Aux hommes politiques
AUX HOMMES POLITIQUES
Dans mon Appel aux travailleurs, j’ai exprimé cette idée : que les travailleurs, pour se délivrer de l’état d’oppression où ils se trouvent, doivent eux-mêmes cesser de vivre comme ils vivent actuellement en luttant contre leur prochain en vue de leur bien personnel, et vivre selon le principe évangélique : agis envers les autres comme tu voudrais qu’ils agissent envers toi.
Ce moyen que j’ai proposé a provoqué, comme je m’y attendais, les mêmes raisonnements ou plutôt les mêmes accusations de la part d’hommes d’opinions les plus opposées.
« C’est une utopie, ce n’est pas pratique. Attendre, pour délivrer les hommes qui souffrent de l’oppression et de la violence, qu’ils deviennent tous vertueux, cela revient à se condamner à l’inaction tout en reconnaissant les maux existants. »
Et j’ai voulu dire, en quelques mots, pourquoi je tiens que cette idée n’est pas si utopique qu’elle le paraît, mais, au contraire, mérite de fixer l’attention plus que tout autre moyen proposé par les savants pour améliorer l’ordre social ; j’ai voulu le dire à ceux qui désirent franchement — non en paroles, mais en actes — servir leur prochain.
C’est à ces personnes que je m’adresse.
I
Les idéals de la vie sociale qui guident l’activité des hommes se modifient et, d’après ces modifications, l’ordre de la vie des hommes change aussi. Il y eut un temps où l’idéal de la vie sociale était la liberté animale absolue, pendant laquelle les uns, suivant leurs forces, au sens propre et figuré, dévoraient les autres. Ensuite vint le temps où l’idéal social était la puissance d’un seul, où les hommes adoraient des potentats et, non seulement volontairement mais avec enthousiasme, se soumettaient à eux : l’Égypte, Rome : Morituri te salutant. Puis les hommes eurent pour idéal un arrangement de la vie durant lequel le pouvoir était admis non pour soi-même, mais pour établir l’ordre dans la vie des hommes, Des tentatives de réalisation de pareils idéals durèrent un certain temps : la monarchie universelle, ensuite l’Église universelle, unissant et guidant divers États. Ensuite parut l’idéal de la Représentation nationale, ensuite celui de la République avec le suffrage universel ou restreint. Aujourd’hui, l’on estime que cet idéal pourra être atteint quand l’organisation sera telle que les instruments de travail cesseront d’être la propriété privée et seront le bien de tout le peuple.
Quelque différence que présentent ces idéals, pour les réaliser dans la vie on supposait toujours le pouvoir, c’est-à-dire la force qui contraint les hommes à satisfaire aux lois établies. Aujourd’hui, on suppose la même chose. On suppose que la réalisation du bien le plus grand est atteinte par cela que les uns (selon la doctrine chinoise, les plus vertueux ; selon la doctrine européenne, les oints ou élus du peuple), recevant le pouvoir, établissent et soutiennent un ordre dans lequel tous se trouvent garantis le plus possible les uns vis-à-vis des autres contre ce qui attente au travail, à la liberté et à la vie de chacun. Non seulement des hommes qui voient dans l’État une condition nécessaire de la vie humaine, mais aussi des révolutionnaires et des socialistes, bien qu’ils considèrent l’État actuel comme sujet à changements, reconnaissent quand même le pouvoir, c’est-à-dire le droit et la possibilité des uns à forcer les autres d’accepter des lois établies, comme condition nécessaire du bien-être de la société.
Il en fut ainsi depuis l’antiquité et cela s’est continué jusqu’à nos jours. Mais les hommes, contraints par la force d’obéir à certains ordres, ne considéraient pas toujours ceux-ci comme les meilleurs, c’est pourquoi ils se révoltaient souvent contre les dominateurs, les renversaient et remplaçaient les anciens ordres par de nouveaux qui, d’après leur conviction, garantissaient aux hommes un plus grand bien. Mais comme les hommes qui détenaient la puissance de ce fait même se dépravaient toujours, ils jouissaient de l’autorité moins pour le bien commun que pour leur bien personnel ; de sorte que le nouveau pouvoir était comme l’ancien et souvent encore plus injuste.
Il en était ainsi quand ceux qui se révoltaient contre le pouvoir existant le vainquaient. Quand la victoire restait du côté du pouvoir existant, alors celui-ci, pour se garantir, augmentait toujours ses moyens de défense et entravait encore plus la liberté de ses sujets.
