Avant la Conférence de Washington/02

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Avant la Conférence de Washington
Revue des Deux Mondes7e période, tome 6 (p. 118-132).
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AVANT LA CONFÉRENCE DE WASHINGTON

II
LA MARINE FRANÇAISE
ET LE DÉSARMEMENT

La limitation des armements navals est la première question inscrite à l’ordre du jour de la conférence de Washington. A l’origine, la réunion provoquée par le Président Harding devait même être circonscrite entre l’Angleterre, le Japon et l’Amérique, et se borner à l’étude des moyens propres à réduire les dépenses entraînées par la réalisation du programme naval de ces trois pays. D’autre part, le problème du Pacifique est essentiellement maritime. Ces archipels, disséminés au milieu d’immensités mouvantes par le grand souffle de l’alizé, ne présentent point en eux-mêmes un avenir suffisant pour déterminer un conflit entre deux grands peuples. Ce qui fait la valeur des îles de l’Océanie, c’est qu’elles sont les lignes d’étape qui permettent à deux races de se pénétrer. Le Pacifique formait autrefois un glacis infranchissable aux migrations venant de l’Ouest à l’Est, à cause du régime des vents établis en sens contraire. Ce fait explique que l’Amérique du Nord et du Sud a été peuplée par l’Europe et non par l’Asie. Ce que les jonques chinoises n’ont jamais osé : traverser l’Océan Pacifique, les cuirassés japonais peuvent le faire en quelques jours. Dans ce domaine insulaire, il n’existe pas d’autre mode de domination que les forces navales.

On s’explique ainsi l’activité fiévreuse déployée par les deux antagonistes dans la constitution de leur flotte de guerre. Le programme américain est le plus formidable qu’on ait jamais entrepris, puisqu’aux 19 « capital-ships » que le « Navy Department « possède déjà, il se propose d’en ajouter 16. Le Japon, pour répondre à cette menace, construit, ou se propose de construire 15 nouveaux capital-ships, ce qui lui permettra d’en aligner 27 en 1928, contre 35 qu’armera l’Amérique, sous réserve que celle-ci n’ait point d’ici là encore augmenté son programme de constructions neuves. Si l’on réfléchit que le montant de chaque navire dépasse 400 millions de francs au taux actuel, et que le coût d’entretien de ces formidables machines de guerre est en proportion de leur prix de revient (551 550 livres par an pour un croiseur de bataille type Hood contre 403 560 livres pour un. cuirassé Royal Sovereign), on se rend compte des conséquences financières de ces projets et des charges qui pèseront sur les peuples lancés dans d’aussi coûteuses aventures. Nous n’avons parlé de la position maritime des États-Unis et du Japon que sous le rapport des capital-ships. Mais cette unité tactique entraine naturellement la constitution d’escadrilles légères sous-marines ou aériennes, en rapport avec son importance. Le budget naval des Puissances maritimes devient, dans ces conditions, un véritable gouffre. Celui du Japon, pour 1921-1922, s’élève à 490 millions de yen ; les dépenses navales entrent pour 32 p. 100 dans le budget total de l’Empire japonais, et, dans ce budget naval, 17 p. 100 de l’ensemble est consacré aux constructions neuves.

Le Naval and Military Record, comparant le budget japonais de 1921 à celui de l’Allemagne en 1914, fait remarquer que la marine allemande, dont l’essor fut si prodigieux, n’entrait que pour 6,2 pour 100 dans le budget total de l’Empire, et était encore cinq fois moins élevé que celui qui a été voté cette année par le Japon. Or, le Japon est incontestablement le pays qui obtient de son budget naval le meilleur rendement, en raison du bas prix de la main-d’œuvre ouvrière et de la solde des équipages. On peut chiffrer, dans ces conditions, l’effort financier qui s’imposera à l’Union pour armer la flotte qu’elle se propose de construire ; son budget naval, qui est peut-être le plus lourd, proportionnellement à l’importance des armements, se monte cette année à 410 673 289 dollars, soit 10, 5 pour 100 du budget total (3 900 789 200 dollars), la part de l’armée n’absorbant que 8, 4 pour 100. Les États-Unis, quelque riches qu’ils soient, sont-ils en mesure de soutenir cet effort ? Le peuple admettra-t-il le vote des impôts nécessaires pour faire face à ces dépenses ? Voilà la raison de la Conférence de Washington.

