Aux Rives du Mékono

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Aux Rives du Mékono
Revue des Deux Mondes3e période, tome 120 (p. 420-441).
AUX RIVES DU MÉKONG

Il nous est assez indifférent de voir discuter à l’étranger la façon dont se liquide à Bankok la querelle franco-siamoise, et, il nous importe aussi fort peu qu’une presse hostile s’étonne de ce que 250 soldats français, détachés à Chantaboun, s’y fortifient en face des 4 000 soldats siamois qui les y ont précédés. Ce qui peut paraître plus grave, c’est que dans la Chambre des lords, (comme dans celle des Communes, des voix hautaines semblent demander notre effacement dans l’Indo-Chine en s’appuyant sur des prétentions que rien ne justifie.

En présence des déclarations fermes et loyales de notre honorable ministère des Affaires étrangères, la presse anglaise, longtemps ameutée contre nous, est devenue plus modérée ; il suffit, croyons-nous, au cours des négociations qui ont lieu en ce moment au quai d’Orsay, que M. Develle tienne le même langage à l’ambassadeur d’Angleterre, pour que, grâce à sa haute influence, certains membres du Parlement anglais rentrent aussi dans la mesure qui convient en parlant d’une nation amie. Contraste bien fait pour justifier notre bonne foi et prouver notre droit : de ce côté du détroit, pas un journal ayant une influence sérieuse, pas un homme politique ayant quelque valeur, n’ont cru devoir adopter à l’égard de l’Angleterre le ton que des publications et des hommes de l’Etat du Royaume-Uni ont pris vis-à-vis de nous. D’habitude, nous avons dit aux étrangers le plus grand mal de nos actes ; qu’il nous soit permis cette fois-ci de faire notre éloge.

C’est tardivement que nos voisins ont compris que le récent différend avec Bankok ne concernait que la France. Sans l’envoi de l’Alert devant cette capitale et l’annonce qu’il serait suivi d’autres bâtimens de guerre anglais, l’amiral Humann, qui commande nos forces navales de l’Indo-Chine, n’eût pas fait franchir la barre du Ménam à ses vaisseaux. Qu’en est-il résulté ? Du sang versé, un bâtiment de commerce coulé, notre pavillon insulté, et un ultimatum qui certainement eût été moins sévère, si nos marins n’eussent été canonnés par les forts siamois. L’offense était trop grande, l’attaque trop brutale, pour que, sortant de notre indifférence au sujet des droits que nous avons sur le Mékong, nous ne demandions pas toute la rive gauche de ce fleuve, depuis sa sortie de Chine, où il prend sa source, jusqu’à la limite septentrionale du Cambodge.

Ceci établi, est-il possible de dire que la France, en plaçant l’Annam et l’ancien royaume des Kmers sous sa protection, n’ait pas accepté la mission de les défendre et d’hériter de leurs droits ? C’est aussi peu soutenable que de dire que l’Angleterre, en s’emparant de la Birmanie, n’a pas compris dans son occupation toutes les provinces que ce malheureux pays possédait. Quelles clameurs n’eût-on pas entendues des bords de la Tamise jusqu’aux rives de l’Iraouady, si une protestation française se fût alors produite ? Il suffirait pour se l’imaginer de rappeler tout ce qui vient d’être proféré contre nous à propos d’un conflit qui nous était personnel. Nous allons essayer de démontrer combien les récriminations d’outre-Manche ont été déraisonnables et intempestives.


I.

En prévision de froissemens possibles dans une région dont les frontières sont difficiles à fixer, la France avait, par courtoisie, devancé les Anglais dans leur désir de ne pas nous avoir pour voisins. Elle avait non seulement consenti à fermer les yeux sur la manière brutale dont le roi de Birmanie avait été dépossédé de son royaume et conduit en exil[1], mais encore elle avait proposé la formation de cet État-tampon dont il a été tant parlé dans ces derniers jours. L’Angleterre avait rejeté tout d’abord l’idée d’une zone neutre ; aujourd’hui elle s’y rallie ; nous le regrettons, et l’on en saura le pourquoi dès qu’un coup d’œil aura été jeté sur les contrées au sujet desquelles il y a débat en ce moment entre la France et l’Angleterre.

Au dire de savans illustres, les plateaux de la haute Asie auraient été le berceau de la race humaine. De l’Himalaya et de ses formidables contreforts, descendirent vers les plaines des vagues humaines dont les unes s’étendirent au loin, tandis que d’autres restèrent non loin des montagnes d’où elles étaient parties. C’est ainsi que tout d’abord auraient été peuplés l’ouest du Céleste-Empire, le Tonkin, le Laos et la Birmanie. Comme pour faciliter les émigrations, d’innombrables cours d’eau creusèrent de magnifiques vallées, ils entr’ouvrirent les monts sous les coups de leurs assauts furieux, et devenant ces chemins qui marchent dont parle Pascal, ils fertilisèrent de leur limon, comme le Nil, les terres qu’ils arrosaient. « Nulle grande unité nationale, dit Elisée Reclus, ne pouvait se constituer dans ces étroits couloirs séparés les uns des autres par de hautes arêtes. Quel contraste entre ces longs sillons parallèles et la vaste plaine de l’Inde septentrionale où 150 millions d’hommes ont pu trouver place. »

Sur un espace de soixante lieues, six grands fleuves jaillissant des contreforts de l’Himalaya fécondent la Chine, le Tonkin, le Laos et la Birmanie. C’est le Yang-tsé-kiang ou fleuve Bleu, d’une longueur de 4 650 kilomètres et qui a dix fois la portée du Rhône ; le Si-Kiang, unissant le Yunnan à Canton ; le Song-Coï ou fleuve Rouge qu’une canalisation bien entendue peut faire un jour, au point de vue de nos relations commerciales avec l’empire du Milieu, le plus utile des fleuves de l’Indo-Chine ; c’est encore le Mékong qui va déboucher en Cochinchine après un parcours de 4 000 kilomètres ; la Seluan, devenue tributaire des Anglais, et qui, au temps des grandes crues, verse à la mer 20 000 mètres cubes d’eau par seconde, et enfin l’Iraouady, tributaire également de nos voisins, qui se déverse dans le golfe de Martaban à raison de 28 000 mètres cubes par seconde également.

Le Mékong est le seul de ces fleuves qui nous intéresse en ce moment, car c’est pour l’utiliser à sa sortie de la frontière de Chine et faire passer une voie ferrée pénétrant dans le Yunnan, que les Anglais ont pris la Birmanie, et sont fort étonnés en même temps qu’irrités de nous y voir devenir leurs voisins par suite des récens événemens du Siam.

,Le haut Mékong traverse une partie des États Shans ou du haut Laos. Ces États, dans le nord, sont sans routes praticables, sans fleuves navigables, — le Mékong compris, — et le transport de leurs produits ne peut s’y faire qu’à dos d’hommes, d’éléphans ou de bêtes de somme. Le pays très montagneux n’est guère peuplé, et cependant les Anglais comptent bien que les Shans des vallées, les Kakhyens et les Sing-Po, tribus indépendantes qui fuyaient la tyrannie birmane, émigreront peu à peu des montagnes où ils se sont réfugiés, pour venir cultiver leurs nouvelles possessions qui ont le plus grand besoin de laboureurs. Les indigènes de toute caste travaillent bien par momens ; cela dure peu. Très enclins au dolce farniente, ils règlent leur existence de façon à paresser le plus possible.

