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Aux Vieux de la vieille/02/08

La bibliothèque libre.
Perriquet, Imprimeur-Libraire, Éditeur (p. 191-233).

CHAPITRE viii.

Deuxième Restauration.

Le 7 janvier 1816, je me rendis chez le général commandant le département, pour lui faire ma visite d’arrivée.

— Général, lui dis-je, me voilà rentré sous vos ordres. Le maréchal Macdonald m’a accordé une permission de quinze jours pour aller à Paris vendre mes chevaux, et mon intention est de partir dès demain.

— Je vous défends de sortir d’Auxerre, me répond vivement le général.

— Mais, général, j’ai une permission.

— Je vous répète que je vous défends de sortir de la ville.

— Mais, général, je suis sans fortune, et j’ai trois chevaux de prix dont je veux me défaire ; je ne puis plus les nourrir.

— Cela ne me regarde pas. Si vous ne pouvez nourrir vos chevaux, vendez-les.

— Mais à Auxerre je ne trouverai pas à les vendre à leur valeur.

Laissez-moi tranquille. Si vous ne pouvez les vendre, brûlez-leur la cervelle.

— Non, général, je ne le ferai pas ; ils mangeront plutôt jusqu’à ma vieille redingote. Mon cheval de bataille, monté par moi, a aidé à sauver l’empereur, qui voulait se jeter dans le carré de sa vieille garde à Waterloo. Je l’ai escorté jusqu’à Laon, au pied de cette ville ; c’est là qu’il nous quitta. Mon cheval de bataille est, comme moi, couvert de gloire ; j’en ferais plutôt cadeau à mes amis que de leur faire le moindre mal à ces pauvres bêtes.

À la suite de cette scène, je pris congé du général, consterné à la vue de la position qui m’était faite, et pourtant ce n’était encore que le prélude des épreuves qui m’attendaient. J’ignorais alors que je dusse être mis, comme je l’ai été pendant sept ans, sous la surveillance de la haute police. On n’eut pas grand’peine à me garder, car je ne bougeais pas de la ville. Enfin, bien installé chez Carolus Monfort, je ne disais mot à personne de ce que l’on me faisait souffrir. Je formais le noyau de sa table d’hôte. Le régiment de l’Yonne étant formé, avait été caserné provisoirement à l’hôpital des fous.

Seize à dix-sept officiers de ce régiment étant venus prendre pension à la même table que moi, je fis bientôt connaissance avec ces nouveaux convives, et je me trouvai étre naturellement le doyen de la compagnie. Parmi ces officiers, il se trouvait un vieux capitaine aux cheveux grisonnants qui se mettait toujours en face de moi à table. Il n’avait pas l’air très à son aise avec les jeunes officiers qui l’entouraient, et je crus remarquer qu’il désirait lier particulièrement avec moi ; je ne tardai pas à lui en fournir l’occasion.

Les jeunes gens sont ordinairement vantards et se familiarisent vite, à table surtout. Or, deux de nos plus jeunes convives, au bout de quelques jours, se vantaient, l’un d’ayoir été dans les gardes-du-corps, l’autre d’avoir suivi Louis XVIII à Gand. Ils allaient plus loin, en affirmant que dans l’affaire du maréchal Ney, ils s’étaient travestis sous l’uniforme de vétéran pendant qu’on le jugeait au Luxembourg, et qu’il avait été fusillé par eux. Oh ! alors, je les tins à l’œil, et les surveillai de près. Je me souviens même qu’au moment où ils nous racontaient leurs exploits, ne me possédant plus, je fus un instant prêt a sauter par-dessus la table pour les payer comptant et en nature. Il fallut se retenir, mais je me réservais de les pincer au premier jour. L’occasion que j’attendais ne tarda pas à se présenter.

Le vendredi suivant, on nous sert pour légumes un plat de lentilles. Voilà mes deux fanfarons qui jettent feu et flamme contre l’hôtesse ; ils voulaient prendre le plat et le faire passer par la fenêtre.

Voyant que personne n’osait s’opposer à leurs petites fureurs et qu’ils allaient mettre leur menace à exécution : Doucement, messieurs, doucement, leur dis-je d’un ton calme et ferme. Vous injuriez la maîtresse de la maison assez légèrement ; et puis il me semble que votre vieux capitaine et moi nous aurions droit à un peu plus de réserve et de déférence ; avant de condamner le plat de lentilles, il faudrait au moins l’avoir goûté. Eh bien, en ma qualité de président de table, j’invite votre capitaine à en goûter et à nous dire franchement son avis : c’est lui qui décidera.

Le capitaine s’empressa de déférer à mon invitation et de déclarer qu’il trouvait les lentlles bonnes.

Et mes deux mutins de s’emporter de plus belle et de crier qu’ils n’en voulaient pas, qu’ils n’en mangeraient pas.

Toutes ces bravacheries commencaient à m’échauffer la bile et je perdais patience. Vous n’en voulez pas comme les voilà, leur dis-je, d’une voix très-accentuée ; et si je vous les faisais manger confites dans mon bocal pendant vingt-quatre heures, en voudriez-vous ? Et si, pour vous donner de l’appétit, je vous faisais faire auparavant le tour de la ville avec un fouet de postillon, ça vous irait-il ? Eh bien ! il faut en passer par là, ou accepter les lentilles telles que les voilà, c’est à choisir. Vous m’avez compris ? Ça suffit, et je vous attends. Mes deux bouches fines me regardaient sans mot dire. L’épouvante les avait déjà gagnés et il n’en fallut pas davantage pour apaiser ce bouillant couroux de fanfarons et leur imposer silence. Ils se donnèrent bien de garde d’accepter mon défi. Le vieux capitaine me serra la main, tout ému de cette scène dont M. Vézien, ancien cafetier à Auxerre, avait été témoin oculaire.

Je recus l’invitation de me présenter tous les dimanches chez le général pour assister à la messe en corps avec mes camarades. En sortant de l’église, on se rendait chez le préfet ; c’était l’étiquette, il fallait se faire voir partout. Nous étions beaucoup d’officiers licenciés, et le salon du général se trouvait plein ; mais moi j’avais soin, en arrivant, de former l’arrière-garde ; je restais dans l’antichambre ; je me donnais bien de garde d’aller faire la courbette à qui que ce fût. Personne, du reste, ne se doutait de la réception qui m’avait été faite à mon arrivée à Auxerre.

Au bout de quelques semaines, je fus apercu, à la visite officielle, par le général qui m’appela auprès de lui.

— Approchez, mon brave capitaine.

Je me présente devant le général, chapeau bas :

— Que me voulez-vous, général ?

— Je prépare en ce moment un tableau sur lequel je dois porter les officiers qui voudraient reprendre du service. Si vous le voulez, je me charge de vous faire avoir une compagnie de grenadiers.

— Je vous remercie, général : le maréchal Macdonald me l’avait déja offert, et j’ai refusé. Ma croix et mes grades ont été gagnés sur le champ de bataille ; je ne suis pas blessé par derrière, car je n’ai jamais reculé ; je ne crois pas pouvoir accepter votre proposition.

— Comment, me dit le général, et vous voilà ici comme les autres ?

— Ce n’est jamais moi qui ai cédé ; ce sont des traitres qui nous ont intimé ordre de battre en retraite ; voilà ceux qui sont coupables ; je serais plutôt mort cent fois que de me rendre ou de céder un pouce de terrain. L’empereur le savait bien, car il m’a donné souvent les missions les plus périlleuses, d’où je suis toujours sorti heureusement et avec honneur.

Mes camarades qui m’entouraient, s’étonnaient beaucoup de m’entendre parler aussi hardiment. Pas un d’eux ne soufflait mot, quoique la plupart partageassent mes sentiments. Cependant il s’en trouva un qui faisait exception et qui, plus hardi que les autres, prit la parole et dit au général :

— Il faut laisser-là ce fameux vaguemestre, qui est revenu ici chargé d’or.

