Avec l’Armée d’Orient - Notes d’une infirmière à Moudros

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Avec l’Armée d’Orient - Notes d’une infirmière à Moudros
Revue des Deux Mondes6e période, tome 32 (p. 865-901).

AVEC L’ARMÉE D’ORIENT

NOTES D’UNE INFIRMIÈRE
À MOUDROS


Moudros, août 1915.

Un torpilleur ! Plus loin, tout en arrière. Un torpilleur que l’on ne soupçonnait pas dans ces parages. Il vole au-dessus des vagues, se précipite, pendant que l’embrun giclant de toutes parts le dissimule à moitié. Remous d’écume, et puis manœuvre pleine de hardiesse, voire d’élégance. Collé au flanc du navire-hôpital, il le harcèle de demandes : « Qui êtes-vous ? D’où venez-vous ? »

Et maintenant, c’est quelque chose d’anormal, de jamais vu, d’insoupçonné. D’innombrables bateaux qui se sont lassés, agglomérés, bien à l’abri. Petits et grands, ils s’enchevêtrent, entremêlant leurs mâts. Cheminées caduques, cheminées modernes. Monitors et cuirassés, torpilleurs ultra-modernes, cargo-boats suant et jurant aux côtés des blanches coques des bateaux-hôpitaux, sous-marins minuscules frôlant quelque gigantesque steamer, barques de pêche remontant aux douces caravelles, caïques grecs, remorqueurs poussifs, vedettes et chalutiers, tous immobiles… comme pétrifiés.

C’est l’heure du crépuscule, l’heure précieuse entre toutes, l’heure de la prière et du recueillement, l’heure tranquille, l’heure où l’âme se détend, comprend et s’élève jusqu’à l’infini — l’heure divine !

Couchers de soleil d’Orient que l’on a si magnifiquement chantés, vous avait-on rêvés ainsi ? Vous avait-on rêvés pour apaiser l’étrange frisson de ceux qui voudraient tout donner pour le pays et qui ne peuvent pas grand’chose ?


Moudros, août 1915.

Oh ! cette poussière qui nous a aveuglés, nous a fait faire volte-face. Les yeux brûlent et la bouche en est toute remplie. Elle s’écrase entre les dents. Elle vous pénètre dans le cou, elle vous glisse entre les épaules…

C’est une journée d’excessive chaleur, et, comme le vent souffle, la poussière poursuit une danse échevelée. Elle est bousculée, soulevée ; elle monte, elle grimpe haut, elle se précipite sur vous, vous fouette comme une furie. Et de quelque côté que l’on aille, sous les marabouts ou dans les baraques, elle vous poursuit, vous hante…

Oh ! cette poussière, je gage que vous n’en avez jamais vu de pareille. La rade elle-même a disparu sous le nuage jaune qui s’attache sur elle. On ne voit plus les bateaux. On ne voit plus rien que la grande nappe poussiéreuse, qui a l’air d’insulter le ciel. C’est la pire misère que ces journées de poussière… Elle charrie avec elle tous les germes mauvais, et c’est un peu une semence de mort…

Ajoutez à cela les mouches innombrables qui, pour la fuir, emplissent les baraques et les tentes. Comme elles sont terribles, ces mouches, etcomme elles vous en veulent ! Vous dire leur nombre serait impossible ; des milliers, non, c’est plus. Il y en a partout ; elles recouvrent les moindres boiseries, les moindres bouts de toile, tout ce qui offre une superficie. Elles se posent sur vos lèvres, sur vos yeux, elles vous entrent dans la bouche. C’est une vraie souffrance.

J’oubliais de vous parler d’un autre insecte, aussi odieux qu’entêté. Je veux parler… des puces. Oui, des puces qui sont aussi innombrables que les mouches, et qui, elles aussi, montent à l’assaut !

Pour notre honneur, je dois dire que nous en prenions notre parti… Mais ce qui nous était le plus dur, c’étaient nos pauvres malades qui se battaient la nuit avec les puces et le jour avec les mouches… Surtout les pauvres grands malades ! Il fallait voir toutes ces mouches qui leur entraient dans la bouche et qui sortaient en masse, tout en bourdonnant, lorsqu’on les en chassait. Leurs yeux en étaient tout remplis. Les typhiques détenaient le record. On avait beau mettre des moustiquaires, cela n’y faisait rien. Allez donc lutter contre une pareille invasion ! Il n’y fallait point songer… Voyez-vous, lorsque vous vous trouverez à plaindre, songez quelquefois à ces pauvres petits soldats français qui, en Orient, ont souffert plus que n’importe lequel d’entre nos combattans.

Ajoutez à cela une pénurie d’eau absolue. Et encore nous étions au mois d’août, à une époque où tout déjà s’était amélioré

! Mais, deux mois auparavant, on était resté trois jours sans faire de soupe, et les malades tendaient leur quart dans un geste désespéré…

Nous avions quinze cents à dix-huit cents malades. Ni les médecins, ni les intirmiers ne marchandaient leur peine. Ah ! les beaux dévouemens que j’ai vus là ! Tout le monde s’aimait. Tout le monde se soutenait. Et si quelquefois on prenait un air un peu plus fataliste, c’était qu’une grande pitié vous serrait le cœur et qu’aussi on sentait un sanglot, tout prêt à éclater…

Notre hôpital, malgré sa misère, était encore le mieux installé de tous. Les Anglais eux-mêmes n’en revenaient pas. Et pourtant, si vous étiez entré sous un de nos marabouts, vous auriez vu, sur ces paillasses défoncées, salies, des tas d’hommes qui grelottaient la mort…

Notre camp avait certainement le meilleur emplacement de toute l’île. Il était immense. Celui des prisonniers turcs lui faisait suite. Puis venait le camp des zouaves. Nous étions perchés au flanc d’une colline et nous avions toute la rade à nos pieds. D’autres camps se perdaient dans le lointain, en face de nous. Toujours des marabouts, si délicatement posés qu’ils semblaient de grands pétales de fleurs !

Le soir, le vent est tombé ; un beau coucher de soleil nous souhaite la bienvenue. Un de ces crépuscules qu’on ne peut pas décrire. Le ciel, je ne l’avais jamais vu aussi beau. Les étoiles apparaissaient une à une, à peine distinctes d’abord, pendant que la mer devenait d’un bleu intense et que de grandes lames roses se promenaient sur l’ensemble… C’était, avec toutes les silhouettes au premier plan des vieux caïques grecs, dont quelques-uns avaient déployé leurs grandes voilures toutes blanches, quelque chose d’insoupçonné, de merveilleux… J’apercevais, dominant les montagnes d’en face, le sommet transfiguré du mont Athos, alors qu’à ma droite Samothrace, avec son échine toute bleue, ressemblait à une grande bête lumineuse…


Moudros, septembre 1915.

Aujourd’hui a eu lieu l’enterrement d’un des médecins de notre formation. Vingt-six ans ! Après une très brillante conduite à Gallipoli, on l’avait envoyé ici parce qu’il se trouvait sérieusement malade. Il est resté à notre hôpital, refusant l’évacuation pour la France. Il avait pris du service. Tous les malades l’aimaient. Il paraissait robuste, il l’était en effet. Un grand diable de garçon solide et fort, qui vous regardait droit dans les yeux avec une honnête franchise. Et puis, en dix jours, la fièvre typhoïde l’a emporté. C’est un deuil dans l’hôpital. Il avait su gagner toutes les sympathies.

Je me souviens l’avoir veillé, un soir, bien qu’il ne fût pas dans mon service. Je me rappelle ces grands yeux bleus qui me regardaient d’un air si bon, si doux, pendant que je remettais sur son front brûlant la compresse d’eau froide ! Son plus jeune frère, qui avait voulu le suivre, s’était arrangé pour se faire envoyer dans nos parages. Alors, quand il apprit que l’ainé était si malade, il est venu tout de suite, lui, le cadet… Il ne l’a plus quitté… À genoux à côté du lit, il mettait sa tête sur l’épaule de « Jeannot, » comme il l’appelait… Et c’étaient des mots hachés, des souvenirs qu’il évoquait, qu’il racontait. Et, en le pressant plus fort entre ses bras, il répétait : « Oh ! Jeannot, tu te rappelles, tu te rappelles, lorsqu’on allait au cours ensemble… C’était toujours toi qui me préparais mes leçons, dis, Jeannot, tu te rappelles ?… Non ! Tu ne te rappelles pas ?… » Et il se retournait vers moi, sanglotant, sans force : « Vous voyez, il n’entend plus, il ne sait plus… » Et il reprenait encore : « Dis, mon petit Jeannot, tu vas guérir, et nous reprendrons encore notre bonne petite vie… »

On l’a conduit au cimetière en grande pompe…

Le clairon, qui marchait en tête du cortège, jetait, toutes les deux minutes, dans le ciel, de grandes notes graves et tristes.

Lorsque nous avons passé auprès du puits grec, où des femmes puisaient de l’eau, une d’elles s’est détachée du groupe et elle a jeté sur le cercueil une pauvre petite fleur, qui avait poussé Dieu sait où, et au prix de quels eiîorts !


Moudros, septembre 1915.

Nos après-midi se passaient souvent à causer longuement. Assis en rond, les hommes, juchés sur leur sac ou encore au pied de leur lit, les plus malades enfouis sous leur drap, moi assise sur quelque caisse ou sur un vieux banc qui ne tenait pas très fort. On parlait un peu de tout. Récits de guerre, visions de combats, couchers de soleil contemplés là-bas, dans le détroit, couchers de soleil uniques, auxquels n’étaient point restés insensibles les rudes gars qui s’y étaient battus. On parlait aussi des bombardemens successifs entrepris par l’escadre alliée.


COMBATS EN MER

Dans notre salle, un col bleu venait quelquefois, apportant sa part d’anecdotes. Et voici ce qu’il nous raconta :

— Lorsque, le 19 février, nous avons reçu l’ordre du vice-amiral Carden d’aller réduire le fort de Koum-Kalé… ce que nous étions contensl Je crois qu’on aurait mis les bouchées doubles pour hâter l’instant qui allait nous permettre de nous battre à notre tour… Oh ! ce que nous étions contens !

Ici, il respira largement, comme pour se dilater. Évidemment, le souvenir de cette mémorable journée était bien vivant en lui.