Autrefois, le climat du haut Laos était réputé très malsain ; depuis qu’il a été étudié, cette opinion s’est modifiée, et il a été reconnu plus salubre que celui du Siam et de la Cochinchine. Ce n’est pourtant jamais impunément que l’Européen séjourne dans les forêts encore non exploitées qui s’y trouvent ; il y est pris de fièvres lentes par lesquelles les tempéramens les plus robustes sont détruits. Le colon assez téméraire pour assister en personne à un défrichement de forêt, peut compter les jours qui lui restent à vivre aussi sûrement qu’un condamné à mort. Il est des exceptions ; c’est ainsi que M. Arman Bryce, l’un des membres les plus distingués du Royal colonial Institute, a raconté qu’il avait passé de nombreuses journées dans le haut Laos sans être malade ; il eût dû ajouter qu’il n’en avait pas été de même de ses compagnons qui tous ont été frappés.

Les produits du sol que baigne le Mékong sont aussi variés que le climat. Dans le Sud, le plus important de tous est le riz qui couvre de ses blonds épis de grandes étendues. La canne à sucre se cultive sur une très petite échelle, quoique le terrain lui soit favorable, et que les indigènes aiment les sucreries avec passion. Leur indolence habituelle les oblige à faire venir de l’Inde anglaise et des îles de la Sonde des cannes et des palmiers aux sucs emmiellés. On y cultive un tabac léger d’arôme ; tout le monde fume, depuis le bambin qui commence à se tenir debout jusqu’au vieillard qui se traîne. Rien n’est plus comique que de voir un petit être nu comme un ver, ayant à l’oreille, — l’oreille est son porte-cigare comme elle est le porte-monnaie des Tagales des Philippines, — une carotte de tabac faite de feuilles roulées.

Dans le Laos moyen, c’est l’arbre à thé qui forme la principale culture ; le Fils du Ciel ne boit que le thé d’Ipang qui s’y cultive ; une autre qualité est goûtée par les indigènes, mais la saveur n’en plaît guère aux Européens. Un Laotien ne croit pas avoir fait un bon repas, s’il n’en a pas absorbé de nombreuses infusions.

Un arbre qui est pour les marines militaires la meilleure des essences forestières, le teck, se trouve dans les hauteurs des deux Laos. Il possède une huile essentielle qui le préserve de l’humidité, et défend le fer de la rouille quand il s’y trouve encloué. Il reste impunément exposé à la grande chaleur ou au contact de l’eau sans se fendre ni se pourrir ; de plus, il résiste au ver blanc qui, en Asie, ronge toutes les charpentes, les meubles, et surtout les caisses en bois blanc d’Europe. Indépendamment du cocotier, du bananier, du manguier, de l’oranger et de l’ananas, l’aréquier croît dans le Sud. Ce conifère, soit qu’il se lève au-dessus des rizières, d’un massif d’hibiscus, ou qu’il dresse sa tige élancée et gracieuse au sommet d’une colline, réjouit partout les yeux par son bouquet de fines palmes et ses fruits dorés. Comme tous les indigènes mâchent la feuille du bétel dans laquelle un morceau de la noix de l’aréquier se trouve enveloppé, la culture en est grande.

La poudre d’or se trouve dans les sables de plusieurs rivières. Si elle est rare dans la poche de ceux qui furent les sujets des rois birmans, dans celles des Siamois et de leurs tributaires du Nord, elle brille au soleil en lames épaisses sur les toits sextuples des palais royaux, dans l’intérieur des pagodes, ou tout simplement, comme à Luang-Prabang, au sommet d’une pyramide élevée au centre d’une place publique. Le cuivre est en telle abondance dans les États laotiens, que les toitures des anciens temples en sont encore couvertes. L’étain ne se rencontre qu’au sud de la presqu’île de Malacca, la Chersonèse d’Or de Ptolémée. Il se montre tout le long des couches granitiques de la province de Tennassérim jusqu’aux îles des détroits de la Sonde, où les Célestes l’exploitent sur une grande échelle. L’huile de pétrole y est connue et utilisée depuis une époque fort lointaine, bien longtemps avant sa découverte en Pensylvanie.

Ce qui fait de ces régions une des plus riches contrées du monde, ce sont ses pierres précieuses et ses nombreux éléphans. Les mines de Mogung, au pays montagneux de la haute Birmanie, ont été les seules qui pendant des siècles aient fourni le véritable rubis de l’extrême Orient. L’ex-roi Thibô de Mandalay en portait un à son doigt du poids de 80 carats lorsque les soldats anglais lui mirent la main au collet. Pendant longtemps, Mogung et Ceylan avaient eu le privilège de fournir des saphirs à l’Europe, mais depuis la découverte de nouvelles mines à Bankok et dans l’Himalaya, non loin de Simla, cette pierre a beaucoup perdu de sa valeur. Il est un autre minéral d’un rapport autrement important que celui du rubis et du saphir, c’est le jade, serpentine d’un blanc verdâtre, dont les gisemens se trouvent à l’ouest de Mogung, dans la vallée de l’Oron, un des affluens du Chindouin. Les mines sont travaillées par les sauvages Kakhyens, et leurs produits sont achetés par les Chinois qui, comme les Juifs avec lesquels ils ont de nombreux points de ressemblance, aiment beaucoup et ce qui a de la valeur et ce qui brille. On en extrait chaque année pour deux millions de francs. Ce sera toujours la pierre favorite des Célestes, qui la travaillent avec amour, et en font des coupes, des boutons de mandarins et des amulettes. Pour que le jade satisfasse le Chinois, ce minéral doit être d’un vert semblable à celui de l’émeraude ou d’une grande blancheur sans transparence. Il est des boucles d’oreilles en beau jade vert évaluées à 10 000 dollars ou 50 000 francs la paire.

Un mot de la faune : elle est des plus remarquables, surtout dans les États Shans. L’éléphant sauvage habite les forêts par troupes nombreuses, et ce qui rend l’emploi de ce pachyderme si aisé, c’est qu’il faut peu de jours pour l’apprivoiser. Les Birmans, qui avec les Siamois vénèrent l’éléphant blanc, « Fleur sacrée », comme un dieu, savent bien moins l’utiliser que les autres indigènes[2]. La Bombay burmah corporation, exploitant les forêts de teck dans le haut Laos, a déjà eu plusieurs milliers d’éléphans à son service depuis sa création. Il n’est pas d’ouvriers au monde plus patiemment attachés à leurs rudes besognes ; il est vrai qu’ils ne connaissent ni les syndicats ni les grèves.

Les serpens, les léopards et les tigres, — surtout les tigres, — y font de nombreuses victimes. Le rhinocéros et le crocodile peuplent les parties basses des rivières. Le cerf, l’axis, le porc-épic, les paons animent les forêts de leurs bonds et de leurs cris stridens. Le poisson, qui avec le riz est la nourriture principale des indigènes, est d’une grande abondance. Une des industries des villages qui, dans le Sud, bordent les grands cours d’eau, est d’en faire une pâte desséchée et fortement salée ; elle se garde dans les habitations où elle répand une odeur des plus désagréables. Il en est de même sur le grand lac de Toulé-Sap, au Cambodge, lac où Siamois, Birmans, Célestes, Annamites et gens du pays viennent faire des pêches miraculeuses. C’est une mesure excellente que celle d’avoir exigé du Siam qu’il n’y laisse stationner aucune embarcation armée. C’est la tranquillité assurée pour un monde de pêcheurs malheureux.