En tout cela quelle est la position de l’Angleterre ? Jusqu’à la fin du dernier siècle, les nations européennes furent les seules à posséder une flotte de guerre. La politique anglaise consista donc à étouffer toute velléité d’hégémonie navale chez autrui, et à détruire les flottes des autres pays avant que celles-ci ne devinssent un danger sérieux pour la sécurité insulaire de la Grande-Bretagne. L’Invincible Armada des Espagnols, en 1588, les flottes de Tromp et de Ruyter, puis l’escadre du roi de France à la Hougue, les forces navales de Napoléon à Trafalgar, et, plus récemment, les cuirassés de Guillaume II à Scapa-Flow, furent anéantis avant d’avoir pu jouer un rôle naval. Ce n’est donc pas sans raison que l’amiral Jellicoë rapproche, à cent ans de distance, les victoires de Scapa-Flow et de Trafalgar, comme deux dates mémorables dans l’histoire des Iles britanniques. « La mission qu’il s’efforça de remplir » visait le même objectif que celle de Nelson. Seuls, les moyens par lesquels cette mission fut réalisée ont différé. Trafalgar fut une défaite glorieuse de la France, Scapa-Flow une reddition honteuse de la flotte allemande. Le jour où celle-ci saborda elle-même ses navires, l’Angleterre gagna la plus grande victoire de la guerre. Les escadres allemandes disparues, l’Amirauté aurait pu compter sur quelque répit. Mais voici que deux astres nouveaux se lèvent, à l’Est et à l’Ouest du globe. La menace n’a fait que changer de latitude. Mais l’orage s’est éloigné des côtes britanniques, il s’accumule au loin sur deux continents, ce qui supprime l’imminence du danger. Quant à la question du Pacifique, il n’est pas indifférent qu’elle soit née, afin de transporter aux antipodes le champ clos où doivent s’affronter les rivalités de l’Asie et de l’Amérique.

Quoi qu’il en soit, la Grande-Bretagne ne peut point se désintéresser des projets navals du Japon et des États-Unis. Le temps n’est plus où les navires de l’Europe pouvaient affirmer leur puissance sur tous les points du monde sans rencontrer de résistance. Les prochains conflits, s’il s’en élève, agiteront tout l’univers. Il suffit de suivre l’évolution des luttes qui ont ensanglanté la terre pour s’apercevoir qu’elles s’étendent de plus en plus, et qu’elles mettent aux prises des masses d’hommes toujours plus nombreuses. Bientôt les conflits dynastiques de la vieille Europe nous apparaîtront avec le même recul que les combats féodaux livrés jadis aux portes de Paris. Dans ces chocs gigantesques qui se produiront entre les grandes races de la terre, la marine est appelée à exercer l’action la plus efficace. C’est ce que notre Gouvernement, hypnotisé par la garde du Rhin, semble ne pas comprendre suffisamment, et c’est ce que le Foreign Office a parfaitement saisi.

La France, en effet, aurait pu édifier une puissance navale sur les ruines de la marine germanique. La disparition des dreadnoughls allemands à Scapa-Flow et l’arrêt total de nos constructions navales depuis sept ans, nous ont mis en si pitoyable posture que la flotte française n’existera bientôt plus qu’à l’état de souvenir. L’Italie, qui se trouve dans une situation financière plus critique que la nôtre, poursuit néanmoins la constitution de forces navales en rapport avec sa situation méditerranéenne. Elle aura une supériorité considérable sur nous, après l’achèvement de son programme[1]. Quant à l’Angleterre, pour répondre aux projets de l’Amérique et du Japon, elle vient de décider la mise en chantier de quatre superdreadnoughls. Nous sommes donc le seul pays qui ait paru renoncer à toute espèce de dessein relatif à la reconstitution de sa marine de guerre. On ne saurait pousser l’ironie plus loin que de nous demander de limiter nos armements navals, puisque nous avons fait mieux que de les limiter : nous les avons suspendus. Ainsi s’explique que primitivement, on n’eût même point l’intention de convoquer la France à la Conférence de Washington. Nous avons cependant voix au chapitre. Comment oublier que nous possédons en Extrême-Orient un empire qui compte dix-huit millions d’habitants, occupe une superficie de 776 000 kilomètres carrés, et dont le chiffre d’affaires dépasse 2 milliards et demi ? Dans le Pacifique même, nous avons des centres de ravitaillement de premier ordre, ou des points d’appui, comme Nouméa en Calédonie, Tahiti et Port-Phaëton en Polynésie, Nouka-Hiva aux Marquises, Rapa dans l’Extrême-Sud. Enfin, puisqu’il sera parlé de la couleur des visages à Washington, la France, qui protège 44 millions de sujets indigènes qu’elle a toujours traités comme ses propres citoyens, a bien quelques mots à dire dans ce débat.