— Notre Suffren, comme on l’avait soigné ! Nous sommes partis à toute allure. À peine au but, on a commencé un tir indirect à grande distance (11 000 mètres) ; puis nous nous sommes avancés jusqu’à 6 000 mètres… Notre tir était bien réglé, et nous avons fait rapidement du bon travail. Aussi, lorsque le cuirassé britannique Vengeance s’est amené, battant pavillon du contre-amiral de Robeck, parce qu’il voulait faire une pointe offensive à petite distance, c’est Koum-Kalé seul qui n’a pas répondu. Les trois autres ouvrages d’Hellès, Seddul-Bahr et Orhanié, ne se sont pas fait faute de tirer, eux. La pauvre Vengeance, ainsi encadrée, était un objectif de premier ordre, et il lui était impossible de répondre de tous les côtés. On tirait sur elle de partout. C’était une canonnade ininterrompue. Quel bruit ! Notre Suffren à nous était secoué par toutes les trépidations extérieures : c’était un ébranlement général.

Aussi le Suffren, voyant le danger que courait la Vengeance, est venu tout aussitôt se mettre sur bâbord pour avoir la batterie d’Hellès dans son champ de tir. À notre tour de commencer le feu sur elle. Notre réglage n’a pas été long, et, pour précis, il le fut… Puis, sans perdre de temps, nous avons envoyé trois magnifiques salves qui l’ont fait rester tranquille… Les Anglais dirent que nous l’avions silenced.

Ils étaient émerveillés de la promptitude avec laquelle nous étions entrés en action. Ils ne se lassaient pas de nous le diren et depuis, dans la flotte anglaise, on a surnommé le Suffren le fire-eater.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ah ! oui, qu’il en connaissait des histoires, notre col bleu ! Il fallait voir comme il se redressait, lorsqu’il disait :

— Ainsi, il nous aurait fallu assister à cette fameuse journée du 25 février, lorsque nous avons dû appareiller pour une action définitive contre les forts de l’Entrée. Malheureusement, nous avions dû interrompre pendant six jours, à cause du mauvais temps, notre tir… Enfin !

L’escadre alliée était ainsi composée. Nous autres avec le Charlemagne, la section anglaise avait H.-M.-S. Vengeance et le Cornwallis.

On était parti de Ténédos le cœur léger ; enfin, on allait se battre ! Eh bien, cela a commencé à 10 h. 45, le tir. Les bâtimens anglais s’élançaient les premiers. Nous autres, on attendait… C’était joliment beau de voir ces bateaux courir… Le bruit des bordées faisait un rude tapage ; on ne s’entendait plus, et nous autres, qui étions en réserve au large du cap Téké, nous assistions sur le spardeck et sur les boulevards à ce duel à mort. On n’avait qu’une idée, c’était de prendre la suite. On bondissait d’impatience. Surtout quand on a vu le grand combat qui s’engageait entre le dreadnought Queen Elizabeth et le fort d’Hellès… À terre, les obus de 38 centimètres soulèvent d’immenses colonnes de poussière avec de la fumée, — tout disparait… Mais, toutes les deux minutes pourtant, deux grands éclairs giclent de la falaise, et au tour du dreadnought de voir tout à côte de lui deux grandes gerbes d’eau s’élever. Elles dominent l’énorme cuirassé. Nous autres, nous regardions toujours, et je vous assure que nous aurions bien voulu être à leur place. Hellès répond, ne veut pas se taire ; on redouble, on va plus vite ; les effroyables hurlemens des quinze pouces se hâtent. C’est un impossible vacarme, pendant qu’à terre, les obus encerclent davantage le terre-plein de la batterie.

Est-ce que vous voyez cela d’ici ?

Les pièces turques ont été repérées ; alors, coup sur coup, vous voyez trois montagnes de terre qui s’élèvent. Tout le monde applaudit, les bateaux anglais poussent des hourrahs, chacun délire de joie. Et cela se comprend : nous étions tout prêts à nous sacrifier tous pour assurer la victoire… Bientôt, on voit monter les étamines au maroquin[1] du croiseur de bataille inflexible, ce héros des Falkland qui bat pavillon du vice-amiral Garden ; la Vengeance et le Cornwallis s’élancent à l’assaut des forts… C’était magnifique… Nous ne tenions plus en place… Ils emportaient avec nous toute notre âme. Nous n’étions plus sur le Suffren, mais sur les bateaux anglais…

Heureusement pour nous que notre tour allait venir. Le branle-bas de combat a sonné : chacun court à son poste… Le lendemain, le lieutenant nous a raconté ça… Il était dans son kiosque de télémètre, il pouvait suivre le run des deux cuirassés anglais… Ils vont vite en besogne. Ils tirent des deux bords ; on appelle ça : en feu accéléré… Le vacarme est encore plus terrible… La lyddite se disperse en nuage jaune tout autour d’eux, mais on ne distingue aucun point de chute dans leur entourage… On croyait que les Turcs en avaient assez et qu’il ne resterait plus rien pour nous. Lorsqu’on voit arriver sur notre gauche la Vengeance… On avait peur, nous autres, de rester les bras croisés. Mais l’ordre vient de mettre en marche : 12 nœuds… À notre tour enfin de participer à la bataille. On met le cap sur l’entrée des détroits… Dans le blockhaus, — vous connaissez cette sorte de tourelle d’où vient le commandement —, on demande :

— Distance d’Orhanié ? Deux angles au sextant, un coup de télémètre, un coup d’œil sur le canon de tir préparé d’avance.

— 8 500 ! 8 300 ! 8 000...

Alors pour le coup ç’a été un tapage, un paquet d’air chaud qui vous fouette le corps, de la fumée... Notre belle petite tourelle d’avant de 30 venait d’ouvrir les feux sur Orhanié.

On entend encore :

— Les angles ? Distance...

— 7400...

Le tir, cette fois, est réglé : toutes nos cinq pièces de 16 centimètres de la bordée crachent comme si elles n’avaient fait que ça toute leur vie... Elles ne s’arrêtent pas, elles continuent toujours. Elles tirent sans arrêt. Quel tapage, mon Dieu ; mais comme nous étions fiers, si vous saviez !

Tout d’un coup, une sonnerie se fait entendre : par le porte-voix, on entend :

— Changement d’objectif...

Plus de coups de canon, plus rien, plus rien du tout. Quelle différence avec l’instant d’auparavant ! Jamais je n’aurais cru possible silence comme celui-là. On en était impressionné ! Après le tapage qui avait précédé...

On a entendu quelqu’un qui disait :

— En voilà un qui a son compte. A qui le tour ?

Mais le blockhaus parle encore :

— Distance de Koum-Kalé ?

— 3 100.

Nous n’en avions pas fini, heureusement. Le tapage avait repris de plus belle. On tire à nouveau, on tape de plus en plus fort. Et dans tout ce bruit, retentissent les commandemens que l’on hurle.

— Pièce ! Feu !

Notre Suffren avançait toujours : il n’avait pas peur, je vous assure. Il arrive tout près des premières lignes de mines, puis il revient sur la gauche. On recommence le tir. On a ouvert le feu à moins de 2 000 mètres sur Seddul-Bahr ! Les murs du château croulaient, que c’était un plaisir. Les pierres dégringolaient en charriant derrière elles de grands morceaux du fort. Ça craquait, ça se cassait. On voyait leurs pièces de canon qui sautaient en l’air : gros canons de marine. C’était un pugilat sans pareil... On continue à tirer. Ils répondent de moins en moins, notre tir frappe juste, détruit tout ce qui doit être détruit. Nous avons de rudes canonniers à bord... Bientôt ils ne répondent plus... Tout est silence chez eux... A nous la victoire !

... Il a promis de revenir, notre « col bleu. »


Moudros, septembre.

Là-haut on éprouvait généralement comme un grand bien-être, une sorte de détente. Là-haut, c’était le sommet de la colline qui dominait le camp. On y arrivait en quelques minutes. L’air fouettait, on respirait librement et puis, surtout, la vue était merveilleuse.

En face, la rade, avec ses échancrures, son chargement habituel de navires de tous genres, ses baraques et ses yoles, ses cuirassés et ses steamers ; à gauche, une succession de camps, le sémaphore tout fleuri de flammes ; à droite, d’autres camps, une échappée sur la vallée où s’endormait un adorable village... Et tout en arrière, une autre vallée très profonde, très rocailleuse, qui abritait dans ses replis une bergerie construite entièrement de pierres, que ne retenaient point les habituels cimens et que deux figuiers ornaient magnifiquement...

C’était tout cela que l’on avait à soi, lorsqu’on allait là-haut. On y grimpait vers les six heures, par les sentiers à pic, où des cailloux roulaient en s’effritant. Le crépuscule commençait alors à sortir de ses nimbes. On s’asseyait sur quelques grosses pierres...

Aujourd’hui, le temps fut clair à souhait ; de la lumière toute bleue se promenait dans l’air, teintée de mauve. C’était très doux. On suivait les moindres détails, ces nuances qui n’appartiennent qu’aux lumières d’Orient ! Puis arriva le crépuscule avec ses mille teintes qui se superposèrent. Chacun se tut... Et ce fut ensuite la nuit qui glissa quelques ombres, avec peine, avec presque du regret... Alors des voix murmurèrent ce qu’elles n’avaient point voulu dire jusque là. On conta à mi-voix des souvenirs... On parla de la guerre... On se tut encore... Puis, quelqu’un osa...

— C’était, disait-il, au mois d’avril dernier... Nous étions ancrés en face de Skyros : un homme très jeune encore, officier, porteur d’un nom illustre, poète de valeur, Ecossais d’origine s’en était allé la veille rêver dans l’île. Cheminant avec un de ses amis, musicien comme lui était poète, inséparables compagnons tous deux, ils avaient longuement erré parmi les innombrables débris des blocs de marbre blanc, disséminés à profusion dans l’île et qui émergeaient, s’alignaient, puis se perdaient au loin. Quelques rares oliviers se voyaient de distance en distance,. Poussés par un même désir, les deux promeneurs s’étaient étendus sous l’un d’eux. L’un et l’autre firent sans doute de longs rêves, car les heures passaient et ils ne songeaient plus à s’en aller.

Le crépuscule vint les surprendre, puis la nuit. Alors, ils reprirent le chemin qui les ramenait à bord.

Le soir même, le poète sentit une fièvre mortelle qui le secouait tout entier. L’île, jalouse des secrets qu’il venait surprendre, lui avait-elle jeté quelque maléfice ? Des rêves hantèrent son cerveau, d’autres rêves entrevus dans le délire des mots. On l’entendit chanter la mort qui planait au-dessus de lui. Il évoqua les marbres qui avaient sans doute servi aux génies de l’antique Grèce... Il dit un à un les vers qu’il avait composés, avec la cadence des rythmes, l’envolée divine... Il lutta aussi pour vaincre le mal, dans une révolte dernière, dans un dernier élan de sa jeune énergie. Puis, au matin, il sentit le froid des sépulcres qui gagnait ses membres, paralysait son cerveau... Alors, il mourut à l’heure du crépuscule, avec quand même son sourire de poète.

