Avant l’amour (1903)/6

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Calmann-Lévy, éditeurs (p. 84-93).


VI


Madame Laforest était absente, mes parents convinrent de reculer jusqu’à son retour l’explication qui devenait nécessaire. En attendant, ils parurent tout ignorer. Je riais en pensant que la dame aux cheveux rouges, la bourgeoise galante que j’avais surprise naguère aux bras de Maxime, jouerait peut-être un rôle providentiel dans mon existence. Néanmoins, je me demandais avec angoisse si je n’avais pas eu tort de parler avant d’avoir revu Rambert.

Et voilà qu’une idée me vint, imprudente et naïve, telle qu’une âme très jeune et très loyale peut la concevoir. Pourquoi remettre au hasard l’occasion d’un entretien délicat et difficile ? N’y avait-il pas entre Rambert et moi, par le fait seul de ses aveux, un lien sacré, un engagement d’honneur ? Je pouvais lui écrire. Cette démarche, dictée par un sentiment de franchise excessive, ne devait point me compromettre à ses yeux. Les convenances me l’interdisaient… mais Rambert n’était-il pas un être exceptionnel, affranchi de ces préjugés vulgaires qui entravent l’amour ? L’idée germa dans mon esprit ; et peu de jours après le jour mémorable, seule, dans le secret de ma chambre, j’écrivis une courte lettre que je sais par cœur.

« Je vous écris, monsieur, spontanément, à l’insu de tous ceux qui m’aiment, avec une terrible frayeur de paraître ridicule et sotte. Mais vous êtes si intelligent, vous semblez si bon que vous aurez pour moi beaucoup d’indulgence. Je crois de mon devoir, à cette heure décisive pour tous deux, de vous apprendre qui je suis, d’où je viens, ce que je puis vous offrir. Je suis bien étonnée que vous m’aimiez et que vous me souhaitiez pour compagne, lorsque tant de jeunes filles plus belles et plus riches que la pauvre Marianne seraient heureuses de vous épouser. Je suis orpheline ; je n’ai point de fortune et je porte le nom de ma mère. Je ne vous apporterai que ma jeunesse, ma bonne volonté, la tendre reconnaissance d’avoir été aimée et choisie par un homme tel que vous. Je serai cette amie encourageante et consolatrice qui vous est nécessaire et je me dévouerai à vous de tout mon cœur.

Vous savez ce que vous deviez savoir. Pardonnez-moi ma hardiesse. J’ai écrit cette lettre en tremblant et en pleurant. N’est-ce pas que je n’ai point mal fait ? Pourtant j’ai peur. Si cette démarche allait me coûter votre affection et votre estime…

marianne taverley. »

Quatre jours passèrent sans nous apporter des nouvelles de Rambert. Madame Laforest annonça son retour et l’appréhension des événements inévitables oppressa tout à coup mon cœur. Le silence du musicien n’ébranlait pas ma certitude. Il m’eût paru sacrilège de douter de lui. J’inventais mille excuses, je donnais mille explications à son absence et tout le jour, sans me lasser, je répétais les mélodies où j’entendais sa voix, où je sentais son âme. J’avais bien mon âge, par ces heures enchantées où l’azur de l’illusion me cachait les tristes réalités, où je ne doutais ni de moi-même, ni du Dieu paternel, ni des hommes. La chimère de l’amour m’emportait sur ses ailes, quand madame Gannerault reçut un mot de madame Laforest annonçant sa visite pour le soir même. Rambert, disait-elle, se ferait un plaisir de l’accompagner.

Il vint — et je fus glacée d’une terreur sans causes en voyant la mélancolie de ses yeux, la lassitude de ses gestes et tout un ensemble d’expressions et d’attitudes qui n’étaient pas celles d’un fiancé triomphant. Madame Laforest et son mari avaient engagé une conversation aussi animée que banale, et la volontaire inattention de ma marraine semblait encourager Rambert. Je crus enfin comprendre qu’il désirait me parler, et je manœuvrai pour me réfugier sur le balconnet où il m’avait fait naguère sa surprenante déclaration.

Il vint, en effet, s’accouder auprès de moi. L’abat-jour orange éclairait le salon, derrière nous, d’une chaude lumière. J’entendais la voix de mon parrain, les exclamations de ma marraine, le rire aigrelet de la dame aux cheveux rouges… Devant nous, c’était la nuit, l’abîme, le silence. Le dôme pâle simulait la sphère d’un astre mort. Les hauts marronniers de l’avenue, éclairés à revers par le gaz, montraient des branchages presque nus déjà, par places, où tremblaient des feuilles rouillées qui se détachaient, une à une. Un vagabond dormait sur un banc.