Il en fut toujours ainsi, dans l’antiquité et dans les temps modernes, et cela s’est passé avec une évidence particulière dans notre monde européen, pendant tout le XIXe siècle. Dans la première moitié de ce siècle les révolutions, pour la plupart, réussirent, mais les pouvoirs nouveaux qui remplaçaient les anciens — Napoléon Ier, Charles X, Napoléon III — n’augmentaient pas la liberté des citoyens. Dans la seconde moitié, après 1848, toutes les tentatives de révolution furent réprimées par les gouvernements et, grâce aux révolutions anciennes et aux tentatives nouvelles, les gouvernants, en se défendant de plus en plus et se servant des inventions techniques du siècle passé qui donnent aux hommes un empire sur la nature qu’ils ne possédaient pas autrefois, augmentèrent leur pouvoir, si bien que vers la fin du siècle dernier, ce pouvoir s’accroissait à un tel degré que la lutte du peuple contre eux devenait impossible.
Les gouvernements ont accaparé entre leurs mains non seulement d’énormes richesses, dont ils ont dépouillé les peuples, non seulement des armées disciplinées recrutées avec soin, mais aussi tous les moyens moraux d’action sur les masses : la direction de la presse, de la religion, et, principalement, l’éducation. Et ces moyens sont si bien organisés et si puissants que, depuis 1848, il n’y a pas eu en Europe une seule tentative heureuse de révolution.
II
Ce phénomène est tout nouveau et particulier à notre temps. Quelque puissants que fussent Néron, Gengis-khan, Charlemagne, ils ne pouvaient réprimer les révoltes dans leurs pays et se trouvaient en outre impuissants à guider l’activité intellectuelle de leurs sujets, leur instruction, leur éducation, leur religion. Or, aujourd’hui, tous les moyens se trouvent entre les mains des gouvernements.
Ce n’est pas seulement le macadam remplaçant les pavés à Paris qui a rendu impossibles les barricades qu’on avait vu élever dans cette ville pendant la Révolution. Dans la dernière moitié du XIXe siècle, un macadam pareil s’est rencontré dans toutes les branches de l’administration publique : la police publique, l’espionnage, la vénalité de la presse, les chemins de fer, les télégraphes, les téléphones, les photographies, les prisons, les forteresses, les immenses richesses, l’éducation des jeunes générations et, principalement, l’armée, sont des macadams entre les mains du gouvernement.
Tout est si bien organisé que les gouvernements les plus insignifiants, les plus sots, presque par action réflexe, par l’instinct de sauvegarde, ne permettent jamais des préparatifs sérieux de révolte, et, toujours, sans aucun effort, étouffent les tentatives timides de rébellion que les révolutionnaires en retard sur leur temps font encore parfois et qui, par leurs soulèvements, n’aboutissent qu’à augmenter le pouvoir des gouvernements.
Le seul moyen de vaincre les gouvernements est maintenant celui-ci : que l’armée formée des gens du peuple, après avoir compris l’injustice, le dommage que leur cause le gouvernement, cesse de le soutenir.
Mais, sous ce rapport aussi, les gouvernements, sachant que leur force principale est l’armée, ont si bien organisé le recrutement et la discipline qu’aucune propagande dans le peuple ne peut arracher l’armée des mains du gouvernement. Pas un seul homme appartenant à l’armée et qui est soumis à l’hypnotisme qu’on appelle la discipline, en dépit de toute conviction politique, ne peut, étant dans les rangs, se dérober au commandement, de même qu’il ne peut pas ne point abaisser la paupière quand on menace son œil. Et les jeunes gens de vingt ans qu’on recrute pour le service et qui sont élevés dans l’esprit mensonger, ecclésiastique ou matérialiste et, en outre, patriotique, ne peuvent refuser de servir, de même que les enfants qu’on envoie à l’école ne peuvent refuser d’y aller. En entrant au service, ces jeunes gens, quelles que soient leurs convictions, grâce à l’habile discipline élaborée par des siècles, seront en une année inévitablement transformés en instruments dociles du pouvoir. Si des cas très rares de refus du service militaire se rencontrent — un sur dix mille — ces refus viennent seulement des soi-disant sectaires qui agissent ainsi d’après leurs idées religieuses, que le gouvernement ne reconnaît pas. De sorte qu’en notre temps, dans notre monde européen, si le gouvernement désire garder son pouvoir, — et il ne peut point ne pas le désirer, parce que la destruction du pouvoir entraîne la perte des gouvernants — aucune révolte sérieuse ne peut s’organiser, et si quelque tentative de ce genre s’organisait, elle serait tout de suite réprimée, et n’aurait pas d’autre conséquence que la perte de beaucoup de gens et l’augmentation du pouvoir du gouvernement. Les révolutionnaires, les socialistes qui se guident par les traditions arriérées, entraînés par la lutte, devenue pour quelques-uns une profession, peuvent ne pas le voir, mais tous les hommes qui jugent librement les événements historiques ne peuvent point ne pas s’en apercevoir.