Le canevas provisoire du programme du Gouvernement américain prévoit les trois points suivants : principes servant de base à cette limitation ; étendue de cette limitation ; exécution des décisions prises. Il est hors de doute, en premier lieu, que tous les peuples représentés désirent sincèrement atténuer le fardeau de leurs dépenses budgétaires et, partant, limiter leurs armements navals. Mais ils voudraient que leurs voisins fissent des sacrifices encore plus grands qu’eux à la cause de la paix, ce qui revient à dire que chacun veut s’assurer l’hégémonie navale au meilleur compte. Comment déterminer l’importance respective des armements des diverses Puissances ? Quel est le critérium sur lequel on devra se régler ? On pourra prendre comme point de départ le tonnage actuellement à flot ou existant au 2 août 1914. Ces deux solutions favoriseraient l’Angleterre. On peut, au contraire, faire entrer en ligne de compte les programmes votés par les diverses Puissances. Dans ce cas, il est évident que l’Amérique et le Japon y trouveraient leur avantage, puisqu’ils ont profité des hostilités pour forger, au détriment des anciennes marines européennes, un puissant outil de combat. La seule solution acceptable pour la France serait évidemment celle qui admettrait le tonnage de 1914, puisque, depuis cette époque, nous n’avons rien construit, et que, malheureusement, le programme naval n’a pas été discuté par le Sénat.. Nous relevons à ce propos l’empressement avec lequel la Grande-Bretagne a fait voter par la Chambre des Communes la mise en chantier de quatre superdreadnoughts, du type Hood amélioré, ce qui lui permettra de soutenir à Washington qu’elle aussi poursuit l’exécution d’un projet de constructions neuves imposant.

Le tonnage des capital-ships ou le tonnage total à flot comprenant tous les types de navires n’est pas la seule déterminante des droits qu’une nation peut faire valoir. Il faut également envisager la sécurité des États, examiner jusqu’à quel point elle dépend de la mer, consulter la carte de leurs rivages, supputer l’importance de l’empire colonial et du tonnage marchand des uns et des autres, et, d’une façon générale, prendre en considération les nécessités de la politique maritime des diverses Puissances, leur force d’expansion à l’extérieur, l’importance de leur commerce, le degré de leur civilisation, et nous croyons aussi, l’ancienneté de leurs traditions maritimes. Ceci posé, imaginons les bases sur lesquelles chaque pays plaidera sa cause devant la Conférence.

Et tout d’abord, la thèse de l’Amirauté est facile à prévoir. Elle est exposée au chapitre II du livre la Grande Flotte, de l’amiral vicomte Jellicoë de Scapa, sous le titre : « Stratégie navale dans les Home Waters, » ainsi que dans le récent discours que M. Winston Churchill a prononcé au commencement d’août dernier à la Chambre des Communes, à propos de la mise en chantier des superdreadnoughts dont nous venons de parler. D’après sir Jellicoë, le but et l’utilité de la marine de guerre britannique est le suivant : assurer aux bâtiments anglais le libre usage de la mer, essentiel à l’existence d’un pays insulaire. — En cas de guerre, exercer une forte pression économique sur l’adversaire, en le privant de l’usage de la mer, — protéger, assister et ravitailler toute armée envoyée outre-mer, — empêcher une invasion ennemie dans les îles britanniques ou dans les Dominions. Quant à M. Churchill, il a déclaré que si l’Angleterre restait dans une situation d’infériorité navale, « elle ne serait plus en état de maintenir sa sécurité. L’Océan, qui sert aujourd’hui de lien entre les diverses parties de l’Empire, serait transformé en une barrière infranchissable ; les Iles britanniques ne pourraient s’alimenter en vivres et se livrer au transport que grâce à la permission des autres, » et M. Churchill né craint pas d’affirmer : « Nos intérêts sont supérieurs à ceux de presque toutes les autres Puissances du monde ; aller à la Conférence de Washington sans commencer à construire quatre grosses unités et consentir, à cette Conférence, à ne pas en construire de nouvelles, ce serait immobiliser la Grande-Bretagne dans une énorme situation d’infériorité. » C’est avouer que l’Angleterre n’acceptera de limitation aux armements que sur la base séculaire de sa prépondérance navale. Le souci de cette prépondérance avait conduit l’Amirauté à adopter avant la guerre l’axiome du two poncer standard, c’est-à-dire d’une puissance équivalente aux deux marines les plus fortes. Aujourd’hui, l’Angleterre abandonne ce principe pour s’en tenir au one power standard, soit à la constitution d’une force égale à la marine la plus importante, mais avec une marge de supériorité lui permettant de dominer cet adversaire hypothétique[2]. Il est à noter, en effet, que celui qui a l’initiative de la manœuvre peut rassembler toutes ses forces pour surprendre son ennemi, au moment où celui-ci voit une partie de ses unités immobilisées dans les ports pour cause de réparation, d’où la nécessité de tenir compte du pourcentage des disponibilités qui en résultent.

