu près comblé. C’est parmi ces pierres historiques, martelées et disjointes au temps de la Révolution, que les dames de la « section civile du Comité américain pour les blessés français (American Fund for Frerich Wounded) » ont établi leurs bureaux, leurs magasins, leur dispensaire et leurs cantonnemens.

L’œuvre de ces dames de Blérancourt, aussi intelligentes que dévouées, ressemble à un ministère qui serait géré par un petit nombre de personnes, travaillant beaucoup. La présidente de leur conseil d’administration est Mrs. A. M. Dike, affectueusement secondée par miss Anne Morgan, de New-York. Ces noms suffisent à indiquer la qualité de l’élite où se sont recrutées les bonnes volontés qui se sont groupées pour travailler dans les ruines du château des marquis de Gesvres. On me raconte qu’au moment où les dames de Blérancourt cherchaient parmi ces pierres vénérables et branlantes un emplacement favorable à la construction de leurs baraques de guerre, un de nos soldats d’infanterie territoriale, piochant et bêchant la terre, aperçut, dans le pêle-mêle des mottes et des herbes retournées par son labeur, quelque chose qui brillait. C’était un beau louis d’or, tout neuf, à l’effigie du Roi-Soleil. Ce témoin étincelant du passé avait dormi là, pendant plus de deux siècles, comme une relique de la demeure seigneuriale qui fut saccagée par les contemporains de Saint-Just. Et maintenant, il se réveillait, il sortait des profondeurs de l’histoire, pour apporter le salut de la vieille France à la jeune Amérique.

Miss Gertrude Folks, de New-York, graduée de Vassar College, est chargée, ainsi que miss Caroline Duer et miss Sue Watson, de la gestion des magasins et ateliers du château de Blérancourt. Cette jeune fille a de qui tenir : son père, M. Homer Folks, directeur de service des affaires civiles de la Croix-Rouge américaine, est, depuis plus de vingt années, l’un des chefs de tous les mouvemens de bienfaisance, d’éducation et d’hygiène sociale de l’État de New-York. Elle veut bien nous montrer ses provisions d’hiver : des amoncellemens de boîtes de fer-blanc, contenant le maffed milk, les tomatoes, les Spinng Beans de Californie, les Beans with Pork, le poulet en gelée, le Corned Beef, toutes les viandes que l’industrieuse Amérique excelle à comprimer, à réfrigérer, à mettre en bâtons ou en boulettes afin de satisfaire les appétits aiguisés par un long jeûne. On dit merveille d’une « soupe franco-américaine » (franco-american soup) qui arrive de là-bas toute préparée : on n’a plus qu’à la faire chauffer. Pour aider les habitans du pays à préparer leurs repas, les dames de la « section civile du Comité américain pour les blessés français » ont centralisé dans leurs magasins de Blérancourt une abondante collection de marmites et de réchauds, de casseroles et de louches, toute une batterie de cuisine. Donnent-elles cela pour rien ? Non. Même système que chez les demoiselles de Grécourt. Hormis les cas bien déterminés, nettement indiqués pour l’assistance immédiate et le secours d’urgence, ces objets sont vendus au détail, à moitié prix, calculé sur le tarif des achats en gros. C’est un commerce dont les transactions s’inspirent des principes de la charité la mieux ordonnée.

Comme il ne suffit pas de se nourrir, et qu’il faut aussi se vêtir chaudement, pendant l’hiver, les magasins de Blérancourt contiennent tout un assortiment de vêtures neuves, également débitées, excepté dans les cas d’extrême indigence, au prorata des modiques ressources de la population locale. Il faut se meubler. Voici des tables, des étagères, des armoires, fabriquées sur place, par une équipe de petits menuisiers recrutés dans les écoles de Blérancourt, avec le bois des caisses d’emballage qui viennent d’Amérique. Rien ne se perd dans ces ateliers où tout le monde travaille. Aussitôt déballée, la caisse est métamorphosée en meuble. Deviendra-t-elle buffet, table, étagère ou bureau ? C’est l’affaire des petits menuisiers dont l’apprentissage a été organisé, au château de Blérancourt, sous une surveillance admirablement diligente et inventive.

— Ces enfans, me dit Mlle Adrienne Hickel, leur gracieuse directrice, nous donnent toutes les satisfactions possibles. Leur travail est bien émouvant. Voyez cette étagère. Elle est l’œuvre du petit Robert Vaillant. Cet enfant a cruellement souffert, par suite des privations et des souffrances qu’il a endurées pendant l’occupation allemande. Son père, son frère, âgé de quatorze ans, ont été emmenés comme otages... Il a dessiné lui-même le projet de son travail, au compas et au tire-ligne. Voyez comme il a soigneusement biseauté les rebords de son étagère, raccordé ses moulures avec un art instinctif et déjà guidé par une précoce expérience. Nos jeunes artisans français deviendraient facilement des artistes...

