Avant l’amour (1903)/4

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy, éditeurs (p. 53-65).


IV


Une heure après, dans le salon déjà plein, j’étais assise entre mes deux amies, Laurette et Madeleine. Nous nous groupions ainsi, d’instinct, sûres de former une belle harmonie. Vêtues de blanc, dans un triple nuage de tulle où chatoyait la nacre des ceintures de satin, nous représentions les trois aspects de la jeune fille : la passionnée, la passive, la frivole. Et près de la grâce blonde, un peu mièvre de Madeleine Larcy, près de la gaie mutinerie de Laurette, vraie fille de Paris aux tresses châtain, aux yeux couleur d’eau, ma petite tête aux lignes fermes couronnée de cheveux noirs, accentuait son caractère de tendre énergie.

— Vous êtes jolies comme les Grâces, nous avait dit le père Perronnet, le musicien qui aimait encore les comparaisons mythologiques et les compliments surannés.

Cependant les duos, les cavatines, les romances sévissaient. J’exécrais cet air italien, ces roulades, ces effets qui mettaient en valeur la souple voix de ma marraine. Chanteuse experte, excellente pianiste, elle n’était guère plus artiste qu’un joueur d’orgue de Barbarie et la plupart de ses invités se pâmaient aux tours de force qu’elle exécutait hardiment. Madame Gannerault se piquait d’être réactionnaire en art comme en politique, et pour une heureuse inspiration de Rossini et de Meyerbeer, elle nous servait vingt ritournelles vulgaires, larmoyantes, raccrocheuses comme des courtisanes, habiles à susciter les émotions de pauvre qualité. Que de Plus blanche que la blanche hermine ! que de Nobles seigneurs, salut ! nous furent infligés ! Les élèves de ma marraine se gargarisaient de vocalises, à la grande admiration de l’auditoire composé de ces riches bourgeois qui aiment le café-concert, le couplet égrillard, la littérature sentimentale et la peinture bien finie.

— Quel malheur ! disait madame Gannerault, Marianne, avec sa jolie voix — un contralto étonnant ! — Marianne n’aime pas la musique.

Assurément je n’aimais point cette musique qui ravissait ma marraine et mon tuteur. Mon culte allait à Beethoven que je connaissais peu, remontait à Haydn, à Rameau, à Lulli même. J’ignorais complètement les maîtres modernes, Schumann, Wagner, Berlioz, que je devais tant aimer.

Le concert était presque terminé quand madame Gannerault, traînant sa longue robe de velours noir, fit un petit geste qui commandait le silence.

— Mesdames, dit-elle en promenant sur ses élèves et amies le bienveillant regard du professeur satisfait, une surprise charmante nous a été réservée, à mon insu. Madame Laforest a eu la bonne pensée de nous amener un artiste, inconnu parmi vous, mais dont vous saurez bientôt par cœur les œuvres charmantes. Votre modestie ne doit point s’effaroucher, monsieur Rambert.

Dans le silence qui s’était fait, apaisant même le bruissement ailé des éventails, madame Laforest s’était levée, et j’aperçus près d’elle un jeune homme de trente ans, ni grand ni beau, portant les cheveux châtains coupés court, la barbe en pointe, la moustache en croc, un monsieur pareil à tous les messieurs de son âge et de son monde. Il semblait à la fois ennuyé et timide. C’était Jacques Rambert, le compositeur.

— Ciel ! dis-je à Laurette. Il va nous jouer quelque simili menuet, du Mozart en toc.

— Pas très chic, le compositeur, fit Laurette. Il ne porte pas souvent le frac, ça se voit.

— Pourquoi riez-vous ? dit Madeleine avec douceur. Il a peut-être beaucoup de talent, ce jeune homme. Moi, je le trouve assez gentil.

Madame Laforest avait déroulé un cahier de musique manuscrite qu’elle posa sur le piano. Rambert avait pris son violon. Madame Gannerault annonça :

— Scènes populaires. Le crépuscule des moissonneurs.

On écouta.