Aux prétentions britanniques les États-Unis opposeront les arguments suivants. S’ils ne sont point obligés, comme les îles britanniques, d’assurer la subsistance de leur peuple par la voie maritime, ils ont, en revanche, à défendre deux rivages étendus qui font face à deux continents. Tandis que les escadres anglaises peuvent, d’un point comme Scapa-Flow, se rassembler et guetter les flottes qui menaceraient la métropole, le Navy Department est obligé d’envisager d’une façon tout à fait indépendante la sécurité des côtes du Pacifique et de l’Atlantique. L’isthme de Panama n’est pas une route de communication suffisamment rapide pour permettre à temps la jonction des deux flottes, en cas d’attaque brusquée survenant de l’Est ou de l’Ouest. Or, il se trouve que l’Angleterre est l’alliée du Japon : les États-Unis peuvent craindre la coalition de ces deux Puissances navales. Ce serait donc à eux à soutenir la nécessité du two power standard et non à l’Angleterre, qui, par suite de la disparition de la flotte allemande, est débarrassée de tout souci du côté de l’Europe. En outre, si les États-Unis n’ont pas d’empire colonial, ils ont à cœur de faire respecter leur fameuse doctrine de Monroe et à faire régner leur pouvoir sur les rivages des deux Amériques. Ils sont enfin obligés d’avouer que la pénétration asiatique leur cause un souci de plus en plus grand, et que leur flotte de guerre sera le meilleur rempart pour s’opposer à cette lente invasion. C’est dans cet esprit que le secrétaire de la Marine a réorganisé la flotte du Pacifique, qui se composera de tous les superdreadnoughts brûlant du pétrole, tandis que la flotte de l’Atlantique sera formée par les plus vieux cuirassés chauffant au charbon. Les États-Unis se trouvent dans une situation vraiment paradoxale. Ils ont inventé la Société des Nations et ils sont les seuls à n’en point faire partie ! Ils se plaignent de l’impérialisme des autres nations, et ce sont eux qui se sont engagés les premiers dans la voie coûteuse de la construction des capital-ships ! l Ils avaient un moyen de réduire nos dépenses militaires qu’ils dénoncent : c’était de signer un traité d’alliance défensive avec la France ; et ils ont rejeté la signature du Président Wilson ! Ils convoquent les peuples à limiter leurs armements, et ils se gardent de prêcher d’exemple ! Enfin, ils s’élèvent contre la barbarie des méthodes de guerre, et le général Fries, chef du service des gaz, déclare froidement : « La marine se servira des gaz dans ses canons et sous forme de nuages ; les gaz toxiques pénétreront dans les systèmes de ventilation des bâtiments ; lus nuages toxiques pourront être déversés à torrent par des bombes d’avion, ou être envoyés sous l’eau par les sous-marins. Ce sera, par exemple, du phosphore blanc, qui brûle et ne peut pas être asséché… Notre programme est prêt. » Tableau suggestif de la guerre future, au cours de laquelle l’Union se flatte d’employer la Diphenychloarsine dont elle tient déjà 2 000 tonnes emmagasinées à Edgewood.

