Avant la conférence de Washington - La France et la Chine au Traité de Tien-Tsin - Souvenirs diplomatiques

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Avant la conférence de Washington - La France et la Chine au Traité de Tien-Tsin - Souvenirs diplomatiques
Revue des Deux Mondes7e période, tome 65 (p. 755-790).
AVANT LA CONFÉRENCE DE WASHINGTON

LA FRANCE ET LA CHINE
AU TRAITÉ DE TIEN-TSIN

SOUVENIRS DIPLOMATIQUES

Dans l’Extrême-Orient, la Chine, riveraine de l’Océan Pacifique sur une très vaste étendue, est aujourd’hui le principal objet des rivalités économiques entre les grandes Puissances continentales, coloniales et maritimes ayant un intérêt capital à y répandre leur commerce, leurs industries, et leurs influences politiques de manière à satisfaire ses multiples besoins et à tirer profit de l’exploitation de ses ressources de toute nature.

Comment s’accomplira, sous la pression de ces Puissances qui aspirent à s’enrichir en contribuant au développement de sa prospérité, l’évolution, vers la civilisation moderne, de son immense fourmilière humaine de 450 millions de marchands, d’artisans et de cultivateurs, sobres, probes, et laborieux, maintenant qu’elle est libérée de l’incurie administrative de la dynastie mandchoue ? C’est la grande énigme de l’avenir, dont dépendront désormais, pour une large part, les destinées de l’humanité.

En tout cas, la France compte parmi les Puissances coloniales intéressées à la prospérité de la Chine et au maintien de la paix dans le Pacifique, à cause de sa base navale principale de l’Indo-Chine, que la politique résolue et clairvoyante de Jules Ferry a prolongée, dans le Tonkin, dépendance de l’Annam, jusqu’aux frontières des trois riches provinces chinoises limitrophes, par le traité de Tien-Tsin du 11 mai 1884.

Ce traité ne fut ratifié et exécuté intégralement qu’une année plus tard, après bien des tribulations ; mais il mit fin entièrement, alors, aux conflits diplomatiques et militaires entre la France et la Chine au sujet du Tonkin, en les liant, à travers les frontières communes, par des relations commerciales également avantageuses de part et d’autre. Certes, des causes de faiblesse, de troubles et de divisions subsistent encore dans la jeune République chinoise, de fondation si récente. Cependant sa nouvelle orientation vers une ère de réformes progressives ne peut que resserrer davantage ses relations amicales avec la France, cimentées depuis par son alliance militaire dans la guerre de 1914, de manière à augmenter la sécurité et la prospérité de notre colonie tonkinoise et l’importance relative de notre principale base navale en Extrême-Orient.

Enfin, le président de la grande République américaine doit mettre en discussion, dans quelques semaines, au Congrès de Washington, les questions intéressant le maintien de la paix dans le Pacifique, — intimement liées, sans doute, dans sa pensée, là l’application à la Chine actuelle du principe de la porte ouverte entre les Puissances concourant à l’exploitation et au développement de ses ressources économiques et autres. Ce fait ne peut que nous inciter à envisager à notre tour ces questions au point de vue français.

Ayant été appelé, au cours d’une de mes nombreuses campagnes en Extrême-Orient, à jouer, accidentellement, comme commandant du croiseur Volta, un rôle diplomatique qui fut décisif, à un moment critique de notre occupation du Tonkin, j’ai tenu à le définir par quelques souvenirs anecdotiques scrupuleusement limités aux faits auxquels j’ai assisté et pris part.

Quant au récit des événements qui se sont déroulés, avant et après cette intervention diplomatique personnelle dans le traité de Tien-Tsin du 11 mai 1884, on en trouve un émouvant et complet exposé dans le beau livre, l’Affaire du Tonkin[1] de 1882 à 1885, de M. l’ambassadeur Billot, alors directeur politique au quai d’Orsay : j’ai pu juger à l’œuvre M. Billot : j’ai eu souvent l’occasion, d’admirer sa droiture de caractère, ses jugements éclairés, ainsi que sa haute valeur morale et professionnelle.

La première partie des présents Souvenirs est un aperçu des hommes et des choses du Céleste-Empire, de 1878 à 1880 ; la seconde partie est l’historique de mes interventions personnelles, dans le cadre général des conflits militaires et diplomatiques survenus entre la France et la Chine, au sujet de notre occupation du Tonkin, et des circonstances qui les ont provoquées.


I. — HOMMES ET CHOSES DU CÉLESTE-EMPIRE DE 1878 A 1880

Le 19 mai 1878, j’avais été nommé, à ma grande joie, au commandement de la canonnière Lynx, que je devais conduire, de Cherbourg où elle entrait en armement, jusqu’en Chine, pour y entreprendre une campagne d’essai, aller et retour, de ce nouveau type de bâtiment de stations lointaines : j’étais ainsi placé, dans la division navale de l’Extrême-Orient, sous les ordres du contre-amiral Ch. Duperré.

La traversée sur un navire peu rapide, de faible tonnage, fut nécessairement longue, mais sans autres incidents de navigation qu’une lutte assez dure contre la mousson de Nord-Est, en remontant la côte de Chine jusqu’au Peï-ho, où je devais hiverner. Je pus gagner ce port et m’y installer avant l’apparition des glaces.

J’y trouvai trois canonnières, anglaise, allemande et américaine, déjà amarrées chacune devant le Consulat de sa nationalité, pour en assurer la garde. Je pris des dispositions analogues devant le Consulat de France. Elles consistaient à préserver le navire de la neige et du froid très rigoureux atteignant souvent — 20° centigrades, en le recouvrant et l’enveloppant d’une toiture et d’une muraille improvisées qui permettaient d’y maintenir un chauffage intérieur permanent. Quant à l’équipage, on l’entretenait dans un parfait état de santé physique et morale, par un vigoureux régime sportif en plein air, de marches et d’exercices militaires, agrémenté de patinages volontaires sur la glace du fleuve.

Toutefois, malgré l’appareil guerrier de ce groupe de canonnières isolé pendant l’hivernage de tout renfort extérieur, le prestige des grandes Puissances dont les pavillons flottaient à leurs poupes était leur véritable porte-respect et la sauvegarde effective des intérêts nationaux et privés qu’elles avaient mission d’y protéger.

Nos affaires étaient gérées, à Tien-Tsin, par un consul de carrière, M. Dillon, profondément pénétré de la conscience des devoirs de sa charge, bienveillant et affable, d’un caractère droit et ferme. Je reçus, de lui, le plus sympathique accueil : tout de suite, une confiance réciproque s’établit entre nous dans les fréquentes relations de service et de camaraderie qui devaient se prolonger pendant deux années d’hivernage.

M. Dillon, qui parlait couramment la langue chinoise, voulut bien m’offrir de me servir d’interprète, à titre purement amical et personnel, dans les circonstances inattendues que je vais relater, circonstances qui devaient m’entraîner, au gré de ma destinée aventureuse, à jouer un rôle de plus en plus actif et finalement décisif, six années plus tard, dans le règlement diplomatique de notre différend avec le Gouvernement chinois au sujet de notre occupation du Tonkin.


* * *

Dès ma première conversation avec notre consul, il me mit au courant des affaires de la Chine, qui le préoccupaient vivement. La Russie la menaçait d’une guerre imminente, en représailles. Le gouvernement de Pékin avait refusé de reconnaître le traité de Livadia, relatif à l’affaire de Kuldja, et dont son ambassadeur, Tchong-hô, avait cependant accepté les conditions en vertu de ses pleins pouvoirs.

A la suite de ce refus, le Tsar avait envoyé une escadre stationner au Japon, en attendant ses ordres, à proximité des côtes chinoises, et prescrit de concentrer une armée de 50 000 hommes sur la frontière en litige.

L’Impératrice régente, effrayée de ces préparatifs d’invasion par terre et par mer, avait fait appel, comme toujours ! dans les moments critiques, à Li-Hong-Tchang, vice-roi du Tchi-li, le plus sage et le prudent conseiller du Céleste Empire c’était lui qui, pour ses débuts d’homme d’Etat, avait déjà sauvé la dynastie de la dangereuse insurrection des Taïpings, en l’étouffant sous une répression impitoyable.

Or, Li-Hong-Tchang paraissait soucieux des graves responsabilités dont il était à nouveau chargé. Ainsi, il venait de consulter les commandants des canonnières étrangères arrivées, avant le « Lynx, » à Tien-Tsin, pour se faire des idées plus précises sur la valeur relative et les chances respectives de succès des forces navales et militaires qui allaient entrer en lutte, s’il ne parvenait pas à empêcher l’ouverture prochaine des hostilités.

Il était visible, d’ailleurs, qu’il cherchait surtout, dans ces consultations, à se procurer des arguments de nature à décourager les aveugles partisans d’une résistance obstinée aux réclamations russes. À ses yeux, résister aurait pour conséquence inévitable d’acculer son pays à une défaite plus humiliante et onéreuse que les concessions nécessaires à un règlement pacifique immédiat du conflit.

Le consul pensait donc que le vice-roi, aux abois, me demanderait également mon avis, à ce sujet, dans l’audience prochaine qui lui avait été demandée pour recevoir ma première visite officielle.


Enfin arriva le jour de cette audience qui piquait vivement ma curiosité.

Un secrétaire nous introduisit dans une vaste salle décorée simplement par un beau portrait en pied du vice-roi, et sans autre mobilier qu’une table entourée de lourds fauteuils en bois d’ébène sculpté et, dans le fond de la pièce, un brasero pour la chauffer.

L’entrée solennelle de notre hôte, à pas comptés, fut impressionnante. Il avait grand air, avec sa haute stature, sa démarche majestueuse dans son ample manteau de fourrures, l’aspect décoratif de sa coiffure officielle de mandarin du plus haut rang couronnant une longue figure osseuse, à barbe grise et clairsemée, au front pensif, aux yeux perçants et bridés entre deux pommettes larges et proéminentes. Il nous fit, avec gravité, les honneurs de son appartement ; mais son attitude, moins compassée, nous mit plus à l’aise, quand, après l’échange des compliments d’usage, la conversation s’engagea sur les sujets qu’il désirait traiter avec nous et qui étaient, en effet, pour lui, d’un haut intérêt.