On ne trouve, au nord, dans le haut Laos, comme on doit le supposer, rien qui ressemble à une manufacture européenne ; il y a cependant un assez grand nombre de métiers à la main ; mais il est fort à craindre que le bas prix des produits fabriqués à Manchester et même à Bombay ne les fassent disparaître. C’est dans le sud que se concentre, en attendant que le Yunnan soit accessible, un mouvement commercial très marque. C’est cette concentration qui explique l’explosion des lamentations des Anglais lorsque ceux-ci apprirent que nous bloquions l’entrée du Ménam.

Le Siam exporte 200 000 tonnes de riz par an, soit en Chine, soit dans d’autres ports avoisinans. Des milliers de tonnes vont aussi en Angleterre, et comme ce sont les bateaux à vapeur de la Grande-Bretagne qui de Bankok transportent cette denrée dans toutes les directions, on comprendra certaines colères.


II.

Une frontière commune dans le haut Mékong, frontière facile à délimiter entre gouvernemens qui se respectent, aurait eu aux yeux des Asiatiques une portée qu’il est superflu sans doute d’expliquer. Ils y eussent vu une sorte d’alliance entre deux peuples souvent rivaux, mais qui n’hésitaient pas à se rapprocher dès qu’un intérêt quelconque les y conviait. où les difficultés devaient fatalement surgir entre Anglais et Français, c’est lorsqu’il s’est agi d’indiquer, sur une carte, de quel territoire serait tirée la zone neutre dont on veut faire un État, mais un État indépendant de la Chine, du Siam, de l’Angleterre et de la France. Obtiendra-t-on ce territoire de l’empire du Milieu ? On dit déjà qu’il se prépare à repousser par la force toute nouvelle amputation faite à ses frontières du Sud. Est-ce le Siam qui en ferait les frais ? Oui, si nous consentions à faire abandon de la rive gauche du haut Mékong, rive où les faits et gestes des Siamois étaient déjà, en 1876, signalés comme abusifs par la mission Doudart de Lagrée[3]. Est-ce l’Angleterre qui se dessaisira d’un lambeau de la Birmanie ? Vu l’appétit chaque jour plus grand du lion britannique, il est prudent de repousser cette hypothèse.

Ces jours-ci, M. Holt Hallett, ingénieur de grand talent et, comme M. Colquhoun, notre ardent adversaire dans l’Indo-Chine, publiait dans le Times une lettre dans laquelle il demandait que l’Etat-tampon fût absolument érigé à l’est du Mékong. En d’autres termes, que la zone neutre fût prélevée en totalité sur le territoire de la sphère française, sans que l’Angleterre y contribuât. La raison de cette inqualifiable proposition est qu’un chemin de fer anglais en construction en ce moment, et dont les travaux sont dirigés par ce même M. Holt Hallett, est obligé de passer de la rive droite de ce fleuve sur la rive gauche. Est-ce admissible ? Devons-nous être les seuls sacrifiés ? Non, car dans ces contrées lointaines il faut que la France et l’Angleterre jouissent à tous les points de vue de la même situation. L’une et l’autre de ces deux puissances, en vue d’une entente désirable, sont contraintes à un même désintéressement. Est-ce donc notre faute si les récens événemens de Siam sont venus de jouer certains projets ? Sans l’assassinat de nos compatriotes, l’arrestation de nos officiers, l’Angleterre et le Siam eussent peut-être réussi à se réserver la jouissance de la route de la Chine méridionale qui suit la rive du Mékong : les deux compères ne se proposaient rien de moins que de se partager avec l’empereur des Célestes le protectorat des principaux États Shans et de leurs dépendances.

Et lorsque les limites de l’État-tampon auront été tracées, n’est-il pas à craindre de voir s’y réunir tout ce que la Birmanie contient de Dâcoîts ; le Tonkin, de Pavillons-Noirs ; la Chine, de rôdeurs et de rebelles ? Le comté de Nice, qui n’était autrefois qu’une sorte de territoire neutre entre le Piémont et la France, fut longtemps habité par les gens sans patrie et les criminels que les deux pays repoussaient de leurs cités.

On ne peut avoir oublié ce qui se passait dans le nord du Tonkin, il y a fort peu d’années. Là aussi on avait imaginé de créer entre nous et l’empire du Milieu une zone neutre ; la perfidie des Chinois en rendit l’exécution impossible. Des réguliers de l’armée chinoise, transformés en Pavillons-Noirs, empêchaient les Européens de s’y aventurer. Les routes étaient pleines de malfaiteurs qui pillaient les villages, attaquaient les bateaux, osant se risquer sur les cours d’eau. Après avoir ravi des femmes, des enfans, des buffles, les bandits franchissaient la frontière au delà de laquelle, indépendamment de leur part de butin, ils recevaient les félicitations des mandarins. Ce qui pourrait arriver de moins malheureux aux indigènes du futur État-tampon, c’est que les Chinois qui, par centaines de mille, émigrent en Amérique, aux Sandwich, aux Philippines et dans les îles de la Sonde, affluent sur ce territoire en nombre considérable. Ils y trouveront la religion qu’ils pratiquent et le climat qui leur convient. Ils s’y enrichiront, mais ce sera la misère pour les Laotiens et peut-être l’appauvrissement agricole du pays, car le Céleste immigrant fait peu de culture hors de son village. Il préfère le commerce, les échanges et la spéculation. Parasites des pays sur lesquels ils s’abattent, ils ne les fécondent même pas de leurs ossemens ; les richesses qu’ils amassent suivent en Chine leurs cercueils. Les Shans et autres indigènes du haut Mékong, avec lesquels les Chinois vont se trouver le plus fréquemment en contact, appartiennent à une race douce, sympathique, industrieuse, portée aux échanges commerciaux, mais très facile à se laisser impressionner, et disposée à imiter les exemples mauvais qu’on met sous ses yeux. C’est ainsi que les Shans, qui avoisinent de très près la province du Yunnan, semblent avoir déjà perdu les traits distinctifs de leur caractère naturel, lequel, ainsi que nous l’avons dit, est affable et communicatif. La mauvaise foi du Chinois colporteur ou contrebandier, l’usage abusif de l’opium, qu’il a introduit chez les Shans ou les Laotiens, enlèvent à ces derniers déjà leurs qualités primitives en les entraînant vers les bas-fonds de la dégradation morale. Que sera-ce lorsqu’un territoire indépendant et sans police européenne sera devenu le rendez-vous des bandits de la Chine et de l’Indo-Chine ? La main de fer des Anglais saura bien faire respecter la partie de leur territoire qui touchera à ce foyer de trouble ; il en sera sans doute de même en ce qui nous concerne ; mais la Chine, qui voudra sa part dans tout ceci, sera-t-elle assez forte pour faire régner l’ordre dans une population frontière des moins gouvernables et si peu désireuse d’être gouvernée ? Son intérêt sera d’y entretenir l’anarchie et même de l’y fomenter. Ne pas prévoir une politique si conforme à l’astuce des Célestes, c’est aller au-devant d’éventualités fécondes en conflits et répressions sanglantes. La responsabilité en retombera tout entière sur l’Angleterre, qui, à notre voisinage, aura préféré celui d’une agglomération suspecte à tous les titres.


III.