Ce phénomène est tout à fait nouveau et c’est pourquoi l’activité des hommes qui désirent changer l’ordre existant doit se conformer à cette situation nouvelle du pouvoir existant, dans le monde européen.
III
La lutte entre le pouvoir et le peuple dura de longs siècles, elle amena d’abord le remplacement d’un pouvoir par un autre, de celui-ci par un troisième, etc. Depuis le milieu du siècle dernier, dans notre monde européen, le pouvoir des gouvernements existants, grâce aux perfectionnements techniques, a été entouré de tels ouvrages de défense que la lutte contre lui, par la force, est devenue impossible. Et, à mesure que le pouvoir devenait de plus en plus fort, il montrait de plus en plus son insécurité, la contradiction intérieure qui existe en conception entre le pouvoir bienfaiteur et la violence — celle-ci étant l’essence de tout pouvoir — ayant grandi de plus en plus. Il est devenu évident que le pouvoir — qui, pour être bienfaisant devrait être entre les mains des meilleurs hommes, — se trouve toujours entre les mains des pires, puisque les hommes les meilleurs, à cause de l’essence même du pouvoir qui consiste dans l’emploi de la violence envers autrui, ne pouvaient le désirer, et c’est pourquoi ils ne l’acquirent et ne le garderont jamais.
Cette contradiction est si évidente qu’il semblerait que tous les hommes dussent toujours la voir. Cependant, la mise en scène solennelle du pouvoir, la peur qu’il excitait, l’inertie de la tradition étaient si puissantes que des siècles, des milliers d’années s’écoulèrent avant que les hommes comprissent leur erreur. Dans les derniers temps seulement, on a commencé à comprendre — malgré toute la solennité dont le pouvoir s’entoure toujours — que son essence consiste à menacer les hommes de la privation de la liberté, de la vie, et à mettre ces menaces à exécution ; c’est pourquoi ceux qui, comme les rois, les empereurs, les ministres, les juges et les autres, consacrent toute leur vie à cela, sans autre prétexte que le désir de garder leur situation avantageuse, non seulement ne sont pas les meilleurs, mais sont toujours les pires et, étant tels, ne peuvent aider au bien des hommes par leur pouvoir, mais au contraire, suscitèrent et suscitent toujours une des causes principales des maux sociaux de l’humanité. C’est pourquoi le pouvoir qui, autrefois, excitait dans le peuple l’enthousiasme et le dévouement, maintenant, chez la plus grande et la meilleure partie des hommes, provoque non seulement l’indifférence, mais souvent le mépris et la haine. Cette catégorie des hommes plus éclairés comprend, aujourd’hui, que toute cette mise en scène solennelle dont le pouvoir s’entoure n’est pas autre chose que la chemise rouge et le pantalon de velours du bourreau, qui le distinguent des autres prisonniers parce qu’il se charge de la besogne la plus immorale et la plus répugnante : supplicier des hommes.
Et le pouvoir, apprenant la nouvelle façon de l’envisager qui se répand de plus en plus dans le peuple, actuellement ne s’appuie plus sur la puissance spirituelle, sur le sacre, sur l’élection, mais ne se soutient que par la violence. Mais du fait que le pouvoir ne s’appuie que sur la violence, il perd encore davantage la confiance du peuple. Perdant cette confiance, il est forcé d’avoir recours à l’accaparement de plus en plus grand de toutes les manifestations de la vie du peuple et, grâce à cela, il provoque un mécontentement encore plus grand.
IV
Le pouvoir est devenu inébranlable, mais ne s’appuie plus sur l’onction, l’élection, la représentation ou autres principes spirituels ; il se maintient par la force, et, en même temps, le peuple cesse de croire au pouvoir et de le respecter et il ne se soumet à lui que parce qu’il ne peut faire autrement.
Or, depuis le milieu du siècle dernier, depuis que le pouvoir est devenu inébranlable et en même temps a perdu dans le peuple sa justification et son prestige, une doctrine a commencé à se manifester parmi les hommes : la doctrine que la liberté, — non cette liberté fantaisiste que propagent les partisans de la violence en affirmant que l’homme est obligé, sous peine de châtiment, d’exécuter les ordres des autres hommes, mais cette seule et vraie liberté, qui consiste en ce que chaque homme peut vivre et agir suivant sa propre raison : payer ou non les impôts, entrer ou non au service, être en bons ou mauvais termes avec le peuple voisin — que cette liberté seule et vraie est incompatible avec n’importe quel pouvoir des hommes sur les autres.