Cette sortie insolente et à laquelle j’étais loin de m’attendre, me fit d’abord tressaillir. Je fais un pas en avant, et relevant avec vivacité mon gilet ; — Voyez, général, comme je flotte dans mes habits, avec quinze francs dans ma bourse, pauvre, mais irréprochable et couvert de gloire. Voyez ensuite celui qui m’accuse. Les trois boutons de son habit ont peine à contenir l’épaisseur de sa graisse, Quant à sa gloire militaire, n’en parlons pas.

Le général coupa court à ces personnalités, en blâmant toutefois celui qui les avait provoquées.

Cette scène m’avait vivement ému. Quand je rentrai chez moi, en sortant de la messe, j’étais comme suffoqué de colère et en proie à la plus vive agitation. Je m’étonnais de rencontrer tant d’inimitiés dans mon pays, et j’aurais voulu être encore en Russie ; là, du moins, j’aurais eu mes ennemis en face de moi.

Rentré à mon domicile, je fus surpris d’y trouver une invitation à dîner de la part de M. Maret l’avoué. Cette invitation me fit grand plaisir. Allons, me dis-je, tout le monde n’est pas contre moi, il me paraît que voilà un ami. Je fis en ville quelques visites qui me valurent l’accueil le plus flatteur. J’eus aussi quelques relations avec un proscrit qui avait été obligé de se sauver, poursuivi qu’il était pour propos séditieux. Il avait acquis une célébrité pour les perfectionnements qu’il avait introduits dans les fusils à piston. J’en fis mon ami : il se nommait Jacoud.

Il se trouva qu’une troupe d’acteurs, dirigée par M. Chéry pére, vint s’installer chez Carolus ; ils m’invitèrent, ils me pressèrent d’aller au spectacle. Je n’étais pas fort pour cela ; enfin, un dimanche soir je cédai à leurs instances, et je fus les voir jouer ; mais à mon retour, une autre comédie m’attendait. Il était onze heures ; je prends ma lanterne pour aller voir mes chevaux, que je visitais toujours exactement avant de me coucher. L’écurie donnait dans la rue du Collège ; moi, je rentrais par l’intérieur de la cour. Je parlais quelquefois tout haut à mes pauvres compagnons d’infortune, et je venais de leur dire : vous voilà donc couchés, mes bons amis ? lorsque j’entends marcher près de la porte extérieure de l’écurie ; j’ouvre aussitôt cette porte, et je me vois en face d’une patrouille, l’arme au pied, qui m’écoutait. J’invite mes surveillants à entrer. Voilà, dis-je, en montrant mes chevaux, les personnes à qui je parlais. Après avoir constaté leur déception, mes hommes se retirent un peu confus et continuent leur chemin : bon voyage, messieurs !

Tous les jours j’allais au café Milon, passer ma soirée et voir jouer la partie à tous ses vieux habitués, que je connaissais, pour la plupart. J’entrai en relations plus particulières avec M. Raveneau-Chaumont, excellent homme, qui me prit en amitié, et me disait après avoir pris sa demi-tasse : « Allons, capitaine, faire notre petite promenade. C’était en été, et nous sortions par la porte du Temple ; nous allions, par de petits sentiers, contempler ces belles plaines, ces riches coteaux qui environnent la ville, les vignes et ces produits de toute nature qui couvraient la campagne. Je me croyais seul avec mon ami dans ces agréables excursions champêtres. Pas du tout ; à chaque instant je me voyais traqué par la police. J’aperçus même, certain jour, un homme couché à plat ventre dans une perchée, caché sous les pampres de la vigne, et qui nous écoutait parler. La police était alors jour et nuit en éveil contre moi ; je devins suspect à ce point, que l’on m’invita à passer à l’Hôtel-de-Ville, pour me présenter devant le maire, M. Leblanc-Davaux, grand et aimable magistrat ; Je n’eus qu’à me louer de sa bienveillance. « Vous êtes dénoncé, me disait-il, il faut faire attention ; vous avez tenu des propos contre le gouvernement. » Ces dénonciations calomnieuses me mettaient de mauvaise humeur. Je protestai énergiquement contre. Quels que fussent mes sentiments intérieurs, je ne parlais jamais politique, et j’insistais pour que l’on voulût bien me mettre en présence de mes dénonciateurs. Je ne vous demande ni grâce, ni faveur, répétais-je à M. Leblanc, si je suis coupable, faites-moi punir ; mais auparavant, confrontez-moi avec ceux qui m’accusent, et assurez-vous si je suis coupable. « Allez, répondait-il, je vous crois, mais, faites attention, et observez-vous. »

Il m’en coûtait beaucoup et j’étais vivement contrarié d’avoir à répondre ainsi tous les jours à de nouvelles calomnies. Chaque fois qu’il y avait quelque chose, je voyais venir à moi le sergent-de-ville, je sayais ce qu’il voulait me dire. Il se nommait Monbon, long de taille, culotte courte, des mollets comme un chevreuil, et au coin de l’oreille une loupe qui était aussi grosse qu’un melon d’un sou d’Appoigny. Il était risible à voir, mais je ne riais guère avec lui, quoiqu’il fût constamment honnête. « Notre ami, me disait-il, venez parler au maire, il a deux mots à vous dire. Ces deux mots, c’était toujours le même refrain : Vous conspirez, vous avez parlé mal du gouvernement. J’avais beau ne pas sortir de chez moi et ne rien dire à personne, on trouvait encore moyen de m’accuser.

Cependant les amateurs de chevaux commençaient à visiter mon écurie, et je me décidai à vendre au fils Robin, maître de poste, pour neuf cent vingt-quatre francs, mon beau cheval de bataille qui m’avait coûté le double. Il m’en restait encore deux dont je finis également par me défaire, Il m’arriva à cette occasion une aventure assez singulière et qui mérite d’être rapportée.

Le 60e régiment, dit de l’Yonne, eut ordre de partir d’Auxerre pour aller prendre garnison à Auxonne. Peu de jours après son arrivée dans cette dernière ville, je reçus une lettre du chirurgien-major que j’avais connu ici : il me disait de lui conduire mes deux chevaux, si le prix de douze cents francs pouvait me convenir ; on m’offrait de plus quatre-vingts francs pour les frais de voyage. « Le major en prend un, m’écrivait-il, et le commandant l’autre. » Mais il me fallait nécessairement aller à Dijon, et les deux officiers allaient se rendre pour le passage de la duchesse d’Angoulême, qui y était attendue. Cette proposition, quoique pas trop avantageuse, m’allait encore, faute de mieux. Mais pour aller à Dijon, il fallait demander et obtenir la permission. Demander était bien facile, pour obtenir ce n’était pas la même chose. Comment faire, me dis-je ? Si je vais solliciter, on me répondra : je vous défends de sortir de la ville. J’étais bien embarrassé et pour accepter la proposition qui m’était faite et pour la refuser. Une idée me vint : c’était de partir sans en donner avis à personne. Aussitôt conçu, aussitôt exécuté. Je ne dormis guère la nuit suivante. Je me levai, du reste, de bonne heure et après avoir fait mes petites dispositions, me voilà filant doucement, protégé par les ténèbres, avec mes deux quadrupèdes. À deux heures du matin, j’étais sur le pont d’Auxerre, et le lendemain matin, dès huit heures, j’arrivais à Dijon, à l’hôtel du Chapeau-Rouge, qui était le lieu indiqué pour le rendez-vous. Plusieurs officiers se trouvaient déjà là en m’attendant, et voulurent de suite voir mes chevaux. Pendant qu’ils arrivaient devant moi, le gros-major me dit : — Le maître de ces chevaux n’est donc pas venu ?