Il ne faut pas être trop surpris si les Anglais, après avoir rejeté l’idée d’un État-tampon, la reprennent aujourd’hui. Il y a déjà longtemps que, sans en donner une raison plausible, ils repoussent avec une terreur comique cette pensée que leur empire des Indes peut être exposé à devenir le voisin de nos possessions de l’Indo-Chine. Lorsque le capitaine Gratton Geary, auteur d’un livre fort remarqué : Burmah after the conquest, arrivait en 1886 à Mandalay avec le corps expéditionnaire anglais, il partageait avec celui-ci l’opinion de lord Salisbury, opinion qui était de s’abstenir de toute innovation. Si l’on avait été d’accord pour faire occuper la haute Birmanie par des forces britanniques, il y avait hésitation sur le système de gouvernement qu’on devait lui appliquer. Il était dans l’esprit du ministre de remettre en apparence ce gouvernement aux mains d’un prince indigène avec toutes les garanties désirables pour sauver le prestige et les intérêts de l’empire indien. On croyait que ce prince serait Nyoung-Yan, un jeune homme de quatorze ans. « Un tel arrangement, a écrit le capitaine Geary, eût eu les avantages suivans : Ne pas augmenter le déficit de l’empire des frais d’une administration européenne ; le pays se fût plus docilement soumis à un protectorat qu’à la suppression radicale que rien n’excusait de l’un des plus anciens trônes d’Asie ; la continuation d’une royauté birmane eût écarté les revendications chinoises ; enfin, dit en terminant l’auteur de Burmah after the conquest, il évitait le rapprochement des frontières anglaises et françaises. » On sait que c’est lord Dufferin, alors vice-roi des Indes, qui leva toutes les incertitudes en faisant afficher ces quelques mots sur les murs de la capitale d’un royaume à jamais disparu : « Par ordre de la Reine-Impératrice, il est notifié que les territoires précédemment gouvernés par le roi Thibô ne sont plus sous ses ordres et seront, pour tout le temps qu’il plaira à Sa Majesté, régis par les officiers que le vice-roi et gouverneur général des Indes nommera à cet effet. »

Un extrait du livre Amongst the Shans, par M. Archibald Colquhoun, trouve également ici sa place ; il témoigne de l’importance que les Anglais attachent à l’intégrité du royaume de Siam, de la pression qu’ils ont dû exercer sur son gouvernement, et, de nouveau, de la sainte horreur que leur inspire, ainsi qu’au grand journal de la Cité, l’idée que nous puissions avoir des frontières limitrophes aux leurs.

« Quoique notre enjeu au Siam, dit M. Archibald Colquhoun, ne soit pas considérable, il est infiniment plus grand que celui de la France. S’il arrive que la vallée du Ménam soit ouverte à nos chemins de fer, que ceux-ci s’unissent à nos voies ferrées de la Birmanie, notre commerce s’accroîtra rapidement. Et même, l’année dernière, grâce à quelques postes policiers placés à la frontière, les voyages par terre ont presque doublé. La protection du Siam est une question vitale pour notre commerce et notre agriculture de la Birmanie anglaise. Une peste épizootique ravage les troupeaux dans ce dernier pays, et notre principale source d’approvisionnement est dans le nombre énorme de bétail élevé dans le Luang-Prabang et autres régions du pays des Shans.

« Si nous ne pouvions reconstituer nos cheptels, notre culture du riz diminuerait très sérieusement. Siam est la terre par excellence des éléphans, comme aussi pour l’élevage de ces animaux si utiles à nos colonnes militaires et pour le transport des bois. Nos forêts riches en teck seront bientôt épuisées, et beaucoup de nos ouvriers forestiers nous abandonnent pour aller chercher du travail dans les forêts du Siam. Que le pays s’ouvre à nos chemins de fer, et les essences des forêts existant entre les 17e et 22e degrés de latitude seront d’une facile exploitation et créeront une source inépuisable de bénéfices.

« Siam est un pouvoir ami : il a ouvert ses provinces à notre commerce ; nos compatriotes sont certains d’y être protégés ; à notre requête, il a aboli tous les monopoles, sauf celui de l’opium, pourtant ; nos produits sont légèrement taxés en douane ; les procès civils et criminels, dans lesquels les Anglais sont intéressés, sont portés devant un consul anglais ; nos provinces ont été jointes aux leurs par des lignes télégraphiques ; nos missionnaires sont protégés et leurs prosélytes ne sont pas inquiétés.

« Le roi et ses proches ont reçu une éducation européenne ; de belles écoles ont été ouvertes à Bankok, et pas un de nos soldats ne monte la garde aux frontières, quoiqu’elles s’étendent, unies à celles du royaume de Siam, sur une étendue de plus de 600 milles anglais, un service postal est organisé dans tout le royaume ; nulle plainte n’est portée sur les frontières dont je parlais plus haut par nos officiers. Les gouverneurs siamois font avec leur appui tous les efforts pour combattre le dâcoïtisme.

« Le roi est désireux d’une étroite alliance avec nous ; il sait qu’une telle union signifie sécurité pour son royaume ; qu’il y trouvera une garantie contre l’annexion de ses provinces aux possessions françaises. Depuis la guerre franco-espagnole en Annam en 1858, quand Tourane était occupé par les Français, ceux-ci n’ont cessé de susciter de nouveaux troubles en Cochinchine. Le Times a bien fait de leur rappeler, il y a quelques mois, qu’en aucun cas nous ne les accepterions comme voisins, et qu’il est temps de leur fixer une ligne de démarcation qu’il ne leur sera jamais permis de dépasser. Cette ligne serait la crête des montagnes d’Annam et les frontières nord et est du Cambodge. Derrière cette ligne se trouve l’empire du Siam et les États indépendans des Shans à travers lesquels s’étend la route qui conduit des possessions anglaises à la frontière du Céleste Empire. »

Ce qu’a écrit l’honorable M. Colquhoun contre nous et en faveur de la Cour de Siam, est hautement approuvé par M. Curzon et lord Hamington, deux autres grands explorateurs du Mékong. Le noble lord qui a été l’hôte de nos officiers au Tonkin s’est même oublié jusqu’à les qualifier de « flibustiers ». Il nous semble pourtant bien difficile de prouver que c’est nous, si longtemps indifférens à nos intérêts dans l’Indo-Chine, qui ayons armé les mains des meurtriers de F. Garnier, de Henri Rivière et de tant d’autres héroïques soldats. À l’opposé de ce qu’avance M. Colquhoun, c’est l’empire anglais des Indes qui, sous les plus futiles prétextes, a successivement dépossédé un nombre infini de rajahs, couronnant son œuvre d’absorption par la déposition d’un roi. Quant au Siam, il suffit de tracer un abrégé de son histoire, pour montrer sur quels droits illusoires reposent ses essais de domination dans certaines provinces annamites et cambodgiennes.


IV.

C’est depuis le commencement de ce siècle que les rois du Siam ont cherché à gouverner dans la vallée du Mékong. Avant 1800, ils s’étaient contentés des terres arrosées par le Ménam, un fleuve bien à eux, celui-là, et s’ils en avaient franchi les limites, c’était pour enlever à la Birmanie la région qui s’arrête au golfe de Bengale. Pendant près de six cents ans, les rois d’Ava et du Siam furent en lutte, et, au moment où Louis XIV envoyait à Ayoutia, nom de l’ancienne capitale des Siamois, des jésuites, des soldats, et, en qualité d’ambassadeur, l’étonnant chevalier de Chaumont, les Siamois possédaient les provinces de Martaban et de Tenassérim. Les Birmans les leur reprirent, mais pour retomber au cours de ce siècle aux mains des Anglais. Le Siam, délivré à l’ouest de ses belliqueux voisins, c’est-à-dire des Birmans, fit volte-face, et ne songea plus qu’à s’étendre au nord, aux dépens du royaume de Laos, et, à l’est, dans le Cambodge. Le Laos a eu son moment de splendeur, d’une splendeur toutefois moins éclatante que celle du Cambodge, où brilla l’art kmer, et où les ruines d’Angcor témoignent, sous le linceul de verdure qui les enveloppe, d’une civilisation peu commune.