Selon cette doctrine, le pouvoir n’est pas, comme on le pensait autrefois, quelque chose de divin, d’auguste, ce n’est pas non plus la condition nécessaire de la vie sociale, mais simplement la conséquence de la violence grossière des uns envers les autres. Que le pouvoir soit entre les mains de Louis XVI ou du Comité du salut public, du Directoire ou du Consulat, de Napoléon ou de Louis XVIII, du Sultan, du Président, du Mikado ou des premiers ministres, partout où il y aura le pouvoir des uns sur les autres, il n’y aura pas de liberté, mais l’oppression des uns par les autres. C’est pourquoi le pouvoir doit être détruit.
Mais comment le détruire ? Et comment, en détruisant le pouvoir, s’arranger pour que les hommes ne retournent pas à l’état sauvage de la violence grossière exercée par les uns sur les autres ?
Tous les anarchistes — comme se nomment les propagateurs de cette doctrine — sont tout à fait d’accord entre eux sur la réponse à la première question et ils disent que le pouvoir, pour être détruit efficacement, doit être détruit, non par la force mais par la conscience qu’auront les hommes de son inutilité et de son danger. Mais à la seconde question : Comment doit être établie la société sans le pouvoir ? ils répondent différemment.
L’Anglais Godwin, qui vivait à la fin du XVIIIe siècle et au commencement du XIXe, et le Français Proudhon, qui a écrit au milieu du siècle dernier, répondaient à la première question qu’il suffit, pour détruire le pouvoir, que les hommes aient conscience que le bien général (Godwin) et la justice (Proudhon) sont violés par le pouvoir et que si l’on répand dans le peuple la conviction que le bien général et la justice peuvent être réalisés, mais seulement en l’absence du pouvoir, celui-ci se détruira de lui-même.
À la seconde question : comment sera garanti, sans le pouvoir, le bien-être de la société ? Godwin et Proudhon répondaient que les hommes guidés par la conscience du bien général (Godwin) et par la justice (Proudhon) trouveraient nécessairement les formes de la vie les plus raisonnables, les plus justes et les plus avantageuses pour tous.
D’autres anarchistes, comme Bakounine et Kropotkine, reconnaissent aussi comme moyen de destruction du pouvoir, la conscience, chez les masses, du préjudice qu’il cause et de ses anomalies avec les progrès de l’humanité, mais ils croient cependant possible et même nécessaire la révolution, à quoi ils conseillent de préparer les hommes. À la seconde question ils répondent que dès que l’État et la propriété seront détruits, les hommes s’accommoderont naturellement aux conditions raisonnables, libres et avantageuses de la vie.
À la question des moyens de détruire le pouvoir, l’Allemand Max Stirner et l’écrivain américain Tucker répondent presque comme les précédents. Tous deux estiment que si l’on comprenait que l’intérêt personnel de chacun est un guide tout à fait suffisant et légal pour les actes humains et que le pouvoir ne fait qu’empêcher la manifestation de ces principes dirigeants de la vie humaine, le pouvoir se détruirait de lui-même, grâce à la non obéissance, et, principalement, comme dit Tucker, à la non participation à l’autorité. Leur réponse à la seconde question est que les hommes, débarrassés de la croyance superstitieuse à la nécessité du pouvoir, ne suivront que leur intérêt personnel, se grouperont eux-mêmes selon les formes de la vie les plus régulières et les plus avantageuses pour chacun.
Toutes ces doctrines ont tout à fait raison sur ce point que si le pouvoir doit être détruit ce ne peut être par la force, puisque le pouvoir restera le pouvoir, et qu’on ne peut atteindre ce résultat qu’en éclairant la conscience des hommes qui jugera que le pouvoir est inutile et nuisible, et que les hommes ne doivent ni lui obéir ni y participer. Cette vérité est indiscutable. Le pouvoir ne peut être détruit que par la conscience raisonnable des hommes. Mais en quoi doit consister cette conscience ? Les anarchistes supposent qu’elle peut être basée sur des considérations relatives au bien général, à la justice, au progrès, à l’intérêt personnel des hommes. Mais, sans relever que tous ces principes ne concordent pas entre eux, les définitions mêmes du bien général, de la justice, du progrès, de l’intérêt personnel sont infiniment variées ; c’est pourquoi il est difficile de supposer que les hommes, en désaccord et comprenant différemment les principes au nom desquels ils luttent contre le pouvoir, pourraient le détruire quand il est si fermement établi et se défend avec tant d’habileté. Et la supposition que les considérations de bien général, de justice, de loi du progrès peuvent être suffisantes pour que les hommes qui se sont affranchis du pouvoir, mais qui n’ont aucune raison de sacrifier leur bien personnel au bien général, se groupent en des conditions équitables qui ne heurtent pas la liberté individuelle, cette supposition est encore moins fondée. Quant à la théorie utilitaire et égoïste de Max Stirner et de Tucker, qui affirme que les agissements de chacun suivant l’intérêt personnel établiront des rapports équitables entre tous, elle est non seulement arbitraire mais absolument contraire à ce qui s’est passé et se passe encore en réalité.