— Vous me prenez sans doute pour un domestique ? Jui dis-je d’un ton un peu sec. Je crois pourtant n’en avoir pas trop la figure. Vous vous trompez, je suis bien le propriétaire de ces deux bêtes. J’ai été militaire, et décoré avant vous, ne vous déplaise.

Mon homme me regardait avec de grands yeux en m’écoutant parler et jugea prudent de ne pas pousser plus loin sur ce chapitre. Lequel des deux, prenez-vous ? lui dis-je. Il fit son choix, me donna les six cents. d’acquisition, et les quatre-vingts francs promis pour frais de voyage. Ce n’était pas un fin connaisseur, car le cheval qu’il préféra valait moitié moins que l’autre. Et pour lui montrer le savoir faire et la valeur de cet incomparable animal, je lui proposai de le faire grimper au premier étage de la maison, par l’escalier intérieur et de le faire descendre par le même chemin, moi dessus, bien entendu, et sans broncher d’un pas. L’escalier étant trop peu praticable pour que je pusse faire voir au marquis la docilité et l’adresse de ce cheval, je m’en dédommageai en montant dessus et en le faisant manœuvrer dans la cour. Il exécuta tous les mouvements possibles, en avant, en arriêre, en travers, avec une dextérité que tous les spectateurs admiraient. Il marchait à reculons à peu près aussi vite qu’en avant, Je lui fis dresser les deux jambes sur l’appui d’une croisée. Reste-là, lui-dis-je, et il ne bougeait pas.

Le major bisquait plein sa peau d’avoir fait un choix aussi maladroit. Comme je n’étais pas content de lui, et que d’ailleurs le marché était conclu et son choix fait, je n’étais pas fâché de m’amuser un peu à ses dépens et je lui dis moitié en riant, moitié sérieux : celui que vous avez était mon cheval de porte-manteau, il n’est point dressé. Je vous engage à prendre garde quand vous avoisinerez les rivières, car il pourrait bien vous jeter dans l’eau. Il aime beaucoup à se baigner. Je lui disais vrai. Du reste, ma prédiction ne tarda pas à s’accomplir, car j’appris bientôt que, peu de temps après cet avertissement, se trouvant à Lyon, sur les bords du Rhône, le major et son cheval prirent un bain des plus copieux dans une saison où l’on n’a guère l’habitude de se baigner en pleine eau. Je revis même le major à Auxerre, au café Milon ; il faisait sa partie de billard. En m’apercevant, il jeta sa queue là et ne voulut pas me revoir.

Le commandant à qui je devais vendre le cheval qui me restait, n’avait pu venir à Dijon. Mais il avait chargé quelqu’un de ses amis de voir ce cheval et de le lui amener. Je refusai de le livrer pour les six cents francs qu’on m’en offrait et je le ramenai à Auxerre.

Après trois jours d’absence, je rentrai sans que personne ne se fût aperçu de ma disparition. Je fus aussitôt rendre compte de mon voyage à M. Maret, qui m’annonça qu’enfin mon procès était fini, et le jugement rendu. Le tribunal m’allouait quinze cents francs de dommages et intérêts ; tous les frais étaient à la charge de mes adversaires, et mon avoué était chargé de me faire restituer mon bien. « Je vais, dit M. Maret, assigner jour à vos usurpateurs qui sont au nombre de dix-sept, pour passer l’acte de désistement qui sera encore à leur charge. Votre père est, en outre, condamné à vous remettre trois mille francs, exigibles dans trois mois, »

Mon frère, qui venait d’arriver, sauta de joie en apprenant cette bonne nouvelle. « Voilà dix-sept ans qu’ils me font donner de l’argent, dit-il, et que je leur passe des obligations ; leur tour est enfin venu de nous en remettre. Dieu merci, ce n’est pas dommage. »

Nous ne voulûmes pas, malgré tant de tracasseries et d’injustices, nous montrer impitoyables vis-à-vis de nos débiteurs, et, en bons frères, nous leur fîmes une remise assez forte.

Lorsque ces malheureux se furent désistés, et que nous fûmes remis en possession d’un petit bien qui nous coûtait si cher, nous rentrâmes à Auxerre avec mon frère, qui demanda à M. Maret le mémoire de ce que nous lui devions. Les frais se montèrent, pour nous, à quinze cents francs, encore que nous ayions gagné, En voyant cette note, je me rappelai les sangsues de M. Latour, procureur du roi.

Cette affaire réglée, nous partîmes pour Druyes, notre pays natal, dans un beau cabriolet, pour assister à la vente des biens de nos débiteurs. Je fis consentir mon frère à ne pas dépouiller notre père. Je voulus même le faire consentir à lui laisser, sa vie durant, le revenu du produit de la vente. Là-dessus, il s’éleva un grand débat entre mon frère et moi. Enfin on procéda à la vente, puis nous nous rendîmes chez notre père pour lui faire part de nos bonnes dispositions à son égard.

Nous lui dîmes : c’est plutôt pour augmenter votre fortune que pour la diminuer que nous avons vendu.

— C’est bien, nous répondit-il, mais je veux un logement pour ma femme après ma mort.

— Cela ne peut pas se faire, répliqua vivement mon frère ; je ne puis pas oublier qu’elle m’a mené dans les bois avec ma sœur pour nous perdre. Elle ne mérite de notre part ni grâce, ni faveur. D’ailleurs, vous lui avez passé tout le reste de votre fortune, vous avez dépouillé vos enfants pour lui assurer un honnête viager, c’est bien assez comme cela. Elle est aujourd’hui plus riche que nous ; enfin, je ne peux pas consentir à ce que vous demandez.

Moi, j’aurais peut-être souscrit à tout, mais mon frère ne voulut jamais céder, et on se quitta sans avoir pu prendre d’arrangement.

Nos affaires du reste, furent terminées le même jour et nous quittâmes Druyes dès le lendemain. Mon père, aigri par sa mauvaise femme, ne voulut pas démordre de ses prétentions, et comme il nous vit inflexibles, il nous en garda rancune.

De retour à Auxerre, nous réglâmes partout nos affaires en commun avec mon frère. En fin de compte, il me restait pour toute fortune, six arpents de mauvaises terres et vignes, avec un cheval. Mais combien je me trouvais soulagé de n’avoir plus mon procès sur les bras ! cette tranquillité d’esprit me valut mieux à elle seule que toutes les richesses du monde.

J’étais souvent invité à dîner chez M. Maret, qui me fit remise de cent francs sur ma portion des frais qui lui étaient dus. Il m’accorda cette faveur sans doute en souvenir des beaux pistolets dont je lui avais fait cadeau l’année précédente. Mais de temps en temps je lui prêtais mon cheval, dont la réputation était faite à Auxerre, et que beaucoup d’autres me demandaient inutilement à emprunter. Il vint, entre autres et à plusieurs reprises, un grand monsieur que je ne connaissais pas, et qui me tourmentait comme un remède pour avoir mon cheval. Sur le portrait que je lui en fis, M. Maret le reconnut parfaitement pour un grave magistrat. « Ne vous avisez pas de lui prêter votre cheval, me dit-il : Il a beau être très-riche, il ne lui ferait manger que des javelles. »

Cependant mon père, influencé par sa femme, ne tarda pas à se fâcher ouvertement avec nous ; il nous fit assigner pour lui payer une pension viagère. Je partis pour Druyes dans l’intention de concilier les choses, en faisant intervenir le maire, M. Trémeaux ; mais il n’y eut pas moyen de rien concilier, les prétentions de mon père me paraissant tout-à-fait inacceptables.

