Avant l’amour (1903)/19

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Calmann-Lévy, éditeurs (p. 271-277).


XIX


— Maxime !… Maxime !… criait la mère. Il faut qu’il vienne. Je veux voir Maxime… Que vais-je devenir ?

J’étais tombée à genoux au chevet de mon parrain.

Si la vie du corps vacillait comme une flamme incertaine sous un grand vent, il y avait longtemps que l’âme était entrée dans la nuit. Déjà les paupières découvraient les prunelles vitreuses, les traits contractés se détendaient ; la majesté de la mort descendait sur ce visage vénérable.

— Maxime ! gémissait ma marraine à travers ses sanglots.

Le médecin me toucha l’épaule. Je le suivis dans le salon.

— Mademoiselle, me dit-il, monsieur Gannerault n’a plus que quelques heures à vivre. Il ne reprendra pas connaissance. Vous ferez bien de prévenir son fils.

— Je cours le chercher, monsieur. Sa présence consolera ma pauvre marraine.

Je partis… Ah ! l’affreux, l’interminable voyage, de l’Observatoire à la rue Lemercier ! Je tremblais de ne pas rencontrer Maxime. Je tremblais de me retrouver près de lui et d’entendre des paroles de fausse émotion ou de brutale indifférence.

— Il n’a pas de cœur, me disais-je en pleurant. Il est sans pitié… Et pourtant c’est lui qui a tué son père.

La voiture s’arrêta devant une porte étroite surmontée de l’enseigne : « Hôtel meublé. » Un vieil homme coiffé d’une calotte m’examinait, debout sur le trottoir. Je descendis sans relever ma voilette tout humide, et je demandai M. Gannerault.

— Que lui voulez-vous, à monsieur Gannerault ?

— Je veux lui parler.

Le bonhomme me regarda avec méfiance. Je compris que Maxime, instruit par les jalousies de sa maîtresse, lui avait fait la leçon. J’insistai :

— Il faut absolument que je le voie. C’est pour une affaire de famille.

Oh ! le regard, le sourire dont le patron de l’hôtel accompagna l’indication : « Au premier, à gauche, dans le couloir. » Un garçon en tablier bleu passait sa tête cynique par le guichet du bureau et je devinai la gaieté grossière que mon embarras provoquait. Rouge, prête à pleurer, je montai l’escalier tournant que le gaz baissé éclairait à peine et je frappai à la porte en tâtonnant.

— Qui est là ? fit une voix.

— Moi, Marianne.

La porte s’ouvrit. Je vis une grande chambre banalement confortable, deux fenêtres pâles, l’arc des rideaux abaissé sur le lit, le miroitement d’une glace et la silhouette de Maxime dressée dans le clair-obscur.

— Marianne ! Est-ce possible ?

Une allumette craqua. Les objets, autour de moi, se précisèrent. Et tout à coup, Maxime me saisit dans ses bras avec un cri joyeux :

— Toi !… Enfin !… Ah ! je savais bien que tu viendrais.

— Tu ne sais pas encore…

Il m’avait pris la tête entre ses deux mains. Une pluie de baisers tomba sur mes tempes, sur mes paupières, sur ma bouche réduite au silence. Je me débattais dans cette étreinte imprévue, et parvenant à me dégager, brusquement, sans préambules oratoires, je criai :

— Laisse-moi… Ton père va mourir.

Ses bras se dénouèrent. Il recula.

— J’ai une voiture en bas… Il faut que tu viennes tout de suite.

Il y eut un silence d’un instant. Maxime chercha son pardessus, son chapeau et enfin, tourné vers moi :

— Ah çà ! dit-il, ce n’est pas une blague ?… Tu sais… Je me méfie des inventions de maman.

— Oh ! Maxime !

Il vit mes traits convulsés, mes joues humides.

— C’est dommage, reprit-il. Pauvre bonhomme !… Comment ça lui a-t-il pris ?

Je donnai des détails. Ma marraine avait trouvé M. Gannerault étendu, sans connaissance, dans son fauteuil, au coin de la cheminée. Le médecin n’avait pu que constater la congestion.

— Eh bien ! ça va être une jolie scène… Pauvre maman ! Ah ! les gens sans énergie, les sensibles, les effarés, comme la vie les broie !

Il rêva un instant, peut-être ému. Puis me prenant les mains :

— Moi qui étais si heureux de te voir !… Quand j’ai entendu ton nom, j’ai ressenti un coup au cœur… Alors, tu n’es pas venue librement ? Nous restons sur le pied de guerre ?… Mais tu reviendras, chérie ? Je te ferai les honneurs de mon logis. Il est bien modeste, mais on peut s’y aimer en paix.

Ses yeux s’arrêtèrent sur le lit. Mes yeux s’en détournèrent… Ah ! cette chambre, hantée et payée peut-être par une autre, jamais cette chambre n’abriterait nos furtives amours. Cette odeur du garni, ces meubles anonymes, ce faux luxe de reps capitonné et de simili-bronze, ce divan, ce lit me faisaient horreur. Et je songeai à toutes celles qui avaient monté l’escalier, franchi le seuil, pâles sous leur double voile ou figeant dans une effronterie pénible leur sourire découvert. Quels couples s’étaient assis dans les fauteuils jaunes ? Quels baisers, quels sanglots avait entendus ce lit ? Quelles misérables amoureuses, exilant ici leur passion ou leur honte, avaient miré dans cette glace leurs visages d’angoisse, en renouant leurs cheveux pour le départ ?

Et j’évoquai, dans cette chambre, dans ce lit, la forme inconnue de celle qui était, plus que moi, la maîtresse, de par l’abandon de sa chair… et de son argent. J’étais chez elle, après tout. Un dégoût mêlé de rage m’envahit, tout mon être se souleva de répugnance.

« Jamais !… Non, jamais !… Je n’aime pas, je n’ai pas aimé Maxime… Que Dieu me sauve de lui ! Que je ne puisse pas oublier ce jour ! »

— Viens-tu ? dit-il. Je suis prêt.

Et comme nous franchissions le seuil, il murmura :

— Tu connais le chemin. Quoi que tu dises, tu reviendras.

Je ne répondis pas. La voiture nous emporta, mais la mort ne connaît ni délai ni grâce et nous arrivâmes trop tard.