Plus loin, on me signale une table, fort bien faite, solidement établie d’aplomb sur quatre pieds amenuisés au rabot, avec des raccords de moulures obtenus sans boîte à onglets, par dessin direct. L’auteur de ce travail, expliqué avec une grande précision de termes techniques, est un petit bonhomme de dix ans, Maurice Cormier, réfugié d’Audignicourt ; son père, glorieusement blessé à Verdun, est réformé ; son grand-père, sa grand’mère, son oncle ont été emmenés en captivité par les Allemands. Sa maison est complètement ruinée. Son frère, Raoul Cormier, âgé de douze ans, ayant recueilli les débris des chevrons d’une toiture, quelques charnières en cuir, provenant de bretelles de fusil, un treillage trouvé dans les ruines, quelques rognures de carton goudronné, a construit, avec ces matériaux, une cabane à lapins.

Henri Dupargne (dix ans) a confectionné avec deux caisses, dont l’une est restée en l’état, non déclouée, et dont l’autre fut débitée en planches pour faire les pièces détachées, un beau pupitre où rien ne manque : les lattes débordent assez pour empêcher les cahiers de glisser ; les porte-plume reposent sur des rainures adroitement agencées ; une étagère porte-livres, un rayon intérieur, pour ranger les papiers, ont été imaginés par le petit constructeur, rendu ingénieux par la nécessité, comme Robinson dans son île. Lorsque tous les écoliers et toutes les écolières de Blérancourt auront des pupitres semblables, quels beaux devoirs seront calligraphiés pour les maîtres diligens et pour les dévouées maîtresses qui donnent leurs soins, de tout cœur, à cette enfance que l’expérience du malheur a faite si précocement pensive !

Pour ces pauvres petits, un dispensaire a été installé sous la direction de miss Florence H. Wright, née à Rome, dans l’État de New-York, et de miss May Toovey, née au comté de Warwick, en Angleterre. Au moment où nous entrons dans la salle bien chauffée où tout a été disposé pour le bien-être des convalescens, un chœur de voix enfantines chante la Marseillaise, comme un hymne de délivrance. Et jamais les notes vibrantes de notre chant national, rappris par des femmes de bien à ces captifs enfin délivrés, ne m’ont paru plus riches d’émotion profonde et d’ardente foi dans les destinées de la patrie.

— Vous avez vu ces enfans, me dit une infirmière américaine, en me reconduisant au seuil du dispensaire pour la visite des autres parties du poste de secours, vous avez pu voir, sur leurs visages pâlots, les traces de leurs souffrances physiques et morales. Trois ans d’épreuves, cela compte terriblement dans la vie d’un enfant. Nous essayons de leur donner de la santé, de la joie et aussi du travail en proportion de leurs forces renaissantes. Visiblement arrêtés dans leur croissance par les privations qu’ils ont endurées, ils ont besoin de tant de ménagemens ! À ces jeunes âmes effarouchées nous rendons la sociabilité par une rééducation dont le programme comprend d’abord la pratique des jeux. Ils ne jouaient pas, au temps des Boches. Ceux-ci les forçaient à travailler aux champs, sous la menace du bâton ou de la geôle. On leur faisait ramasser des pommes de terre, le dos courbé, du soir au matin. On les nourrissait à peine. Ils étaient épuisés d’atrophie, d’anémie. Maintenant, nous avons une laiterie, qui contribue à leur alimentation. Mrs. Arthur M. Taylor, de l’université de Virginie, a fait l’acquisition d’une douzaine de vaches en Normandie. Grâce à ce troupeau, cinquante-huit familles de Blérancourt et des environs reçoivent du lait à raison de huit sous le litre...

Le principe des dames de Blérancourt, comme celui des demoiselles de Grécourt, c’est que le don gratuit ressemble trop à une aumône, et qu’un juste souci de la dignité humaine exige un échange entre la main qui donne et la main qui reçoit. Les règles élémentaires de l’économie sociale veulent aussi que l’on mette de l’argent en circulation. D’ailleurs, si le rapatrié n’a pas d’argent, on accepte un paiement en nature, comme aux temps homériques. Un compte exact de ces échanges est tenu par le secrétariat, sous la direction de miss Edna Winslow, qui est venue, de Meriden (Connecticut). Dès qu’on a vendu quelque objet à très bon marché, on achète autre chose, notamment des instrumens aratoires et des semences. L’outillage agricole ayant été presque entièrement détruit par les Boches, un des premiers soins de miss Anne Morgan fut de se procurer des semeuses mécaniques. Déjà douze cents hectares de bonne terre sont emblavés. La station agricole de Blérancourt a distribué 6 500 arbres fruitiers, afin de remplacer ceux que les Boches ont abattus au moment de leur retraite. Les pépinières de Versailles, que dirige le lieutenant Truffaut, ont cédé une centaine de milliers d’oignons aux dames de Blérancourt, qui ont bien voulu s’occuper de la distribution de ces plantes potagères aux maraîchers de l’Aisne. Dans certaines communes rurales, par exemple à Trosly-Loire, localité plus grande que Blérancourt, il ne restait plus rien, la population ayant été enlevée en masse, y compris les enfans. Dans tous les endroits où les rapatriés commencent à rentrer, l’initiative américaine s’applique à trouver des solutions conformes à la loi morale et sociale qui veut que l’individualisme d’autrefois cède au progrès naturel de la coopération.