Vers 1650, la domination du Laos s’étendait souveraine de Bassac sur le Mékong, jusqu’à Xieng-Sen sur ce même fleuve, Vien Chang, sa capitale, était tellement renommée au loin par sa richesse, qu’elle reçut la visite de Hollandais désireux d’entamer avec elle des rapports commerciaux. Il n’est pas sans intérêt de noter que ces personnages mirent soixante-dix-sept jours pour remonter le Mékong depuis la frontière du Cambodge jusqu’à Vien-Chang, Non moins intéressant est l’accueil que leur fit le roi de Laos, un roi réputé barbare, car la réception qu’en reçurent des Européens fut autrement somptueuse que celle faite aux ambassadeurs siamois par le roi Soleil,

Voici, d’après Dubois, comment Gérard van Vusthof et ses compagnons furent accueillis.

« Aux approches de la capitale, quelques officiers laotiens vinrent demander au chef de la mission communication particulière de ses lettres de créance avant qu’il lui fût permis de les remettre. Ces lettres ayant été examinées et trouvées en bonne forme, trois grandes pirogues dorées montées chacune par quarante rameurs furent envoyées pour prendre l’ambassadeur et son cortège.

« On mit les lettres dans un vase d’or posé sous un dais magnifique : les Hollandais se placèrent derrière. Un mandarin était chargé de les conduire au logement que le roi leur avait fait préparer. Ils y furent complimentés par un autre mandarin au nom de ce prince, qui leur fit offrir des rafraîchissemens et quelques présens. On ne tarda pas à fixer le jour de l’audience, à laquelle l’ambassadeur fut conduit avec beaucoup de pompe. Un éléphant portait la lettre du gouverneur général des possessions néerlandaises sur un bassin d’or. Cinq autres éléphans étaient montés par l’ambassadeur et ses gens. On passa devant le palais du roi au milieu d’une double haie de soldats, et l’on arriva enfin auprès d’une des portes de la ville, dont les murailles de pierre rouge étaient entourées d’un large fossé sans eau, mais tout rempli de broussailles. Après avoir marché encore un quart de lieue, les Hollandais entrèrent dans les tentes qu’on leur avait fait dresser en attendant les ordres du roi. La plaine était couverte d’officiers et de soldats montant des éléphans ou des chevaux, et qui tous campaient aussi sous la toile. Au bout d’une heure, le roi parut sortant de la ville avec une garde de 3 000 soldats, les uns armés de mousquets, les autres de piques. Après eux venaient des officiers armés et suivis d’une troupe de joueurs d’instrumens et de quelques centaines de soldats. Le roi, que les Hollandais saluèrent lorsqu’il passa devant leurs tentes, ne leur parut âgé que de vingt-deux ans. Peu de temps après, les femmes défilèrent aussi sur seize éléphans[4]. Dès que les deux cortèges furent hors du camp, chacun rentra sous sa tente où le roi fit porter à dîner aux Européens.

« À quatre heures après-midi, l’ambassadeur fut conduit à l’audience à travers une grande place dans une cour carrée environnée de murailles avec quantités d’embrasures ; au milieu se voyait une grande pyramide dont le haut était couvert de lames d’or du poids d’environ mille livres. Ce monument était regardé comme une divinité, et tous les Laotiens venaient lui rendre leur adoration. Les présens des Hollandais furent apportés et posés à quinze pas du prince. On conduisit ensuite l’ambassadeur dans un temple où le roi se trouvait avec tous ses grands. C’est là qu’il fit la révérence ordinaire, tenant un cierge de chaque main et frappant trois fois la terre du front… Après les complimens usités en pareille occasion, le roi fit présent à l’ambassadeur d’un bassin d’or et de plusieurs habits. Les personnages de sa suite ne furent pas oubliés.

« On leur donna le divertissement d’un combat simulé et d’une espèce de bal terminé par un feu d’artifice. Ils passèrent cette nuit-là hors de la ville, ce qui était sans exemple, et le matin on les ramena dans leur logement. Depuis ce jour, l’ambassadeur fut traité plusieurs fois à la Cour, et l’on s’efforça de lui procurer tous les amusemens imaginables. Après s’être arrêté pendant deux mois à Vien-Chang, — les Hollandais écrivent Winkyan, — il en partit pour retourner à Camboya, où il n’arriva qu’au bout de quinze semaines, fort satisfait du succès de sa mission[5]. »

M. de Carné dit de Vien-Chang : « Là, où Gérard van Vusthorf et ses compagnons rencontrèrent, en 1700, une ville florissante, je ne vis que ruines. » Les Siamois les y ont amoncelées. Par eux, les Laotiens furent exterminés ou déportés en masse et leur capitale rasée, comme l’avait été Jérusalem par les armées romaines. Chao-Koun, un général siamois dont le nom remplit encore de terreur ces contrées, mit par cette horrible exécution le sceau à une renommée militaire déjà acquise aux dépens du Cambodge. On peut voir à Oudon, en face de l’ancien palais du roi Norodom, la grossière statue de cet égorgeur de peuples. Par une prescription insolente des vainqueurs à laquelle le protectorat seul de la France a mis un terme, les Cambodgiens la saluaient tous humblement en passant devant elle, sans que dans ce troupeau de vaincus un sentiment de résistance se soit jamais produit.

Parvenus à tromper la vigilance de l’ennemi, le roi de Vien-Chang et plusieurs membres de sa famille se réfugièrent à Hué ; mais le roi Mink-Man, qui régnait alors sur l’Annam, loin de protéger les fugitifs comme ils l’avaient espéré, fit conduire à Bankok, par suite d’un accord secret passé avec Siam, le roi déchu, et là, ce malheureux, renfermé dans une cage de fer contenant les instrumens de torture au moyen desquels on le suppliciait chaque jour, ne tarda pas à expirer. Il laissait les derniers survivans de sa race dans une situation tellement abaissée, que le vainqueur n’en pouvait désormais concevoir aucun ombrage.

Il est très important de faire remarquer, en raison de l’actuel différend entre le Siam et la France, qu’au commencement de ce siècle, les Annamites s’étaient répandus de leur côté dans la vallée du Mékong. La rive gauche du fleuve leur appartenait, sans contestation, à partir du 16 degré de latitude nord jusqu’au delà du 17e de telle sorte que, dans ces limites, les provinces situées entre le Mékong et la grande chaîne de montagnes qui finit au cap Saint-Jacques, étaient soumises à l’empire d’Annam et payaient tribut à son souverain.