Et j’attendais la première parole de Rambert… Toutes sortes de pensées que j’avais volontairement écartées m’assaillirent malgré moi. Quel était-il, cet homme que j’aimais sans le connaître, pour une heure d’intimité sentimentale, pour un chant ébauché, pour quelques paroles dont lui-même ne mesurait pas la portée et ne comprenait pas le sens, pour la forme de son visage, la redoutable douceur de ses yeux ?… Combien je le sentais étranger et combien je l’aimais pourtant, d’un amour absurde et passionné, qui me serrait la gorge et voilait ma vue… Cet amour ne m’avait-il pas ôté jusqu’au loisir de m’émouvoir longuement sur les malheurs de ma mère ; ne m’avait-il pas poussée à une action que j’entrevoyais avec effroi ? Ah ! quand pourrais-je me reposer dans la certitude définitive, la main dans la main de Rambert, sûre enfin de ma destinée ?

— Mademoiselle Marianne…

Dans l’ombre il murmurait :

— Écoutez-moi… oh ! de grâce, écoutez-moi jusqu’au bout, sans rien dire… J’ai lu votre lettre. Je…

— Oh ! fis-je malgré moi, frémissante d’une tardive pudeur.

— Chère lettre, dit-il, qui trahit une âme naïve, généreuse et bonne… Ah ! je l’ai lue. avec un amer regret. J’aurais pleuré sur mon imprudence. N’ai-je pas été bien léger, — peut-être bien coupable, — en vous avouant un sentiment qui… doit rester stérile… que vous ne pouvez partager ?…

Je restai muette, froide, prête à m’évanouir. Peut-être, plus âgée, plus expérimentée, eussé-je découvert dans l’accent de Rambert, dans son attitude, un indice de sa pensée ; peut-être eussé-je pressenti les causes profondes de sa résolution… Mais je ne voyais qu’un homme gêné, très ému, combattu par un sentiment contraire aux paroles qu’il prononçait. Il reprit :

— Je vais partir… J’emporterai votre image. Je lui devrai des inspirations si tendres, si belles, que l’art au moins éternisera le fugitif accord de nos rêves…

— Mon Dieu ! fis-je tout bas.

Et malgré moi :

— Vous mentiez donc… Vous ne m’aimiez pas… et moi… et moi…

Ah ! comme je l’aimais !… Dans cette agonie de douleur à laquelle il assistait, peut-être malheureux, impuissant peut-être, rivé à des devoirs que j’ignorais, soumis à des influences étrangères, je ne trouvai pas d’autre reproche. Je courbai la tête et tout à coup, mes yeux débordant, des larmes invisibles coulèrent, sur mes joues, sur ma poitrine, sur le fer rouillé du balcon.

Il ne soupçonnait pas ces larmes. Et d’une voix plus affectueuse et plus résolue :

— Mademoiselle Marianne, quelle joie c’eût été de vivre près de vous !… Pourquoi ne suis-je qu’un pauvre musicien sans notoriété, sans fortune, condamné à l’âpre conquête du pain quotidien ?… Je ne puis pas, je ne dois pas vous faire partager mon existence aventureuse… Mais, au moins, dites-moi que vous me pardonnez…

Je voulus parler… Un sanglot me coupa la voix. Rambert tressaillit.

— Ah ! fit-il, pauvre enfant…

Et comme se parlant à lui-même : — Je ne me pardonnerai jamais ces larmes… La vie est cruelle, décevante et torturante… Pauvre Marianne ! J’ai tué une illusion dans votre cœur…

— Ah ! si vous aviez voulu…

— Je ne peux pas, dit-il avec tristesse.

Je pressais ma tête dans mes mains… La nuit était obscure, tiède, douce à ma première douleur. Les feuilles rousses tombaient en silence, et le décor où se dénouait le court roman de notre tendresse, le décor des hautes maisons, des dômes pâles, du ciel sans lune, n’avait point changé. Et il me semblait que dix années pesaient sur moi, dix années vécues en quelques minutes. Tout en moi était aride, froid, désolé, mort…

Une main toucha mon épaule. Ma marraine rompait le tête-à-tête. Je dus me ressaisir, parler, servir les gâteaux et les boissons fraîches, sous les yeux anxieux de mes parents, les yeux méfiants des Laforest, les yeux troublés de Rambert… J’avais perdu la notion du temps et du lieu… J’agissais mécaniquement, par la force de l’habitude… Mon supplice enfin s’acheva… Nos invités se retirèrent. Il y eut des compliments, des plaisanteries, des rires… Puis Rambert me salua. Il pressa ma main tendue ; il m’enveloppa tout entière d’un regard inexprimablement tendre, triste et confus… Je le vis derrière les Laforest, mon parrain haussant la lampe, descendre et disparaître dans la spirale de l’escalier… « Adieu ! » criai-je dans mon cœur… — Je devais pourtant le revoir encore.