Un drapeau servit de linceul... Pendant la nuit, on descendit le cercueil dans une des barques qui attendaient à la coupée... Quatre hommes porteurs de torches l’encadrèrent. Et lentement, en silence, les rames effleurant à peine la mer très bleue, on glissa vers l’île où les marbres blancs mettaient l’éclat de leur blancheur.

Les barques s’en allaient très doucement en rangs serrés et inégaux. Mais, à cause des rochers qu’on ne pouvait voir, il fallut s’arrêter. Des hommes se mirent à l’eau. A bras tendus, ils soulevèrent le mort au-dessus des vagues qui faiblement s’entre-choquaient. Puis, ce fut encore, à travers l’île déserte, parmi tous ces marbres gisant pêle-mêle, le défilé au pas rythmé, précédé de cornemuses. Les fifres sonnaient la marche, conduisaient le mort vers l’olivier solitaire, là où il avait rêvé longtemps... longtemps... jusqu’à la mort...

Et pendant que des hommes, à la lueur des torches, creusaient tout contre le cercueil la tombe qui allait l’ensevelir, les cornemuses jouèrent les vieux airs, ceux des lochs et des moores.. A l’instant seulement où le cercueil glissa dans la terre, les clairons sonnèrent... Ils sonnèrent longtemps... Les torches se rapprochaient, se retrouvaient au-dessus du trou béant comme pour un suprême hommage au mort... Et les cornemuses chantèrent une dernière fois, disant au poète mort l’adieu de l’Ecosse brumeuse, l’adieu du pays...

Le conteur se tut... Aucun de ses auditeurs ne songea à interrompre le silence. Soudain, un bruit venant du ciel, froid et sinistre comme un couperet, passa au-dessus des têtes pensives. Réveillé en sursaut, chacun leva les yeux... Un immense vol de corbeaux se dirigeait du Sud au Nord. Et les ailes noires des oiseaux claquaient, claquaient, fouettant le ciel dans leur fuite précipitée...


Moudros, septembre 1915.

Notre « col bleu » qui nous avait abandonnés quelque temps, pour raison de service, nous est revenu enfin. Cette fois-ci, il a encore les yeux plus brillans que d’habitude. Il a fait provision de souvenirs. Tous mes malades attendent, anxieux. C’est pour eux un vrai rayon de soleil.

Aussi, lorsqu’il commence, personne ne souffle plus mot.


« SUFFREN » ET « BOUVET »

— Vous savez, dit-il, je ne vous ai pas tout raconté. J’ai gardé le meilleur pour la fin. Aujourd’hui, je vais vous dire en détail cette fameuse attaque du 18 mars contre les cinq grands forts des Dardanelles.

Ce jour-là, je vous assure que ça valait la peine d’être sur le Suffren, d’être marin. Pensez donc qu’on mettait en action 16 cuirassés, toutes les flottilles de destroyers et de dragueurs et que c’était pour une attaque directe et à fond des Narrows !

Les chefs avaient étudié la question. Vous connaissez la configuration géographique des Détroits. Côte d’Asie et côte d’Europe peuvent sans difficulté concentrer leurs feux sur l’assaillant, tandis que nous autres, nous n’avions la possibilité de mettre en ligne qu’un nombre restreint de bâtimens, pour qu’ils puissent battre, à une distance vraiment utile, les ouvrages ennemis. Pourtant, il fallait déblayer le chenal : sans cela, il n’y avait rien de fait. Il fallait arrêter le mal que causaient à nos dragueurs les batteries situées à fleur de côte par le travers du grand champ de mines.

Ce n’était pas une petite affaire, comme bien vous le supposez. Pensez à la magnifique cible que nous offrions à l’ennemi. A droite, à gauche, il y avait des canons et c’étaient de grands et solides forts que ceux que nous allions attaquer... Les rapports officiels ont dit en leur temps à quelle combinaison on s’était arrêté. Moi, je vais vous l’expliquer...

Ici, notre gamin fit une pause, comme pour bien tasser ses souvenirs, les reprendre un à un, pour que chacun pût comprendre et surtout aussi pour qu’il n’y eût point d’erreur.

— Eh bien ! on avait décidé d’envoyer une première ligne de quatre cuirassés anglais qui se tiendrait en travers du détroit à 13 milles de la ligne Khanack-Kidil-Bahr. Ils avaient reçu pour mission de bombarder en tir lent les cinq principaux ouvrages, tout en restant, bien entendu, hors de leur portée... Vous voyez cela d’ici... Ils devaient attendre l’instant que l’on jugerait convenable, c’est-à-dire lorsqu’on aurait eu l’assurance que les forts étaient suffisamment désorganisés, pour permettre à une seconde ligne, comprenant quatre vieux cuirassés, de se porter à 4 000 mètres en avant d’eux. Ces derniers avaient reçu ordre de ne pas entamer le tir de la première ligne, tout en attaquant comme elle les mêmes grands ouvrages et aussi en contrebattant les forts secondaires qui seraient à sa portée... Ce n’était pas très commode comme mission ; mais ce fut rudement chic ! Entre la première et la seconde ligne, on avait envoyé un cuirassé flanqueur le long de chaque rive... Car il faut vous dire que les batteries de campagne ne se faisaient pas faute de nous cracher dessus, et il fallait leur imposer silence... On avait tout prévu, et une relève vers les quatorze heures devait remplacer les quatre cuirassés de la ligne d’avant, ainsi que les deux flancs-gardes.

Eh bien ! ce poste d’avant-garde, aux quatre vieux cuirassés, c’est nous autres, les Français, qui l’avons eu. Et nous n’en étions pas peu fiers. Pensez donc, c’était le poste le plus dangereux... Nous devions manœuvrer avec précaution pour ne pas masquer les vues des quatre cuirassés modernes. Notre division se fractionna donc en deux sections : l’une devait opérer le long de la terre, sous la presqu’île de Gallipoli ; l’autre, nous autres, le long de la côte asiatique. Vous savez, cette belle côte qui s’allonge et sur laquelle on trouve de si jolies lumières ! Mais ce jour-là, elle était spécialement dangereuse ; aussi notre amiral, qui n’avait point peur et qui se connaissait en bravoure, la revendiqua pour sa propre section Suffren-Bouvet.

Maintenant que nous étions en plein dans l’action, nous nous rendions compte des difficultés. On était tout près des mines ; l’eau près de terre n’avait presque pas de profondeur ; et comme nous étions obligés de conserver notre objectif et qu’il fallait bien le battre avec toute notre bordée, cela n’était pas très commode. Pensez à la petite marge qui existait entre la limite ordinaire de nos pièces, les moyennes, et la distance initiale du tir si rapidement augmentée par le courant. Tout cela constituait un ensemble de circonstances qui enserraient de plus en plus nos mouvemens, — si bien que notre champ d’action se trouva réduit à un point presque mathématique. Le bâtiment qui avait mission de tirer sur les grands forts devait stopper bien qu’il dérivât par ailleurs… Le second cuirassé, lui, tout en restant à peu près sur place à 500 mètres en aval, devait tirer sur les batteries secondaires tout en restant prêt à venir à notre aide et nous relever…

D’ailleurs, les chefs, et c’était convenu d’avance, avaient décidé des mutations tant pour nous permettre d’équilibrer les fatigues de notre artillerie que pour nous permettre de remonter le courant — sans avoir pour cela à interrompre le tir.

Vous voyez : le Suffren et le Bouvet étaient le point de mire des trois grands forts de la côte d’Europe (Yeni-Medjidie, Hamazieh, Roumeli-Hamadieh), Les trois plus grands forts ! On savait très bien qu’on ne pouvait lutter avec succès qu’avec un seul des deux grands forts d’Asie, Chanack et Hamidieh d’Asie. Quant aux batteries de Soan-Dere et de Dardanus, on savait aussi qu’elles ne se laisseraient pas battre si facilement, car elles étaient rudement bien armées, et surtout qu’elles étaient soutenues par des pièces de campagne…

Mais cela ne faisait rien : on était décidé à lutter. On se disait que l’affaire serait des plus chaudes, qu’un tas de difficultés allaient surgir, — tant pis, il fallait y aller et on y allait de gaieté de cœur, sans oublier ce qu’on allait risquer. On pouvait bien sacrifier sa vie pour son pays. Et une mort comme celle-là n’était pas une mort à dédaigner...

Maintenant que je vous ai si bien expliqué nos positions, vous connaissez les Dardanelles : vous voyez la côte d’Asie et la côte d’Europe ? Alors... écoutez.

Les cuirassés modernes obéissant aux ordres avaient, à onze heures, ouvert un feu très lent. Les gros canons tapaient lourdement, s’arrêtaient comme s’ils voulaient entendre le bruit qu’ils faisaient, puis reprenaient. Il n’y avait plus dans l’air que le bruit du canon. Le contre-amiral de Robeck qui avait remplacé la veille le vice-amiral Garden pour le commandement de la flotte alliée, nous avait donné l’ordre à 12 à 15 de rejoindre notre poste. Nous nous sommes scindés immédiatement. Le Gaulois et le Charlemagne filaient sur la côte d’Europe pendant que notre Suffren et le Bouvet rejoignaient le point désigné, marchant à une vitesse de 12 nœuds, vers la côte d’Asie. Nous arrivâmes à 9 000 mètres des forts de Fridil-Bahr... Et juste à 12 h. 40, notre bateau commençait son tir sur le fort de Yeni-Medjidie...

Mes amis, à peine étions-nous en position que ce fut comme une pluie d’obus tout autour de nous, ainsi qu’autour du Bouvet. Il y en avait de tous calibres. C’étaient des gerbes d’eau, des coups de boutoir contre la cuirasse de notre bateau, comme si d’énormes, de prodigieux marteaux voulaient la défoncer. On aurait dit que tout le bateau allait céder. Ajoutez la trépidation intérieure des machines, la répercussion de notre tir, la vibration intensive, insoupçonnée, qui l’ébranlait.

Malgré cela, nous avons rempli à la lettre notre programme. Nos deux bateaux obéirent ponctuellement aux ordres. Ils se relevèrent comme il avait été convenu, si bien que l’objectif principal n’a pas cessé une minute d’être battu... Chacun des deux bateaux a occupé deux fois le poste de tir et vingt minutes chaque fois...

Nous autres on ne vivait plus que par le cerveau et par le cœur. On ne pensait plus à soi, on ne pensait qu’aux canons, qu’à son bateau et on était fier. Notre Suffren, lui, après son premier round où il était arrivé à la distance-limite du tir, n’avait reçu, — et pourtant Dieu sait si l’ennemi nous avait largement gratifiés d’obus ! — que deux atteintes sans gravité. Mais le Bouvet, lui, qui avait repris notre place, n’avait pas tardé à avoir deux incendies à bord et sa pauvre tourelle avant mise hors de combat. Cela ne l’empêchait pas de continuer son travail comme s’il n’en était rien.