Dans cette première visite, il se borna à me questionner sur la valeur offensive dès canonnières qu’il avait achetées récemment en Angleterre. Leur armement en artillerie se composait d’une grosse pièce « Amstrong, » devant, et de deux petites pièces légères, derrière.

Mais la pièce de chasse, n’étant pas sur pivot central, ne pouvait être pointée que dans la direction de la route du navire, direction qu’il fallait donc changer selon le but à viser. Or, dans la navigation fluviale, à laquelle étaient principalement destinées ces canonnières, cette manœuvre est gênante, et même dangereuse sous le feu de l’ennemi ; car, lorsque le bâtiment est au mouillage il doit, pour l’exécuter, s’embosser sur des ancres, en travers du courant ; et, lorsqu’il est en marche, il est réduit, pour canonner une des rives, à obliquer sa route vers elle, au risque de s’y échouer, si l’embardée est trop grande ou trop prolongée.

Cette critique, qui n’avait pas encore été faite au vice-roi lui causa une visible déception. Elle était d’ailleurs fondée, ainsi qu’il a pu le reconnaître, lui-même, à ses dépens, plus tard, dans le combat de Fou-Tchéou. Les canonnières chinoise furent alors aisément détruites, dans la rivière Min, sous les feux de chasse concentrés de nos navires, parce que leur évitage au jusant, au moment choisi par l’amiral Courbet pour ouvrir les hostilités, les empêcha de se servir de leurs grosses pièces Amstrong.


* * *

A la suite de ce premier entretien, Li-Hong-Tchang me convoqua plusieurs fois à son yamen, avec M. Dillon, et, à chaque nouvelle entrevue, je sentais grandir la confiance avec laquelle il accueillait mes explications, surtout sur les sujets un peu scientifiques et maritimes où son ignorance complète m’obligeait à faire appel, pour l’éclairer et le convaincre, à des artifices de démonstration enfantins.

Bientôt même il fut conduit, par la force des choses, à nous faire d’intéressantes confidences sur les difficultés qu’il rencontrait, à la cour de Pékin et au Tsong-Li-Yamen. Malgré l’appui constant de l’Impératrice régente, il avait à se défendre contre les intrigues de certains vice-rois jaloux de ses nombreux privilèges et d’autres rivaux systématiquement hostiles à sa politique étrangère. Il estimait qu’il y avait lieu de ne pas se départir d’une attitude prudente et pacifique à l’égard de la Russie et du Japon, toujours en quête d’un prétexte ou d’une occasion pour agrandir leurs territoires limitrophes aux dépens de celui de la Chine.

Le vice-roi jugeait indispensable, en effet, non sans de graves raisons, cette politique de temporisation, tant que son pays n’aurait pas remédié, par les réformes nécessaires, à son impuissance militaire et maritime.

C’est en vue de réaliser ces réformes, qu’il s’était imposé des sacrifices exceptionnels pour se constituer, avec l’aide de quelques officiers et d’instructeurs étrangers, une petite armée et une flottille de guerre capables, soit de couvrir Pékin sur terre et sur mer, contre l’attaque brusquée d’une nation voisine, soit, au contraire, d’y pénétrer, au premier signal de sa souveraine, pour la défendre contre un danger quelconque : on pouvait redouter, par exemple, une conspiration, de quelque prince mandchou de la famille impériale, hostile à la régence de la mère du jeune souverain, à cause de sa basse extraction, et bien qu’elle fût d’une intelligence supérieure.

Li-Hong-Tchang était d’ailleurs d’autant plus intéressé à maintenir, à tout prix, l’Impératrice au pouvoir, qu’en retour, elle lui assurait son appui souverain, ouvertement, ou même secrètement, dans les heures critiques où il risquait de succomber sous la violence des attaques d’une coalition de ses adversaires politiques.

C’était à elle, en effet, qu’il devait sa haute fonction de directeur de la politique étrangère de l’Empire. Il tenait surtout à cette fonction, car elle lui permettait d’intervenir efficacement en faveur de la paix, chaque fois que son pays était menacé d’un conflit redoutable avec une Puissance voisine mieux armée.


* * *

J’ai pu me rendre compte, par l’exemple suivant, de la façon habile dont Li-Hong-Tchang appliquait, à l’occasion, sa méthode de temporisation pacifique, pour éviter une guerre imminente.

Un jour, ayant été convoqués d’urgence, M. Dillon et moi, dans le yamen du vice-roi, il nous reçut, d’un air radieux, et nous annonça qu’il venait de réussir à empêcher la guerre avec la Russie, dont la menace le préoccupait si fort au moment de mon arrivée à Tien-Tsin.

D’après son récit, il avait obtenu de l’Impératrice régente la réunion, à Pékin, d’un Grand Conseil des vice-rois, auxquels elle tint, en substance, d’après ses recommandations, le discours suivant :

« Vous réclamez, énergiquement, pour la plupart, que notre Gouvernement repousse l’ultimatum du Tsar, humiliant, dites-vous, pour la dignité du Céleste-Empire. Mais vous devez savoir que la guerre, qui résultera inévitablement de ce refus, ne pourra être soutenue qu’au prix, d’énormes sacrifices de toute nature et surtout d’argent. Or le Gouvernement central ne possède pas de trésor de guerre ; il faut donc, avant tout, que vous consentiez tous à constituer ce trésor indispensable, avec les revenus de vos provinces dont vous avez disposé jusqu’ici librement. »

Ce petit discours, ajouta en ricanant triomphalement Li-Hong-Tchang, produisit l’effet souhaité. Après quelques discussions inévitables, le Grand Conseil décida, à une très forte majorité, d’accepter l’ultimatum du Tsar et de confier au vice-roi, comme d’habitude, le soin de faire droit aux réclamations du Gouvernement russe par un traité sauvegardant, autant qu’il était possible, au moins dans la forme, la dignité de l’Empire.


* * *

Quant à la façon dont le vice-roi, de son côté, venait en aide à l’Impératrice à titre de réciprocité, l’exemple suivant, non moins caractéristique, nous en expliqua clairement la nature et l’efficacité.

Pendant une des nuits de notre hivernage, des mouvements inusités de troupes se produisirent à Tien-Tsin, et, le lendemain, on apprit que Li-Hong-Tchang lui-même était parti avec elles pour Pékin, où il demeura pendant plusieurs jours. Or, après son retour, on sut, par la rumeur publique, qu’il avait pénétré dans le palais impérial, et la avaient eu lieu, sur ses ordres, des exécutions capitales : il s’agissait de réprimer sommairement des troubles dont s’était alarmée l’Impératrice.

On pourrait s’étonner, à ce sujet, que le vice-roi fût toujours assuré d’avoir accès, à son gré, dans Pékin, pour y porter secours à sa souveraine : ne risquait-il pas de se heurter aux milices tartares qui pouvaient lui barrer la route du palais ? En réalité, à cette époque, toute résistance de cette nature eût été vaine, car les troupes de Li-Hong-Tchang possédaient, presque seules, alors, une véritable valeur offensive, par leur armement, leurs cadres, leur organisation et leur instruction technique. Quant aux milices des bannières tartares qui pouvaient leur être opposées à Pékin, elles restaient encore armées, principalement d’arcs et de lances, et elles étaient à peu près dépourvues d’armes à feu modernes.


* * *

Mais la Russie n’était pas la seule Puissance dont le voisinage fût redoutable à la Chine.

Près des côtes chinoises s’étend l’archipel du Japon qui, à cette époque, c’est-à-dire douze ans seulement après sa grande révolution, disposait déjà d’une armée et d’une flotte de valeur offensive importante. Ces forces de terre et de mer étaient d’autant plus à craindre pour la Chine qu’au Japon le patriotisme était ardent, chevaleresque, et que chacun s’honorait de lui faire, au besoin, le sacrifice de sa vie ; quant aux Chinois, s’ils étaient fiers d’être originaires du Céleste-Empire, ce sentiment de vanité nationale n’inspirait à aucun d’eux l’obligation morale de contribuer personnellement à la défense de son pays. Il en résultait, qu’en dehors des bannières tartares des princes mandchous, le métier des armes n’était exercé, en Chine, que par des déclassés et des besogneux sous les ordres de mandarins militaires illettrés et sans prestige.

De plus, le Japon, se prévalant de son ancienne conquête de la Corée par Taï-Ko-Sama, un de ses héros populaires, tendait manifestement à reprendre dans ce pays, retombé depuis sous la suzeraineté de l’empereur de Chine, une influence prépondérante. Or Li-Hong-Tchang avait, parmi ses attributions officielles, la direction de la politique étrangère de la cour de Séoul et le maintien du roi de Corée dans ses devoirs de vassalité. Enfin, d’autres nations que le Japon, notamment la Russie et l’Angleterre, obligeaient le vice-roi, pour sauvegarder les intérêts de l’Empire chinois et sa propre autorité méconnue, à des luttes incessantes contre les intrigues, non moins actives, de leurs partisans à la cour de Séoul.

Pour ces raisons et, d’autre part, pour remplir efficacement son rôle capital de protecteur vigilant de l’Impératrice, il était donc astreint à résider en permanence à proximité du palais impérial, avec la totalité de ses forces militaires et maritimes. Il s’agissait d’ailleurs de couvrir éventuellement la capitale de l’Empire contre une attaque subite de la Russie ou du Japon.