Nous comprenons que, devant cette perspective, le Japon cherche à se prémunir contre tous ces gaz, et contre tous ces nuages. Bien qu’ils soient de couleur jaune, les peuples de l’Asie ont droit, comme nous, à la vie et au soleil. Se sentant arrêtés dans leur expansion vers l’Est, il est inévitable qu’ils cherchent à briser cette résistance et les cuirassés sont évidemment les plus propres à réaliser leur but. On voit donc quelles sont les éventualités qui vont se poser à Washington. C’est toute la question des migrations asiatiques transportées du domaine terrestre sur le domaine maritime, et mettant en œuvre les procédés de destruction les plus scientifiques et les plus radicaux. Ecoutons maintenant la voix de la France.


* * *

Toutes les raisons que les trois nations que nous venons d’énumérer peuvent mettre en avant pour justifier le développement de leur marine de guerre, la France peut les faire valoir. Rien de ce qui se passe dans le monde ne peut lui être indifférent. Son commerce rayonne dans les cinq continents, sa culture a pénétré partout. Quant à son empire colonial, la seule nécessité de le protéger suffirait à justifier, la constitution d’une grande flotte. Veut-on des chiffres ? Le domaine colonial français vient immédiatement après celui de la Grande-Bretagne, avec une population de 52 millions et demi d’habitants, y compris l’Afrique du Nord, une superficie de 10 300 000 kilomètres carrés, et un mouvement commercial de plus de 1 milliards de francs au pair, contre 400 millions d’âmes, une superficie de 34 millions de kilomètres carrés et un mouvement d’affaires de 42 milliards de francs pour l’Empire britannique. Si l’on tient compte que notre puissance coloniale date de la troisième République, on apprécie ainsi à sa juste valeur le développement de la France d’outre-mer qui s’achemine vers une prospérité de jour en jour plus grande. Nous allons y entreprendre de gigantesques travaux. Nous avons donc l’impérieux devoir de veiller jalousement sur ce trésor. Quant à nos intérêts dans le monde, ils sont partout où, depuis des siècles, ont pénétré la science de nos ingénieurs et le génie de nos financiers. En Égypte, en Amérique du Sud, en Orient, en Chine, les capitaux français investis dans les affaires locales sont énormes. Pour ce qui est de notre marine marchande, elle atteindra bientôt cinq millions de tonnes ; elle vient la troisième après celles de l’Angleterre et des États-Unis, et le pavillon tricolore flotte sur de magnifiques unités postales. Allons-nous abandonner a d’autres le soin d’assurer la police et la protection de cette précieuse fortune flottante ?

Retenons également que les vaisseaux sont les meilleurs agents de la propagande à l’étranger. Notre influence en dépend. Nous sommes dans une situation tout à fait déplorable à cet égard, puisque nous ne pouvons envoyer au loin que de vieux croiseurs d’ancien type, qui desservent notre cause plutôt qu’ils ne l’appuient. Nos missions naviguent sur des Jules-Michelet ou des Gueydon vieux de plus de vingt ans. Remarquons en outre que la France, en raison de ses obligations internationales, doit être à même- de participer aux mesures coercitives suggérées par le Conseil de la Société des Nations en vue de contraindre une Puissance à respecter les clauses du « Covenant. » Nous avons reçu le mandat d’administrer certains territoires, ce qui nous amène à détacher des forces navales dans le Levant. Quelle impression peuvent produire les unités vieillies de la République dans les détroits turcs, en présence des cinq superdreadnoughts, des cinq croiseurs légers, des dix-huit destroyers et du navire porte-avions que l’Angleterre vient d’y détacher ? Qu’on le veuille ou non, c’est de l’effacement !