Notre Suffren revint, reprit son poste, sur lequel l’ennemi n’avait pas manqué, comme bien vous devez le penser, de régler son tir. En moins d’un quart d’heure, nous avions reçu une douzaine de gros projectiles dont l’un glissa dans la casemate 10 et la tourelle 6. Nous eûmes là douze hommes tués... On avait vu de grandes projections de flamme et de fumée dans les soutes à munitions de bâbord et les chaufferies incendiées dans les entreponts. Mais surtout le circuit de conduite du tir à bâbord, bord armé, était complètement mis hors d’usage...

Et ce n’était pas fini. Nous n’avions pas cessé de tirer, lorsqu’une voie d’eau se déclarait à bâbord avant. On en déduisit que les soutes bâbord avaient dû être noyées et le bâtiment commença à s’incliner légèrement... La cheminée avant était presque démolie à sa partie inférieure... Nous autres, on entendait toujours le vacarme, on sentait le bateau qui s’inclinait, mais on n’avait pas peur.

Le pauvre Bouvet, malgré les coups qu’il avait reçus, vint immédiatement à notre secours, pour nous permettre de reprendre du champ et présenter tribord au but. Il continua l’attaque sans la moindre défaillance. Vers 13 h. 45, nous nous apprêtions à le remplacer encore une fois, lorsque l’amiral de Robeck, se rendant compte du feu intense auquel la division française était soumise, nous signala de nous retirer. La place allait être occupée par les cuirassés anglais de relève qui arrivaient en ce moment-là dans les Détroits...

Notre Suffren et le Bouvet avaient pris quelque chose, c’était incontestable. Ils avaient des morts, des blessés... Mais ce qui était important, surtout, c’est qu’ils avaient bien exécuté leur mission. Nous avions, c’est vrai, subi, sans faiblir, non seulement le feu concentré des cinq grands forts des Narrows, mais aussi celui des batteries rudement bien armées de Dardanus, de Soah-Déré, de Sephez et de la Quarantaine. Et aussi, nous avions eu les canons de campagne. Tout cela faisait un ensemble qui réunissait bien vingt-cinq pièces battantes de gros calibre (24 centimètres et 35 centimètres), à peu près autant de 15 centimètres. Je ne crois pas exagérer en évaluant à quatre cents le nombre de projectiles qui étaient tombés autour de nous deux pendant un peu plus d’une heure.

Il y a même eu un obus de 15 centimètres qui a traversé la passerelle en écharpe. Il est allé se loger dans la chambre de navigation. Il avait passé à toucher l’amiral et le commandant, car notre amiral et notre commandant étaient sortis hors du blockhaus pour mieux se rendre compte des circonstances de l’engagement.

Il fallait veiller à tout, suivre le tir, prescrire les mesures nécessaires pour remédier aux avaries, veiller jalousement sur la manœuvre du bâtiment. Nous étions tout près des petits fonds et à toucher le champ de mines fixes... Sur la mer, on voyait des flotteurs multiformes qu’il fallait absolument éviter... Et nous savions aussi que des mines dérivantes pouvaient être lancées contre nous. Vous voyez quelle attention !

Mais nous n’avions pas travaillé pour rien. Tous les grands forts étaient devenus presque silencieux.

Ce n’est pas tout. Notre magnifique Bouvet, celui que nous avions appelé notre vaillant matelot d’arrière, a eu plus de malheur que nous. On s’en retournait, il était exactement 13 h. 58, il était à environ 500 mètres de nous en arrière, lorsqu’on l’a vu s’incliner brusquement sur tribord... Cela a été fait avec une rapidité inouïe. Il s’est incliné jusqu’à peu près 50°. Nous ne comprenions pas... On a vu un peu de fumée qui paraissait sortir de la tourelle de 27 centimètres tribord, mais on n’a pas entendu la moindre explosion, il n’y a eu aucune gerbe d’eau, aucun débris... Nous regardions toujours sans comprendre, lorsque, après douze ou quinze secondes d’arrêt pendant lesquelles l’arrière s’enfonçait et la bande paraissait stationnaire, le pauvre Bouvet a brusquement chaviré... Sa quille s’est profilée sur la mer toute bleue, puis il a disparu par l’arrière. Cela s’est passé si rapidement ! Sur la carène toute verte d’algues et de goémons, on a vu des hommes courir... Presque aussitôt ils ont été jetés à la mer, engloutis... La disparition du Bouvet a pris moins de temps que je ne mets à vous la raconter... Moins d’une minute... Cela a été foudroyant...

On a mis à la mer tant du côté anglais que du côté français toutes les vedettes, possibles. Les Turcs tiraient toujours. On en a sauvé si peu ! mieux vaut n’en pas parler...


Moudros, octobre 1915.

Hier soir, une magistrale ondée due à un violent orage nous a valu d’être réveillées en sursaut. Il pleuvait partout dans notre baraque. Il pleuvait sur notre petit lit de fer qui, chaque fois que l’on change de place, menace de s’effondrer. Il pleuvait le long des cloisons et, grâce au vont violent qui venait du Sud, j’ai reçu sur la tête et sur les épaules une vraie douche.

Depuis quelques jours, j’avais une grosse fièvre. Tout ce froid qui a pénétré chez moi m’a glacée jusqu’aux moelles. L’eau courait sur notre plancher. Il a fallu mettre des pierres sous nos cantines pour les préserver un peu. On a mis partout de la toile imperméabilisée. Nous nous sommes glissées dessous. On avait ouvert les parapluies, et on a attendu que la pluie voulût bien cesser. Ce mauvais temps a duré trois jours.

Dans leurs baraques, nos pauvres malades avaient été transpercés. Malgré la nuit noire, il a fallu les transporter ailleurs. On les entassa dans des pièces exiguës où il pleuvait moins fort...

Si vous aviez vu cet air de misère qu’avait notre hôpital quand le beau temps est revenu ! La boue vous montait jusqu’aux chevilles et on en avait plus haut que les genoux. Une boue grasse et tenace où on enfonçait et qui vous retenait. Il fallait se servir de cannes comme points d’appui si on ne voulait pas s’étendre tout de son long !

……………………..

Le mauvais temps a amené une recrudescence d’insectes. Deux énormes tarentules qui se promenaient en allongeant leurs longues pattes velues à l’intérieur de nos moustiquaires ont été les victimes d’une chasse soutenue et victorieuse... Un énorme cent-pieds a été trouvé dans les draps d’une de mes compagnes. Il avait eu froid, le pauvre ! On l’a tué aussi !

Et il y a les rats qui, sur les toits chaque soir, dansent une sarabande. Courses d’obstacles, courses au trot, nous avons toute la gamme... Les souris, elles, détiennent le record... Dans ma chambre pour laquelle elles ont une prédilection marquée, c’est plaisir de les voir s’époumoner... Dès que je souffle ma bougie, alors elles s’en donnent à cœur joie. Elles me dégringolent sur la figure, elles courent sur mon lit, elles grimpent, elles redescendent, tout cela dans une précipitation vraiment excessive. Quelquefois, un fracas épouvantable me réveille en sursaut. C’est mon quart qu’elles ont traîné derrière elles et qui roule à terre…

Je dois dire, à ma honte, que je n’ai pas pour ces souris d’Orient toute l’animosité qu’il conviendrait. Bien qu’elles n’aient pas la grâce, le velouté et l’esprit de leurs sœurs tropicales, je ne puis m’empêcher d’admirer leur souplesse, leur petitesse et aussi ces yeux malins qui percent sur leur peau brune… Évidemment, j’entends vos cris d’horreur ; mais voyez-vous, les bêtes, quelles qu’elles soient, c’est encore d’elles qu’il faut avoir le moins peur…


De Moudros à Seddul-Bahr.

Pour aller de Moudros à Seddul-Bahr, nous avons mis un peu plus de vingt-quatre heures. C’est un voyage que l’on fait généralement en six heures. Mais le vent et la pluie avaient secoué la mer tant et si bien qu’elle en était tout en colère… Et puis…

Nous avions levé l’ancre vers les dix-sept heures, lorsque, à vingt-trois heures, je fus réveillée en sursaut par un va-et-vient inaccoutumé dans le corridor… Des voix se firent entendre : le feu était à bord !… Où ?… Dans la cale… Comme nous étions un navire-hôpital et que nous n’avions pas de munitions, ce n’était pas la peine de se déranger pour si peu… : Donc, je me retournai du côté du mur et je m’endormis.

À quatre heures, nouveau réveil… Cette fois-ci, je n’entendis point de bruit, mais le balancement de notre bateau était caractéristique. Je n’eus aucun doute. Nous nous en allions à la dérive, faute de direction.

Quelques instans après, j’entendis encore des pas précipités, je devinai l’angoisse que l’on voulait dissimuler. Je regardai l’heure… Quatre heures… La nuit était noire… Sans aucun doute, il faisait froid sur le pont… J’étais au chaud… D’ailleurs, à tout prendre, cela n’aurait servi à rien de grimper là-haut… Et je m’endormis à nouveau, — d’un sommeil si tranquille qu’il était presque sept heures lorsque je m’éveillai…

Nous étions ancrés en face de Kephalo…

Ah ! les jolies lumières qui se jouaient sur l’ile ! Je vous assure que mon hublot me parut trop petit et qu’il ne suffisait pas à mes exigences... Je montai vite sur la passerelle. Là, le commandant me raconta. Le feu avait pu être circonscrit. On l’avait éteint, mais il avait eu le temps d’atteindre la chambre de gouvernail. Les chaudières, à cause du mauvais charbon acheté au Pirée, avaient été plus que paresseuses. Pendant quelques heures, on n’avait plus été maître du bateau. Le courant l’entraînait raide comme balle vers la côte d’Asie, d’où on s’était approché à deux mille mètres à peine. Heureusement un autre courant était intervenu, et, les réparations aidant, on avait pu remonter petit à petit et non sans peine vers une zone moins dangereuse... Et aussi, on avait passé aux côtés d’une grosse mine flottante qui s’en allait à la dérive... Ah ! le pauvre commandant, avec ses sabots qui faisaient clic cloc sur les planches ! Il commençait seulement à se rasséréner. Quel brave homme c’était ! Il en avait vu de dures en mer. Avant d’être bateau-hôpital, son bâtiment avait servi de transport... Et il fallait l’entendre raconter ce débarquement à Koum-Kalé, tous ces navires qui attendaient en face de Seddul-Bahr, pendant que l’on faisait une diversion sur la côte d’Asie pour permettre aux troupes de descendre sur la côte d’Europe :

« C’était noir de bateaux, le canon tonnait, les obus tombaient, il y avait des rafales de mitraille... Cela a marché quand même. On y est arrivé... Mais ce qu’on a laissé d’hommes ! »


Seddul-Bahr.