L’affaire se poursuivit : tout le monde que je voyais et à qui j’en parlais me donnait sûrement gain de cause. Je chargeai M. Maret de la défense de nos intérêts. La cause fut bientôt appelée ; j’essayai de prouver au tribunal que mon père ayant dix mille francs de fortune plus que moi, il n’avait droit de me réclamer aucune pension ; je croyais avoir réussi et n’en fus pas moins condamné, avec mon frère, à servir à mon père deux cent quarante francs de rente viagère, payables trois mois à l’avance. Je me sentis comme foudroyé en entendant la sentence des juges.

Je revins peu gai, et pas du tout satisfait, chez mon avoué. Eh bien ! lui dis-je, vous m’avez donné un mauvais conseil ; car j’ai eu pour me juger celui qui me demandait mon cheval à emprunter, et si je l’avais laissé lui faire manger des javelles, peut-être n’aurais-je pas perdu mon procès. Mon père ne tarda pas à nous signifier le jugement. En voilà, m’écriai-je, de fortes sangsues que l’on applique à ma bourse : puis quatre-vingts francs en sus pour quatre feuilles de papier timbré, enregistrement compris ; c’est bien cher. Mais il faut dire aussi que l’écriture était d’une finesse à ne pouvoir pas en lire un mot. Allez donc plaider. Oh ! le mauvais métier ; depuis cette lecon-là, je me ferais plutôt arracher les deux oreilles que de rentrer dans les procès ; aussi ai-je été bien guéri de cette manie là, car depuis je n’ai jamais plaidé. J’ai fait quelques pertes dans mon petit commerce, mais je n’ai voulu assigner aucun de mes débiteurs : je me rappelais trop bien les sangsues du palais de justice.

J’empruntai quarante francs pour solder les frais de ma dernière affaire. La pauvre demi-solde ne suffisait plus, il fallut se serrer le ventre encore davantage. Je vendis enfin mon dernier cheval, ce qui me remit un peu dans mes petites affaires.

Une fois retiré complètement des embarras de procédure, je pris, sur la place du Marché-Neuf, une pension et un logement très-modestes, qui me suffisaient d’ailleurs amplement. Tous les jours j’allais au café Milon, d’où je sortais chaque fois avec mon ami Raveneau-Chaumont ; nous faisions ensemble de fréquentes promenades ; mais la police avait toujours l’œil sur moi, et, la calomnie aidant, je ne passais jamais plus de quinze jours sans être dénoncé. Cependant, au bout de quelques mois, l’ardeur de la persécution se ralentit, et je puis dire, à la louange du commissaire de police, M. Richebourg, que, me connaissant bien et me voyant tout-à-fait inoffensif et tranquille, il crut pouvoir répondre de ma conduite pendant tout le temps de ma surveillance. C’est à lui principalement que je dois ma mise en liberté. Il a eu la délicatesse de ne jamais me le dire ; aussi je ne m’en serais pas douté, si d’autres ne m’en avaient fourni la preuve. Cette double générosité m’a fait estimer davantage et aimer cet homme de bien auquel j’ai conservé dans ma mémoire un éternel et reconnaissant souvenir.

Je vivais assez retiré et n’aimais pas à courir les grandes réunions, par goût d’abord, et ensuile, parce que, dans ce temps-là, on parlait volontiers politique, ce qui ne me convenait sous aucun rapport. Bien entendu que toujours on encensait les vainqueurs en donnant le coup de pied aux vaincus. Cela me faisait mal à entendre. Je ne disais jamais de mal des Bourbons qui avaient essuyé de grands malheurs, mais je souffrais horriblement quand j’entendais maudire l’empereur et son règne. Or, un jour je reçus une invitation pour un grand dîner en ville. Je m’y rendis. Il se trouvait là beaucoup de monde, mais la plupart des convives étaient pour moi gens inconnus ; je distinguai seulement un bel officier de cavalerie décoré, qui se nommait, je crois, M. Chamond, et qui était grand ami de celui qui nous recevait.

Le dîner fut très-beau et très-gai. On mangeait, on buvait, on jasait et tout allait bien ; mais au dessert, voilà qu’un invité, emporté sans doute par son zèle pour la famille des Bourbons, se met à déblatérer contre mon empereur d’une manière très-virulente. Il tombe ensuite sur ses vieux soldats et se déchaîne contre la Grande Armée avec tant de vivacité que je ne pus me retenir de prendre la parole et de venger vigoureusemeat la mémoire de mon empereur et la gloire de ses compagnons d’armes, car je ne pouvais pas souffrir, après notre malheur, que l’on traînât ainsi dans la boue, en ma présence, l’empire et ses gloires.

Cette scène fit quelque bruit en ville, et ne fut malheureusement pas la seule à laquelle je devais assister.

Nous étions au mois de janvier, et le gouvernement ordonna de célébrer partout en grande pompe l’anniversaire funèbre de la mort du malheureux roi Louis XVI. Au jour indiqué, toutes les autorités furent convoquées pour assister à la cérémonie, et nous reçûmes l’ordre de nous présenter chez le général pour aller prendre le préfet, et, de là, tous en corps, nous rendre à la cathédrale. Cette cérémonie fut triste et imposante ; l’église était pleine de monde. Après le service, il y eut sermon. Nous formions le cercle devant la chaire, notre général au milieu. Le prédicateur lut le testament de Louis XVI, puis il tomba encore sur Napoléon qu’il appelait l’usurpateur Bonaparte et sur ses armées qui avaient, disait-il, ravagé et ruiné Europe. Nous autres, vieux guerriers, nous avions tous la pâleur au front en entendant toutes ces attaques. Mais là on ne pouvait rien dire ; aussi quelles sonffrances intérieures à refouler ! En sortant de la cérémonie funèbre, personne de nous n’osa se communiquer ses peines et ses émotions. Pour moi, j’étais si indigné au fond du cœur de ces humiliations et de ces reproches que j’avais peine à contenir ma colère. J’en fus malade pendant plusieurs jours,

Hélas ! je n’étais pas à bout de tribulations. Quelques mois après, lorsqu’arriva la Fête-Dieu, nous fûmes convoqués pour assister à la grande procession. Le matin, on se rend en corps chez le général, et de là chez le préfet, que nous devions escorter pendant la cérémonie. En attendant le moment de partir de la préfecture, on entama la conversation, qui se prolongea un peu trop. La procession était sortie de la cathédrale que nous étions encore à causer. On vint avertir le préfet, et le cortège se mit immédiatement en marche ; mais comme nous étions en retard, au lieu d’aller à l’église, nous fûmes obligés de courir pour rattraper le clergé et suivre le dais auprès duquel figurait le général. À peine étions-nous arrivés à la place que nous devions occuper. que l’on nous cria de tous côtés : En arrière, les officiers ! en arrière ! C’était le tribunal qui voulait passer devant nous. Les juges arrivaient, en effet, avec leurs grandes robes et nous pressaient de nous retirer. Je me trouvais placé au côté gauche, et j’avais près de moi le procureur du roi, qui me dit avec impatience :

— En arrière ! Vous n’entendez donc pas que je vous crie de vous retirer ?

— Je dois suivre mon général et c’est ce que je fais.

— Je vous dis de laisser passer le tribunal, ajouta le magistrat d’un ton encore plus impérieux et avec un regard menaçant.

— C’est donc vous qui nous commandez ? Eh bien ! f… commandez donc !

— Je ne vous connais pas, reprit dédaigneusement le magistrat, mais…

— Je vous connais bien, moi, repris-je à mon tour d’un air indigné, et j’ai lieu de m’étonner de vos procédés envers un capitaine qui est en tenue et à sa place, car nous ne devons pas quitter le général. Tel est l’ordre. Si aussi bien vous étiez un officier, je vous dirais deux mots.