A Audignicourt, une dizaine de maisons, incendiées ou démolies par l’ennemi, ont été reconstruites. A Selens, un agriculteur très estimé, M. Boucher, qui a terriblement souffert de la guerre, est devenu l’un des plus utiles collaborateurs des dames de Blérancourt, dont l’ambition, déclarée à haute et intelligible voix, consiste à instituer, en matière agricole, des œuvres permanentes et durables. Quotidiennement, elles font des visites d’inspection et de contrôle dans toute la région, afin de se rendre compte des résultats obtenus et d’entretenir des relations fraternelles avec les habitans du pays. A ce service d’enquête et de distribution sont préposées miss Margaret V. Stevenson, de Montréal, et miss Mary V. Peyton, de l’université de Virginie. Le service automobile est assuré pratiquement, sur les routes difficiles, par une équipe de vaillantes mécaniciennes, qui s’appellent miss Myriam Blagden et miss Barbara Allen, de New-York ; miss Rose Dolan, de Philadelphie, miss Margaret Moore, miss Mary Turmer...

Précisément, voici une de leurs autos, qui revient d’une tournée rurale, et qui s’engage dans l’allée du château. La jeune fille assise au volant de direction de la camionnette fait plaisir à voir, tant ses joues vermeilles, couleur de pomme d’api, démontrent la santé, le goût de l’action, l’ardeur à bien faire. Elle est coiffée d’un béret bleu qui la fait ressembler à quelque brave et gentil conscrit de la classe 18. Près d’elle a pris place une autre girl, vêtue de kaki. Toutes deux ont le teint avivé parle vent froid de l’hiver et par les souffles salubres de l’espace traversé à toute vitesse. J’admire, au passage, en ces deux figures pittoresques, charmantes et graves, le double symbole de cette force morale qui, chez les jeunes Américaines, résulte du bel épanouissement d’une vigueur développée, entretenue, entraînée par la pratique des sports difficiles et réconfortans.

Cependant voici l’heure où les dames de Blérancourt ont accoutumé de se réunir pour prendre un repas bien gagné. Le couvert est mis sur une nappe blanche, dans la salle basse d’un pavillon qui a conservé des ornemens du meilleur goût et du plus agréable effet. A travers les vitres claires de cette salle à manger, improvisée dans les ruines, un furtif rayon, perçant les nuages d’une matinée qui fut grise et pluvieuse, fait briller les fleurs des assiettes peintes, la transparence des verres étincelans de netteté, la blancheur de la soupière où fume un potage dont la douce chaleur allèche à souhait les appétits aiguisés par les longues heures d’un labeur commencé dès l’aurore et qui continuera pendant l’après-midi. On a l’impression d’un réfectoire de couvent, modernisé par le génie inventif du Nouveau-Monde., Repas frugal et salubre, dont la simplicité contraste curieusement avec l’opulence historique et légendaire des déjeuners et des dîners qui réunissaient naguère les convives des somptueuses demeures de la Cinquième avenue, à New-York. C’est pourtant de cette aristocratie millionnaire ou milliardaire des États-Unis qu’est venue l’idée de ces phalanstères féminins, installés, équipés comme des postes militaires, et où l’on supplée désormais au confort par la bonne grâce, par la belle humeur, par l’esprit d’entreprise et de renoncement. Ces vaillantes femmes d’outre-mer, nées dans le luxe, nourries dans la richesse, élevées dans un milieu prodigieusement pourvu de toutes les commodités que procure la possession de l’argent et de l’or, ont adopté ce genre de vie, presque monastique, dans un pays dévasté, parmi des populations malheureuses. Elles viennent des pays quasiment fabuleux ou règne le Dollar. Elles veulent montrer, par leur exemple, de quels bienfaits est capable le Dollar, — lorsqu’il est idéaliste.


GASTON DESCHAMPS.

  1. Voyez la Revue du 15 juillet et du 1er octobre 1917.
  2. Ces jours-ci, notamment, sur le terrain ravagé, miné par l’explosion de la Courneuve, le personnel de la Croix-Rouge américaine, accouru dès la première heure au secours des victimes, a fait preuve des plus belles qualités de courage et de dévouement.