Quand nous ancrâmes à la pointe de cette fameuse presqu’île de Gallipoli, juste entre le cap Tépé et le cap Hellès, j’eus comme un grand coup au cœur... J’eus froid, tellement froid... Il y avait dans le ciel de grands nuages lourds et tristes, les grands nuages de noir présage. Le vent du Nord, glacial, fouettait sans trop de hâte, jetant son suaire de cimetière sur les eaux, sur la terre.

J’étais à l’entrée des Dardanelles et je savais l’immense cimetière que représentait ce bout de terre... Seddul-Bahr était là, à portée des yeux, tout haché, sa mosquée défoncée. Et, là, le vieux château d’Europe à moitié écroulé, mais portant beau encore par endroits ses créneaux meurtris. La vieille forteresse avait l’air de pleurer. Ses cyprès roussis par les flammes tremblaient comme de peur. Et tout ce bout de presqu’île avait à ses flancs des multitudes de tentes… La terre était toute battue, aride… Plus loin, on apercevait Kritia ravagée, criblée jusqu’aux entrailles avec la ligne noire qui, en arrière d’elle, indique le fameux et sinistre ravin du Kérévés-Déré, le ravin de la mort, comme l’appellent les soldats. En haut, Achi-Baba, imprenable à cause de sa position…

Et plus loin, toujours plus loin, dans le grand lointain, l’Olympe de Brousse élevant ce soir, à cause du ciel d’hiver, une masse harmonieuse, mais courroucée… La côte d’Asie, avec Chanak tout à côté de nous qui domine… La plaine de Troie maintenant, à droite, avec son tumulus, le tombeau d’Achille, assure-t-on. Yenikeuy, Yenicher, les monts Ida qui ferment l’horizon… et Koum-Kalé en face, tout proche de nous.

Et puis, l’entrée des Dardanelles… J’ai éprouvé rarement, en la regardant, impression plus douce… Comme elle était belle, cette eau tranquille ! Quel charme infini, quel calme, quelle quiétude ! Des reflets nacrés, des reflets qui se jouaient sur elle, des reflets qui s’étendaient, se repliaient, puis revenaient et se perdaient encore… Dire qu’elle glissait sur tant de morts !

Mais de grands éclairs ont sabré l’horizon, de grands éclairs qui s’en viennent d’Achi-Baba. Un bruit sourd et retenu, des secondes s’écoulent en silence, puis tout à côté de nous, le bruit sec et terrible qui frappe et tue. Des flocons blancs s’élèvent et se dispersent lentement. Un… deux… trois… On compte, on recompte. Et à nouveau, on recompte. Les mêmes éclairs jaillissent maintenant de la côte d’Asie, crèvent sur Seddul-Bahr et Kritia. À terre la vie continue, sans arrêt. Des chevaux défilent, des convois passent, d’autres chevaux hennissent au flanc de la côte où ils sont curieusement perchés… Des bateaux vont, viennent. Les obus tombent toujours… La coque du Majestic, gluante, pèse lugubre au-dessus de l’eau, carapace morte qui conserve ses cadavres… Et le River Clyde, avec son allure de cargo juché bien en évidence, insolent jusqu’au bout, narguant l’ennemi, bien qu’il soit criblé, rouillé…

De la mer, d’autres éclairs, plus grands parce que plus proches peut-être… Les monitors tirent. Ils répondent machinalement en larges bordées…

…………………………

Aujourd’hui, c’est un matin radieux comme pour un jour de fête, avec une lumière fine et limpide qui pare chaque détail d’une grâce très douce. Et c’est si lumineux que les yeux en sont éblouis ! Imbros tout en arrière de nous, Imbros dont le nom demeure une consonance jolie, Imbros avec ses lignes larges et souples, son mauve qui va s’irisant, s’estompant avec le bleu merveilleux des eaux. Ténédos et encore l’incomparable côte d’Asie qui se rapproche et se perd. Mouvemens félins, grâce féline. L’immense plaine de Troie, Yénicher qui pleure toute pantelante, Koum-Kalé désorienté, mais conservant encore sa ligne dans l’amoncellement de ruines…

Le canon tonne… Les monts Ida se précisent davantage élevant leurs sommets avec une grâce tout archaïque. Des bleus, des mauves se promènent toujours, et les yeux vont, viennent, s’arrêtent et reviennent.

Je n’ai jamais vu nulle part ailleurs une lumière aussi pure, aussi belle, aussi prenante. Chaque heure transporte avec elle tout un cortège de coloris nouveaux, de douceurs inconnues…

Un aéroplane a tournoyé dans l’air, léger et gracieux comme une luciole. Et avec des sauteries et des bonds mutins, il s’est posé au sommet de la falaise bien en vue des tirs ennemis. Le soleil irradie ses ailes. Le pilote est descendu, un autre accourt prendre sa place : l’oiseau, en moins de temps qu’il n’en faut pour vous le raconter, repart, bravant les obus qui éclatent.

J’ai vu ces ambulances que rien ne préserve contre l’ennemi. J’ai vu sur la grève les innombrables tombes surchargées de galets et que la mer baigne. J’ai vu toutes les autres tombes où dorment, entassés dans chacune d’elles, vingt ou trente morts. J’ai vu cette fameuse baie de Morto où reposent tant des nôtres parmi les grands cyprès noirs. J’ai vu l’habituelle résidence de tous ceux qui vivent là. J’ai respiré l’effroyable odeur qui s’exhale de partout. J’ai eu les yeux brûlés et la bouche desséchée par les flots de poussière que soulève le vent… J’ai vu toute cette misère ignorée, toute cette souffrance et j’ai vu ce qu’endurent tous ceux qui « travaillent… »


De Seddul-Bahr à Moudros.

Drôle de voyage tout de même, celui que je fis de Seddul-Bahr à Moudros ! La Jeanne-Antoinette jaugeait un peu plus de cent tonnes, et à peine avions-nous quitté la jetée qu’abrite le River Clyde qu’un violent vent du Sud se mit à souffler. Notre bateau, plus léger qu’un bouchon à cause de son manque de lest, sautait au-dessus des vagues avec un tel plaisir qu’on en restait surpris. Sur le pont, une centaine de malades avec quelques blessés étaient couchés ; car de cabines, il n’en fallait point parler. Il y avait tout juste au-dessous de nous la cale où d’habitude on entassait les fûts de vin.

A chaque coup de mer, et ils étaient nombreux, l’eau embarquait. Les hommes hurlaient. Quelques Sénégalais roulaient des yeux tout blancs en faisant d’incommensurables efforts. Ce n’était qu’un concert de plaintes et de gémissemens. On se levait, on retombait, on roulait. Parmi les évacués, il en était quelques-uns de gravement malades, couchés sur des brancards. Ils n’avaient pas la force de se plaindre, mais on lisait une telle souffrance sur leurs traits que cela faisait pitié. Moi-même, j’étais transie de froid, mouillée jusqu’aux os. J’essayais bien de me lever pour aller jusqu’à eux, mais, pan ! un coup de mer arrivait et je me trouvais à nouveau par terre.

Nous sautions toujours et notre bateau paraissait de plus en plus léger. Le capitaine, un homme tout rond et très brave, secouait la tête. La mer resterait grosse pour toute la sainte journée...

En fin de compte, on se décida à nous grouper ensemble, en un grand tas : on aurait ainsi plus chaud ; et le capitaine généreusement nous recouvrit d’une bâche. Je ne dis pas qu’il fit bien bon là-dessous, mais nous étions si las que nous ne songeâmes plus à bouger. On tanguait, on roulait, il y avait des cris, des gémissemens, des hoquets. La mer enlevait ce qu’il y avait de trop, le vent raflait les émanations malsaines. On était couché les uns sur les autres, mouillés tous jusqu’aux os...

Les heures passèrent sur cette morne détresse et c’est ainsi que nous arrivâmes en tête de la rade de Moudros. A l’abri, derrière l’île, le vent ne soufflait plus, à moins qu’il ne fût tombé comme par enchantement. La mer était calme, un peu de brume se répandait à l’horizon.

Comme par magie, tout le monde s’était redressé. Les plus malades mêmes s’agitaient. On n’était plus sous la bâche, mais debout. Des cigarettes s’allumaient. C’était comme le réveil de jeunes poussins. La vie revenait, on était dispos, on respirait à l’aise et on ne songeait plus qu’à regarder. Vraiment, variant d’une minute à l’autre, c’était un curieux spectacle... Moi-même, j’avais complètement oublié que ma robe blanche me collait sur le dos. Je me sentais en train, malgré la grande fatigue qui me cassait un peu les jambes.

Mais notre entrée en rade valait la peine d’être vue. A la tombée de la nuit, les bateaux sortent, tous feux éteints et prennent le large pour suivre leur destination. Ce soir-là, il y en avait bien une vingtaine, tous des gros, dont le plus volumineux était l’Olympic. Cette masse formidable se mouvait à l’aise, entre les autres bateaux, et nous autres disparaissant dans l’ensemble, nous avions à louvoyer avec adresse. Un ou deux coups de sirène, selon que nous passions à droite ou à gauche. Puis un coup de barre habilement donné, nous voilà presque sous le nez d’un de ces molosses. On esquivait le danger, puis on reprenait de plus belle, jusqu’à ce que nous les eussions tous passés. Jamais je n’oublierai l’impression éprouvée... Nous autres, si petits, perdus au milieu de cette horde, dévalant à ses côtés, sautant, glissant, nous autres pour qui ils semblaient ne pas même avoir un regard !

Tous ces bateaux prenant le large m’apparurent, ce soir-là, comme un vol d’oiseaux nocturnes qui attendraient la nuit pour s’en aller au loin chercher leur pâture.


Moudros, novembre 1915.

Un matin lourd de brouillard intense. Un matin d’hiver glacial et humide. Les brumes entassées, le grand suaire blanc, celui que connaissent les pays du Nord, écrase et pénètre. On ignore tout des choses les plus proches, et les silhouettes se perdent, fauchées comme dans un déclic. Tout est pris, diminué, effacé...

Il y a du malheur dans notre baraque. Une de nos infirmières a dû être évacuée pour France à cause d’une grosse fièvre intestinale. Et maintenant notre infirmière-major [2] est alitée à son tour. On avait parlé de typhoïde. On ne s’est pas trompé. Elle est mal, — très mal...

Deux de mes infirmiers sont atteints aussi. Le vilain vent continue. C’est une rafale qui passera peut-être, mais en attendant !...