On conçoit que, dans ces conditions, la préoccupation dominante du vice-roi ait toujours été de conduire la politique étrangère de son pays de manière à éviter une guerre extérieure, et qu’il ne se souciât nullement de recevoir, à l’instigation de ses adversaires politiques intéressés à l’éloigner de Pékin, la mission de chasser nos troupes du Tonkin. Car, si, d’après ses attributions officielles, il répondait sur sa tête de la fidélité du roi de Corée à ses devoirs de vassal, ce qui n’était pas son moindre souci, il considérait d’autre part comme non moins redoutable pour lui, d’être réduit à courir les risques d’une opération militaire au-delà des frontières méridionales de l’Empire.

Aussi a-t-il toujours cherché à intervenir à propos, pour empêcher l’attitude arrogante et comminatoire du marquis de Tseng, l’ambassadeur de Chine à Paris. Notre occupation du Tonkin était encore très précaire, et il voulait éviter de nous pousser, malencontreusement, par représailles, à une offensive assez résolue pour être finalement victorieuse. Il s’y employait alors en nous faisant, comme négociateur de son gouvernement, les concessions nécessaires ; et ces concessions, il les imposait à ses adversaires politiques de la cour impériale et du Tsong-Li-Yamen, avec l’appui de ses amis puissants et de l’Impératrice régente.

Cette digression sur les particularités peu connues de la situation exceptionnelle et difficile de Li-Hong-Tchang à la cour de Pékin en 1878, était, on le verra, indispensable pour expliquer la marche tortueuse, vraiment déconcertante au premier abord, des événements auxquels a donné lieu, de 1882 à 1886, notre conflit avec la Chine au sujet du Tonkin.


* * *

Après la débâcle des glaces dans le Peï-ho et la remise en état de disponibilité de ma canonnière pour rejoindre la division navale de l’amiral Ch. Duperré, je reçus, de Li-Hong-Tchang, une invitation inattendue qui me montra, une fois de plus, l’intérêt croissant qu’il attachait à mes avis et la faveur dont je jouissais dans son esprit.

M. Dillon m’informa qu’il me priait de l’accompagner avec deux de mes officiers sur le bâtiment où il allait assister aux grandes manœuvres de sa flotte à l’embouchure du Peï-ho.

Il avait engagé, à cette occasion, un cuisinier français et s’était pourvu d’excellents vins pour nous traiter le mieux possible, à son bord, en nous y laissant d’ailleurs parfaitement à l’aise dans les logements et le carré des mandarins de sa suite, qui avaient été répartis, pour nous faire place, sur d’autres navires.

Nous étions naturellement, tous les trois, enchantés et curieux de voir à l’œuvre l’escadre chinoise dans ses évolutions sous les yeux de ce haut personnage de l’Empire.

À l’heure fixée, nous étions à bord, prêts à recevoir notre hôte éminent.

Son embarquement ne fut pas banal, car sa haute dignité ne lui permettant pas de descendre dans une embarcation, on avait construit une large passerelle volante pour qu’il put passer directement du quai au pont de son navire, ou d’un navire à l’autre, avec le cérémonial voulu, soutenu, de chaque côté, par un officier de sa suite.

Après avoir répondu à nos salutations respectueuses, en nous demandant si nous étions satisfaits de notre installation, il disparut dans ses appartements, pendant la descente de la rivière jusqu’au mouillage extérieur assigné à l’escadre.


* * *

Les exercices de signaux, de tirs et d’évolutions durèrent trois jours, pendant lesquels le vice-roi m’appelait fréquemment auprès de lui sur sa passerelle de commandement, me priant de lui donner, à leur sujet, les explications nécessaires et mes impressions personnelles.

Ses repas étaient des plus simples, il les prenait, entouré de ses secrétaires qui attendaient ses ordres, ou lui communiquaient les dépêches officielles. Il se rendait ensuite auprès de nous, dans notre carré, au moment où nous prenions le café, et, après s’être fait allumer une longue pipe chinoise, il nous narrait, avec animation et non sans orgueil, des épisodes de ses guerres contre les Taïpings. De son propre aveu, il n’aurait pu les vaincre, sans l’aide de corps franco-chinois et anglo-chinois, constitués et commandés, principalement, par des instructeurs et des officiers français et anglais, qu’il avait réunis fort à propos pour les combattre.

Enfin, entre temps, il m’interrogeait sur la marine française, l’organisation de notre inscription maritime et le mode d’entraînement de nos états-majors et de nos équipages, surtout pour le tir du canon.

A notre retour à Tien-Tsin, après les intéressants exercices où avaient figuré ses nouvelles canonnières, — encore montées et dirigées par les équipages et les officiers qui les avaient amenées d’Angleterre, — le vice-roi nous fit ses adieux pour se rendre dans sa résidence de Pao-Ting-Fou, où il allait se reposer.

Quelques jours après, je partais moi-même sur le Lynx, allant rejoindre l’amiral Duperré et prendre part, avec les autres navires de sa division navale, aux manœuvres d’ensemble annuelles et à la tournée réglementaire du littoral et des rivières navigables aux grands navires.


* * *

Ayant reçu mission, dans cette tournée, d’étudier en détail le mode de défense des côtes de Chine, j’avais signalé dans mes rapports un défaut capital, commun à la plupart des batteries casematées qui battaient les embouchures des rivières avec leurs canons de gros calibre « Amstrong, » en tunnels : celui d’être ouvertes, ou insuffisamment fermées, à la gorge, et dans l’impossibilité de diriger leurs feux vers l’intérieur de ces rivières.

Je faisais remarquer, à ce sujet, qu’une force navale d’un pays engagé dans un grave conflit avec la Chine et qui aurait pénétré librement dans l’une de ces rivières, avant la rupture diplomatique, pourrait s’y donner l’avantage de commencer les hostilités, à l’instant propice à son attaque brusquée, en le dirigeant, par exemple, sur un établissement militaire qu’elle aurait grand intérêt à détruire avant tout. J’ajoutais qu’après cette opération de la première heure, la force navale assaillante aurait encore la possibilité de sortir de cette rivière sans exposer ses navires à être désemparés, ou coulés bas, en traversant finalement le champ de tir de ce genre de batteries extérieures. Il lui suffirait, pour cela, de jeter dans chacune d’elles, avant de la franchir, en descendant la rivière, quelques troupes de débarquement. Ces troupes seraient chargées d’en désemparer rapidement les canons, après en avoir chassé et dispersé dans la plaine les servants et leurs défenseurs, en soumettant à un violent bombardement leurs fronts de revers, qui étaient exposés, sans abris, aux feux concentrés des navires ennemis.

Or, cet expédient est celui auquel eut recours, avec plein succès, l’amiral Courbet, six ans plus tard. S’étant posté en position dans la rivière Min, il se proposait d’y bombarder l’arsenal important de Fou-Tchéou, dès qu’il aurait reçu, par dépêche télégraphique, l’autorisation, qu’il réclamait impatiemment, d’ouvrir les hostilités.

C’est ainsi que j’ai pu indiquer, étant alors à Paris, à M. Jules Ferry, pour le rassurer sur les suites de cette opération, comment l’amiral s’y prendrait pour sortir, de vive force, de la rivière Min, sans pertes sensibles.


* * *

Quand je revis Li-Hong-Tchang, après mon retour à Tien-Tsin, dans le cours de mon second hivernage, je le trouvai décidé à entreprendre, sous ma direction, supposait-il, une réorganisation d’ensemble et un renforcement de sa flotte.

Après quelques propositions qu’il me fit faire indirectement, il s’en ouvrit nettement à moi-même, en m’offrant de quitter le service de la marine française pour prendre le commandement de la flotte chinoise et organiser une école de tir du canon, pour laquelle je me serais adjoint le second du Lynx, M. Boyer, lieutenant de vaisseau, qui sortait de notre vaisseau-école de canonnage. Cet excellent officier est entré depuis à la Compagnie transatlantique.

Comme j’opposais un refus poli, mais catégorique, à ces ouvertures, — il me faisait, pour me décider, un pont d’or, — il fut très surpris et me demanda quels appointements je touchais comme lieutenant de vaisseau commandant le Lynx. Sur ma réponse, il s’écria, stupéfait :

— Et vous refusez ceux que je vous offre, à votre choix, avec une situation qui, sous ma protection souveraine, fera de vous le chef de la marine chinoise !

Je lui répondis simplement que je tenais à rester dans la flotte française, pour y prendre part à la grande guerre de revanche qu’elle devrait soutenir inévitablement, un jour ou l’autre, selon les circonstances, contre la flotte allemande ; j’ajoutai qu’en considération de ce sentiment patriotique, qu’il devait trouver sans doute naturel et respectable, j’espérais qu’il ne se formaliserait pas du refus que j’opposais à ses offres magnifiques, dont j’étais reconnaissant et honoré.

Après cet entretien, le vice-roi nous quitta, M. Dillon et moi, d’un air préoccupé, et je ne le revis plus de quelque temps.

Mais, dans l’intervalle, le consul vint un jour à bord du Lynx m’annoncer qu’il avait chez lui un mandarin, chargé par Li-Hong-Tchang de m’acheter des cadeaux pour une très forte somme, et qu’il attendait ma réponse et l’indication de mes préférences pour procéder à ces achats.

Je priai M. Dillon de répondre à ce mandarin de remercier de ma part le vice-roi, en lui disant que je ne voulais aucun de ces souvenirs précieux, et que je me réservais de lui dire moi-même celui que je préférais, en lui faisant ma dernière visite d’adieux officielle.

Quelque temps après, j’allai prendre congé de Li-Hong-Tchang avec M. Dillon, la veille de mon retour en France.

Il nous reçut affectueusement, mais d’un air soucieux, et me renouvela les offres qu’il m’avait faites de rester à son service, à la tête de la marine chinoise, me répétant que si, dans l’avenir, j’étais mécontent de ma carrière maritime, ou pour toute autre raison, je n’avais qu’à l’en informer et qu’il me donnerait aussitôt la situation exceptionnelle que je persistais à lui refuser,

Après m’être confondu, à nouveau, en excuses à ce sujet, je vis passer une ombre sur son visage quand j’ajoutai, d’une voix hésitante :

— Cependant, j’ai encore une demande, à laquelle j’attache le plus haut prix, à adresser à Votre Excellence : je ne voudrais pas me séparer du plus grand homme d’État de l’Empire, sans emporter de lui, comme souvenir… sa photographie !