« Chargé spécialement, dit M. de Carné, par l’amiral de La Grandière, de déterminer les bornes de cet empire et de s’enquérir des territoires sur lesquels les Annamites élèvent des prétentions, M. de Lagrée avait fait sur ce point-là, lors de notre excursion à Attopée, des recherches persévérantes, mais infructueuses. Il avait retrouvé plus haut, en explorant seul le bassin d’un autre affluent du Mékong, le Se-Banghien, des preuves incontestables de l’autorité politique et administrative du roi d’Annam sur cette partie du Laos. Si donc, par le cours des événemens et des années, la France se trouvait substituée aux prétentions d’un gouvernement qu’elle sera un jour, pai la force même des choses, appelée à protéger ou à détruire, les titres ne lui manqueraient pas pour établir sa domination sur ces vastes déserts que le génie européen pourrait seul féconder[6]. »

C’est après l’extermination des Laotiens par les Siamois, que ceux-ci, pour empêcher la reconstitution de la monarchie disparue, partagèrent le pays en plusieurs petites principautés ou royaumes : un de ces petits États eut pour capitale Luang-Prabang, qui était déjà depuis quelques années la rivale de Vien-Chang.

Ainsi qu’on le suppose, les rapports entre vainqueurs et vaincus, Siamois et Laotiens, furent loin d’être cordiaux. Les petits États de la rive droite du Mékong payaient assez régulièrement une sorte de tribut, tout en ne recevant qu’avec humeur les fréquentes visites des fonctionnaires siamois, dont la suffisance et la morgue pesaient de tout leur poids sur un peuple terrifié. Les principautés de la rive gauche, incapables de résistance, s’humiliaient, pour garder une ombre d’indépendance, jusqu’à payer à la fois un tribut à Siam, à Hué et même à la Chine.

Après le départ du Siam, en 1856, de notre chargé d’affaires, M. de Montigny, la France n’eut plus aucune influence dans ce royaume ; puis, en 1883, les Siamois n’ayant rien à redouter de l’Annam, où nous dominions, ils songèrent à occuper Luang-Prabang, et à étendre leur puissance aussi bien sur la rive droite du Mékong que sur la rive gauche. On les laissa même installer des postes militaires et des bureaux de douane sur les hauteurs qui limitent à l’ouest le bassin du grand fleuve.

Dans ce Laos envahi sans bruit et sans combat, le roi de Siam plaça ses quarante frères en qualité de gouverneurs et de commissaires : territoires du Laos cambodgien, annamite et tonkinois, tout y passa. 20 000 esclaves, plus 20 à 30 millions de francs, enlevés aux populations vaincues, entraient annuellement à Bankok, les premiers pour y être employés aux plus dégradantes corvées, les seconds pour s’immobiliser dans le trésor royal.

Le plan de ceux qui dirigeaient contre nous la politique de la cour du Siam était fort simple : nous réduire à la stricte occupation des côtes baignées par la mer de Chine. On ne s’en préoccupa que bien tardivement en France, quoique notre drapeau, déployé victorieusement au Tonkin, eût dû faire songer, comme l’avait pressenti M. de Lagrée, à la possibilité d’une installation dans la vallée du haut Mékong.

Peu de temps après l’expédition dirigée par ce vaillant explorateur[7], deux officiers énergiques et entreprenans, MM. d’Arfeuilles et Reynard, se donnèrent aussi la mission de remonter le Mékong jusqu’à Luang-Prabang, et, une fois parvenus à cette hauteur, de gagner par terre la ville de Hué en coupant obliquement la péninsule Indo-Chinoise. Moins heureux que leurs prédécesseurs, ils furent forcés de regagner Saigon après quelques mois d’absence.

Encore plus tard, divers fonctionnaires, et, en particulier, le capitaine Luce, s’occupèrent, à Hué, d’éclaircir sur quelles bases reposaient les empiétemens siamois, et d’étudier la position exacte de leurs postes. Le résultat des recherches fut que les rois de Siam n’avaient aucune raison, aucun droit, d’agir comme ils le faisaient, et qu’il n’était que temps de le leur faire savoir. On temporisa encore, sans songer à profiter des forces considérables tant de terre comme de mer, envoyées au Tonkin après la guerre avec la Chine, pour sa pacification définitive. On était allé à Pékin avec moins de soldats ; quels résultats n’eût-on pas obtenus dans l’Indo-Chine avec l’armée qui s’y trouvait alors !

M. Pavie, tout d’abord simple agent de l’administration des postes et télégraphes, et sur lequel l’attention publique s’était portée avec intérêt, par suite de la ligne télégraphique terrestre qu’il avait réussi à construire de Battambang à Bankok, fut nommé, vers 1887, vice-consul à Luang-Prabang. Devant cette ville, le Mékong, comme heureux de sortir des défilés montagneux qui l’enserrent en amont, et comme pour se préparer à lutter en aval contre les rapides qui l’attendent, s’étale en un lac calme et limpide. On y voit glisser un nombre infini de barques légères ; des filets de pêche étendus sur une forêt de bambous y sèchent continuellement sous un soleil ardent, des radeaux en construction et d’autres radeaux chargés de thés et de bois précieux s’y préparent au départ.

Cette ville joue un trop grand rôle en ce moment dans les revendications de la France, pour que nous n’en donnions pas le tableau qu’en a fait M. de Carné.

« Sans aller comme Mgr Pallegoix, écrit notre compatriote, jusqu’à donner 80 000 âmes à Luang-Prabang, je serais porté à trouver le chiffre de 7 à 8000 que lui accorde M. Mouhot[8] un peu inférieur à la vérité. Du sommet d’un monticule qui sert de piédestal à une pyramide élégante, on voit s’étendre au-dessous de soi une plaine couverte de chaumes ombragés par une forêt de cocotiers. De cet observatoire, où l’œil embrasse à la fois tout le panorama de la ville, on entend cette rumeur confuse qui s’élève de tous les centres de l’activité humaine et qui ressemble, selon l’intensité du foyer qui le produit, soit au bruit sourd des flots mourant sur la grève, soit à la forte clameur des vagues poussées contre le roc par la tempête. Pour l’oreille du voyageur lassé des vastes solitudes, ce murmure confus dans lequel viennent se perdre toutes les paroles articulées est une délicieuse harmonie.

« La ville de Luang-Prabang, traversée dans toute sa longueur par une grande artère parallèle au fleuve, s’étend sur les deux versans d’une colline baignée d’un côté par le Mékong, de l’autre par le Nam-Lan. Cette petite rivière se jette dans le grand fleuve par une brusque inflexion à l’extrémité nord-ouest de la ville. Le versant du Nam-Lan n’est pas moins peuplé que celui du Mékong. Une foule de ruelles nauséabondes aboutissent à la rue principale ; beaucoup suivent une pente très raide ou forment escaliers ; elles sont pavées de briques ou même de blocs de marbre brut poli par le pied des passans. Le macadam n’y semble pas entièrement inconnu.

« Les pagodes sont nombreuses à Luang-Prabang, et l’on peut remarquer une certaine variété dans l’architecture. J’ai eu la curiosité de m’associer aux fêtes qui accompagnent le retour du printemps… La lumière blanche de la lune jetait sur les portiques des pagodes, sur les pyramides, sur les toits de chaume, des teintes argentées ; les cocotiers, les palmiers et les feuilles légères des buissons de bambous se découpaient sous un ciel pur, et bien qu’aucune brise ne vînt agiter l’atmosphère, tout cela tremblait devant moi comme un rêve, sans qu’il me fût possible de saisir les contours mon vans de ce tableau magique. Les nuits sont belles en Orient et l’Orient n’est beau que la nuit ; hommes et choses gagnent à n’être observés que par une lumière indécise ; les paysages alors perdent leur monotonie et les maisons leur laideur.