De sorte que, reconnaissant avec raison l’arme spirituelle comme unique moyen de la destruction du pouvoir, la doctrine de l’anarchisme, s’en tenant à une conception non religieuse et matérialiste du monde, n’a pas cette arme spirituelle et se borne à des suppositions, à des rêves qui donnent la possibilité aux défenseurs de la violence — grâce à la fausseté des moyens de réalisation de la doctrine qu’on propose — de nier ses vraies bases.
Et cette arme spirituelle est celle que les hommes connaissent depuis longtemps, qui toujours détruisit le pouvoir et donna à ceux qui en usaient la liberté complète qu’on ne peut ôter. Cette arme — et il n’y en a pas d’autre, — c’est la conception religieuse de la vie dans laquelle l’homme considère son existence terrestre comme une manifestation partielle de sa vie, liant celle-ci à la vie infinie, en même temps que, plaçant son bien suprême dans l’accomplissement des lois de cette vie infinie, il juge que la soumission à ces lois est plus obligatoire pour lui que l’obéissance à n’importe quelles lois humaines.
Il n’y a qu’une conception religieuse du monde, unissant tous les hommes dans la même conception de la vie, incompatible avec la soumission et la participation au pouvoir, qui puisse détruire ce dernier effectivement.
Et une pareille conception du monde peut seule donner aux hommes la possibilité, même sans participer au pouvoir, de trouver des formes raisonnables et équitables de la vie.
Et, chose étonnante, après avoir été amenés par la vie même à la conviction que le pouvoir existant est inébranlable et, en notre temps, ne peut être détruit par la force, les hommes ont compris — mais alors seulement — cette vérité évidente jusqu’au ridicule, que le pouvoir et tout le mal qu’il fait ne sont que des conséquences de leur mauvaise vie, et c’est pourquoi une bonne vie des hommes est nécessaire pour détruire le pouvoir et le mal fait par lui.
Les hommes commencent à le comprendre. Et maintenant il leur faut comprendre encore qu’il n’y a qu’un moyen de réaliser la bonne vie humaine : professer et accomplir la doctrine religieuse accessible à la majorité des hommes. Et c’est seulement quand ils professeront et accompliront cette doctrine religieuse qu’ils pourront atteindre l’idéal qui est né maintenant dans leur conscience et auquel ils aspirent.
Toutes les autres tentatives de destruction du pouvoir et d’une bonne organisation de la vie des hommes sans pouvoir ne sauraient être qu’une dépense inutile de forces, n’approchant pas, mais éloignant l’humanité du but auquel elle tend.
V
Voilà ce que je voulais dire à vous, hommes sincères, qui ne vous contentez pas de la vie égoïste et désirez consacrer toutes vos forces au service de vos frères. Si vous prenez part ou désirez prendre part à l’art de gouverner, et par ce moyen servir le peuple, vous réfléchirez à ce qu’est chaque gouvernement qui se soutient par le pouvoir. Cette question posée, vous ne pouvez point ne pas voir qu’il n’y a pas un seul gouvernement qui ne commette pas ou ne se prépare à commettre certains actes s’appuyant sur la violence, le pillage et le meurtre.
Un écrivain américain peu connu, Thoreau, dans un traité : Pourquoi l’homme ne doit pas obéir au gouvernement, raconte comment il a refusé de payer au gouvernement américain un dollar d’impôt, en donnant pour raison qu’il ne veut pas, par ce dollar, participer aux œuvres du gouvernement qui permet l’esclavage des nègres. Les citoyens, — je ne parle pas de la Russie, mais des pays plus avancés : de l’Amérique avec ses actes de Cuba, les Philippines, sa conduite envers les nègres, l’expulsion des Chinois ; de l’Angleterre, avec son opium, ses Boers ; ou de la France avec ses horreurs du militarisme, — ne doivent-ils pas et ne peuvent-ils pas avoir la même attitude envers leur gouvernement ?
C’est pourquoi un homme sincère qui désire servir les hommes, s’il s’est rendu sérieusement compte de ce qu’est chaque gouvernement, ne peut y participer autrement qu’en se basant sur le principe : La fin justifie les moyens.
Mais une telle activité fut toujours nuisible à ceux qui l’entreprenaient et à ceux qui s’y adonnaient.