Aussitôt sa figure s’éclaira d’une vive expression de soulagement ; il appela bruyamment, en riant, un secrétaire, il lui demanda une de ses photographies, qu’il couvrit de la longue énumération de ses titres à la cour et de son cachet, et il me la remit, avec une cordiale poignée de mains, en me souhaitant bon retour en France.


Dès le lendemain de ces adieux officiels, je descendais le Peï-ho pour gagner la mer et ramener le Lynx à Cherbourg, où je l’avais pris deux années plus tôt. Mais j’emportais de cette troisième campagne dans les mers de Chine une ample moisson d’observations intéressantes et d’enseignements sur les hommes et les choses du Céleste-Empire, plus précieux, à mes yeux, que les cadeaux de Li-Hong-Tchang, car j’entrevoyais déjà la possibilité de les utiliser plus tard, pour le bien du pays : par exemple, dans un conflit entre la France et la Chine.


II. — SITUATION DE LA FRANCE DANS L’ANNAM ET AU TONKIN EN DÉCEMBRE 1882

En décembre 1882, j’étais capitaine de frégate, attaché comme officier d’ordonnance au vice-amiral Jauréguiberry, ministre de la marine dans le cabinet de M. Duclerc, président du Conseil.

L’amiral paraissait très préoccupé de la tournure de plus en plus inquiétante des événements dans l’Annam et le Tonkin.

Le Gouvernement annamite n’y remplissait plus aucune des obligations essentielles qu’il avait assumées en acceptant, le 16 avril 1874, le protectorat de la France ; ses procédés vexatoires, restés depuis trop longtemps sans répression, rendaient intolérable la position de notre chargé d’affaires à Hué.

Au Tonkin, notre situation était pire encore. Une insurrection y ayant éclaté, les troupes chinoises y avaient pénétré à la demande de notre protégé, pour y rétablir l’ordre ; de façon que nos consuls et leurs petites escortes s’y trouvaient sans cesse en butte, à la fois, aux menaces de ces troupes, à celles des rebelles et à l’hostilité des mandarins.

Pour remédier à cet état de choses, aussi compromettant pour les intérêts de nos nationaux que pour le prestige de la France en Extrême-Orient, le gouverneur général de l’Indo-Chine avait été autorisé, provisoirement, à envoyer, sur les côtes et dans les rivières du Tonkin, les navires dont il pouvait disposer et à renforcer, autant que possible, nos garnisons d’Haïphong et d’Hanoï. C’est ainsi que le commandant Rivière, commandant de notre station navale de Saigon, ayant reçu mission de couvrir cette ville importante d’Hanoï contre toute surprise, fut conduit à s’emparer, par un hardi coup de main, à la tête de 500 hommes, de sa vaste citadelle défendue par plusieurs milliers de soldats et par une nombreuse artillerie.

La France, se trouvant engagée par ce brillant fait d’armes, ne pouvait laisser la vaillante troupe, qui l’avait si heureusement exécuté, privée de renforts et exposée dans la capitale même du Tonkin, qu’il importait de garder à tout prix, aux retours offensifs inévitables des nombreux adversaires qui l’enveloppaient. D’autre part, évacuer le Tonkin en ce moment, c’était un acte de faiblesse et d’incohérence qui eût encouragé les résistances de la cour de Hué et l’audace des bandes chinoises. Nous aurions ainsi compromis la sécurité de notre colonie de la Cochinchine, et nous aurions été entraînés, bientôt, pour réparer les désastreuses conséquences de nos fautes, à de nouveaux sacrifices dépassant de beaucoup ceux qui auraient suffi à les prévenir.

Sous l’empire de ces légitimes préoccupations, l’amiral Jauréguiberry, soucieux de ne rien laisser au hasard des événements, avait mis à l’étude, dans son état-major général, tout un programme détaillé d’opérations militaires éventuelles. L’expédition devrait comporter 8 000 hommes de troupes de la marine et une escadre de six bâtiments propres à effectuer leurs débarquements et leurs déplacements stratégiques sur les côtes et dans les rivières. Un crédit annuel de dix millions devait suffire aux dépenses de ce corps expéditionnaire, assez puissant pour briser, au premier choc, toute résistance annamite ou chinoise et empêcher ainsi, dans l’avenir, tout nouveau conflit de troubler notre occupation pacifique du Tonkin.

Mais le Président de la République, M. Jules Grévy, craignant, par-dessus tout, la crise ministérielle que pouvait provoquer la demande au Parlement de ce crédit supplémentaire, en vue d’une expédition lointaine, qu’il jugeait trop aventureuse, ne voulut rien entendre de ce projet. Il fallut les instances patriotiques de M. Duclerc et de M. Billot pour obtenir, à grand peine, du ministre de la Marine, les renforts à expédier tout de suite au Tonkin : il y aurait un premier envoi de 700 soldats seulement de la marine, sur un transport la Corrèze, et un croiseur en armement le Volta, dont il me fit l’honneur de me confier le commandement.

L’amiral, m’ayant fait appeler pour m’annoncer cette décision bienveillante à mon-égard, me dit, d’un air encore attristé par le sacrifice pénible de son opinion, auquel il venait de consentir :

— Deux commandements de votre grade sont actuellement à pourvoir : l’un, dans l’escadre de la Méditerranée ; l’autre, le croiseur Volta, entrant en armement à Cherbourg, pour renforcer notre division navale de l’Extrême-Orient. Je vous donne vingt-quatre heures pour choisir entre les deux.

— Mon choix est tout fait, lui répondis-je aussitôt : c’est le Volta dont je vous demande instamment le commandement.

Il me regarda, un instant, puis il ajouta :

— Vous avez raison ; je ferais de même, à votre place : il faut toujours marcher au canon !

Il me serra alors affectueusement la main, en me souhaitant bon succès dans cette nouvelle épreuve de ma carrière maritime.


J’arrivai à Haïphong en avril, sur le Volta et j’y trouvai sur la Victorieuse, le contre-amiral Meyer, commandant en chef de notre division navale de l’Extrême-Orient.

Il me mit au courant, sommairement, des événements politiques, diplomatiques et militaires concernant notre situation au Tonkin. Il craignait, manifestement, d’être entraîné à des entreprises hasardeuses par les initiatives trop hardies du commandant Rivière qui, après s’être emparé, par un audacieux coup de main, à la tête d’une poignée d’hommes, de la citadelle d’Hanoï, la capitale du Tonkin, s’y maintenait résolument, malgré des alertes incessantes, au milieu de nombreux adversaires, Pavillons noirs et réguliers Chinois.

Aussi l’amiral faisait-il des vœux sincères pour le succès des négociations diplomatiques que son ami, M. Bourée, notre ministre à Pékin, poursuivait alors à Tien-Tsin, avec Li-Hong-Tchang dans l’espoir d’aboutir à un règlement pacifique de nos conflits en Indo-Chine.

Le rôle que me confia l’amiral fut de diriger sur la côte des reconnaissances hydrographiques et militaires ayant pour objet d’y recueillir des indications utiles à la navigation et d’en chasser les navires qui tentaient d’y débarquer des troupes chinoises.

Après chacune de ces reconnaissances, je rejoignais la division navale dans la baie d’Along, excellent mouillage séparé de la haute mer par une épaisse ceinture d’îlots rocheux dressant à pic, au-dessus des eaux calmes de cette vaste solitude, leurs hautes silhouettes aux formes étranges et variées, d’un aspect pittoresque.

La monotonie de notre vie à bord fut, un jour, troublée par l’arrivée, à toute vapeur, d’une petite canonnière venant d’Haï-phong et se dirigeant vers la Victorieuse. Quelques instants après qu’elle eut communiqué avec ce bâtiment, l’amiral me signala de faire prendre au Volta les dispositions nécessaires pour être prêta appareiller et de me rendre à ses ordres.

A mon arrivée sur la Victorieuse, j’appris la nouvelle sensationnelle que le commandant Rivière venait d’être tué dans une sortie malheureuse où ses troupes, enveloppées à l’improviste par un nombre très supérieur d’assaillants, avaient été en partie détruites. Il fallait donc combler au plus tôt les vides ainsi creusés dans une garnison déjà trop faible avant ces pertes, afin de garder à tout prix la citadelle d’Hanoï.

L’amiral décida, sur l’avis général, d’y envoyer sans retard, en renforts, les compagnies de débarquement de la division navale, sous les ordres de mon ami, le capitaine de frégate, Ch. Touchard, officier supérieur d’une haute valeur morale et professionnelle et qui avait donné, au siège de Paris, en 1870, la mesure de ses qualités militaires. Il me garda ensuite à dîner, pendant qu’on préparait mes instructions écrites, et m’avertit qu’aussitôt après il m’expédierait à Saigon avec la mission de demander au gouverneur général de l’Indo-Chine, M. Thomson, de lui envoyer, d’urgence, sur un paquebot : un bataillon, une batterie de campagne de troupes de la marine avec des vivres et des munitions et un général, pour commander les troupes à Hanoï et au Tonkin.

Après le dîner, je pris congé de l’amiral, muni de mes instructions et je fis route, dans la nuit, vers la haute mer, en profitant de cette occasion d’inaugurer la passe, dite du Volta, qui était de beaucoup la plus courte, et que j’avais découverte récemment dans une de mes reconnaissances hydrographiques.

Mais déjà apparaissaient les premiers signes précurseurs d’un typhon qui, heureusement, n’assaillit le Volta qu’assez loin des terres. Le bâtiment, s’étant bien comporté dans la tempête, y subit peu d’avaries et, les vents lui ayant été ensuite favorables, il put arriver au petit jour à Saigon, sans retard sensible.

