Avec le feu/03

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Bibliothèque Charpentier, Eugène Fasquelle, éditeur (p. 51-76).

CHAPITRE III


J’ai assez de feux d’artifice dans ma propre maison.
SCHILLER



— Nous sommes en retard, dit M. Vignon en entrant.

— Laure, débarrasse monsieur de son chapeau et de son manteau.

— Vous n’avez pas dîné, j’espère ?…

— Parbleu non ! Et nous sommes pressés. J’ai promis à M. Robert de lui faire entendre un fragment de Mélusine.

— La scène de la « surprise »…

— Mais il faut que nous mangions une bouchée. Nous avons apporté le nécessaire : tiens, Laure, prend cela. Laure Vignon prit le paquet et embrassa son père.

— Papa vient encore du café.

— Rapporteuse !…

— C’est bon, mademoiselle, intervint Mme Vignon.

Laure s’éloigna en riant.

M. Vignon présenta Robert à sa femme habituée à de telles réceptions et toujours accueillante. Elle s’excusait : « Notre intérieur est pauvre », mais faisait quand même les honneurs de sa pauvreté. C’était son luxe, son bonheur de maîtresse de maison, de partager le pain du foyer avec tous les bohèmes que le caprice de son mari racolait. Ils avaient parfois de l’esprit et des élégances morales. D’ailleurs la famille Vignon se sentait moins nécessiteuse d’être hospitalière.

— Voilà mon trou, dit M. Vignon.

— Nous avons trois pièces, rectifia Mme Vignon.

— Je tiens à cet appartement.

— La maison n’a point d’agréments.

— Mais nous y avons des souvenirs.

— Ne pourrait-on pas déménager aussi les souvenirs, dit Laure en entrant au salon.

— Mais les habitudes, les coins familiers, même les petites gênes, les angles qu’on ne sent plus, n’est-ce rien ? Vous comprenez cela, dit M. Vignon à Robert qui hocha la tête.

Mme Vignon regarda sa fille qui souriait, grande et blonde, dans une jolie lumière, sous la lampe à colonne qu’elle coiffait d’un abat-jour Liberty architecture en toit de pagode.

— Toi, tu ne tiens à rien. Je souffrirais d’un autre appartement comme d’une paire de souliers neufs.

— J’aime mieux souffrir et avoir des souliers neufs. M. Vignon s’allongea dans son vieux fauteuil de reps, les mains aux accoudoirs, les yeux au plafond.

— Tu ne diras plus ça quand tu auras les pieds fatigués.

— Pensez donc, monsieur, voilà cinquante ans que la famille de mon mari vint s’installer ici.

— En 1836 exactement, quand mon père entra dans les violons de la chapelle du Roi.

— Depuis ce temps le papier n’a été changé que deux fois, et à nos frais.

— Oui, nous sommes ce qu’on appelle des locataires modèles. Ma femme dit qu’après cinquante ans nous devrions avoir un droit de propriété.

— C’est une théorie qu’on applique en Angleterre, en Allemagne, en Belgique, grâce aux banques populaires : certains immeubles construits pour les ouvriers leur appartiennent après un temps donné.

— N’est-ce pas ? Il me semble…

— Mais tu sais bien, maman, que nous avons déjà acheté le petit piano d’étude de cette façon, à tempérament ; il nous coûta plus cher qu’autrement… voilà tout.

— À cette différence, n’est-ce pas, mademoiselle, qu’on peut se passer de piano, tandis qu’il faut se loger ?

— Il faut tout aussi bien que je donne mes leçons.

Robert admira qu’une jeune fille eût pu dire cela bravement, sans minauderies. Il remarqua en outre qu’elle avait de beaux yeux clairs où loger gratuitement des infinis. Il apprécia son air de franchise assez hautain et son allure personnelle. Elle ne semblait pas gênée. Et il se dit : « Celle-ci ne joue pas au petit sphinx ; à l’attirance. »

Cependant Mme Vignon se lamentait encore et trouvait le moyen d’indiquer le prix de son loyer de la façon la plus fastueuse.

— Nous avons déjà payé à des propriétaires successifs plus de trente mille francs pour cette logette ; ce qui n’empêchera pas le terme de tomber dans dix jours.

— Évidemment, dit M. Vignon en se frottant les tempes. Et ta soupe, fillette ?

— Je sers, vous pouvez passer à table.

M. Vignon se leva et prit la lampe. Il semblait soucieux ; son regard s’arrêta avec complaisance sur un portrait d’homme placé au-dessus du piano, un portrait au crayon encadré d’une baguette de chêne.