L’affaire est donc très simple. En vous soumettant au gouvernement et jouissant de ses lois, vous désirez obtenir la plus grande liberté et des droits pour le peuple. Mais la liberté et les droits du peuple sont en raison inverse du pouvoir du gouvernement et, en général, des classes dominantes. Plus le peuple aura de liberté et de droits, moins le gouvernement aura de pouvoir et d’avantages qui y sont attachés. Les gouvernements le savent et ayant en mains le pouvoir, ils admettent volontiers les bavardages libéraux de toutes sortes et même quelques mesures libérales insignifiantes qui justifient leur pouvoir, et ils arrêtent immédiatement, par la force, toute tentative libérale menaçant non seulement les avantages des gouvernants mais leur existence même. De sorte que tous vos efforts de servir le peuple par le pouvoir administratif ou le parlement vous conduisent seulement à ce résultat que par votre activité vous augmentez le pouvoir des classes dominantes et, selon votre franchise, consciemment ou inconsciemment vous y participez. Il en est de même des hommes qui désirent servir le peuple au moyen des institutions existantes.
Si vous êtes de ces personnes sincères qui veulent servir le peuple par l’activité révolutionnaire, socialiste, sans parler de l’insuffisance de ce but, du bien-être matériel qui ne satisfait jamais personne, réfléchissez aux moyens dont vous disposez pour l’atteindre. Ces moyens sont : premièrement et principalement, immoraux, parce qu’ils contiennent le mensonge, la tromperie, la violence et les meurtres, et, deuxièmement, en aucun cas, ils n’atteignent le but. La force et la prudence des gouvernements qui défendent leur existence, sont actuellement si grandes qu’aucune ruse, tromperie, cruauté, non seulement ne pourront les renverser, mais même les ébranler. Actuellement toute tentative de révolution ne procure qu’une nouvelle justification de la violence des gouvernements et augmente leur puissance.
En admettant même l’impossible : qu’en notre temps la révolution soit couronnée de succès, premièrement, pourquoi penser que, contrairement à tout ce qui fut toujours, le pouvoir qui détruirait le pouvoir augmenterait la liberté des hommes et serait plus bienfaisant que celui qui aurait été détruit ? Deuxièmement si, contrairement au bon sens et à l’expérience, il était possible d’admettre que le pouvoir qui détruira le pouvoir donnera aux hommes la liberté d’établir les conditions de la vie qu’ils jugent plus utiles pour eux, il n’y a aucun motif de penser que les hommes qui vivent de la vie égoïste établiraient parmi eux des conditions meilleures qu’autrefois.
Que le roi du Dahomey donne la constitution la plus libérale et même réalise cette nationalisation des instruments de travail qui, selon les socialistes, sauvera les hommes de tous les maux, quelqu’un devra tenir le pouvoir pour veiller à ce que les conditions soient réalisées et que les instrument de travail ne tombent pas entre les mains des particuliers. Et comme ses hommes seront des Dahoméens, avec leur conception du monde, alors, évidemment, bien que sous une autre forme, la violence de quelques Dahoméens sur les autres sera la même que s’il n’y avait pas de constitution ni de nationalisation des instruments de travail. Avant de réaliser l’état socialiste il faut que les Dahoméens perdent le goût des victimes sanglantes. La même chose est nécessaire pour les Européens.
Pour que les hommes puissent vivre de la vie commune sans s’opprimer mutuellement, ce ne sont pas les institutions soutenues par la force qui sont nécessaires, mais un état moral des hommes dans lequel, par conviction intérieure et non par contrainte, ils agiront envers les autres comme ils veulent que les autres agissent envers eux. Et il y a de tels hommes. Ils vivent en communauté religieuse, en Amérique, en Russie, au Canada. Ces hommes vivent en effet sans lois soutenues par la force, ils vivent de la vie commune sans s’opprimer l’un l’autre.
Ainsi, l’activité raisonnable, propre à notre temps, pour les hommes de notre société chrétienne est une : la profession et la propagation, par les paroles et les actes, de la doctrine religieuse, dernière et supérieure que nous connaissons : la doctrine chrétienne, non celle qui, s’accommodant de l’ordre existant de la vie, n’exige des hommes que l’accomplissement de rites extérieurs, ou se contente de la foi et du sermon, du salut par la rédemption, mais ce christianisme vital dont la condition nécessaire est non seulement la non participation aux actes du gouvernement, mais la non obéissance à ses exigences, parce que ces exigences — depuis les impôts et douanes jusqu’aux tribunaux et armées — sont toutes contraires au vrai christianisme. S’il en est ainsi, il est évident que l’activité des hommes qui désirent servir leur prochain doit être dirigée non vers l’institution de formes nouvelles, mais vers le changement et le perfectionnement et de soi-même et des autres hommes.
Les hommes qui agissent contrairement à cela pensent ordinairement que les formes de la vie, et les propriétés qu’ont les humains, et les idées qu’ils ont du monde peuvent se perfectionner simultanément. Mais en pensant ainsi les hommes commettent l’erreur ordinaire et prennent l’effet pour la cause et la cause pour l’effet ou le phénomène qui l’accompagne.