Oh ! cette retraite de Serbie, comme nous l’avons vécue ! Nous connaissions beaucoup de ceux qui étaient partis là-bas. Nous savions les mouvemens de troupes et on n’ignorait pas que l’on se battait un contre dix. Mais je dois dire que pas un instant la confiance n’a faibli. On a eu confiance jusqu’au bout. N’importe, il y eut de durs momens à passer. Brusquement, il nous avait semblé, dans notre île, être abandonnés de tous. Les hommes partaient, on transportait à Salonique le matériel en réserve. C’était une besogne folle qui écrasait l’appontement français. Et puis les bateaux dans la rade avaient diminué. La vie s’était faite plus calme, plus uniforme, les courriers devenaient plus rares et nous avons eu l’impression d’être ceux qu’on laisse, oubliés...


LA FIN DU GOLIATH

Par un de ces après-midi, à l’heure où la nuit arrive et que tout bruit diminue comme d’instinct, pour faire place au recueillement et au silence, les heures de veille deviennent plus grandes, plus paisibles. Chacun écoute en lui son angoisse ou son espérance. On vit plus rapproché de la terre. On vit en communion plus directe avec toutes les souffrances humaines. On sait mieux la vanité des choses qui passent.

Aujourd’hui, la douceur du soir fait plus pénétrant le silence qui vole au-dessus du camp et les trois hommes qui sont immobiles, assis sous cette tente qu’éclaire une pauvre lanterne, ces hommes-là ne causent pas. Ils vivent étrangement isolés les uns des autres. Chacun sans doute remue en lui de ces émotions qui appartiennent au passé et qui reviennent si fortement avec la tranquille beauté des soirs d’Orient.

Les minutes s’en vont dans le grand silence du camp qui s’endort... Mais un homme a surgi à l’entrée de notre tente. Puis, sans nous en demander l’autorisation, il prend une caisse à moitié ouverte, la retourne et s’assied.

Il parle à voix basse, comme pour ne pas interrompre notre rêve. Il passait justement pas très loin de nous, lorsque notre lumière l’attira. Il vient voir un peu ce que nous devenons. On n’avait pas de communiqués depuis plusieurs jours : savait-on quelque chose ? Un bateau de commerce coulé par un sous-marin ennemi, un bateau de peu d’importance d’ailleurs, mais quand même, il y avait eu des morts. Et cette agonie, en pleine mer, dans la nuit noire, prenait pour nous une plus grande ampleur.

Or, notre homme se souvenait, et, à voix plus basse encore, pendant que tout alentour le silence grandissait, il raconta :

« Un soir, un matin plutôt, car il était deux heures, le 12 mai, j’étais à Seddul-Bahr, occupé à relever un blessé… La nuit était superbe et du silence partout, dès que le canon ne se faisait plus entendre. — Ici, il fit une pause. — La nuit, comme je vous le disais, était superbe, elle était pleine d’étoiles, de grandes étoiles qui se rapprochaient des plus petites comme pour les protéger. Chacun de nous vaquait à sa besogne sans perdre rien de ce qui l’entourait…

Tout d’un coup, un bruit formidable, un bruit immense, une terrible explosion broya l’atmosphère… On ne comprit pas tout d’abord… Puis doucement, comme la plainte d’un enfant, un cri monta, venant de la mer… D’autres cris suivirent, qui se fondirent en un seul cri… Ouh… Ououh… Ououh ! Une clameur horrible, une clameur désespérée, comme le cri de tous les morts réunis. C’était terrible et fou… La clameur augmentait, accaparait le ciel, la clameur des hommes luttant pour la vie… Oh ! ce fut intolérable.

Dans l’obscurité, on ne distinguait rien, on ne voyait rien. Seulement, le grand cri montait toujours, plus tragique, plus effroyable… plus puissant que jamais… Oh ! comme il montait, ce cri… Oh ! comme il dura !

Puis, comme si on se pressait sur une soupape, l’atroce clameur baissa, diminua lentement, plus douloureuse et plus terrible. Elle diminuait toujours… Et ce ouh… ouh… en venait à n’être plus qu’un râle… Un à un, les cris s’éteignirent, puis le silence reprit… Encore une longue, longue plainte, un immense appel, un hoquet… C’était fini !

Quand même, la nuit conserva comme un sanglot, et longtemps nous entendîmes en nous ce bruit de mort… Nos oreilles et notre cœur étaient tout emplis de la sinistre clameur… Oh ! cette nuit-là, personne ne dormit.

Dès la pointe du jour, je m’en allai sur un torpilleur anglais. Je racontai notre angoisse. L’officier, un ami à qui je m’adressais, me répondit en saluant : « C’est le Goliath qui a sombré, six cents hommes ont péri… Mais c’est la guerre, et c’est très peu de chose, — ce n’est rien… » Et il salua encore, comme pour saluer les morts. »

Notre homme reprit :

— Quand même, ce fut plutôt lugubre…

Et il se tut.

Dans notre silence à nous, on entendit distinctement, mais de très loin, le bruit très pur d’une mince clochette… Puis le Parce domine suivit.

C’était la prière du soir, qui nous arrivait avec le vent, nous apportant sa douceur… Et chacun pria avec son cœur, pour ceux qui étaient morts cette nuit-là… Et nos yeux tout pleins de larmes cherchaient d’instinct, par l’ouverture de notre tente, un coin de ciel où brilleraient quelques étoiles.


Moudros, novembre 1915.

La nuit dernière fut dure… Personne ne dormit. Le vent du Nord souffla avec des rudesses inconnues. Jamais on ne l’avait entendu d’aussi près. Les tentées se secouaient comme des bêtes, s’arc-boutaient dans une inconcevable colère. Les toiles claquaient, comme si elles en voulaient à ceux qu’elles abritaient. Le vent malin, aigre, s’engouffrait. Les supports qui retenaient les tentes s’agitaient bruyamment de droite et de gauche, en saccades brutales. Les cordes de suspension volaient et s’entre-choquaient. Tout tremblait, s’exaspérait dans une frénétique et désespérante lutte. Et le vent continuait toujours à monter à l’assaut dans un perpétuel corps à corps. Et jamais personne ne s’était senti aussi seul…


UN RAID DE SOUS-MARIN EN MER DE MARMARA

Hier, j’ai eu la visite de l’amiral C…, l’amiral anglais qui commande la base navale anglaise de Moudros et qui est gouverneur de l’île ! C’est un vieil ami de ce temps où j’étais petite… On m’a raconté le raid d’un des nombreux sous-marins britanniques qui pénétrèrent dans la mer de Marmara. J’en ai noté tous les détails pour mieux me les rappeler et aussi pour mieux les raconter à mes malades…

Il s’agit donc ici, écoutez bien, du sous-marin E-11, parti le 19 mai des Détroits. C’est difficile à raconter, mais j’essaierai quand même… Commençons… À peine en vue des Détroits, il était à peu près deux heures quarante-cinq, le sous-marin fait route dessus... Le temps était beau, le ciel très bleu. Mais cela n’importait pas beaucoup, car il a fallu plonger tout de suite par le travers d’Achi-Baba. Ils ont plongé à vingt-deux mètres pour glisser sous les mines ; trois heures après, ils contournaient Kilid-Bahr, après avoir touché le fond, qui n’était plus qu’à douze mètres. ils continuaient tranquillement leur route, — tranquillement est peut-être excessif, — car l’attention déployée dépasse tout ce que l’on peut imaginer, quand leur périscope est repéré par un bâtiment et des destroyers ennemis... Alors, doublant de vitesse, ils sont partis à toute allure vers le Nord... Ils ne s’arrêtent pas, ils continuent leur route, ils doublent Nagara à une profondeur de vingt-cinq mètres et ils passent à Gallipoli sept heures après leur départ... Un peu plus de sept heures avaient suffi pour les amener là... Mais ils rentrent toujours en plongée, ils ne remontent pas. Ils continuent, et, trois heures après, pour se reposer, ils s’étendent sur le fond près de la côte Nord...

Enfin, à vingt et une heures, c’est-à-dire après dix-neuf heures de plongée, ils remontent à la surface. Gare ! la chasse va commencer. Mais à peine sont-ils dehors qu’ils doivent replonger deux fois de suite : des destroyers ennemis les ont aperçus. Cela ne les empêche pas de faire les signaux réglementaires à leur amiral pour lui dire la réussite de l’entreprise... Peine perdue... l’amiral ne répond pas et pour cause : un fil d’antenne était brisé.

Alors, tous les jours, en plongée ou en surface, ils continuent leur mission. La mer de Marmara leur appartient. Ils vont, viennent. Ils émergent, ils plongent. Le 23 mai, ils ont la bonne fortune d’apercevoir une canonnière allemande devant Constantinople. Grande joie ! on se met en position et par le tube de bâbord, on la torpille et on la coule. La torpille l’a atteinte à tribord juste au milieu ! Mais la canonnière ne se tient pas pour battue ; pendant qu’elle coule, elle a aperçu le périscope sur lequel elle ouvre le feu. La première salve l’atteint... Ils ont dû alors faire route dans le Nord vers l’île... Après avoir émergé, on a réparé le périscope pour qu’il puisse recevoir une tête neuve.

Mais ils ne sont pas toujours sous l’eau ; lorsque le temps et l’ennemi le permettent, on peut songer aussi un peu à soi : aussi l’équipage se baigne quelquefois, mais pas aussi souvent qu’on le voudrait...

Le 24 mai, ils faisaient route au Nord-Est, lorsqu’ils ont aperçu un petit vapeur qui s’en allait, lui, dans l’Ouest. Ils l’ont d’abord reconnu avec le périscope, puis émergeant par son travers ; le commandant de notre sous-marin a donné l’ordre au vapeur de stopper... Aucun résultat... Il continue à marcher ; alors, pour l’obliger à s’arrêter, ils ont dû faire tirer une salve de coups de fusil sur la passerelle. Et on a ordonné à l’équipage de quitter le navire... Oh ! l’équipage le fît avec une terrible précipitation... Presque toutes les embarcations dans cet affolement chavirèrent. Heureusement il en restait encore, ce qui permit de ramasser les hommes qui nageaient.

Mais le plus curieux fut l’apparition sur le pont d’un gentleman américain. Très correctement, il avertit le commandant qu’il était M. Sillasq-Swing du Chicago Sun, et qu’il était ravi de faire sa connaissance.

Il était loquace et si charmé de les voir qu’il leur apprit que ce vapeur transportait à Chanak des soldats de marine turcs et qu’il était à peu près certain que des provisions se trouvaient sur le bateau. Immédiatement, on accosta le vapeur, et un des officiers monta avec une équipe de démolition.

On trouva tout de suite un canon de 150 amarré sur le panneau avant et, dans la cale avant, un gros affût de 150 et plusieurs affûts de petits canons de 12 livres. Quant à la cale arrière, elle était pleine de projectiles de 150 sur lesquels reposaient environ 50 grosses caisses à cartouches marquées Krupp...