Je courus vite réveiller le gouverneur et lui annoncer l’objet de ma visite. Grâce à l’activité qu’il imprima à tous les services du port et à celle de mon excellent second, le lieutenant de vaisseau, de Lapeyrère, qui avait été, déjà, comme aspirant, un des plus jeunes et des plus audacieux pionniers de notre première intervention au Tonkin, je pus repartir, dès le lendemain, avec le paquebot et les renforts réclamés par l’amiral Meyer. Celui-ci fut très agréablement surpris de nous voir arriver beaucoup plus tôt qu’il ne l’espérait : il avait été en effet fort inquiet à notre sujet, à cause des risques auxquels est exposé tout bâtiment surpris par un typhon dans les passages dangereux du golfe de Haï-nan.

Ayant repris, à la suite de ce voyage accidenté et précipité, le cours de mes reconnaissances sur la côte, je trouvai, cette fois, en y pénétrant à la sonde, un port naturel accessible aux grands navires très près de terre, et voisin des mines de charbon de la localité ; j’y notai ensuite des points de débarquement pouvant être utilisés avantageusement par nos troupes, pour opérer une diversion le long de la frontière chinoise, vers Langson, pendant que leur corps principal menacerait de front cette place importante.


Ayant porté, moi-même, ensuite, à Hanoï, de la part de l’amiral Meyer, sur un petit vapeur de commerce chinois, ces indications au général Bouët avec les explications nécessaires, je revins à Haïphong, attendre sur le Volta de nouveaux ordres.

Quelques jours après, je recevais à mon bord la visite inattendue de l’amiral. Il venait me prévenir qu’il allait m’envoyer à Shanghaï, avec le Volta, à la demande de M. Tricou, le successeur de M. Bourée, de manière à faciliter à notre nouveau ministre ses déplacements et à l’assister, au besoin, dans sa mission par la connaissance approfondie que j’avais du vice-roi et de sa politique au sujet de notre occupation du Tonkin.

Je remerciai l’amiral de ce nouveau témoignage de sa confiance et je quittai, sans tarder, la baie d’Along et ses mornes solitudes, à la satisfaction générale du personnel du Volta, pour faire route vers la grande ville animée de Shanghaï.


A mon arrivée dans ce port, j’y trouvai M. Tricou souffrant et se plaignant amèrement de l’inaction forcée où le maintenaient systématiquement les autorités chinoises. Celles-ci ne lui adressaient plus aucune communication diplomatique, depuis que Li-Hong-Tchang avait renoncé brusquement à poursuivre avec lui ses premiers pourparlers. Le vice-roi était remonté à Tien-tsin, en coupant court aux simulacres de préparatifs militaires qu’il avait entrepris pour influencer M. Bourée, et qu’il jugeait désormais impuissants à modifier l’attitude énergique de notre nouveau ministre.

Je m’employai naturellement de mon mieux à le détourner de son projet de quitter son poste, pour raisons de santé ; je lui fis observer que, dans le milieu troublé par tant d’aléas où nous vivions alors, une occasion de rompre cette inaction diplomatique, qui lui pesait tant, ne pouvait manquer de se présenter.

Bientôt, en effet, une émeute éclatait à Canton, à la suite d’une rixe entre des étrangers et des Chinois. Les bâtiments de la concession française étaient incendiés et les habitants obligés de se réfugier sur les navires. De plus, des rumeurs alarmantes circulaient sur le sort des missionnaires résidant à l’intérieur du pays. Ces nouvelles parvinrent à M. Tricou, le 11 septembre, un soir que nous dînions ensemble dans la famille d’un négociant suisse. Le ministre ayant lu le télégramme urgent de notre consul à Canton, qu’on lui remit alors, me le fit passer et, dès que nous pûmes sortir de table, nous primes les résolutions suivantes. M. Tricou télégraphia à Paris qu’il partait sans tarder pour Pékin, où son devoir l’appelait, afin de s’y trouver en mesure d’agir directement sur le Gouvernement central ; il se proposait d’y provoquer les mesures réparatrices et les sanctions nécessaires au rétablissement de l’ordre à Canton et à la sauvegarde des intérêts de nos nationaux et des missions étrangères dont il avait charge. De mon côté, je devais donner au Volta l’ordre d’être prêt à appareiller, le plus tôt possible, et expédier à Li-Hong-Tchang, une dépêche officieuse, personnelle, lui annonçant la prochaine arrivée à Tien-Tsin du Volta portant M. Tricou ; je lui demanderais de recevoir cordialement le ministre de France et de lui offrir ses bons offices à Pékin, de manière à assurer le succès de sa mission accidentelle, laquelle était entièrement étrangère, d’ailleurs, à notre conflit avec la Chine au sujet du Tonkin.

Le 13 septembre, le Volta faisait route pour Tien-Tsin L’accueil de M. Tricou, dans ce port, par le vice-roi, qui lui avait envoyé son yacht pour lui faire remonter le Peï-ho, fut des plus chaleureux et solennels. Le pavillon du ministre y fut salué par des salves de l’artillerie de tous les forts, pavoises pour la circonstance. Enfin, grâce à son intervention pressante auprès du Tsong-Li-Yamen, nos réclamations au sujet de l’affaire de Canton y reçurent complète satisfaction. Mais M. Tricou, bien qu’accueilli également à Pékin avec la plus grande courtoisie, entre autres par le prince Kong dont l’influence modératrice était alors prépondérante à la cour, n’en tira cependant aucune indication nouvelle sur la probabilité d’une entente prochaine avec la France, au sujet du Tonkin.


Au mois d’octobre, la mission extraordinaire de M. Tricou ayant pris fin, après la nomination de M. Patenôtre à Pékin, il redescendit à Shanghaï sur le Volta, qui le ramena au Japon pour y présenter au Mikado ses lettres de départ.

Dans ce port, il retrouva Li-Hong-Tchang qui, certainement, l’y attendait, mais en affectant d’abord de se désintéresser des affaires du Tonkin. Le vice-roi était découragé par l’insuccès auprès du Gouvernement français du projet de traité de M. Bourée : ce projet était son œuvre, et se résumait dans un partage du pays entre la France et la Chine. Il voulait laisser désormais, prétendait-il, au Tsong-Li-Yamen l’entière responsabilité de la reprise des négociations diplomatiques, ainsi rompues.

Cependant, par un de ces retours habituels aux hommes d’Etat chinois, le 29 octobre, le jour même que M. Tricou avait fixé pour quitter définitivement Shanghaï et la Chine, le vice-roi tentait encore auprès de lui une dernière démarche visant à retarder son départ, et lui suggérant un arrangement immédiat. Mais notre ministre en avait assez des efforts stériles de sa mission extraordinaire, des amertumes et des déboires qu’il y avait subis, et dont il m’avait confié tous les détails ; à son tour, il se déroba aux instances de Li-Hong-Tchang, courtoisement, toutefois, et non pas, comme avait fait le vice-roi, cinq mois auparavant, quand il lui avait faussé compagnie, brusquement, en quittant nuitamment ce port, pour mettre fin à tout entretien diplomatique.


* * *

Le voyage du Volta, portant M. Tricou au Japon, se poursuivit comme un agréable délassement pour tout son personnel, heureux d’échapper ainsi pendant quelque temps à l’atmosphère orageuse des conflits franco-chinois incessants ; après un séjour très intéressant à Tokio, il se termina, au retour, à Haï-Phong, où nous quitta définitivement notre éminent et sympa-tique passager, à notre grand regret.

Dans cet intervalle, les événements avaient pris un nouveau cours, sous l’énergique impulsion de M. Jules Ferry, président du Conseil : il était évident que le parti de la paix ayant repris la prépondérance au Tsong-Li-Yamen et à la cour impériale, devant la menace d’un renforcement considérable et progressif de nos opérations militaires et maritimes au Tonkin, il suffisait d’une occasion pour provoquer de sa part de nouvelles propositions pacifiques.

Or, cette occasion se présenta dans les circonstances suivantes.

Dans un des déplacements du Volta motivés par les missions que me confiait l’amiral Lespès, depuis mon retour du Japon, j’eus l’occasion d’offrir passage, jusqu’à Canton, a un commissaire de haut rang des douanes impériales, M. Détring : j’avais fait sa connaissance, dans ma campagne précédente, à Tien-Tsin, où il remplissait alors cette même fonction.

M. Détring était de nationalité allemande, mais il avait toujours entretenu les meilleures relations avec nos compatriotes et notre consul dans ce port. Par la nature de son service et sa connaissance de la langue chinoise, il était d’ailleurs en rapports fréquents avec le vice-roi, dont il avait gagné la confiance.

Comme il s’enquérait avec empressement, auprès de moi, des moyens que je croyais les meilleurs pour amener entre la France et la Chine une entente que désirait beaucoup, naturellement, son chef, sir Robert Hart, le directeur général des douanes impériales, je saisis l’occasion de lui faire connaître, nettement, ma façon de voir à cet égard.

« Au point où en sont les choses, lui dis-je, la France, en butte à la politique agressive du parti de la guerre au Tsong-Li-Yamen, est maintenant résolue à s’emparer du Tonkin tout entier par la force des armes, si la Chine ne consent pas à le lui céder, de bonne grâce, par un traité de commerce et de bon voisinage, également avantageux de part et d’autre et ne pouvant donc plus lui porter ombrage.

« En acceptant une occupation partielle de ce pays, limitée, par exemple, au delta du Fleuve Rouge et à une portion de son cours vers Lao-Kay, comme dans le projet du traité Bourée, nous devrions, en effet, renoncer, pour l’avenir, à toutes relations commerciales avec la Chine, à travers la région montagneuse environnante, que les Pavillons-noirs et la piraterie, dont elle est le siège permanent, rendraient impénétrable à nos commerçants et qui enlèverait toute sécurité à nos possessions ainsi encerclées.