Tous les officiers qui se trouvaient là auprès et qui entendaient ce dialogue, trépignaient comme moi de courroux et de dépit. Ajouterai-je qu’il se trouva même là des chevaliers de Saint-Louis qui eurent l’insolence de me pousser à donner un soufflet au procureur ? Je n’avais garde d’en rien faire ; mais, me retournant vers eux, je me contentai de les regarder d’un air de mépris. Et comme l’un d’eux insistait : Que me conseillez-vous là, vous autres, lui dis-je, ce serait bon pour vous de donner des soufflets en pareille circonstance. Et puis, d’ailleurs, vous le feriez que l’on vous pardonnerait, tandis que moi je serais bien sûr d’être fusillé. Vous voyez bien que la toge commande l’armée. Il était prudent à moi de céder, c’est ce que je fis et nous allâmes prendre la gauche derrière le tribunal. Il fallut avaler encore cette fois la pilule.

Cette scène fit grand bruit dans la procession : un des aides-de-camp du général, qui était présent à l’altercation que je venais d’avoir avec le procureur, fut lui rendre compte de ce qui venait de se passer. Après la cérémonie, le général me fit appeler ; il parut contrarié de l’affront qu’on nous avait fait subir, à moi en particulier. « Allez, mon brave, dit-il, cela n’arrivera plus désormais ; on connaîtra d’avance l’ordre de marche. » Il était bien temps ! Le bouillon était bu et il n’y avait pas moyen de le rendre à mon adversaire. Je répondis sèchement au général que, pour éviter de pareils conflits et les humiliations dont on prenait plaisir à nous abreuver, nous, vieux défenseurs de la patrie, je n’assisterais plus à l’avenir à aucune cérémonie de ce genre.

Cette même année, la duchesse d’Angoulême vint à passer à Auxerre, et l’on fit de grands préparatifs pour la recevoir. Des hommes de la marine avaient été commandés pour dételer ses chevaux sous la porte du Temple, et pour traîner à bras sa voiture. Ils étaient tous habillés en blanc des pieds à la tête. Moi, j’avais reçu du général l’ordre de me porter en grande tenue à la porte du Temple pour me placer à la portière de droite de la princesse. Je m’y rendis.

La foule était nombreuse ; je me plaçai à la portière, et mes dindons blancs traînaient la voiture à petits pas. Quant à moi, la princesse pouvait se vanter, si elle m’avait connu, que je ne l’eusse laissé insulter par personne. J’ai toujours respecté le malheur. Et si le général croyait me faire une malice en me confiant à moi, vieux et fidèle serviteur de Napoléon, un poste d’honneur auprès de la duchesse d’Angoulême, il se trompait beaucoup.

Arrivée sur la place Saint-Étienne, la voiture s’arrêta près de la cathédrale, d’où le clergé sortit bientôt, avec la croix et un grand crucifix que M. le curé Viart présenta à la duchesse par la portière de gauche.

Le clergé s’étant bientôt retiré, la princesse fit son entrée dans la cour de la préfecture. Elle descendit au pied du perron, et fut entourée aussitôt par la foule des fonctionnaires ; elle monta l’escalier d’un pas lent. Sa figure était pâle et maigre, son air soucieux et souffrant. Un trône lui avait été préparé dans le grand salon qui pouvait contenir trois cents personnes ; c’est là qu’elle reçut les hommages des fonctionnaires publics et de tous ceux qui vinrent la voir.

Ma mission remplie, je m’étais retiré pour me réunir au corps des officiers en demi-solde ; nous arrivâmes à notre tour pour être présentés à cette princesse, fille du malheureux Louis XVI, victime des horreurs révolutionnaires qui ont souillé la France d’un sang dont la tache ne s’effacera jamais. Tandis que nous étions là, dans cette salle immense, formant le demi-cercle devant la princesse, il arrive une grande dame, au teint mat, qui se fait annoncer pour lui faire hommage d’un anneau provenant, disait la dame, des ancêtres de la famille royale. Une dame d’honneur vient rendre compte à la duchesse de cette visite inattendue et de son objet : « Faites retirer cette femme », s’écria la duchesse ; et la pauvre dame, que la plupart des assistants reconnurent et nommèrent tout bas, fut obligée de se retirer avec sa courte honte et son anneau royal. Cela fit jaser pendant huit jours toutes les commères de la ville.

En quittant Auxerre, la duchesse prit la route de Paris ; on l’y attendait, car elle jouait un grand rôle dans la politique du gouvernement. Tout fut organisé, dit-on, dans l’armée même, suivant ses conseils.

D’abord on forma des gardes-du-corps ; on forma aussi à grands frais des régiments suisses, à l’arrivée desquels on éloigna la vieille garde de Paris. Tous les vieux officiers furent renvoyés dans leurs foyers comme suspects, et bien surveillés, j’en sais quelque chose. L’arrivée des Suisses et le renvoi des officiers de la garde causèrent un mécontentement général.

On peut dire que les hommes qui présidaient alors à nos destinées étaient bien aveugles et bien maladroits : si, au lieu de nous humilier comme on le faisait en nous préférant des soldats étrangers, et de nous persécuter de toutes les manières, on nous eût admis dans les honneurs de l’armée, même dans les gardes-du-corps, tout le monde eût été content, satisfait, personne n’eût failli à son devoir, et, dans cette pépinière d’officiers instruits et expérimentés que l’on chassait, on eût trouvé des hommes capables d’instruire les conscrits des régiments que l’on voulait réformer, et ils en avaient, en effet, grand besoin, ce qui n’eut jamais lieu, du reste, que sur les cadres. Car, il faut bien le dire, dans l’armée des émigrés, il ne se rencontra pas un homme, pas un seul, capable de commander sérieusement une brigade, et force leur fut, pour avoir de bons chefs, de recourir aux officiers généraux de l’Empire, qu’ils détestaient ; encore n’en prit-on qu’un très-petit nombre, le moins possible, et ce fut encore là une nouvelle faute.

Le ministre de la guerre avait de l’antipathie pour tout ce qui avait appartenu à l’armée impériale. Aussi, donna-t-il à Louis XVIII le conseil de nous mettre de côté et de nous abandonner à notre malheureux sort. Le roi eut la faiblesse de suivre ce conseil, et il nous fut enjoint de nous procurer des établissements ; manière honnête de nous dire : Vous êtes répudiés, allez vous-en. Cet ordre impitoyable ne tarda pas à nous être signifié ; on nous renvoya immédiatement dans nos foyers. Les officiers qui n’avaient pas le moyen de rester en ville, où la vie est toujours plus chère, se sauvaient à la campagne et prenaient place à la table frugale du laboureur, moyennant trois cents francs de pension par an. Quant à moi, mon parti fut bientôt pris. J’avais soixante-treize francs par mois, plus, pour environ quinze cents francs d’immeubles qui ne me produisaient pas grand revenu. C’est égal, avec cette modique fortune je crus pouvoir fixer ma résidence à Auxerre. Du reste, comme je n’aimais pas la vie oisive et que mes propriétés, mes vignes surtout, loin de l’œil du maître, étaient nécessairement en mauvais état, je me décidai, au bout de quelques jours, à aller m’installer, pour un mois, à Mouffy, où étaient situées mes vignes. J’empoignai donc la pioche au lieu du sabre, et me mis à cultiver la terre. Pour me seconder dans ce nouveau genre d’exercice, j’avais commencé à m’adjoindre deux hommes de journée ; mais il se trouva d’abord que j’étais leur maître ; je faisais trembler le manche de ma pioche pour la faire pénétrer dans la terre dure. Je me piquais d’ailleurs d’émulation pour la culture, comme j’avais fait dans le temps pour le maniement des armes, et me déchaînant contre l’ouvrage, je montrai à mes ouvriers que le soldat peut reprendre, au besoin, le travail des champs et s’y faire honneur. Mes pauvres mains avaient de fortes ampoules, mais au bout d’un mois, mes petits morceaux de vigne, si longtemps négligés, se trouvaient en bon état.