— Venez voir, dit-il à Robert, et il leva la lampe à bout de bras pour éclairer le dessin d’une lumière tombante. Connaissez-vous cette tête-là ?

— Pas du tout.

— Regardez : ce front en coupole, ce nez de corsaire, la lèvre sarcastique, l’œil aigu, le menton saillant… un dominateur, hein ? Qu’est-ce que vous en dites ?… pas du dessin… bien entendu, il ne vaut pas quatre sous. Encore un souvenir pourtant, et j’y tiens. Non, vous ne le voyez pas comme moi.

Il fit de l’ombre avec sa main.

— Une figure audacieuse et tenace… le costume et la coiffure sont de la période romantique.

— De 1840. C’est mon père qui fit ce dessin, en s’appliquant. Il fut ressemblant.

— Le portrait d’un de vos parents ?

— Le portrait d’un enchanteur, d’un nécromant. Comment ne le reconnaissez-vous pas ? Il parle.

Robert regarda le vieil organiste et sa femme, celle-ci debout, les mains tombantes et jointes sur sa robe noire, les joues tirées, les traits encore fins, levant les yeux vers l’image, douce et admirante comme une sainte femme de calvaire ; il vit leur ferveur, le tremblement de leurs lèvres et comprit.

— Richard Wagner, murmura-t-il.

— Oui.

Laure les appelait de nouveau ; ils passèrent dans la salle à manger.


La table était dressée devant un feu de bois aux bûches pelucheuses. Mme Vignon expliqua que la cheminée tirait mal, fumait un peu ; cependant M. Vignon ne voulait point de poêle et n’admettait le papillon de gaz que dans son cabinet.

Une grande horloge à coffre et à balancier marquait le calme des heures. Peu de meubles, un plancher nu ; mais la nappe était blanche et Laure en corsage clair servait la soupe. Un sentiment joyeux emplissait la petite pièce ; une intimité montait des assiettes pleines.

Le repas fut léger, un prétexte à s’asseoir ensemble et à communier des mêmes paroles et du même pain, sans constater le fait. Mme Vignon avait certaines façons du monde, des tours confidentiels et précieux. Laure point embarrassée, amusante et chez soi, cherchait à aiguiller Robert sur quelque pente de discussion ; mais celui-ci parlait peu et s’abandonnait au charme de cette soirée inattendue.

Une cordialité prenante émanait de ces braves gens qui s’aimaient et savaient être aimables ; à leur table, Robert ne se sentait point étranger ; et c’était pour lui, si réfractaire aux sympathies soudaines, un sentiment neuf et délicieux, un repos — quand donc avait-il connu cela ?  —, un rappel d’enfance, la chaleur retrouvée du giron maternel. Et voilà qu’il pensait à cette fois lointaine où, petit enfant malade, le front posé sur la gorge de sa mère, il eut la première sensation d’une chair tiède, aimante et douce à sa fièvre.

Depuis longtemps son cœur crispé ne s’était pas attendri aux impressions familiales. Les bonheurs domestiques ne l’avaient pas englué ; souvent, il avait critiqué caustiquement la vie de foyer et cette torpeur qui prend les hommes de trente ans, les mène à se fixer, à faire souche, à vivre pour d’autres en tuant leurs plus beaux instincts. Il n’avait jamais admis la rencontre possible sur sa route d’un être inconnu et parent, qui s’imposerait à lui mystérieusement par la tyrannie de la faiblesse ; il y pensait moins que jamais depuis que d’autres idées le passionnaient. Cependant il jouissait de cet intérieur honnête sans banalité, où tout à coup il était entré comme de plain-pied au sortir de la rue, convive occasionnel appelé des ténèbres froides par un caprice amusant et royal. Il lui semblait qu’il avait laissé toute sa morgue et son éloignement du monde avec son manteau aux mains pures de la jeune fille. Il regardait Laure avec complaisance, sans désir, sans amour, apaisé ; et ce n’était qu’un reflet, celui des flammeroles dansantes de la cheminée qui tirait mal.

M. Vignon parla beaucoup de Wagner, sans pédantisme, comme d’un qu’on a connu, et rappela que dans les années quarante, le musicien de Rienzi s’était lié d’amitié avec son père, Claude Vignon :

— Il venait souvent à la maison, il y passait des heures, partageait notre vie, nous élevait à la sienne ; je le vois encore accoudé à la fenêtre, les soirs d’été, le front dans sa main, écoutant la rumeur de Paris. Mon père lui avait procuré des orchestrations pour un petit théâtre… Et nous avons aussi copié de la musique.

— Comme Jean-Jacques.

— Quand Wagner revint à Paris, quelque vingt ans après, j’assistai à ses répétitions. J’étais marié depuis peu. Un soir, il monta chez nous… Vous vous en souvenez, Jeanne-Marie ?