« Sous la voûte obscure formée dans le lointain par de grands arbres, une voix grêle, mais très perçante, lança tout à coup dans l’air quelques notes indéfinissables auxquelles répondit sur un ton plus grave tout un chœur de femmes marchant très vite, et qui bientôt m’eut rejoint. Ma curiosité était vivement piquée ; j’étais étonné comme un ancien barbare qui aurait rencontré dans les rues d’Eleusis une procession de matrones se dirigeant au pas gymnastique vers le temple de Cérès. Le solo recommença et fut suivi de cris aigus et discordans : on eût dit une vingtaine de femmes en colère trépignant, hurlant à l’envi de toute la force de leurs poumons, sans s’inquiéter de la mesure, s’arrangeant seulement pour finir ensemble. En fait de musique vocale, ce fut là tout le concert, des jeunes filles en faisaient les frais. Elles escortaient une grande pyramide de fleurs, qui fut déposée sous un hangar dans le préau de la pagode par les hommes qui la portaient. Un vieux bonze, le visage caché par un écran de plumes, prononça quelques prières, puis la foule s’écoula. Jeunes filles et jeunes gens, après ce religieux devoir accompli, se mêlèrent ; je me retirai par discrétion, car il était facile de voir que la présence d’un étranger nuirait à l’expansion. Le prêtre bouddhiste allait être remplacé par le ministre éternel du seul culte universellement reconnu dans le monde… »

Dans la capitale, il règne tous les matins, sur la place du marché, une remarquable animation. On trouve là en abondance tout ce qui est nécessaire à la vie, à la vie laotienne, bien entendu. Les Birmans offrent au public des étoffes anglaises, cotonnades, indiennes, des tissus de laine, des boutons, des aiguilles ; les habitans du royaume de Xieng-Maï apportent des bois en laque, des gargoulettes, des parasols ; enfin les producteurs indigènes vendent du poisson, de la viande de buffle et de porc, souvent morts de maladie, du riz, du sel, de l’ortie de Chine, de la soie, du coton.

Le port de Bankok peut être considéré comme l’unique débouché des objets qui viennent sur le marché de Luang-Prabang, et cependant cette ville n’est à peine séparée que par 70 lieues des rivages du golfe du Tonkin. C’est donc dans cette direction plutôt que vers Bankok, que les Laotiens et les rudes montagnards de ces régions devraient songer à écouler leurs produits et à recevoir ceux que pourrait leur envoyer l’Europe.

Pour ces motifs, M. Pavie et ses collaborateurs, le capitaine Cupet et le lieutenant Nicolon, se proposèrent, en 1887, de rechercher la route fluviale le plus accessible pour aller de Luang-Prabang au Tonkin. Le Laos, le Siam, F Annam, furent parcourus en tous sens par ces infatigables explorateurs. Des commissaires siamois surgissaient parfois sous leurs pas plutôt pour les espionner que pour les guider. Le Nam-Ou, rivière dont le docteur Neïs avait signalé l’importance, parut la voie préférable, car un de ses affluens peut aboutir non loin de la rivière Noire qui déploie dans le Tonkin ses eaux profondes et calmes. En 1888, M. Pavie reconnut que les communications étaient aisées entre Laï-Chau, point extrême où la rivière Noire est navigable, et Dien-Bien-Phou dans le bassin du Mékong. Il chassa de ce poste les soldats siamois qui s’y trouvaient, et le colonel Pernot leur substitua aussitôt quelques-uns des nôtres. Dans les premiers jours de 1889, M. Pavie revint à la côte en partant de Luang-Prabang par la voie de La Khône à Vinh ; il détermina avec les commissaires siamois une ligne de démarcation qu’ils s’engagèrent à ne point franchir jusqu’au jour où serait tranchée la question de nos droits sur l’Annam, le Cambodge et le Siam. Une autre entente temporaire, basée sur le maintien du statu quo, fut encore l’objet de négociations à Bankok, à peu près vers cette époque, entre M. de Kerkaradec et le prince siamois Devawongié, ministre des Affaires étrangères. Ce prince est le même qui, depuis l’arrivée de M. Le Myre de Vilers à Bankok, est tombé sous l’influence, par trop opportune pour qu’elle soit vraie, d’une attaque de dysenterie. On dit que, pour le guérir, il ne s’agirait que de faire appel aux talens opératoires du contre-amiral Humann, c’est-à-dire à ses canonnières. Quoi qu’il en soit, les engagemens pris par ce ministre avec les représentans français n’ont jamais été observés.

M. Pavie était à peine de retour au quai d’Orsay, qu’il repartait aussitôt pour l’Indo-Chine, accompagné d’auxiliaires tellement dévoués à leur mission que l’un d’eux, M. Massie, exaspéré de l’abandon que la France semblait faire de sa dignité dans ces parages, se brûlait la cervelle[9]. Un syndicat commercial et industriel dans le haut Laos, constitué en 1889, à Paris, pour exploiter les produits du Mékong, comme aussi pour ouvrir un mouvement commercial entre les possessions françaises, Luang-Prabang et l’intérieur des États Shans, eut l’heureuse idée de déléguer un de nos compatriotes, M. Macey, pour suivre M. Pavie. Il est regrettable qu’on n’ait pas adjoint (à ce dernier, dès son arrivée au Tonkin, des fonctionnaires annamites et cambodgiens pour représenter leurs provinces envahies par les Siamois. Notre présence leur eût permis de parler haut devant leurs oppresseurs. Peut-être eût-on vu se réveiller dans leurs âmes un sentiment patriotique que nous aurions tort de croire tout à fait endormi. Une invasion dans le (royaume de Siam, par des contingens levés et armés par nous au Cambodge, au Tonkin et en Annam, serait la plus populaire des guerres.

Nous ne pouvons suivre MM. Pavie, P. Lefèvre-Pontalis, Cupet, de Malglaive et plusieurs autres agens de la mission, dans toutes leurs intéressantes études, mais il suffit de jeter un coup d’œil sur la carte de l’Indo-Chine publiée tout récemment par le ministère des Affaires étrangères pour être agréablement surpris de son tracé scrupuleux. Territoires, routes, cours d’eau, tout semble avoir été parcouru et visité. L’on voit que l’on n’a même pas reculé devant l’ennui d’une navigation monotone pour fixer la direction du plus petit ruisseau. À cette carte magnifique, il manque la relation de tant de pays parcourus ; qu’il nous soit permis de la réclamer comme complément de si beaux travaux.

Pendant que le capitaine Cupet surveillait pas à pas des colonnes siamoises qui, avec un appareil guerrier et de nombreux éléphans, parcouraient le Laos cambodgien, et lorsque le lieutenant de Malglaive visitait les tribus des Mois, recevant de ces sauvages et d’un pauvre missionnaire messin, le Père Guerlach, qui vit au milieu d’eux, un accueil sympathique, M. Lefèvre-Pontalis, de son côté, ne demeurait pas inactif. Après avoir visité Ipang, être revenu à Laï-Chaupar Poufang, il s’était efforcé de faire diriger vers le Tonkin les thés si renommés du Sipsong-Panna[10]. Chaque printemps, il en est expédié de fortes quantités au Fils du Ciel et à la cour de Pékin. Les jeunes pousses des arbustes sont expressément cueillies à cet effet. Les récoltes qui se font à la suite de la première cueillette n’en sont pas moins appréciées et donnent lieu à d’importans envois.