Ma besogne achevée, je revins à Auxerre, où m’appelaient des affaires plus sérieuses. Je n’avais pas demandé de permission pour m’exiler à quatre lieues de la ville ; personne, du reste, ne me demanda où j’étais allé, et je me crus, un moment, sauvé des inquisitions de la police. Cependant, je commençais à m’ennuyer de végéter ainsi, et, depuis mon renvoi définitif, la pensée de choisir une compagne, de prendre femme enfin, me revenait sans cesse. Vivre désœuvré, vivre seul ne m’allaient ni l’un ni l’autre. Allons, mon pauvre grognard, me disais-je, tu ne peux plus rester garçon, et puisqu’il t’est permis de t’établir, marie-toi. Oui, mais où la chercher, où la trouver, la femme que tu veux ? D’ailleurs, à qui me confier pour cela ? Après bien des réflexions, je résolus de ne confier cette mission qu’à une seule personne, c’est-à-dire à moi-même.

Le hasard me conduisit un jour chez M. Maure, qui était, du reste, un de mes dignes amis ; je le voyais depuis 1814, et j’étais toujours bien reçu chez lui. Il avait pour fille de boutique une parente qu’il appelait sa cousine. J’avais déjà, diverses fois, remarqué son activité, son intelligence et sa bonne tenue dans la maison. En la revoyant, l’idée me vint qu’elle pourrait bien me convenir. Mais cela ne suffisait pas. Ce projet était, du reste, encore bien vague dans mon esprit. Je n’en soufflai mot à personne. Cependant, il arriva que, dans ces jours-là même, cette aimable demoiselle trouva à acheter un petit fonds de commerce avec la maison, contenant et contenu. Elle avait de la tête ; sans rien dire à ses parents, elle calcule son affaire, conclut marché et s’établit bientôt après dans la petite boutique dont elle venait de faire l’acquisition. J’ignorais ces circonstances, et je l’avais presque perdue de vue, lorsque, passant un soir chez M. Labour, confiseur, madame Labour me dit :

— Connaîtriez-vous un capitaine décoré qui demeure à Champs ?

— Non, madame.

— C’est qu’il désirerait se marier avec une demoiselle de nos amies qui était chez M. Maure depuis onze ans, et qui vient de s’établir à son compte.

— Tiens, me dis-je à part et en pinçant mes lèvres, voilà bien ma particulière. — Et où est-elle donc établie, demandai-je à mon tour ?

— Au coin de la rue des Belles-Filles. Elle a payé son fonds et sa maison argent comptant ; elle a, de plus, un bon mobilier. Ces déclarations étaient peu propres à m’éloigner de mon premier projet.

— Eh bien ! madame, répondis-je, je ne connais ce capitaine que pour l’avoir vu quelques fois aux grandes cérémonies. Je ne puis donc vous donner aucun renseignement sur lui.

À peine avais-je pris congé de M. Labour que, sans perdre de temps, le jour même, je me rends chez mademoiselle Baillet, c’était bien celle que l’on se disposait à me souffler ; puis, après avoir fait quelques petites emplettes en épicerie, je demandai encore une livre de café, frais moulu ; la marchande se prêta de bonne grâce à satisfaire mes désirs, et je tripotais dans la boutique pendant qu’elle faisait tourner son moulin à café, sans oser aborder la question délicate. Je n’avais pas peur, mais j’hésitais. Cependant, l’opération finie, mes deux paquets ficelés et payés, il fallut se décider ou à parler ou à sortir. Je romps enfin le silence et débute ainsi :

— Ce n’est pas précisément cela qui m’amène chez vous, mademoiselle, et je voudrais vous dire quelque chose en particulier.

— Eh bien ! monsieur, nous sommes sans témoin ; qu’avez-vous à me dire ? Parlez, je vous écoute.

— Je viens vous demander votre main pour moi ; je fais ma commission moi-même, comme vous voyez, sans préambule et sans détours ; je ne sais pas faire des phrases : c’est en franc militaire que je vous fais ma demande.

Cette déclaration à brûle-pourpoint émut d’abord un peu ma marchande ; mais elle reprit bien vite son calme et son aplomb et, sans me faire attendre sa réponse :

— Si vous me parlez franchement, monsieur, je vais, moi, vous répondre avec la même franchise : Eh bien ! ça pourra tout de même se faire…

Je pris heure avec elle pour parler plus au long de cette sérieuse affaire, et nous ne fûmes pas longtemps à nous entendre et à régler nos petites conditions d’avant mariage. Une chose m’inquiétait d’abord : pour obtenir la permission de me marier, il fallait que ma future prouvât qu’elle possédait un avoir d’au moins douze mille francs. Heureusement, la preuve fut facile à faire. Mais ce premier obstacle aplani ne levait pas tous les autres. Si ma future avait une certaine fortune, mon bilan à moi était malheureusement plus léger et plus facile à établir. Je ne dissimulai rien ; je ne possédais, à part ma demi-solde et ma croix, que quelques arpents de mauvaise terre et des vignes de peu de rapport. Je le déclarai très-franchement à Mlle Baillet, qui, loin d’en être effrayée, me dit en souriant : « C’est bien, demandez votre permission, je vous donne ma parole. »

Huit jours après, j’avais ma permission.

On passe le contrat, on fixe le jour du mariage, bref, le 18 août j’avais une femme, et une excellente femme. J’oubliais de dire que le jour du contrat ma dot en espèces n’était que de quatre francs cinquante centimes. Je fus obligé de prier ma future de faire le reste des frais. Par exemple, je lui offris une belle montre à répétition, une chaîne en or et deux couverts d’argent.

Une chose qui m’avait coûté pas mal à faire, ç’avait été d’aller à confesse. Les terreurs du champ de bataille n’ont rien à comparer avec ces choses-là ; heureusement, je trouvai, à Auxerre même, un bon vieux prêtre qui fit mon affaire en deux temps. En sortant d’auprès de lui, je me trouvais soulagé d’un poids qui m’avait bien pesé. C’est ce même prêtre qui nous donna à l’église la bénédiction nuptiale.

Notre mariage n’avait guère été ébruité ; et comme il eut lieu sans grande cérémonie, à cinq heures du matin, personne n’en avait eu vent dans le quartier. En sortant de l’église, nous avalions à la hâte une tasse de café, puis une voiture que j’avais eu soin de faire préparer nous conduisait sans tambour ni trompette à Mouffy, où nous attendait un festin de noces un peu champêtre.

Pour être ajouté au pot-au-feu qui bouillait là en notre honneur, j’avais eu soin de me munir, en partant d’Auxerre, d’un beau pâté que j’avais logé dans notre voiture, et qui fut fêté de tous les convives quand on fut à table.

Le retour des noces fut célébré le lendemain à Coulanges-la-Vineuse, chez une amie de ma femme qui nous traita avec luxe, en amie généreuse et comme de jeunes mariés.

Au bout de deux jours, je ramenai mon épouse à Auxerre, n’ayant pas dépensé, ma voiture comprise, plus de vingt francs pour tous frais de noces.

Nous arrivâmes chez nous à neuf heures du soir.

Le lendemain, je me levai à cinq heures pour ouvrir la boutique ; le surlendemain de même. J’entendais les voisins murmurer entre eux : « L’amoureux est bien matinal et n’en quitte plus. » Ils ne se doutaient pas que nous étions mariés.

Avec une femme et une boutique toutes neuves, j’eus à modifier considérablement mon régime de vie et mes habitudes. Je pris de suite le collier du travail ; je multipliais mon activité. Dès quatre heures du matin, j’étais sur pied, et je mettais la main à tout, moulant le poivre et le café et m’associant même aux soins du ménage avec mon aimable épouse.