Le changement des propriétés des hommes et de leur conception du monde entraîne inévitablement le changement des formes dans lesquelles les hommes vécurent, tandis que les changements des formes de la vie non seulement n’aident pas au changement des propriétés des hommes et de leur conception du monde, mais empêchent encore plus ce changement en dirigeant sur une voie fausse l’attention et l’activité humaines. Changer les formes de la vie en espérant, par ce moyen, changer les qualités des hommes et leur conception du monde, c’est la même chose que placer de plusieurs manières le bois vert dans le poêle, dans l’espoir que, disposé d’une certaine façon, le bois vert s’allumera. Seul le bois sec s’enflamme, de quelque façon qu’on l’arrange.
Cette erreur est si évidente que les hommes ne pourraient s’y adonner s’il n’y avait pas une cause les disposant à cette tromperie. Cette cause est que le changement des qualités des hommes doit commencer par soi-même et exige beaucoup de luttes et de travail, tandis que le changement de forme de la vie des autres se fait facilement, sans travail intérieur et a l’air d’une activité très importante et grave.
C’est contre cette erreur, source du mal le plus grand, que je vous mets en garde, vous, hommes, qui désirez sincèrement servir votre prochain par votre vie.
VI
« Mais nous ne pouvons pas vivre tranquillement en professant et propageant le christianisme, quand nous voyons autour de nous des hommes qui souffrent. Nous voulons les servir activement. Nous sommes prêts à donner notre travail, même notre vie pour cela », disent les hommes, avec une indignation plus ou moins sincère.
Mais pourquoi savez-vous que vous êtes appelés à servir les hommes précisément par ce moyen qui vous semble le plus utile et le plus efficace ? répondrai-je à ces contradicteurs. Ce que vous dites montre seulement que vous avez déjà décidé qu’on ne peut pas servir l’humanité par la vie chrétienne et qu’on cesse de lui rendre service hors de l’activité politique qui vous attire.
Mais tous les hommes politiques pensent ainsi et tous sont hostiles entre eux, si bien, qu’assurément, tous ne peuvent avoir raison. Ce serait parfait si chacun pouvait servir les hommes comme il lui plairait, mais c’est impossible. Il n’y a qu’un seul moyen de servir les hommes, d’améliorer leur situation : c’est de professer la doctrine d’où découle le travail intérieur du perfectionnement de soi-même. Et le perfectionnement du vrai chrétien qui, naturellement, vit toujours parmi les hommes et ne s’éloigne pas d’eux, consiste en l’établissement des rapports meilleurs, de plus en plus cordiaux, entre lui et les autres hommes. L’établissement de rapports semblables entre les hommes ne peut qu’améliorer leur situation générale, bien que la forme de cette amélioration reste inconnue de l’homme.
Il est vrai qu’en servant par l’activité gouvernementale, parlementaire ou révolutionnaire, nous définissons à l’avance les résultats que nous voulons atteindre et, avec cela, nous pouvons profiter de tous les avantages de la vie agréable, luxueuse et acquérir une situation brillante, l’approbation des hommes et une grande gloire. Et s’il faut, parfois, que les participants d’une telle activité souffrent, alors leurs souffrances sont de celles qui, comme dans chaque lutte, se rachètent par la possibilité du succès. Dans l’activité militaire, les souffrances et la mort sont encore plus probables, et, cependant, seuls des hommes peu moraux et égoïstes la choisissent.
Mais l’activité religieuse : 1o ne montre pas les résultats qu’elle atteint, 2o elle exige le renoncement au succès extérieur et non seulement ne donne pas de situation brillante, de la gloire, mais place les hommes dans la situation la plus infime, au sens social ; elle les soumet non seulement au mépris et au blâme, mais aux souffrances les plus cruelles et à la mort.
Ainsi, en notre temps de service militaire obligatoire, l’activité religieuse contraint chaque homme (appelé pour servir au meurtre) à supporter toutes les punitions que les gouvernements infligent pour refus de service militaire. C’est pourquoi l’activité religieuse est difficile ; mais, en revanche, elle seule donne à l’homme la conscience de la vraie liberté, l’assurance qu’on fait ce qu’on doit.
Cette activité est la seule vraiment fertile et, sauf le but suprême, elle atteint, en passant, et par les moyens les plus naturels et les plus simples, ces résultats auxquels les hommes publics aspirent par des moyens artificiels.