C’est le soir, en août. Le couchant rougit les meules. La neige d’or des nuages se fond dans un ciel verdissant. La terre, encore brûlante et craquelée, exhale une odeur vivante, et la sauterelle, âme des blés, jette sa note grêle entre les chaumes. Les moissonneurs reviennent par les sentiers d’herbe et de pierres, entre les champs rasés. Et à pleine voix, à l’unisson, ils chantent une légende très naïve, très ancienne, qui monte dans la sérénité du soir.

— La complainte de la marée, annonça ma marraine.

Un chant de pêcheur breton, raccommodant ses filets sur la grève, en face du flux montant de l’Atlantique. Je ferme les yeux. Et des brumes de la lointaine enfance émergent des paysages de landes et de grèves, les falaises de Quiberon, monstres de granit qui semblent dévorer les vagues engouffrées dans leurs cavernes, le calme petit port de la Trinité, la plage de Carnac, hérissée de chardons bleus, si blonde, si désolée. Les petites notes toutes simples contiennent la mélancolie et l’éternel sanglot des mers.

— Eh bien, dit Madeleine, tu vois bien qu’il a du talent.

On applaudissait. Madame Laforest semblait fière d’avoir produit son musicien et le regardait avec complaisance. Il lui parlait bas. Tandis qu’en hâte on rangeait les chaises pour le bal, je vis la robe rose et l’habit noir disparaître dans l’antichambre.

Je pensai avec un sentiment de déception :

— Il part. Il s’est ennuyé, sans doute. Il devine que ces gens qui nous entourent ne l’ont compris qu’à moitié.

Francis Perclaud s’inclinait devant moi et je m’aperçus que le pianiste attaquait un quadrille. La vue du bon jeune homme produisit sur moi un effet particulièrement désagréable. Laurette s’en aperçut :

— Tu es bien nerveuse, ce soir.

— Toute cette musique me fatigue. Et puis je meurs de soif.

— Si j’osais vous conduire au buffet ! dit Francis.

Laissant s’entre-croiser les chaînes des danseurs, nous parvînmes jusque dans la salle à manger.

— Je ne veux pas vous retenir, monsieur Perclaud. Voyez donc si mademoiselle de Corhouët n’est pas libre. Il serait aimable à vous de l’inviter.

Débarrassée de Francis, je m’assis sur une chaise, sans penser même à boire un verre d’eau. Le maître d’hôtel vint me présenter un plateau chargé de sirops et de thé. Comme je me penchais pour prendre une tasse, mon éventail tomba :

— Mademoiselle ! fit une voix tout près de moi.

Ô surprise ! celui qui me tendait l’éventail de dentelle, celui qui me regardait avec un demi-sourire un peu moqueur et indulgent, c’était Jacques Rambert lui-même. Il reprit avant que j’aie pu le remercier :

— Vous ne dansez donc pas, mademoiselle ? Vous ne savez donc pas qu’on danse ? C’est ma musique qui vous a fait fuir. Elle est mauvaise, ma pauvre musique. Je crois qu’elle n’a pas eu beaucoup de succès.

— Je ne suis pas bon juge, répondis-je en riant. Mais, monsieur, j’aime beaucoup votre musique. Oh ! beaucoup plus que la Favorite et le Domino noir !

— Alors, dit-il, vous avez dû bien souffrir, de neuf heures à minuit, mademoiselle.

Il ne soupçonnait pas que j’étais la « demoiselle de la maison ». Je répondis d’un air d’intelligence :

— Et vous, monsieur ?

— Moi ? Je me ménageais déjà une honorable retraite, mais madame Laforest avait pris la responsabilité de ma bonne tenue.

Hélas ! on ne devrait jamais mener les artistes dans le monde. Et puis, madame Gannerault m’a si cordialement reçu !

— Et vous pousserez le dévouement jusqu’à danser ?

— Ah ! non, par exemple !

Je me mis à rire malgré moi. Il paraissait s’amuser à notre dialogue.

— Vous devez me trouver bien impoli. Mais trois heures de musique italienne et un bal, c’est au-dessus de mes forces. Ah ! si on nous avait donné du Schumann, du Glück, du Wagner ! J’aurai rengainé mes petites complaintes, mais je serais content. Êtes-vous musicienne, mademoiselle ?

— Je chante un peu.