Que j’étais heureux d’avoir trouvé un pareil trésor ! Du reste, on m’offrait partout, pour notre petit commerce, un crédit illimité dans les magasins où je faisais nos provisions. Un monsieur de la ville me dit même un jour : — Capitaine, si vous voulez, je vous prête dix mille francs sans intérêts.

— Je vous remercie, répondis-je à ce bienveillant ami, cela m’empêcherait de dormir.

Nos petites affaires ne tardèrent pas à s’étendre et à prospérer ; j’avais une femme si bonne et si obligeante envers tout le monde qu’elle attirait chaque jour de nouveaux visiteurs.

Si ce n’avait été l’inquiétude des dénonciations, je me serais cru un moment le plus heureux des hommes ; mais sitôt que je voyais rôder autour de moi un agent de police, je m’imaginais qu’il était à ma piste. Souvent je ne me trompais pas. Ainsi, il m’arriva plusieurs fois d’être mandé à la mairie pour répondre à des dénonciations d’autant plus odieuses que ce n’étaient que des calomnies. Ma femme ne comprenait rien à cela ; elle me disait parfois : — Mais tu n’es pas sorti d’ici, qu’ont-ils donc à te reprocher ?

— Quand tu diras. Tu m’enfermerais toute la semaine dans une boîte, que le dimanche on me dirait coupable.

Un jour que le maire, M. Leblanc, me faisait venir à la mairie pour me faire part des nouvelles charges qui pesaient sur moi : « Ne pourriez-vous donc pas, monsieur le maire, lui dis-je d’un ton indigné, me mettre en présence de l’infâme qui me dénonce, et que je voudrais confondre devant vous ? Il est bon de dire qu’il passait de temps en temps à Auxerre des soi-disant prisonniers politiques qui demandaient des secours. Ils avaient sur de longues listes les noms de tous les officiers mis à la retraite. Touché au récit des malheurs dont ils se disaient victimes, je leur donnais quelques pièces de monnaie, et jusqu’à trois francs. Aux plus mal chaussés, je donnais aussi quelques paires de chaussures. Parmi ces gaillards-là, il se trouvait bien des mouchards. Or, je dis un jour à M. Leblanc : Je parie que je suis dupe de mon bon cœur, que ceux qui viennent les larmes aux yeux nous soutirer des secours, sont des espions au lieu d’être des prisonniers ? Vous devez savoir cela, monsieur le maire ? je crois ne pas me tromper. C’est la police de Paris qui envoie ces agents-là déguisés en mendiants persécutés, pour, en nous attendrissant, essayer de nous perdre. M. le maire ne me répondit que par son silence. Mais c’était suffisant : de ce jour-là, je ne laissai plus entrer un seul inconnu chez moi ; je recevais les solliciteurs à la porte.

Pour nous distraire, ma femme et moi, de ces persécutions, j’achetai un jardin que je cultivais de mes mains. Il m’a, par ses excellents produits, payé de mon travail et de mes sueurs, et, depuis trente ans que je lui donne mes soins, c’est toujours avec un nouveau plaisir que je vais le voir. Aussi, reçoit-il de moi de très-fréquentes visites. C’est ma plus ordinaire occupation et mon plus doux passe-temps.

J’éprouvai encore d’autres jouissances au milieu de mes peines : ma femme me donna un gros garçon ; mais le bonheur d’être père n’a fait que me rendre plus amère, dans la suite, la perte que je devais faire. Mon pauvre enfant, la mort me l’a enlevé à l’âge de quatorze ans. Cette cruelle perte, en anéantissant mes espérances, a brisé ma vie et celle de ma femme. Ce sont là encore pour moi de bien pénibles souvenirs.

Nos affaires de commerce allaient toujours en prospérant, et à part les poursuites de la police, que tempérait toujours l’excellent M. Richebourg, je vécus heureux et content jusqu’en 1822.

À la fin de cette même année, je vois arriver chez moi, à dix heures du matin, un bel homme, assez bien mis, redingote bleue, pantalon idem, à beaux favoris noirs, un coup de sabre qui lui prenait depuis l’oreille jusqu’à la bouche. Il avait tout à fait l’air d’un ancien militaire qui a souffert de grandes privations. Je ne pus m’empêcher de le faire entrer et rafraîchir. Il me dit qu’il venait de l’expédition de Grèce, d’où, après de grands malheurs, il avait jugé à propos de se sauver. Il me fit voir une liste de tous les anciens officiers qui habitaient Auxerre, et m’assura avoir déjà reçu d’eux de petites sommes s’élevant à vingt-cinq francs ; je me décidai à lui remettre moi-même un petit écu, et je le congédiai. En sortant de chez moi, l’hypocrite s’était rendu de suite à la mairie. J’en fus averti sur-le-champ et m’attendis à une nouvelle dénonciation.

En effet, à midi, l’agent de police venait me prévenir de me rendre à l’Hôtel-de-Ville, où le maire m’attendait.

Arrivé là, ce furent toujours les mêmes charges, c’est-à-dire les mêmes calomnies. Je protestai de mon innocence, et j’ajoutai : — Cette fois, je connais l’infâme qui m’a dénoncé : il a un coup de sabre sur la figure. Comme toujours, il m’a dit qu’il était malheureux et persécuté, qu’il venait de Grèce. Je lui ai donné trois francs et deux verres de vin. Il n’y a que lui qui peut m’avoir dénoncé. Si vous voulez me le permettre, je vais aller chez le général.

— Mais, me dit le maire, le général est au courant de tout.

— Comment ! Il sait déjà cela, et c’est à onze heures que l’infâme est sorti de chez moi ; il va vite, car il a fait du chemin en une heure. Enfin, vous me permettez bien d’aller m’expliquer auprès du général ?

— Allez, me dit-il, vous viendrez me rendre compte de ce que le général vous aura dit.

Je pars. Arrivé rue du Champ, je trouve le général en grande robe de chambre, dans son salon, près d’un bon feu.

— Mon général, je vous salue.

— Bonjour, monsieur.

— Je ne suis pas monsieur, général, je suis le capitaine Coignet, qui vient d’être encore dénoncé ; mais cette fois, je connais le dénonciateur. C’est un mouchard de Paris. Il s’est présenté chez moi avec une liste de tous les officiers en demi-solde. Je voudrais bien connaître celui qui se permet de donner ainsi tous nos noms, il aurait de mes nouvelles. Voilà pourtant ce qui arrive ! Après avoir ramassé notre argent, car je lui ai donné trois francs et deux verres de vin, ce scélérat, pour récompense, s’est empressé de venir près de vous pour me dénoncer lâchement ; mais vous devriez l’avoir gardé ici pour nous mettre en présence. Ah ! s’il était devant moi ! Mais non, sans doute qu’on l’aura fait partir pour le soustraire à sa honte et à notre indignation ! Il est temps que tout cela finisse : voilà six ans passés que je suis soumis à une surveillance odieuse, sans l’avoir mérité. Aujourd’hui, général, c’est la mort ou la liberté que je viens vous demander. Vous êtes le maître de mon sort. Je ne vous demande ni grâce, ni protection. Je vous jure, sur l’honneur, que je suis innocent de tous les faits dont on m’accuse, et la parole d’honneur d’un vieux soldat doit vous suffire. Voilà mon dernier mot. Je reviendrai demain, à trois heures, pour savoir ce que vous aurez décidé à mon sujet. Vous avez le droit de me faire arrêter ; mais si vous me permettez de me retirer, rentré chez moi, je prends mon fusil, je parcours la ville, et si je peux trouver l’infâme qui m’a dénoncé, je crie aux citoyens : rangez-vous, que je tue ce chien enragé !