De sorte que le moyen de servir les hommes est unique : c’est de vivre soi-même de la bonne vie. Et ce moyen, non seulement n’est pas une chimère, comme le pensent ceux pour qui il est désavantageux, mais ce sont tous les autres moyens qui sont des chimères, ces moyens par lesquels les leaders des masses les entraînent dans la voie fausse, les éloignent de la seule vraie voie.
VII
« Admettons qu’il en soit ainsi ; mais alors quand cela se réalisera-t-il ? » disent les hommes qui désirent voir le plus vite la réalisation de cet idéal.
Évidemment ce serait beaucoup mieux si l’on pouvait le faire plus vite, immédiatement.
Ce serait très bien si l’on pouvait vite, séance tenante, faire pousser une forêt. Mais on ne peut pas le faire, il faut attendre que les semences germent, donnent de petites feuilles, ensuite se transforment en arbres.
On peut planter des branches et, en peu de temps on verra quelque chose ressemblant à une forêt, mais ce n’en sera que le simulacre. Il en va de même avec le bon ordre vite établi dans la société humaine. On peut faire un semblant de bon ordre comme le font les gouvernements, mais ce semblant ne fait qu’éloigner du vrai bon ordre. Ils en éloignent la possibilité : 1o parce qu’ils trompent les hommes en leur montrant un semblant de bon ordre là où il n’existe pas ; 2o parce que ce semblant de bon ordre n’est obtenu que par le pouvoir, et le pouvoir déprave les hommes, dominateurs et dominés, et, par conséquent, rend moins possible le bon ordre véritable.
Ainsi, les tentatives de réaliser rapidement l’idéal, non seulement n’aident pas à sa vraie réalisation mais l’empêchent.
La question revient donc à ceci : l’idéal de l’homme — la société bien organisée sans la violence — se réalisera-t-il bientôt ou non ? Cela dépend de ceux qui dirigent les masses et désirent franchement le bien du peuple, s’ils comprennent vite que rien n’éloigne tant les hommes de la réalisation de leur idéal que ce qu’ils font maintenant, à savoir soutenir les vieilles superstitions ou la négation de toute religion et assujettir l’activité du peuple au service du gouvernement : Que les hommes qui désirent sincèrement améliorer le sort de leur prochain comprennent toute la vanité des moyens propres aux hommes politiques et révolutionnaires pour établir le bien des hommes, qu’ils comprennent que le seul moyen d’affranchir les hommes de leurs maux, c’est que les hommes cessent eux-mêmes de vivre de la vie égoïste, païenne, et commencent à vivre de la vie humaine, chrétienne, et ne reconnaissent pas, comme maintenant, possible et légal de profiter de la violence à l’égard du prochain, en y participant pour atteindre leur but personnel, mais au contraire, qu’ils suivent dans la vie la loi fondamentale, suprême : agis envers les autres comme tu veux que les autres agissent envers toi, etc., et la forme déraisonnable, cruelle de la vie dans laquelle nous vivons maintenant se détruira, et une forme nouvelle, propre à la nouvelle conscience des hommes, s’établira.
Que l’on pense seulement à l’énorme et belle force spirituelle qui se dépense maintenant pour servir l’État qui a vécu son temps et pour se défendre de la révolution ; que l’on pense à toute la force jeune, ardente, qui se dépense pour les buts révolutionnaires, pour la lutte impossible contre l’État, pour les rêves sociaux irréalisables ! Et tout cela non seulement pour éloigner mais rendre impossible la réalisation du bien auquel aspirent tous les hommes. Qu’arriverait-il si tous les hommes qui dépensent leurs forces si infructueusement, et souvent au détriment du prochain, les dirigeaient vers ce qui, seul, donne la possibilité de la bonne vie sociale, vers leur perfectionnement intérieur ?
Combien de fois pourrait-on construire, avec des matériaux neufs, solides, une nouvelle maison, si tous les efforts dépensés pour étayer la vieille étaient employés résolument et de bonne foi à la préparation des matériaux et à la construction de la nouvelle maison qui, certainement, les premiers temps, ne pourrait être aussi luxueuse et commode pour certains privilégiés que l’était l’ancienne, mais qui serait indubitablement plus solide et présenterait toutes possibilités du perfectionnement nécessaire, non seulement pour une élite, mais pour tous les hommes ?
De sorte que tout ce que j’ai dit ici se résume en cette vérité, la plus simple, indiscutable et compréhensible pour tous : que le règne de la bonne vie parmi les hommes exige nécessairement que les hommes soient bons.
Il n’y a qu’un seul moyen d’agir sur la bonne vie des hommes : c’est d’être bon soi-même.
C’est pourquoi l’activité des hommes qui désirent aider à l’établissement de la bonne vie ne peut être que le perfectionnement intérieur dont l’accomplissement est exprimé dans l’Évangile par les paroles : « Soyez parfaits comme notre Père au ciel. »