« La Chine a grand besoin de se faire une amie de la France, dans l’Annam et le Tonkin, pour éviter qu’elle y devienne une voisine mécontente et hostile, intéressée à prêter, à l’occasion, un concours efficace, par ses menaces notamment sur les frontières méridionales de l’Empire, aux empiétements toujours à craindre de la Russie ou du Japon, sur ses frontières opposées, beaucoup plus rapprochées de Pékin.

« Il importe donc que Li-Hong-Tchang, l’homme d’Etat le plus qualifié pour ce rôle, intervienne à nouveau, mais cette fois pour convenir avec nous d’un arrangement définitif et durable, dans les conditions que je viens de définir : c’est pour lui le vrai moyen de détourner, des frontières et des eaux chinoises, le danger permanent d’une guerre que les forces de terre et de mer actuelles de la Chine seraient sûrement impuissantes à soutenir.

« En tout cas, ajoutai-je, ce que le vice-roi doit faire, avant tout, c’est de nous débarrasser du marquis de Tseng, à Paris. Le marquis ne cesse de brouiller les cartes pour empêcher toute entente entre la France et la Chine au sujet du Tonkin, à l’instigation de la diplomatie anglaise, systématiquement hostile à notre extension coloniale, et dont il prend le mot d’ordre à Londres, son autre poste d’ambassadeur en Europe. »

Ces déclarations catégoriques, répétées par mon interlocuteur au vice-roi de Canton, qui les avait transmises à Li-Hong-Tchang, suggérèrent au vice-roi de faire appeler M. Détring en mission dans le Nord, pour le service des douanes, afin qu’il put m’y rencontrer, à mon retour à Shanghaï d’une mission que l’amiral Lespès m’avait donnée à remplir dans les eaux de Formose.

Elle visait deux buts distincts : reconnaître les moyens de défense du port de Kélung et de ses mines de charbon, que l’on avait en vue de prendre au besoin comme gages, et m’entendre, sur les points du littoral indiqués, avec les chefs de partisans indigènes en rébellion contre le gouvernement impérial ; ils avaient, en effet, proposé à l’amiral, par des émissaires, d’opérer une diversion sur l’arrière des lignes de défense chinoises, au moment de nos attaques éventuelles sur Kélung et Tamsui, à la condition que nous leur fournissions les armes et les munitions dont ils étaient dépourvus.

Cette mission m’intéressant beaucoup, au double point de vue maritime et militaire, je m’empressai de la remplir en me dirigeant sur Kélung avec l’intention d’y charbonner.


* * *

A mon arrivée dans le port, j’y mouillai d’abord dans la rade extérieure, suivant l’usage, et j’envoyai quelques officiers, les uns pour explorer les abords des mines et les défenses locales et un autre à la direction du port, afin d’y commander des chalands de charbon, pour l’approvisionnement du Volta, à notre fournisseur habituel. Mais, ce fournisseur ayant déclaré qu’il avait reçu l’ordre du commandant du port de ne pas nous délivrer le combustible demandé, et mes officiers ayant été l’objet de manifestations hostiles de la population, tous revinrent me rendre compte de ces dispositions agressives.

Je décidai d’y couper court en réclamant énergiquement les droits du Volta de charbonner dans le port de Kélung, comme tout autre navire étranger. Pour cela, je changeai d’abord de mouillage en allant me poster, à la sonde et guidé par mes embarcations, en arrière du front de revers de la batterie casematée, où le Volta se trouvait à l’abri du tir de ses gros canons Amstrong battant uniquement le mouillage extérieur, vers le large.

J’envoyai ensuite un officier porter une protestation officielle au commandant du port, avec un ultimatum le menaçant de bombarder, le lendemain matin, le port et la ville de Kélung, si je ne recevais pas dans la journée, à mon poste actuel, les chalands de charbon et les coolies que j’avais demandés pour l’approvisionnement de mon bâtiment.

En même temps, je fis prévenir les navires étrangers, qui se seraient trouvés dans le champ de tir de nos canons, en cas de bombardement, d’avoir à changer de mouillage. Ces dispositions et celles que prit ostensiblement le Volta pour son embossage, jetèrent la consternation dans la place et, l’après-midi, je vis arriver, en grand cérémonial, le commandant du port venant s’excuser de ce déplorable malentendu et m’amenant, à sa suite, les chalands de charbon demandés.

Toutefois, je jugeai prudent d’appareiller, dès que le combustible fut embarqué, pour aller rendre compte de ces incidents avant de continuer ma mission, à mon commandant en chef qui se trouvait encore à Amoy. Mais ayant reçu, de son côté, de nouvelles instructions de l’amiral Courbet qui lui faisaient prévoir des opérations navales imminentes, l’amiral Lespès, désireux de concentrer toutes les unités de sa division pour s’y préparer, me garda avec lui, heureux de mon retour accidentel, et me ramena ainsi à Shanghaï.

Ce fut peu de temps après, alors que je désirais le plus ardemment, comme tous mes officiers, l’ouverture, des hostilités, — seul moyen, pensions-nous, d’en finir avec les roueries inépuisables des négociateurs chinois, — que s’ouvrit, au contraire, pour moi, l’ère des aventures diplomatiques auxquelles j’étais loin de m’attendre.


COMMENT SE FIT LE TRAITÉ DE TIEN-TSIN (11 MAI 1884)

J’assistais, par une belle journée printanière, aux courses toujours très brillantes de Shanghaï, quand un lettré chinois me l’émit discrètement un télégramme chiffré, avec un code, en langue anglaise, pour le traduire.

Le télégramme était de Li-Hong-Tchang et le code, celui qui me servit à traduire tous les autres télégrammes que je reçus de lui, depuis, directement, même à Paris où j’avais remis ce document au Service du chiffre du quai d’Orsay, pour lui permettre de les traduire sans mon intermédiaire.

Ce premier télégramme de Li-Hong-Tchang était ainsi conçu : « L’Impératrice vous demande de monter à Tien-Tsin pour vous entendre avec moi sur le moyen de rétablir de bonnes relations entre la France et la Chine. »

Je m’empressai de le porter à l’amiral Lespès qui, agréablement surpris de cette intéressante communication, me demanda ce que je me proposais de faire, dans la circonstance ?

— Je veux, avant tout, lui répondis-je, soumettre le désir de conciliation du vice-roi à une épreuve, décisive à mon sens, en fixant comme condition de mon départ pour Tien-Tsin, la destitution par décret impérial du marquis de Tseng de son poste d’ambassadeur à Paris, et son remplacement par un ami de Li-Hong-Tchang.

L’amiral ayant approuvé cette précaution, mon télégramme fut expédié, en conséquence, au vice-roi, dont la réponse ne se fit pas attendre et donnait pleine satisfaction à ma demande. Elle était ainsi conçue : « Conformément à votre désir, la destitution du marquis de Tseng de son poste d’ambassadeur à Paris et son remplacement par Li-Fong-Paô ont paru, aujourd’hui, dans la Gazette Officielle de Pékin. Je vous donné la satisfaction de l’annoncer vous-même à votre gouvernement. »

— Maintenant, je suis prêt à marcher, dis-je à l’amiral en lui portant cette réponse, car Li-Hong-Tchang n’aurait pas osé braver, par cette destitution, son adversaire politique le plus redoutable, apparenté à la famille impériale, s’il n’était pas résolu à nous faire toutes les concessions nécessaires au Tonkin, avec l’appui de l’Impératrice auprès du Tsong-li-Yamen, pour mettre fin au conflit de la France et de la Chine.

Il fut alors convenu que l’amiral allait télégraphier à Paris et demander pour moi l’autorisation de répondre à l’appel de Li-Hong-Tchang en me rendant à Tien-Tsin.

Quelques jours après, l’amiral Lespès me faisait appeler pour me communiquer la réponse du ministre de la Marine à sa demande. Elle était telle qu’en m’en donnant connaissance il paraissait ému des responsabilités auxquelles elle m’exposait, car elle se résumait dans l’autorisation qui m’était donnée de me rendre à Tien-Tsin à mes risques et sans instructions.

Je le rassurai, en lui faisant observer que M. Jules Ferry ne pouvait agir autrement ; car il avait manifestement tout à gagner et rien à perdre en me laissant entièrement libre de ma manœuvre. Quant au fait que ma responsabilité personnelle se trouvait, ainsi, seule engagée dans la partie que j’allais jouer avec le vice-roi, — et à mon sens, d’après la façon dont elle s’était engagée, presqu’à coup sûr, — il était pour moi, ajoutai-je, le meilleur stimulant.


* * *

Ayant pris congé de l’amiral et accompagné de ses vœux affectueux de bon succès, je partis aussitôt sur le Volta pour Tchéfou, où je devais laisser ce bâtiment sous les ordres du lieutenant de vaisseau de Lapeyrère, son commandant en second, pendant mon séjour à Tien-Tsin.

J’y rencontrai M. Détring, qui m’y attendait pour me renseigner sur l’état d’esprit de Li-Hong-Tchang, au sujet de ma prochaine arrivée et de l’accueil qu’il était disposé à faire à mes propositions d’arrangement diplomatique : il en connaissait déjà, par son intermédiaire et celui du vice-roi de Canton, la nature tendant à une entente cordiale définitive entre la France et la Chine.

D’après M. Détring, le vice-roi n’opposait aucune objection de principe à ces propositions, sous la réserve que la dignité du Céleste-Empire y fût sauvegardée dans la rédaction des articles du traité et, par suite, qu’aucune obligation d’indemnité n’y fût formulée. Il estimait que, dans ces conditions, nos négociations devaient aboutir rapidement à une entente complète.