Encore ces raisons ne sont-elles que secondaires : il en est une autre qui les domine toutes. La France doit compter sur elle-même pour la préservation de sa sécurité nationale ; cette sécurité ne peut exister sans une marine puissante ! Tout d’abord nous nous trouvons dans une situation analogue à celle de l’Amérique, obligés que nous sommes de faire front sur deux mers : Atlantique et Méditerranée. Dans l’Atlantique, nous devons entretenir une force absolument indépendante de celle que nous armerons dans le Midi, car le passage par le détroit de Gibraltar est trop long ou trop précaire pour que nous puissions compter sur une jonction de nos escadres en temps opportun. Nous aurons donc à assurer l’inviolabilité de nos rivages, qui s’étendent de Dunkerque à la Bidassoa, tout en ayant une escadre susceptible de bloquer celle du Reich allemand ; c’est dire qu’elle devra être composée de navires supérieurs aux huit cuirassés, aux huit croiseurs et aux seize destroyers que l’Allemagne est autorisée à conserver et à remplacer en vertu du traité de Versailles. D’autre part, ainsi que notre délégation l’a exposé à la Société des Nations, la sécurité absolue des communications entre les ports de la côte de Provence et de l’Algérie-Tunisie, ainsi qu’entre l’Afrique Occidentale et nos ports de la côte Ouest, constitue pour la République une nécessité vitale. La plus élémentaire prudence nous commande de maintenir en Méditerranée une force supérieure à celle de la Marine la plus forte, représentée dans cette mer, sans envisager, d’ailleurs, l’éventualité d’un conflit possible avec une nation méditerranéenne quelle qu’elle soit.

Ne voit-on pas que la France est obligée de suppléer à l’infériorité numérique de sa population vis-à-vis de l’Allemagne, qui peut devenir demain l’alliée de la Russie soviétique, par la mobilisation de son armée d’Afrique ? Le lac, qui sépare la France européenne de la France africaine doit être un lac français ; comment se trouve-t-il des esprits assez peu avertis pour ne pas comprendre que le sort de notre patrie, qui se jouera sur le Rhin, dépendra de la mobilisation plus ou moins prompte et plus ou moins absolue de nos effectifs africains ? La route maritime de Marseille à Alger n’est que la prolongation du rail de Strasbourg à la Méditerranée. Vouloir faire contrôler par d’autres cette voie de communication essentielle à l’existence de notre pays, serait une imprévoyance aussi impardonnable que de remettre aux mains de l’étranger le réseau du P-L-M. L’avenir immédiat de la France est donc intimement lié à son hégémonie méditerranéenne. Cette hégémonie ne cache aucune visée impérialiste ; elle est simplement la conséquence de la situation géographique de la France sur le Rhin, et de la disproportion qui existe entre les races germaniques et latines sous le rapport du chiffre de la population. Loin de contester cette théorie, nos amis italiens ne peuvent que l’approuver. D’ores et déjà, leurs forces légères sont en état de paralyser la mobilisation de notre armée indigène, véritable bouclier de la métropole. Ne nous est-il pas permis de nous en émouvoir ?

Ce qui précède nous dispenserait de faire ressortir que la France a droit à la constitution d’une marine de guerre, en raison de son passé et de ses traditions. Elle tomberait au rang des petites Puissances, ou plutôt des Puissances incomplètes, si elle ne possédait point de forces navales. Nous avons exposé le rôle que ces forces étaient appelées à jouer dans les coalitions futures. La marine est l’arme de l’avenir. On sollicitera l’alliance de notre pays si, au prestige de son histoire et de sa civilisation, à sa fidélité traditionnelle, au renom de son armée, elle joint une marine active. La marine ne constitue-t-elle pas, en effet, la force mobile la plus pratique pour faire régner l’ordre dans le monde ? Nous aurions le devoir d’être partout où cet ordre serait troublé.

Examinons maintenant ce que la France peut demander à Washington. Nulle nation ne désire plus qu’elle la limitation des armements navals. Il n’y a que les nouveaux riches, ceux qui n’ont point été sérieusement touchés par la guerre, qui puissent s’offrir le luxe des « capital-ships. » Pour n’en point construire actuellement, faute de ressources financières, la Rue Royale n’a pas renoncé définitivement à en avoir. Elle se considère comme gravement atteinte par ces armements, nés de sa détresse. Nos représentants, qui seront vraisemblablement assistés de l’amiral de Bon, devront donc insister autant qu’ils le pourront pour la limitation des armements. Mais ils devront en outre protester avec la plus grande énergie contre toute théorie qui tendrait à prendre comme point de départ de la limitation l’état actuel de nos escadres. La France a subordonné, au cours de la guerre, les intérêts de sa puissance maritime à ceux des armées alliées ; ses arsenaux ont fabriqué du matériel de guerre pour ces dernières qui ont été libres de se reconstituer à la faveur de l’aide que nous leur avons apportée. Parce que nous n’avons point construit depuis sept ans, il serait injuste de nous opposer aujourd’hui cette décision comme un fait accompli. Nous ne saurions donc accepter un mode de limitation des armements navals aboutissant à la consolidation de la situation actuelle, c’est-à-dire au fameux « Holiday » qui a été souvent proposé par les Puissances anglo-saxonnes. Notre indépendance nationale ne s’accommoderait point de cette interprétation.

