Aux hommes de bonne volonté/03

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Éditions nouvelles (p. 20-25).

L’Idée

À José WOLFF,
À l’Ami et à l’Artiste

Il faut être soi-même avant tout, vaincre sa peur, sa lassitude, sa maladie, dompter le danger, tâcher de saisir, ironiquement, l’éclair tout-puissant des orages, être un Homme, une Conscience parmi les bouches bêlantes, et bâtir son propre piédestal, sans permettre aux autres d’y mettre la main. Qu’importent les sourds conciliabules, les anathèmes au nom d’un mensonge, les pièges, le bannissement, la prison, le gibet ? Qu’importent l’encensoir, les couronnes, si l’on ne se sent plus grand encore ? Il faut être orgueilleux pour être fort. Il faut se vaincre, se griser aux alcools de sa pensée, s’admirer, hisser son front très haut jusqu’au vertige et en faire rayonner, comme les faisceaux d’un phare, ses Idées, forces impalpables, mais éternelles.

Il faut être surhumain, multiplier ses appétits, aiguiser ses sens, tout dévorer, dresser en exemple son existence et qu’elle soit le reflet total de la vie qui bouillonne et brille en son cerveau.

Voici les conquérants entraînant leurs armées à travers les funèbres déserts pour s’emparer d’une terre promise, dont ils ont vu les villes d’or et les mers d’épis, un merveilleux matin de mirage. Voici les moines défricheurs dont les doigts ont saigné sur les manches d’outils et dans les buissons hostiles, pour conquérir un peu de terre et y semer le blé divin. Voici les fous qui ont jeté les ponts audacieux sur les fleuves. Voici les fous qui sont montés vers le soleil un matin clair, et qu’on retrouva désarticulés, hachés, pantelants, sous le cercueil qu’ils avaient construit de leurs mains et dont les ailes étaient déchirées. Voici les marins vagabonds, accrochés aux mâtures des galères, sentant, dans la tempête, les parfums d’une terre fabuleuse. Voici le chercheur des pôles, aveuglé par le rouge des météores et la blancheur des glaces, piquant son bâton dans l’axe du globe : demain, la débâcle l’emportera avec sa cabane, bien loin de sa conquête, ou la neige l’ensevelira. Voici les poètes, arrachant des mornes cuisines de la syntaxe les phrases vertigineuses, qui seront les fanfares des hommes. Voici les penseurs, hissés sur les tours d’où l’on voit grouiller les masses aveugles et lâches, ignorantes des laboratoires sociaux que sont devenues les tours. Voici les tribuns — hier encore silencieux — qui surgissent, un soir d’orage, de la foule anonyme, trouvent des mots sonores comme des coups de clairon et changent la face du monde. Voici les lents apôtres aux yeux lumineux, au corps insensible, aux mains bénissantes, qui montent jusqu’aux golgothas où l’on dresse leur apothéose rouge. Voici les savants sourds, dardant leur cerveau et leurs yeux en des trajectoires démesurées ; transfigurés parmi les feux qui leur rongent les os ; sentant la folie qui, à coups durs de chiffres ou de synthèses verbales, bat leur crâne pressé : ils laissent ainsi leur corps, phalange à phalange, vertèbre à vertèbre, au métal miraculeux qu’ils domptent, ou leur dernière pensée au fil d’un rêve obstiné. Voici les chercheurs d’étoiles nouvelles, plongeant leurs immenses compas dans le vide infini, dont ils voient les tempêtes de feu et perçoivent les collisions. Voici le mineur des vieux âges, sortant du trou ténébreux, habité par les monstres inconnus, apportant au jour, dans ses mains religieuses, un morceau noir de soleil. Voici les artistes dont les doigts s’enfièvrent au rythme de leur cerveau et qui créent, en une heure généreuse, les images ou les harmonies impérissables. Voici les Fous dont les siècles ont gardé les Noms !

Car les conquérants affamés et râlants se sont abattus un jour aux frontières de la terre promise : ce n’était pas le paradis du mirage, mais celle-là était bonne et belle quand même après le pèlerinage meurtrier du désert. Les jardins des moines restèrent longtemps caillouteux et arides, mais d’autres vinrent pour qui les jardins furent généreux. Les ponts primitifs furent emportés par les crues, mais on multiplia leurs arches et ils subsistèrent à travers les siècles. Lambeau à lambeau, on détacha les icares de leur cercueil, on lui rendit des ailes et l’on conquit le ciel. Les navigateurs trouvèrent une île au lieu d’un continent et ils firent un feu de joie dans la solitude marine. Là-bas, aux pôles, on recueillit des feuillets griffonnés dans les poches d’un cadavre inconnu et l’on alla plus loin que lui. Les poètes, les penseurs, les tribuns, les apôtres n’étaient pas morts puisqu’on les lisait dans les écoles, dans les églises et sur les places publiques. On poussa plus loin les recherches à travers les calculs et les lentilles et l’on fit de nouveaux miracles. On traça des routes souterraines et l’on vola à la terre ce que les enfers de la genèse y avaient enfoui. Les images des artistes décorèrent les églises, les musées et les places publiques et leurs harmonies réunirent les hommes silencieux et pieux. C’est ainsi que les siècles ont gardé les noms des Fous.

Ils étaient forts, ces Fous ! Ils furent sans indulgence pour eux et pour les autres. Leur vie tout entière fut un voyage ascensionnel et dramatique. Ils laissaient derrière eux des images bienveillantes, des chairs caressées, des mains toutes chaudes d’amitié, des baisers d’enfants rieurs. Parfois, la lassitude ou les regrets les ont abattus à mi-chemin. Puis ils se sont redressés, ont écarté de leur mémoire le passé humain, tranquille et tentateur. Au cours de leurs haltes, dans les maisons rencontrées le long de la route, ils ont prêché, ils ont crié : on les a chassés et, en passant le seuil un instant hospitalier, ils ont goûté l’orgueil d’avoir vaincu l’amour-propre, qui n’est qu’une vertu des demi-hommes. Ils ont monté, ils se sont grandis un peu, chaque jour, pour eux-mêmes — eux seuls le savaient : les autres l’ont ignoré longtemps, — ils ont éprouvé enfin, un soir, l’immense et cataclysmique joie d’avoir atteint la plénitude du rêve qui fut toute leur vie, ils se sont sentis divins, et, là-haut, — sinaï, golgotha, panthéon : inspiration, crucifiement, gloire — seuls, ils ont passé leurs mains sur leur visage et, sous les crachats et le sang, ils se sont sentis transfigurés !