Il me mit ensuite, en causant, au courant des faits survenus depuis quelque temps à Tien-Tsin, et notamment d’un incident entre le ministre d’Angleterre à Pékin et Li-Hong-Tchang. Ce ministre, en se rendant en Corée, était allé braver le vice-roi, dans une visite à son yamen, en lui annonçant que le but de son voyage dans ce pays était d’y négocier directement un traité de commerce avec la Cour de Séoul. Or, Li-Hong-Tchang, qui exerçait, d’après ses attributions officielles, le contrôle de la politique étrangère du roi de Corée, vassal de l’Empereur de Chine, lui ayant offert alors, à ce titre, ses bons offices auprès de ce souverain, le ministre lui avait répondu prétentieusement qu’il n’en avait nul besoin. Sur quoi, le vice-roi avait mis fin à l’audience en lui disant, avec son meilleur sourire : « Dans ce cas, je n’ai plus qu’à souhaiter à votre Excellence, bon voyage et bon retour ! »

Cette histoire fut pour moi comme un trait de lumière, en me révélant qu’aux graves raisons patriotiques et personnelles que Li-Hong-Tchang avait, à ma connaissance, d’en finir au plus tôt avec les complications diplomatiques et militaires de l’affaire du Tonkin, devait s’ajouter maintenant, dans son esprit, le désir de se venger de l’affront qui lui avait été infligé par cet impertinent représentant de la Grande-Bretagne, dont, d’après M. Détring, on annonçait le retour à Tien-Tsin, pour le 13 mai.


* * *

Or, le 5 mai, j’y débarquais en simple touriste, par le paquebot m’amenant de Tchéfou, accompagné seulement du jeune et distingué commissaire du Volta, M. Brière. J’avais rédigé, dans le recueillement de ma traversée antérieure, sous une forme protocolaire à peu près définitive, mon projet de traité ; mais j’y avais laissé subsister l’obligation d’une indemnité que je savais ne pouvoir être acceptée par le vice-roi, de manière à obtenir de lui, par un échange de concessions réciproques, l’ouverture au commerce français des riches provinces méridionales limitrophes de l’Empire. Je comptais en effet lui faire observer qu’elles y gagneraient ainsi, de leur côté, des débouchés maritimes directs, rapides et sûrs, par les ports et les voies ferrées à organiser à cet effet, avec l’alimentation en charbon des mines locales : perspectives de nature à intéresser Li-Hong-Tchang, à double titre, car il était non seulement un remarquable homme d’État, mais aussi un homme d’affaires très avisé.

En débarquant à Tien-Tsin, je fus reçu par M. Frandin, premier interprète de notre légation à Pékin, chargé depuis quelques mois de la gérance du consulat de ce port, où je m’installai avec mon secrétaire. Je n’eus qu’à me louer de cet aimable, intelligent, et empressé collaborateur, pendant toute la durée de mes négociations secrètes avec Li-Hong-Tchang dans lesquelles il me servait d’interprète.

Elles furent terminées en quelques jours : chacun des deux négociateurs sachant à peu près, au préalable, ce qu’il pouvait exiger de l’autre et lui concéder en échange. On en trouvera les détails et les commentaires dans le livre de M. Billot.

Le texte du projet de traité en résultant fut télégraphié à Paris et aussitôt entièrement approuvé, car je reçus, sans le moindre retard, l’ordre de le signer, ne varietur, avec les pleins pouvoirs du Gouvernement de la République française.

Le voici, tel qu’il figure au département des Affaires étrangères, où il est resté la base politique de nos relations de bon voisinage avec la Chine.


TEXTE DU TRAITÉ DE TIEN-TSIN

Le Gouvernement de la République française et Sa Majesté l’Empereur de Chine, voulant, au moyen d’une convention préliminaire, dont les dispositions serviront de base à un traité définitif, mettre un terme à la crise qui affecte gravement aujourd’hui la tranquillité publique et le mouvement général des affaires, rétablir sans retard et assurer à jamais les relations de bon voisinage et d’amitié qui doivent exister entre les deux nations, ont nommé, pour leurs plénipotentiaires respectifs, savoir,

Sa Majesté l’Empereur de Chine : Son Excellence Li-Hong-Tchang, grand tuteur présomptif de Sa Majesté le fils de l’Empereur, premier secrétaire d’État, vice-roi du Tchi-li, noble héréditaire de 1re classe du 3e rang, etc. ;

Le Gouvernement de la République française : M. Ernest-François Fournier, capitaine de frégate, commandant l’éclaireur d’escadre le Volta, officier de la Légion d’honneur, etc.

Lesquels, après avoir échangé leurs pleins pouvoirs, trouvés en bonne et due forme, sont convenus des articles suivants :


ARTICLE PREMIER

La France s’engage à respecter et à protéger contre toute agression d’une nation quelconque, et en toutes circonstances, les frontières méridionales de la Chine, limitrophes du Tonkin.

ART. 2

Le Céleste-Empire, rassuré par les garanties formelles de bon voisinage qui lui sont données par la France, quant à l’intégrité et à la sécurité des frontières méridionales de la Chine, s’engage : 1° à retirer immédiatement, sur ses frontières, les garnisons chinoises du Tonkin ; 2° à respecter, dans le présent et dans l’avenir, les traités directement intervenus ou à intervenir entre la France et la Cour de Hué.

ART. 3

En reconnaissance de l’attitude conciliante du Gouvernement du Céleste-Empire, et pour rendre hommage à la sagesse patriotique de Son Excellence Li-Hong-Tchang, négociateur de cette convention, la France renonce à demander une indemnité à la Chine. En retour, la Chine s’engage à admettre, sur toute l’étendue de ses frontières méridionales limitrophes du Tonkin, le libre trafic des marchandises entre l’Annam et la France d’une part, et la Chine de l’autre, réglé par un traité de commerce et de tarifs à intervenir, dans l’esprit le plus conciliant, de la part des négociateurs chinois, et dans des conditions aussi avantageuses que possible pour le commerce français.

ART. 4

Le Gouvernement français s’engage à’ n’employer aucune expression de nature à porter atteinte au prestige du Céleste-Empire, dans la rédaction du traité définitif qu’il va contracter avec l’Annam et qui abrogera les traités antérieurs relatifs au Tonkin.

ART. 5

Dès que la présente convention aura été signée, les deux Gouvernements nommeront leurs plénipotentiaires, qui se réuniront, dans un délai de trois mois, pour élaborer un traité définitif sur les bases fixées par les articles précédents.

Conformément aux usages diplomatiques, le texte français fera foi.

Fait à Tien-Tsin, le 11 mai 1884, le dix-septième jour de la quatrième lune de la dixième année du Kouang-Sin, en quatre expéditions (deux en langue française et deux en langue chinoise), sur lesquelles les plénipotentiaires respectifs ont signé et apposé le sceau de leurs armes.

Chacun des plénipotentiaires a gardé un exemplaire de chaque texte.

Signé : LI-HONG-TCHANG

Signé : FOURNIER

Les signatures des deux négociateurs furent apposées solennellement sur ce document diplomatique, dans la soirée du 11 mai 1884, dans le yamen de Li-Hong-Tchang.

Après ce cérémonial, le vice-roi était radieux Mais ce n’était pas seulement la joie patriotique d’avoir ainsi triomphé de la politique imprudente, aux conséquences incalculables, de ses adversaires, qui rayonnait dans ses yeux perçants ; c’était aussi la jouissance, plus raffinée pour une urne chinoise, de la vengeance qu’il savourait, à la pensée du violent dépit du ministre d’Angleterre quand il apprendrait, à son retour à Tien-Tsin, que, pendant son absence, celui qu’il avait traité avec un tel dédain, à son départ pour la Corée, avait obtenu du Gouvernement impérial la destitution du marquis de Tseng, de son poste d’ambassadeur à Paris, et l’entier abandon du Tonkin à la France, complété par un traité de commerça et de bon voisinage d’un caractère durable.

D’ailleurs le vice-roi trahit lui-même son état d urne à ce sujet, car, après la collation qu’il nous avait offerte dans cette soirée solennelle, il me dit, en se penchant vers moi et me tendant sa coupe de Champagne pour un toast de congratulations réciproques :

— Le ministre d’Angleterre doit arriver après-demain.

— Ah ! répondis-je, comme étonné, et d’où vient-il ?

— De Séoul, où il était allé négocier directement un traité de commerce avec le roi de Corée.

Puis, il ajouta, dans un bruyant éclat de rire :

— Je lui montrerai celui que je viens de signer avec vous !

Cette anecdote bien caractéristique explique pourquoi j’étais certain que Li-Hong-Tchang, dont je connaissais le caractère orgueilleux et vindicatif, ne voudrait retarder à aucun prix au-delà du 13 mai, la signature de notre traité qui donnait le Tonkin à la France et la paix à la Chine sur ses frontières méridionales, dans les conditions avantageuses de part et d’autre qu’il avait déjà acceptées en principe. D’ailleurs je lui avais déclaré formellement que si je n’avais pas sa signature dans ce délai, je romprais définitivement et, sans esprit de retour, toute négociation avec lui, en partant par le paquebot du 14 mai, pour Shanghaï ; n’étant diplomate ni de goût, ni de carrière, ce serait non seulement sans regret, mais avec une nouvelle ardeur belliqueuse, que j’irais reprendre mon poste de combat sur le Volta, comme éclaireur de la division navale de l’amiral Lespès, avec l’espoir d’y prendre une part des plus actives à ses prochaines opérations de guerre contre la Chine.


* * *

Le surlendemain, 13 mai, je réunissais au Consulat de-France dans un déjeuner de gala donné en l’honneur de Li-Hong-Tchang, qui vint, en grande pompe, entouré d’une nombreuse escorte, les notabilités officielles des diverses nationalités présentes à Tien-Tsin : elles apprirent ainsi, à leur grand étonnement, l’heureux résultat, pour la France, des négociations poursuivies jusque-là en secret.

Enfin, dans la soirée, arrivait le paquebot ramenant de Corée le ministre d’Angleterre, dont le visage, jusque-là rayonnant, sur le pont de ce bâtiment, se rembrunit brusquement, quand son consul étant monté à bord, pour le saluer, lui donna connaissance de la nouvelle sensationnelle du jour : la signature du traité de Tien-Tsin abandonnant le Tonkin à la France.