Quelle sera l’étendue de la limitation des armements ? Il semble que la Société des Nations ait voulu envisager une limitation budgétaire. Rien ne serait, à notre avis, plus illogique, même en tenant compte de la différence des changes ; les budgets de deux pays ne sont point comparables. Le prix de revient de la tonne construite, varie suivant la cherté de la main-d’œuvre et des matières premières. L’armement est fonction de la solde des équipages, du prix du charbon, etc. qui ne sont pas les mêmes dans tous les États ; la comparaison des budgets de 1914 et 1921 ne prête pas à des résultats plus exacts, car certains, comme le nôtre, traînent le poids mort de leurs arsenaux, qui influencent fâcheusement le rendement général de l’organisme. Le seul critérium auquel il nous paraisse raisonnable de s’arrêter, c’est le tonnage, et encore cet indice doit-il être corrigé sérieusement. Il faudra démontrer qu’une tonne de navires neufs n’a aucun rapport avec une tonne de navires anciens, d’où la nécessité de tenir compte d’un coefficient d’amortissement militaire. En outre, une tonne de cuirassé n’a pas la même valeur intrinsèque qu’une tonne d’aviso. La situation du tonnage français est particulièrement fâcheuse, car il est composé de vieux navires, principalement de croiseurs, qui sont des types absolument démodés. Que dire, enfin, de nos navires récents, formés par une poussière d’avisos, de sloops, etc. dont il y aurait lieu de ne même point faire mention ? Un mode de calcul qui permettrait de bien apprécier l’importance respective des marines de guerre consisterait à prendre le tonnage des super-dreadnoughts en rattachant à cette unité tactique tout le tonnage auxiliaire de surface, sous-marin ou aérien, qui doit l’accompagner. Dans ce cas, il faudrait inscrire au crédit de la Rue Royale tout le tonnage qu’elle aurait dû construire depuis sept ans. Car la situation des capital ships ressortirait autrement de la façon suivante, en l’état actuel : Angleterre, 30 ; Amérique, 19 ; Japon, 12 ; France, 3, en comptant nos trois « Bretagne » armés de pièces de 343 millimètres comme des capital ships. Cette base de discussion serait inadmissible pour nous.

Que nous appelions ces navires capital ships ou super-dreadnoughts, ils resteront l’unité tactique cuirassée qui doit assurer à un peuple sa puissance navale. Nous devons pour le moment renoncer à en construire, faute d’argent ; mais en spécifiant à Washington que nous aurons le droit d’en mettre en chantier, à l’heure choisie par nous, en nombre voulu pour nous assurer la maîtrise de la Méditerranée et pour constituer une flotte d’appoint capable de faire pencher la balance en faveur du camp dans lequel cette flotte entrerait. C’est là le seul moyen de permettre à la France de remplir sa mission et de se montrer à la hauteur de sa victoire. — Un autre point est non moins essentiel. Une nation continentale comme la nôtre, obligée, par sa situation géographique, de conserver des armées proportionnellement plus nombreuses et de sacrifier partiellement sa marine, doit être autorisée à conserver une proportion d’éléments défensifs relativement plus élevée que celle des grandes Puissances maritimes. Ces éléments sont représentés principalement par les forces sous-marines et aériennes. Nous devons donc nous opposer à toute tentative qui viserait tout d’abord à proscrire l’emploi du sous-marin, seul moyen qui s’offre à une nation pauvre pour faire respecter ses rivages et empocher un débarquement. En outre, plaidons pour qu’on nous accorde, dans l’Atlantique, des flottilles suffisamment nombreuses pour mettre nos côtes à l’abri de toute éventualité. Les flottilles aériennes présentent pour nous ce double avantage de pouvoir se retourner aussi bien contre la terre que contre la mer, et d’être l’arme à meilleur rendement, puisqu’elle agit dans un domaine commun aux deux éléments. Il importe que, sur le chapitre de l’aviation maritime, nos délégués se montrent particulièrement exigeants. La France désire vivre en paix avec tout le monde ; mais elle veut conserver les biens qui lui ont coûté si cher, et éviter le retour de catastrophes comparables à celle de 1914. Il suffira enfin d’étaler aux yeux de la Conférence la carte de notre empire colonial et la statistique de notre flotte marchande pour obtenir un droit à la construction de croiseurs rapides et de destroyers en rapport avec nos intérêts.