Un pétard de démolition fut immédiatement placé dans la cale arrière au milieu des caisses à cartouches. Dois-je vous dire que cela fit une énorme explosion ? Colonne de flammes et de fumée : puis le navire coula... A ce moment-là, ils aperçurent une fumée dans l’Est... Immédiatement, ils s’élancèrent en plongée pour attaquer. Mais le navire qui s’était aperçu de leur manœuvre changea de direction... Alors, à leur tour, ils ont immergé et l’ont poursuivi en surface... C’était un ravitailleur. Ils ont lancé leurs torpilles par bâbord, le navire a été frappé juste au centre ; immédiatement, l’incendie se déclara...

Ils aperçurent le lendemain un transport qu’ils coulèrent encore.

Deux jours après, ils plongèrent sans être aperçus devant Constantinople. Un autre grand transport était accosté dans l’arsenal. Immédiatement, ils lancent par bâbord avant une torpille. Celle-ci ne se met pas en marche. Ils en lancent une seconde par le tribord avant. Ils voient enfin la trajectoire qui pique droit sur le grand bâtiment... Mais, à ce moment, ils ne peuvent pas se rendre compte s’ils ont atteint leur but, car le sous-marin est drossé à terre par le courant...

Pour arrêter la remontée, ils durent faire en arrière, à toute vitesse, en remplissant les caisses intérieures. Leur cap se déplaçait du Sud-Sud-Est à l’Ouest et par l’Est et le Nord. Le commandant a conclu qu’ils étaient échoués sur un banc, sous la tour de Léandre, et que le courant leur faisait éviter... Ayant ensuite le cap au Sud, ils mirent en avant, et le navire passa doucement dans le fond en s’enfonçant à vingt mètres... Ils ont encore touché plusieurs fois à cette profondeur, puis ils décollèrent du fond, et, après être revenus en surface, vingt minutes après, ils s’aperçurent que l’entrée était franchie...

Le 26 mai, ils s’offraient une journée de repos au centre de la mer de Marmara...

Et chaque jour ils continuèrent leur chasse, coulant transports et ravitailleurs. Mais la vie à bord du sous-marin était des plus pénibles ; l’air devenait irrespirable, en raison de la grande quantité de linge sale, et l’eau douce devenait si rare que l’on devait limiter la fréquence des « lavages corporels. » Aussi passait-on quelquefois la journée au beau milieu de la mer de Marmara, « pour faire une bonne propreté du navire et des hommes. »

Le temps continuait à être magnifique en cette fin de mai. La lune resplendissait, ce qui les empêcha plus d’une fois de poursuivre leur chasse. Ils continuèrent cette existence, en un perpétuel qui-vive, jusqu’au 7 juin, où ils effectuèrent leur sortie... Ils durent plonger à vingt mètres par Gallipoli ; mais, aussitôt après avoir doublé Kilid-Bahr, l’équilibre du bateau ne fut plus le même. Il devenait anormal, ce qui nécessita une augmentation de huit tonnes d’eau pour descendre à vingt et un mètres.

Deux heures après, on entendait un bruit comme s’ils touchaient... Sachant que ce n’était pas possible, par le fond où ils étaient, ils remontèrent à six mètres pour voir ce que cela voulait dire... C’était une superbe grosse mine, qui était à peu près à six mètres du périscope, et sans doute était-elle suspendue par son orin à la barre de plongée bâbord... Ils la traînaient à la remorque...

Ils ne songèrent pas à se dégager, c’était impossible à cause des batteries à terre ; ils continuèrent donc à faire route dans le détroit à une profondeur de neuf mètres... Une heure plus tard, ils remontèrent à six mètres, au delà de Koum-Kaleh... Là, ils décidèrent qu’il fallait abandonner la mine. Ils firent machine en arrière à toute vitesse, après avoir vidé le ballast arrière pour laisser enfoncer l’avant et amener l’arrière en surface. La vitesse en arrière et le courant avaient fait dégager la mine de leur avant... Tout était sauvé...

C’est très simple, n’est-ce pas ?


Moudros, 25 décembre 1915.

Une nuit calme et pure. Une nuit tellement constellée d’étoiles, qu’il semblait qu’elles se fussent donné quelque rendez-vous mystique. Une nuit où de l’apaisement glissait des cieux, où les planètes grandissaient dans leur hiératique beauté, où tout devenait immuable. Une nuit lumineuse de clarté et de recueillement, une nuit où chaque chose parlait au cœur d’immense paix et d’infini pardon.

Ce soir, l’âme s’est repliée sur elle-même, en communion étroite. Elle est paisible et sereine, elle écoute et elle vibre d’amour. Il n’y a nulle rancœur, nuls regrets, seulement une grande paix ! Elle est émue et frissonnante, car, ce soir, c’est la nuit solennelle, la nuit où Dieu se rapproche des êtres...

C’est sous ce ciel d’Orient, dans ce cadre immense où l’œil se perd, où tout chante à l’unisson de notre cœur, qu’ont éclaté le « Minuit chrétien » et les cantiques naïfs des Noëls villageois ! Ce sont des voix d’hommes, rien que des voix d’hommes, des centaines d’hommes qui chantent têtes nues, debout et respectueux... Les soldats chantent graves et recueillis, et dans les yeux lointains passe le souvenir d’autres Noëls... On n’est plus seul, puisque l’on chante, et que tous ces chants-là ramènent au toit familial, au sol qui nous tient par toutes les fibres. On a beau avoir sous les yeux les feux silencieux des camps voisins, les innombrables lumières des navires ancrés, les longues silhouettes souples des montagnes environnantes, l’âme court, vole au-dessus des mers et retrouve en quelque coin perdu, au fond des Cévennes ou dans les Landes bretonnes, ou encore plus loin, dans quelque chaumière du Nord, un Noël très vivant...

Ce soir, c’est encore la nuit de guerre, c’est le sacrifice consenti, accompli, et c’est l’humble hommage, le souvenir à tous ceux qui dorment pour notre paix à nous ! Tous ceux dont les âmes sillonnent les nues et qui demandent le respect de la cause pour laquelle ils se sont sacrifiés !

……………………..

Notre arbre de Noël a été un vrai succès. On avait battu toute l’ile pour trouver de quoi composer cet arbre. Avec toutes sortes de branchages, on était arrivé à le confectionner, et bien qu’il fût de trois essences différentes, il avait encore assez bonne mine. On fit des nœuds de papier bleu, blanc et rouge que l’on piqua un peu partout. Il était ainsi tout habillé, sans compter les oranges et les lots qui l’ornaient. Haut sur pattes, on le voyait de loin.

Chaque malade reçut un paquet contenant quelques souvenirs, et chacun eut aussi une belle orange d’or et une grosse mandarine. Ce n’était pas beaucoup, mais c’était toujours ça, — une pensée, une façon d’un peu se rappeler la famille. Un chanteur de complaisance entonna la Marseillaise, après qu’un des soldats nous eut lu une trop touchante adresse. On reprit tous en chœur le chant national, et l’amiral Jaurès arriva sur ces entrefaites... Cela donna plus de cœur aux chanteurs... Il salua longuement, l’amiral, et son œil était humide. Il salua et l’hymne et les hommes. Puis il alla à chacune de nous, et nous remercia, de quoi ? mon Dieu ! Cet amiral-là était rudement populaire, parce qu’on le savait très fort, et puis aussi parce qu’en dehors du service, il s’attachait à effacer toute distance entre lui et ses subordonnés. Ce n’était plus l’amiral, mais l’ami...

Notre arbre eut donc son succès, un vrai... Puis ce fut le tour des grands malades, qui reçurent aussi chacun un souvenir... Et encore le chanteur suivait dans les salles pour dire, avec une chansonnette, notre Marseillaise ! Ce fut une bonne journée...)


Moudros, 1er janvier 1916.

Hier soir, les douze coups de minuit furent sonnés par douze magnifiques appels provenant des sirènes de la rade... Tous les bateaux s’étaient donné le mot, et, avec un ensemble surprenant, tous avaient hurlé dans la nuit douze fois, douze cris... douze cris immenses... Ce ne fut pas lugubre, ce fut très grand. C’était comme un rappel au ciel, ou encore comme un acte de suzeraineté... N’avions-nous pas l’audace de croire que c’était nous qui réglions le temps ?

La nuit était grave, solennelle. Elle n’avait point de lune et les étoiles brillaient, très sages. C’était une année nouvelle... Formuler des vœux ?... on osa à peine !... Des chants montaient des camps voisins, des cantiques que les soldats anglais entonnaient pour fêter le New Year’s day...

Nous autres, dans notre camp, nous écoutions, muets. Au milieu de cette ceinture de monts, les sirènes avaient repris leurs chants et elles montaient haut, toujours plus haut vers les cieux... La mer retenait quelquefois le sillage d’une fusée... Puis, tout ayant une fin, les chants cessèrent, les sirènes se turent, le silence reprit... et chacun songea alors que nous étions bien le 1er janvier 1916...

……………………….

Nous avons eu une douce surprise, une jolie surprise. Une dizaine de marins de la République se sont amenés sans crier gare. Ils avaient sous les bras, dans des étuis bien propres, mandolines et guitares. Ils s’en venaient nous donner une aubade, pour nous remercier d’être accourues si loin, soigner leurs camarades. On les a fait entrer dans cette pièce qui nous sert tout à la fois et de salon et de salle à manger. Justement, sur la table, une pile d’oranges restait, avec, juchés bien en évidence au beau milieu d’elles, de minuscules drapeaux alliés, faits de soie très brillante...

Nous les avons installés autour de la grande table. Et je vous assure que ce fut un coup d’œil charmant. Les mains et les figures soigneusement frictionnées reluisaient comme il convient. Les cols bleus bien empesés encadraient les faces imberbes et égayaient le groupe...

Ce fut simple, ce fut joli... En ce premier de l’an, dans notre baraque de bois, si loin de la terre de France, on se sentait quand même en famille... On était ému, et on était heureux... Ils ont joué longtemps, avec des yeux si pleinement ravis de notre approbation ! Nous leur servîmes à goûter. Et ces grands diables de marins, redevenus des enfans, recevaient avec des mains toutes tremblantes les morceaux de gâteaux que nous leur offrions... Nous ne savions plus, nous, si nous devions les remercier pour l’aubade ou pour la douce émotion qu’ils nous avaient causée. C’était tellement touchant, cette idée de s’en venir ainsi nous dire à leur manière leur pensée à eux ! Nous avons levé nos verres en l’honneur de la France, — et bu aussi à nos santés mutuelles. Puis, juste au moment de partir, un d’entre eux se redressa... Il nous a récité, d’une voix hésitante et diminuée, ce fameux couplet de Mayol qui parle des Dames de France...


Moudros, janvier 1916.