« Chaque jour, dit M. Lefèvre-Pontalis, je rencontrais des caravanes allant de Chine à Ipang, grosses parfois de cent mules chargées de sel ou de riz à l’aller, lourdes de thé au retour. Ipang est relié par un grand nombre de routes aux principaux cantons de Yunnan, Semao, Talan, Manhao. C’est vers le Yunnan que tout son mouvement commercial se dirige, mais il ne paraît pas impossible de l’attirer vers le Tonkin. Douze jours à dos de mules d’Ipang à Laï-Chau, cinq de cette ville à Hanoï en pirogues, avec un grand centre commercial au terme du voyage, ce sont là des conditions favorables. » Oui, ces conditions sont favorables, et elles le sont si bien qu’un Laotien, ami de M. Pavie, l’un des grands chefs de la rivière Noire, a commencé l’expédition de plusieurs ballots de thé à un négociant français de Hanoï. Ces tentatives sont couronnées par l’ouverture faite par M. Macey, à Xieng-Hong, d’un comptoir français et par l’étude de diverses voies ferrées ordonnées de Paris par le syndicat commercial et industriel du haut Laos.

C’est à la suite de ces explorations qui exaspérèrent les Siamois, qu’eurent lieu l’assassinat de notre agent, M. Grosgurin, l’arrestation brutale d’un capitaine, l’incendie de villages amis, et le tir à boulets sur nos vaisseaux à l’entrée du Ménam. Ces violences annulaient le statu quo accepté de part et d’autre à Bankok, tout en nous rendant la liberté de nos mouvemens sur le Mékong depuis sa sortie des frontières du Yunnan jusqu’au Cambodge.

Quant aux difficultés qui peuvent surgir au quai d’Orsay au sujet de la création d’un État-tampon, peut-être un futur foyer des intrigues chinoises, elles ne peuvent être sérieuses. Nous en avons pour garant l’esprit politique de lord Dufferin et les loyales déclarations de notre ministre des Affaires étrangères. C’est au Siam, maintenant, à ne pas persister dans une attitude et des moyens dilatoires fort dangereux pour lui, et qui peuvent, un jour, lui faire amèrement regretter d’avoir écouté avec trop de complaisance des conseillers par trop intéressés à nous nuire.

En ce qui nous touche, si depuis vingt ans il y a émulation entre Français et Anglais pour découvrir la meilleure route de pénétration en Chine par les frontières de l’ouest, il faut renoncer à battre nos rivaux si nos capitaux ne s’y portent, et refusent de seconder le gouvernement dans son heureuse tentative pour reconstituer l’empire colonial projeté par Dupleix. Peut-être qu’après le terrible désastre de Panama un tel concours sera lent à obtenir. Quoi qu’il en soit, notre situation en Indo-Chine est excellente à l’heure actuelle ; il faut la préserver de toute éventualité fâcheuse jusqu’au moment où les capitalistes, remis de leur terreur des entreprises lointaines, voudront de leur argent un intérêt plus rémunérateur que celui de la rente française. Rente sûre, il est vrai, mais qui ne correspond plus à la cherté croissante des choses de la vie.


EDMONT PLAUCHUT.

  1. Un Royaume disparu, Revue des Deux Mondes, 1er juillet 1889.
  2. « Le Bôdhisattva ou le futur Bouddha descend du ciel sous forme d’un éléphant blanc pour entrer sous celle d’un rayon lumineux à cinq couleurs dans le rêve immaculé de Mâyâ, l’épouse de Couddhôdana, qui règne à Kapilawastou. » Légende bouddhiste.
  3. M. de Carné écrivait en 1876, à son retour de l’exploration du Mékong : « Je rappellerai seulement la lumière que les explorations de la commission lui ont permis de jeter sur l’œuvre d’absorption persévérante que la cour de Bankok poursuit dans l’Indo-Chine. Cette absorption s’opère à l’aide des embarras que les Européens ont créés à ses anciens rivaux les Annamites et les Birmans ; elle a pour conséquence de ne laisser subsister de la nationalité laotienne qu’un souvenir, et de Vien-chou, son centre principal, que des ruines amoncelées. C’est encore cette ambition si longtemps servie par la fortune, qui après avoir rejeté de la vallée du Mékong l’empereur d’Annam dont les domaines s’étendaient autrefois jusqu’au fleuve, attise aujourd’hui les haines de race et rend impossible entre les populations annamites et laotiennes la reprise des relations commerciales. »
  4. D’après Marini, le nom même de Langione, — nous disons Laos, — signifierait 10 000 éléphans. Le Laos est un des pays du monde où l’on rencontre le plus grand nombre de ces animaux. Un Laotien disait à Crawford qu’on s’en servait même pour transporter les femmes. « Cela prouve, dit M. de Carné, qu’on en a à ne savoir qu’en faire. »
  5. Vie des gouverneurs généraux des Indes Orientales. La Haye, 1763.
  6. Voyage en Indo-Chine et dans l’Empire Chinois, par Louis de Carné, membre de l’exploration du Mékong. Paris, Dentu.
  7. Il n’est que juste de citer ce que M. Colquhoun a dit de M. de Lagrée et du personnel de son expédition :
    « En nous dirigeant vers Talan, nous suivîmes pendant trois jours la même route que l’expédition française : celle-ci, après avoir descendu le Sang-Ka pendant quarante-huit heures, se trouva arrêtée par les rapides et prit la route de terre pour gagner Lin-An. Il est impossible de fouler ce sol sans songer à ces cinq hommes intrépides qui marchèrent de Saigon jusqu’au Yang-tse, et, durant ce long trajet, eurent à surmonter des difficultés sans nombre. Ni la chaleur, ni les pluies torrentielles qui font du pays de Laos un foyer de fièvres mortelles, ni le règne de la terreur dans le Yun-nan, ni les lenteurs énervantes de la navigation du Mékong ne purent refroidir leur ardeur, ni abattre leur courage pendant ce voyage qui dura deux ans. Trois des explorateurs payèrent de leur vie cette tentative hardie : MM. de Lagrée, de Carné et F. Garnier. « 
  8. Savant naturaliste, mort à Paclaï, près Luang-Prabang, en 1860.
  9. Le prince Henri d’Orléans, dans un article publié dans la Politique coloniale, parle en ces termes de notre infortuné compatriote :
    « C’est en mars 1892 que j’ai rencontré M. Massie sur la Haute-Rivière-Noire, à Laï-Chau ; il revenait d’un voyage dans le haut Mékong, où il avait poussé jusqu’à la frontière de Chine, et d’une tournée dans les Siprompanas, et il se préparait à redescendre à Luang-Prabang. Son excursion l’avait édifié au sujet des projets et des menées des Anglais, dont il avait trouvé l’influence établie par le séjour d’un mois de M. Archer et de lord Hamington dans le petit État de Muong-You, à cheval sur le Mékong.
    « Quant au nom de la France, il l’avait trouvé tourné en dérision ; dans certains villages les petits drapeaux tricolores donnés par M. Macey portaient des queues de poissons en signe de raillerie.
    « Ce qu’il me disait, il y a maintenant près d’un an, il ne pourra le répéter en France : M. Massie n’est plus ; c’est aux environs de Bassac qu’il est venu tomber, en route pour le pays, dominé par la maladie, torturé par la fièvre, poursuivi par l’idée de la persécution, c’est-à-dire de l’impuissance où il était, lui, officier français, de faire respecter le nom de la patrie. »
  10. Note sur l’exploitation et le commerce du thé au Tonkin. Paris, E. Leroux, 1892.