— De l’Auber ?

— Du Rameau, du Lulli. Vous connaissez l’air d’Amadis : Bois épais ? C’est de la musique très simple, un peu vieillotte, n’est-ce pas ?

— Eh ! elle a du caractère et du charme, cette musique. Êtes-vous soprano ou mezzo ?

— Contralto grave.

— Vraiment ? C’est singulier. Vous n’avez pas le type physique du contralto. Le contraste doit être amusant. Pourquoi n’avez-vous pas chanté, ce soir ?

— Ma marraine ne le permet pas encore.

— Votre marraine ?

— Madame Gannerault…

Rambert demeura stupéfait :

— Madame Gannerault, votre marraine… Alors, vous êtes… vous êtes…

— Marianne Taverley, la pupille de monsieur Gannerault.

— Eh bien ! dit le musicien, je vois que j’ai fait une jolie gaffe…

— Parce que vous n’aimez ni la musique à roulades, ni les bourgeois que marraine est obligée de recevoir ? Bah ! je ne raconterai pas vos impressions, soyez tranquille… Et si vous vous ennuyez chez nous, je vous pardonne votre ennui à cause de votre belle musique…

— Vous êtes trop bonne, mademoiselle… Je suis confus. Ça m’apprendra à parler à la légère… Mais je suis un être impulsif qui ne peut ni dissimuler ses impressions, ni sur veiller son langage… Ah ! mademoiselle, mademoiselle, que vous êtes aimable d’aimer Gluck et Rameau ! Que vous avez mille fois raison d’être un contralto grave !… Vous me chanterez l’air d’Amadis, mademoiselle, car j’espère rester en bonnes relations avec votre marraine, — la meilleure personne qu’on puisse voir…

J’étais étourdie par ces discours mi-plaisants, mi-sérieux que débitait Rambert avec un charme de fantaisie incomparable. Et peu à peu, ce visage qui m’avait paru banal s’embellissait d’une expression charmante. Brun, la barbe pointue accusant le sarcasme léger du sourire, il avait des yeux d’un doux bleu grisâtre, des yeux d’azur cendré sous des cils sombres. De taille moyenne, il était si svelte qu’il semblait grand.

— Voici le quadrille fini, dit-il. Me ferez-vous l’honneur et le plaisir de m’accorder cette valse ?

— Mais, monsieur, vous détestez le bal !…

— Ça dépend des jours… et des danseuses… Oh ! mademoiselle, au nom de la bonne musique, ne refusez pas ? Je croirais que vous me gardez rigueur de mes étourderies qui furent presque des impolitesses.

Quand je reparus dans le salon au bras de Rambert, ma marraine ouvrit des yeux dilatés par un étonnement quasi comique qui fit bientôt place à une expression voulue de noble sévérité…

— Tiens ! monsieur Rambert avec Marianne… Où donc est notre amie madame Laforest ?

Rambert hésita, vaguement gêné.

— Madame Laforest a dû se retirer de bonne heure et n’a point osé vous déranger… Je n’ai pas voulu me retirer encore, trop heureux, madame, de votre charmante hospitalité…

Et prestement, il m’enlaça, il m’emporta dans les cercles élargis de la valse. Son bras robuste pressait ma taille et je sentais son haleine dans les petits cheveux égarés sur mon front. Nous tournions, toujours plus rapides, toujours plus proches et soudain la valse que j’avais machinalement dansée me révéla sa volupté harmonieuse, ses vertiges délicieux… Je croyais défaillir et tomber dans un espace ouvert sous nos pas, dans un tourbillon de lueurs et de musique. Mais à travers les couples, à travers les méandres de nos pas, Rambert me soutenait, légère et solide. Il m’emportait dans un capricieux voyage, vers un but qui reculait toujours… Soudain, il s’arrêta si brusquement que la force de l’impulsion me jeta presque sur sa poitrine. Je rouvris les yeux, un peu égarée, tout à fait éblouie, je chancelais…

— Quelle valseuse ! intrépide ! dit-il en riant…

Il me conduisit vers un fauteuil, puis se mêla aux groupes des hommes. Ce fut à contrecœur que je dansai, cette nuit-là.