Ah ! oui, nous fûmes émues quand nous avons su qu’on allait évacuer définitivement Seddul-Bahr, dans la nuit du 8 au 9. Depuis plusieurs jours, les troupes arrivaient de là-bas pleines d’entrain et de mordant, toutes prêtes à aller se battre, pourvu que ce ne fût pas dans cette diable de presqu’ile. « On l’avait assez vue et pour la poussière qu’on y mangeait, valait encore mieux aller ailleurs... Mais quand même, si on avait dû y rester, on se serait battu encore... » Chers soldats de France, ils sont tous les mêmes ! Bons, francs, simples, intelligens. Et toujours une pointe de malice, le mot pour rire qui sert quelquefois à dissimuler la poussée d’émotion qui fait battre le cœur plus fort... Ce scepticisme français, comme on le connaît bien maintenant ! Il n’y a pas meilleurs et plus honnêtes garçons que nos soldats... Et sachant tirer parti des moindres choses, s’accommodant de tout, grognant pour la forme et puis, demandez-leur un service... L’orgueil qu’ils ressentent en se sachant utiles ! Et la douceur qu’ils éprouvent lorsqu’on leur montre qu’ils peuvent faire du bien, beaucoup de bien !

A force de vivre au milieu d’eux, à force de vivre de leur vie, comme on les connaît davantage on les apprécie mieux. Aussi, lorsque nous avons su que, chaque soir, on faisait partir quelques-uns des hommes qui étaient là-bas et que finalement une poignée seule en restait, et que cette poignée qui représentait pas mal de vies humaines, allait être enlevée à son tour en une seule et dernière fois... eh bien ! je ne le cache pas, nous avons eu froid, très froid au cœur. Il nous semblait qu’il y avait un poids trop lourd pour nous qui s’accrochait à nos épaules…


Moudros, janvier 1916,

Il faut partir... Il faut dire adieu aux choses et aux êtres. Il faut partir... Les mois ont passé bienfaisans et doux. Tous nous étions une même famille, un même cœur avec un même désir... Tous nous pensions à la France avant tout. C’était une atmosphère très saine, très élevée, une atmosphère qui laissait si loin en arrière les mesquineries et les laideurs ! C’était une grande fraternité, une touchante solidarité.) Et c’était à tout cela qu’il fallait dire adieu...


A BORD DE LA PROVENCE-II


Février 1916.

L’amiral C... est venu me dire adieu à bord, ainsi que le général commandant la base de Moudros et ses officiers d’ordonnance. La majeure partie des médecins de notre hôpital, dont le groupe s’émiette chaque jour, car la dislocation commence. Mes compagnes sont là. La veille, j’avais reçu la visite du général anglais 0. B., du colonel F. -M. -G., vieux amis de ma famille retrouvés ici.

L’amiral C... se souvenant que nous étions en temps de guerre, avec une charmante simplicité, m’avait envoyé quelques jours auparavant, des « comforts » pour le voyage. Une boîte de biscuits, une boite de cacao et une boite de lait ! Il ne savait pas que j’allais voyager sur un aussi beau bateau aussi il s’excuse...

C’est à toute cette douce simplicité de notre vie quotidienne qu’il faut dire adieu, à notre hôpital que j’aperçois de loin, à toutes ces baraques qui m’appartenaient, ces cinq baraques qui représentaient le service du IIe fiévreux. A chaque malade j’ai dit mes regrets et mes vœux. Nous nous sommes serré la main et j’ai revu une dernière fois un à un les moindres recoins de notre hôpital. La vie y fut dure au début, puis les améliorations sont arrivées, et il était devenu superbe, notre hôpital. Même des narcisses y avaient vu le jour...

Ce fut le lendemain, 7 février que j’abandonnai définitivement Moudros, à bord du croiseur auxiliaire la Provence II. Nous levâmes l’ancre tôt dans la matinée, après avoir hissé tout au haut du grand mât les signaux réglementaires. Et puis nous avons démarré lentement, glissant tout doucement sur l’eau toute grise, jusqu’au delà du barrage de mines... Mais tout de suite hors de l’enceinte, nous filâmes à grande allure...

C’était un matin triste avec une sorte de buée toute froide que ne parvenait point à chasser le vent d’hiver... Nous avions à bord quelque trois cents prisonniers turcs, près de cent cinquante officiers permissionnaires et nombre de soldats. Mais tout cela disparaissait dans la grande cité qu’était notre Provence. On l’avait habillée d’un magnifique gris sombre, qui devait la confondre avec la mer.

Du haut de la passerelle on la dominait presque entière, et du haut de la passerelle on voyait aussi loin, très loin. Les hommes de veille se succédaient toutes les heures. Les beaux canons de 14, tout lisses, s’allongeaient dans leur gaine de peinture. Les 47 plus aigus, plus effrontés, pointaient vers le ciel. Tout marchait à souhait, le commandant était satisfait... Les hommes, eux, se réjouissaient de s’en retourner au pays.

Nous vivions à bord une vie tranquille, car la Provence restait bien sage... Un soir, nous descendîmes presque à fond de cale, après avoir erré longtemps dans les corridors obscurs, pour entendre un concert improvisé par des soldats et des marins. Un quartier-maître nous fit les honneurs de leur carré. Et là, entassés, officiers, mousses, hommes de tous grades et de tous rangs, nous passâmes des heures exquises et bonnes. Un soldat nous joua sur une mandoline de sa confection, travaillée sous les obus de Gallipoli, de vieux airs charmans et doux. Un Provençal nous récita, en véritable artiste, des monologues de son pays, et la belle langue des gens de Provence résonnait magnifiquement. Puis armé d’une bouteille dans laquelle il avait glissé deux cuillers, il accompagna l’orchestre...

Le matin, on allait dire bonjour aux poulains, nés au corps expéditionnaire d’Orient. Certains avaient vu le jour à Moudros, d’autres à Seddul-Bahr... telle « Marguerite, » une brave petite bête, pas commode toujours, qui était née le 12 juin...

On parlait quelquefois de sous-marins que l’on savait dans les parages. Nous étions une belle proie. Mais personne ne s’en émouvait. On n’en était plus là. Et puis, vraiment, on n’aurait pas été les seuls qui serions morts pour le pays. Seulement, un jour, un de ceux qui avaient fait le plus magnifiquement son devoir depuis le début des hostilités, jeta ces mots, comme répondant à un rêve :

— Ah ! non, alors, sortir vivant des Dardanelles pour s’en venir mourir bêtement comme ça, non ! Passe encore pour le retour, mais qu’au moins on aille embrasser sa femme et ses mioches !

Sur la mer, le sillage de notre bateau dessinait d’admirables zigzags. Et ainsi que le commandant aimait à le dire :

— Nous marchions comme un ivrogne...

On fila à dix-huit nœuds la nuit, le jour... A la nuit, lorsque je montai sur la passerelle, après avoir trouvé avec peine, dans l’obscurité qui régnait à l’intérieur de notre bateau, l’escalier qui y conduisait, je baignai encore dans les ténèbres... La nuit était noire, tout épaissie par l’amoncellement des nuages... On ne voyait pas à deux mètres de soi. Le grand bruit de la mer que l’on déchirait frappait les flancs du bateau. La mer dans cette nuit n’avait plus sa voix des jours ordinaires. C’était magnifique et terrible, cette course échevelée dans cette atmosphère de tempête. Le mugissement des machines, soutenu par le grondement de la mer que l’on broyait faisait un tout immense et insoupçonné. Les officiers de quart et les hommes de veille usaient leurs yeux en voulant percer les ténèbres. Et le commandant Vesco, toujours fidèle à son poste, où on le trouvait à toute heure du jour et de la nuit, sondait, lui aussi, d’un œil dur, ces mêmes ténèbres... Emmitouflé dans sa peau de bique, il allait et venait sur la passerelle, donnant un ordre, surveillant étroitement la marche du navire.

— On ne peut rien voir... on ne voit rien... On file dix-huit nœuds...

L’énorme masse de la Provence se confondait avec la nuit.

Deux jours après, nous eûmes une tempête. La mer embarquait à plaisir et chaque fois que nous tapions du nez dans une vague, un immense tapis blanc se projetait, recouvrant tout l’avant. Les canons sous le choc pivotaient... Nos beaux canons de 14 ruisselaient ensuite. Alors le commandant fit ralentir :

— Il faut qu’on me les soigne un peu, ces enfans-là... C’est que je peux en avoir besoin... Aujourd’hui, ce temps-là, fichu temps pour les sous-marins !

Il disait cela en regardant la mer... Il parlait à la manière des marins qui semblent toujours s’adresser à la grande bleue, et répondre à une question que seuls ils auraient entendue.

Le commandant Vesco n’abandonnait toujours pas son poste, et je me demande, pendant ces cinq jours que dura la traversée, comment il put résister. Nous faisions d’immenses détours pour dépister l’ennemi... Chaque soir, je m’en venais là-haut, nous nous y retrouvions nombreux, car tous, nous étions une même famille, car tous me considéraient absolument comme une des leurs, et j’avais beau me dérober... j’avais fait campagne, moi aussi... Oh ! il n’y avait pas moyen de se défendre... On disait : nous... Nous étions un bloc, le bloc de l’Orient, dont on parlait sans cesse... Car on parlait de tous les camarades que l’on avait laissés là-bas, des morts comme des vivans. On riait avec de bons rires émus des souvenirs que l’on avait amassés, et c’était sain, et c’était jeune, et c’était réconfortant, et c’était toute la France !

Ceux qui n’ont pas vécu cette vie-là ne peuvent pas savoir l’impulsion qu’elle donne à l’âme. C’est une porte qu’on ouvre.


La Provence a été coulée à son voyage de retour : on la guettait depuis longtemps... Le commandant Vesco est mort, héroïquement et simplement, aussi simplement qu’il avait fait son devoir jusque là. Quand on l’a connu, sa fin n’étonne pas... Cet « Adieu, mes enfans » qu’il a jeté à ceux qu’on sauvait, cet adieu, c’était lui. Il est resté accroché à sa passerelle, surveillant tout, jusqu’au bout... refusant d’être sauvé, lorsqu’il aurait pu l’être... Pourtant, il était heureux. Il avait une femme qu’il adorait, deux enfans dont il était fier... Mais l’amour de son pays primait tout.

Avec lui sont morts plusieurs des officiers que j’avais connus à bord, car plusieurs reprenaient la Provence... Puissent-ils avoir trouvé en France les joies qu’ils méritaient et puissent-ils emporter avec eux toute notre immense reconnaissance et tout notre douloureux respect !


JEANNE ANTELME.

  1. Cordage qui relie les deux mâts du croiseur.
  2. Mlle Oberkampf, qui refusa par la suite d’être évacuée, restant fidèle à son poste.