Li-Hong-Tchang était vengé et la France y gagnait une nouvelle colonie pleine d’avenir, et qui rendrait plus importante et plus prospère sa base navale de l’Indo-Chine.

Le lendemain, je recevais du président du Conseil le télégramme suivant :

« Je suis heureux de vous féliciter chaudement pour le prompt dénouement du conflit avec la Chine. Dites à Li que nous nous félicitons ici des liens étroits que les nouveaux arrangements ne manqueront pas d’établir entre la France et la Chine. J’ai constaté avec plaisir que l’homme d’Etat chinois considère, au même point de vue que nous-mêmes, les intérêts des deux pays. — Jules Ferry. »

Mon premier soin, après la signature du traité, fut de demander une dernière audience à Li-Hong-Tchang, en vue de régler avec lui, d’un commun accord, conformément au désir de M. Jules Ferry, tous les détails de son exécution intégrale avant l’arrivée de l’amiral Lespès : celui-ci était attendu, d’un jour à l’autre, à Tien-Tsin, où il devait me rejoindre avant le 18 mai, date du départ du paquebot en correspondance avec celui qui me ramènerait directement en France pour y porter le traité.

Le vice-roi fixa cette audience au 16 mai.

J’avais rédigé, pour la lui remettre, à cette occasion, une note générale que, dans ma pensée, il aurait envoyée au Tsong-Li-Yamen pour le fixer sur ses obligations en vue de l’exécution du traité que nous venions de signer. J’en donnai lecture à Li-Hong-Tchang avec les explications nécessaires qu’il approuva en principe. Mais, au sujet des ordres précisant les dates limites d’évacuation des garnisons chinoises, il me fit remarquer que ce n’était pas au Tsong-Li-Yamen qu’il appartenait de les transmettre aux autorités militaires les concernant, mais à lui seul, en vertu de ses pleins pouvoirs qui lui en conféraient le droit et le devoir. Il était évident, d’ailleurs, qu’ils parviendraient ainsi à leurs destinataires plus sûrement que par l’intermédiaire de l’assemblée délibérante du Tsong-li-Yamen.

Il me fallut donc modifier ma note primitive des obligations incombant à cette assemblée, en y supprimant les ordres relatifs aux garnisons chinoises et à leurs relèves françaises : nous devenions seuls responsables, le vice-roi et moi-même, de leur transmission aux autorités militaires intéressées, de part et d’autre. Ce que je fis, en barrant chacun de ces ordres, sur cette note, d’un trait au crayon confirmé par mon paraphe ; et, ensuite, en les télégraphiant directement en clair, au général Millot et à l’amiral Courbet, dès ma sortie de cette audience. Li-Hong-Tchang transmit les mêmes ordres, de son côté, aux autorités militaires chinoises, ainsi que l’ont prouvé, par un document écrit, authentique, les incidents survenus ultérieurement dans l’affaire de Bac-lé, dont on trouvera le récit officiel dans le livre de M. Billot. Ce document nous apprit, en effet, que l’exécution de ses ordres avait été empêchée, au dernier moment, par un contrordre du Tsong-Li-Yamen. A l’instigation sans doute du marquis de Tseng, à Londres, et du ministre d’Angleterre à Pékin, exaspérés par le traité de Tien-Tsin, une intrigue de palais avait renversé de sa présidence le prince Kong, d’opinions conciliantes, pour l’y remplacer par le prince Chûn, un des principaux ennemis de Li-Hong-Tchang, ce qui avait rendu la prédominance dans le Conseil au parti hostile à ce traité.

Toutefois, ce contre-ordre était accompagné, prudemment, de la recommandation de ne pas engager de combat avec les troupes françaises de relève, sans avoir parlementé avec elles et pris avis ensuite du Gouvernement impérial ; c’était évidemment, pour le cas où nos troupes se présenteraient avec des effectifs assez forts pour triompher, au besoin, de tout essai de résistance des garnisons chinoises.

Ce ne fut malheureusement pas le cas, à Bac-lé, par suite d’imprudences de notre commandement militaire, auxquelles j’étais loin de m’attendre. Elles eurent, comme funestes conséquences, de retarder d’une année la ratification et l’exécution du traité de Tien-Tsin, et de nous entraîner dans une ère nouvelle de complications militaires et diplomatiques de toute nature, aggravées par une autre surprise, non moins regrettable, celle de l’affaire de Lang-Son, car celle-ci détermina la chute ministérielle de M. Jules Ferry.

Ce fut un de nos derniers sacrifices ; car malgré ce coup inattendu du sort, les préliminaires de paix furent signés, contre toute prévision, peu de temps après, le 4 avril 1885, pendant l’intérim de cet éminent président du Conseil, par M. Billot, directeur politique aux Affaires étrangères, agissant, comme son délégué, avec pleins pouvoirs du Président de la République.

Voici le texte de ces préliminaires.


PRÉLIMINAIRES DE PAIX DU 4 AVRIL 1885

Entre MM. Billot, ministre plénipotentiaire, directeur des Affaires politiques au ministère des Affaires étrangères à Paris, et James Dunkan Campbell, commissaire et secrétaire non résident de l’inspecteur général des douanes impériales maritimes chinoises, de deuxième classe du rang civil chinois et officier de la Légion d’honneur,

Dûment autorisés l’un et l’autre à cet effet par leurs gouvernements respectifs,

Ont été arrêtés le protocole suivant et la note explicative annexée.

ARTICLE PREMIER. — D’une part, la Chine consent à ratifier la convention de Tien-Tsin du 11 mai 1884, et, d’autre part, la France déclare qu’elle ne poursuit pas d’autre but que l’exécution pleine et entière de ce traité.

ART. 2. — Les deux Puissances consentent à cesser les hostilités partout, aussi vite que les ordres pourront être donnés et reçus, et la France consent à lever immédiatement le blocus de Formose.

ART. 3. — La France consent à envoyer un ministre dans le Nord, c’est-à-dire à Tien-Tsin ou à Pékin, pour arranger le traité détaillé et les deux Puissances fixeront alors la date pour le retrait des troupes..

Fait à Paris, le 4 avril 1885.

Signé : BILLOT

Signé : CAMPBELL

Ces préliminaires aboutirent, cette fois, à une paix définitive basée, on le voit, sur l’exécution intégrale du traité de Tien-Tsin du 11 mai 1884.


Cet heureux dénouement fut obtenu, grâce aux succès de nos opérations de terre et de mer et, surtout, grâce à un allié jusque-là discrètement dissimulé, mais en réalité très puissant, sir Robert Hart, l’éminent directeur-général des douanes impériales ; celui-ci, partisan résolu de la paix, conforme aux conditions précisément du traité de Tien-Tsin, jouissait au Tsong-Li-Yamen, comme à la cour de Pékin, d’une influence justifiée par son caractère, son loyalisme et l’importance exceptionnelle de son rôle dans l’administration chinoise.

Il jugea ne pouvoir différer davantage une manifestation décisive de son intervention personnelle, quand il vit que le blocus maritime de représailles, notre arme la plus efficace à cette époque, menaçait d’épuiser, à bref délai, toutes les ressources du Trésor impérial. Le blocus avait pour effet de supprimer les revenus habituels du grand service national dont il avait charge et, d’affamer, du même coup, toutes les provinces du Nord et la capitale de l’Empire, en les privant de leur ravitaillement indispensable en riz. Nous savions que le transport du riz était devenu impraticable par les canaux intérieurs du pays, à cause de leur insuffisance et de leur mauvais entretien, que j’avais signalés depuis longtemps dans nos rapports.

Malheureusement, ce succès complet de la politique de Jules Ferry dans l’Indo-Chine ne fut obtenu qu’au prix des lourds sacrifices que nous coûtèrent les deux affaires de Bac-Lé et de Lang-Son. Ces sacrifices auraient été épargnés si le commandement en chef n’avait pas été enlevé à l’amiral Courbet, alors qu’il venait de remporter des succès éclatants. Agissant avec le coup d’œil et la résolution d’un grand capitaine, l’amiral Courbet visait sans cesse à l’effet offensif maximum. La préparation et la direction de ses opérations militaires, sur terre comme sur mer, étaient impeccables et il savait forcer la victoire.

Conçu au milieu d’un étrange concours de circonstances pressantes, dont il fallait tirer immédiatement parti, sous peine de laisser passer l’occasion favorable, le traité de Tien-Tsin eut la bonne fortune de survivre aux épreuves de onze mois de conflits militaires et diplomatiques, des plus graves, et d’en sortir cependant intact.

C’est d’un heureux présage, pour la solidité des assises que ce traité a contribué à donner à notre base navale de l’Indo-Chine. Il a lié sa prospérité, dans l’avenir, à celle des riches provinces méridionales de la Chine en nous assurant des relations commerciales et de bon voisinage, à travers leurs frontières limitrophes du Tonkin. C’était le but que poursuivait la politique de Jules Ferry et de son précieux conseiller M. Billot, et ce fut, pour moi, un grand honneur d’y avoir collaboré, de loin, à pied d’œuvre Négociateur improvisé, je n’avais pas hésité au moment psychologique, me fiant à mon expérience des hommes et des choses de la Chine impériale, et guidé par une claire vision des intérêts maritimes de la France en Extrême-Orient.


Cette collaboration officielle et passagère, si flatteuse pour un simple capitaine de frégate, prit fin, le 18 mai 1884, à mon départ définitif de Tien-Tsin, où l’amiral Lespès était venu, la veille, afin de me remplacer : auprès de Li-Hong-Tchang, qui lui avait confirmé, dès sa première visite, son accord avec moi sur les conditions d’évacuation des garnisons chinoises du Tonkin ; et, ensuite, auprès du Gouvernement de Pékin, pour y veiller à l’exécution intégrale de toutes les obligations du traité, que j’emportais à Paris.


VICE-AMIRAL FOURNIER.

  1. Jules Hetzel et Cie.