En résumé, la question de la limitation des armements ne s’applique pas à nous actuellement ; mais nous devons prévoir l’avenir, en nous réservant pour plus tard la possibilité de construire autant de capital ships que notre situation mondiale nous le commande. D’ici là, nous demandons à jouir d’une supériorité marquée en instruments tactiques défensifs, sous-marins ou avions, et à entretenir une flotte légère en rapport avec l’étendue de notre domaine d’outre-mer. Sous cette réserve, employons-nous, de tout notre pouvoir, à calmer la fièvre d’armements navals qui agite le monde. Nous aurons à Washington un « standing » d’autant plus inattaquable que nous pourrons dire : « Ce n’est pas nous qui avons commencé à construire des navires. »

On a soutenu que, le sort de la France devant se débattre sur le Rhin, il fallait faire passer les préoccupations navales au second plan. Nous croyons avoir démontré qu’au contraire les deux questions sont connexes ; c’est faire preuve d’une singulière étroitesse d’esprit que de circonscrire dans nos frontières métropolitaines l’avenir de ce que nous appellerons l’Empire français, dans le sens qu’il faut attacher à ce mot, comme symbole de l’expansion de la race à l’extérieur, au même titre qu’il y a un Empire britannique, un Empire américain, un Reich allemand. Nous renonçons, dans ces conditions, à comprendre les interventions qui ont retardé le vote des crédits navals, et nous regrettons de penser que nous avons à combattre, au Parlement, deux sortes d’ennemis de notre puissance navale : les aveugles qui ne comprennent point son importance, et les démagogues qui font passer leur intérêt électoral avant celui du développement de nos forces sur nier. Nous comptons sur la clairvoyance patriotique de M. Raoul Péret pour orienter la Chambre, qu’il préside avec tant de distinction, vers une compréhension plus exacte de nos intérêts maritimes.

Certains redoutent qu’un tel programme ne porte ombrage à nos amis britanniques. Nul plus que nous n’est partisan du resserrement des liens d’amitié qui existent entre les deux nations. Mais c’est justement en raison de cette amitié, et parce que nous sommes convaincu de la communauté de nos intérêts que nous nous refusons à enregistrer comme sérieuse cette objection. L’Amirauté nous estimera d’autant plus que nous représenterons à ses yeux des compagnons d’armes dignes de sa « Grande Flotte. » Bref, c’est mal connaître les Anglais que de supposer qu’ils s’élèveront contre nos prétentions légitimes. D’ailleurs, les flottes d’appoint dont nous avons parlé ne sont pas destinées à autre chose qu’à être mises au service de l’alliance tacite que nous avons contractée avec eux. S’ils en doutent, ils n’ont qu’à saisir la plume que nous leur tendons pour signer l’engagement qui était inclus dans le Traité de Versailles, et qui l’est encore dans tous les cœurs français. En attendant, nous ne saurions supposer un seul instant qu’il puisse s’élever une division entre nos deux peuples. Le meilleur gage de notre alliance, ce sont nos deux millions de morts, qui dorment côte à côte sur les lignes de la Somme et de l’Artois. Mais, puisque nous avons recours à coite image funèbre et trop classique, qu’il nous soit permis de dire qu’il existe de par le monde d’autres lombes sacrées : ce sont, disséminées aux quatre coins de l’Afrique et de l’Asie, les sépultures de nos soldats coloniaux, qui sont tombés sur le sol fiévreux pour y porter les bienfaits de notre civilisation. Si nous étions tentés un jour de renoncer à avoir une marine de guerre, la voix de ces héros s’élevant de toutes les latitudes, nous dicterait notre devoir Nous n’avons pas le droit de sacrifier, par notre imprévoyance, le fruit de plusieurs siècles. L’histoire est là, malheureusement, pour nous montrer comment s’acquiert et comment se perd un grand empire colonial.


RENE LA BRUYERE.

  1. Voyez la Revue du 11 août 1921.
  2. La position de l’Angleterre est quand même plus solide qu’en 1914, parce qu’il n’existe plus de marine européenne.