J’étais dans une exaltation qui ne connaissait plus de bornes.

— Allons, capitaine, calmez-vous, dit le général.

— Vous avez des agents, des mouchards, eh bien ! quand vous voyez qu’ils ne vous disent pas la vérité, faites-leur donner cent coups de bâton sur le dos, et vous ne serez plus trompé.

Vous pouvez vous retirer.

Il vint me conduire jusqu’à la porte.

— À trois heures, demain, général, je serai chez vous.

J’avais frappé fort et juste, et le général comprenait bien que, n’étant pas coupable et me voyant traqué comme un malfaiteur, j’étais autorisé à me plaindre et même à me fâcher.

Le lendemain, à trois heures moins un quart, j’étais sur le pas de ma porte, attendant l’heure pour partir. M. Richebourg se présente à moi.

— Capitaine, me dit-il, je vous apporte une bonne nouvelle : toutes les dénonciations portées contre vous viennent d’être brûlées devant moi. Elles se montaient à quarante-deux. Vous pouvez désormais vous considérer comme non suspect. On ne sera plus à la piste de vos démarches et de vos paroles et vous ne serez plus inquiété. Pendant qu’il me parlait ainsi, un ouvrier posait un réverbère devant ma porte ; en le montrant du doigt à M. Richebourg :

— Il fallait donc, lui dis-je, cette lanterne d’un nouveau genre pour les éclairer, les aveugles. M. Cadet Uzanne était présent à cette scène.

Enfin, enfin ! j’étais donc libre et je pouvais respirer un peu à mon aise. La gaîté reparut chez moi. J’étais heureux de pouvoir sortir sans être suivi de ces importuns visages de mouchards qu’il faut avoir vus comme moi à ses trousses pendant sept ans pour les bien connaître.

On se souvient qu’à la suite de nos procédures et des contestations qui suivirent, mon père, aux instigations de sa marâtre de femme, refusa la rente que nous lui proposions, avec mon frère, et ne voulut plus nous voir. Ce pauvre père avait eu beaucoup à souffrir pendant la dernière invasion. Dénoncé comme braconnier (il était, en effet, toujours fou de la chasse), il n’avait pas voulu livrer son fusil aux cosaques ; alors ces brigands, s’étant emparés de lui, lui avaient attaché une chaîne au cou et l’avaient traîné derrière une voiture, jusqu’auprès d’Avallon. Arrivés là, pour le remettre de ses peines, ils l’avaient battu si cruellement, qu’il était resté sur la place. Des âmes charitables l’avaient heureusement secouru et remis un peu sur ses pieds. C’était un homme robuste et très vigoureux, sans quoi il n’aurait jamais survécu à d’aussi rudes assauts. Mais il n’était pas au bout de ses peines : le pauvre vieillard fut dénoncé, en 1822, pour avoir tenu des propos séditieux ; un mandat d’amener fut même lancé contre lui, et il eût été arrêté chez lui, si un ami obligeant ne l’eût prévenu du danger qui le menaçait. Il s’enfuit aussitôt par la porte de son jardin. Il était temps : les gendarmes entraient par une porte comme il sortait par l’autre.

Après avoir erré trois jours dans les bois, souffrant et privé de tout, il prit le parti de quitter son refuge, et, de gîte en gîte, ne marchant que de nuit, de se rendre à la prison d’Auxerre, où il vint se constituer prisonnier.

Il était accusé d’avoir dit que l’empereur arrivait avec dix mille Anglais. Le plus grossier bon sens protestait contre une pareille accusation ; jamais on ne pouvait rien inventer de plus absurde ; il n’en fut pas moins condamné à trois mois de prison.

Je ne tardai pas à apprendre que mon père était sous les verrous ; aussitôt je m’empressai d’aller le voir. En me voyant entrer, il se mit à pleurer et me conta toutes ses peines.

Tous les jours, je lui portais à manger et ne le laissais manquer de rien. Après tout, je ne faisais en cela qu’accomplir mon devoir, car il faudrait avoir le cœur bien dur pour ne pas venir au secours de son père quand il est dans le malheur. Ma femme, du reste, n’avait garde de trouver mal ce que je faisais ; elle était très-compatissante aux souffrances et aux privations des malheureux, et elle faisait elle-même beaucoup de bien. Tous les lundis, elle distribuait plein une sébile de gros sous ; elle confectionnait des vêtements et tricotait des bas pour les aveugles. Elle s’était imposé une rente de douze francs par mois en faveur des pauvres ; cela nous a porté bonheur, car nos affaires de commerce n’ont pas cessé un seul jour de prospérer. Après le décès de ma femme, j’ai continué ses aumônes, et je me réserve de porter moi-même, aux pauvres qu’elle m’a désignés, la dette volontaire qu’elle a contractée envers eux. C’est, pour moi, une dette sacrée que je tiens à payer tant que je vivrai.

1826, 1827, 1828 se passèrent pour moi sans grands événements. En 1829, arrivait l’échéance de mes trente ans de services et par conséquent l’époque de la liquidation de ma pension de retraite. Il y avait longtemps que j’attendais cette époque pour voir si on m’accorderait ce à quoi j’avais droit. Je comptais alors quinze ans, onze mois, neuf jours de grade de capitaine, j’avais, en outre, douze ans et demi de campagnes, qui pouvaient bien passer en ligne de compte et qui complétaient, service et campagnes, quarante-deux ans et six mois.

Ma retraite fut liquidée et arrêtée dès le 23 août 1829, c’est-à-dire le jour même où expiraient mes trente ans de services révolus. J’eus d’abord lieu de m’étonner de tant d’exactitude de la part d’un gouvernement qui ne m’avait guère habitué à ses faveurs ; j’ignorais qu’un ami influent, qui connaissait mes services et ma position, avait eu la prévenance de partir, sans m’en rien dire, pour Paris, où il s’était occupé chaudement de moi auprès de son cousin, M. le baron Martineau des Chesnez, aujourd’hui maire d’Auxerre, et chargé alors de la direction du personnel au ministère de la guerre.

Grâce à la démarche obligeante de M. de Montigny et à la bienveillante protection de M. le baron Martineau, je me trouvai compris dans la première fournée des officiers mis à la retraite. Ce n’est qu’après avoir reçu mon brevet que je sus la flatteuse surprise que m’avait réservée l’amitié de M. de Montigny. C’était un homme d’un cœur noble et dévoué. Il savait que quand on veut faire du bien, il est beaucoup plus beau de ne pas prévenir son monde à l’avance.

Je reçus donc du ministre de la guerre ce désiré brevet de pension de retraite, laquelle montait à quatorze cent cinquante francs, au lieu de neuf cent trente francs seulement que j’attendais. Je poussai un cri de joie en décachetant la lettre d’avis et je m’écriai aussitôt : tant mieux pour nous, mais tant mieux aussi pour les pauvres que je saurai en faire profiter. Je tins parole : je doublai mes aumônes, et je ne fus, hélas ! embarrassé que du choix pour en faire l’application. Je choisis, du reste, ceux dont la position me parut à la fois la plus malheureuse et la plus digne d’intérêt.

Justement, il se trouvait dans mon quartier une veuve de militaire qui avait trois enfants en bas âge : une fille et deux garçons ; j’envoyai de suite ceux-ci à l’école moyennant quatre-vingts francs par an, je pourvus également à leur habillement et à leur entretien. L’aîné mourut quelques années après, de la poitrine. Quant à son frère, il fit tant de progrès à l’école, qu’il a obtenu plus tard d’entrer au séminaire. Il en est sorti après avoir fait avec beaucoup de succès ses études ecclésiastiques, et il figure aujourd’hui parmi les jeunes prêtres les plus distingués du diocèse de Sens.