— Oui, mon ami. Il nous dit qu’il venait d’ajouter une scène à son opéra et nous la joua.

— La « bacchanale ». Comme il était sûr de lui-même ce soir-là ! Un enthousiasme divin l’exaltait. Nous avons causé longtemps, là, devant le feu ; parfois il se levait, marchait de long en large…

— De ma chambre, à côté, j’entendais vos voix.

— Il croyait à l’efficacité de la musique. Robert posait des questions, disait les objections de Nietzsche ; la conversation prenait un tour critique ; Laure intervint :

— Ne touchez pas à Wagner… ici Wagner est adoré — pas par moi… Je l’aime ; mais qu’il est étouffant !

— Lui seul est dieu…

— J’ai les miens que je sers : Beethoven et papa.

— Gamine ! est-ce qu’on dit de ces choses ?

— Si c’est mon goût ? ajouta-t-elle avec une coquetterie filiale.

— Mais, Laure, comment peux-tu comparer ?

— Je ne compare pas, maman, je préfère. Et à Robert :

— Il faut vous dire que Wagner est pour moi le musicien des choses, un musicien sensuel ; vous voyez que je ne le rabaisse pas, au contraire ; mais je le trouve trop vaste, trop hindou, trop panthéiste, pardon ! enfin vous comprenez, il m’essouffle.

— J’avoue que sa puissance absorbante m’inquiète, dit Robert. Et il s’expliqua :

— Les concerts du dimanche chez Lamoureux ne dégagent-ils pas une quiétude vraiment trop facile ?

— Oui, dit M. Vignon, on y va comme au sermon.

— On en sort apaisé, édifié. Laure plaisanta :

— La musique sur la montagne.

Elle atténua le mot d’un sourire et vite ajouta :

— Et je disais Beethoven, parce que la musique de Beethoven ne me disperse pas ; elle me fortifie en moi-même ; c’est de la musique en profondeur.

— Le sanglot ?

— Non, la douleur muette.

— Quel pathos, mon enfant !

— Et Bach, qu’est-ce que tu en fais ?

— Oui, Bach, mademoiselle — c’était Mme Vignon qui parlait —, vous n’allez pas conspuer Bach, j’imagine ?

— Conspuer ? Maman, vous avez des mots…

— Mais c’est toi qui me les apprends, mon enfant.

— Bach, notre Saint-Père le Bach…

— Oh, les Lettres de l’ouvreuse ! soupira M. Vignon.

— Je l’admire.

Et elle fredonna les premières notes d’un divertissement fugué.

— C’est l’Architecte.

— Je comprends mal, risqua Robert à sa voisine… sans doute parce que je ne suis pas de la maçonnerie.

— Cependant Wagner…

— Maman, je ne veux pas vous faire de la peine, mais, tenez, votre Wagner… Eh bien, c’est un viveur.

Mme Vignon en appela à son mari qui riait franchement.

— Comment ? vous laissez dire ?

— Eh, eh ! Jeanne-Marie, il y a du vrai dans cette boutade.

— Bien, papa, défendez votre fille.

— Tu sais te défendre seule et attaquer aussi. Mais je crois que Richard Wagner n’eût pas été fâché du mot. Je me le rappelle, le soir qu’il vint ici, comme je disais : il avait alors quarante-sept ans et me parlait de cet âge où après les hésitations, les amertumes de l’adolescence et les rêves, on découvre la vie, le plaisir, l’ambition, où l’on trouve satisfaction aux spectacles du monde.

— Il disait cela ?

— J’en étais certaine.

— Cependant il avait été un révolutionnaire ardent, contempteur de l’ordre social, ami de Bakounine.

— Wagner était un homme complet.

— Il avait l’âme collective des auteurs dramatiques.

— J’entends qu’il ne s’embarrassait pas des contradictions, et que, s’il rêva de bouleverser le monde…

— C’était pour se créer un public.

— Parfaitement. Cette révolution, il l’a faite.

— Et le monde est resté le même.

— Pourquoi diable ! voulez-vous que le monde change ?

— D’ailleurs, il y a la mode, ajouta Laure.

Robert n’essaya pas de riposter. Il était évident pour lui que la famille Vignon tenait à n’avoir sur la société que des aperçus de fenêtre et ne se préoccupait en aucune façon de l’évolution générale.

Ils avaient su s’isoler dans la mêlée ; loin de la foule ils s’étaient créé un petit monde de rêves et d’affections aux perspectives lointaines. Cette attitude à part dégageait une beauté philosophique qui n’échappait pas à Robert, un bon sens malicieux aussi.

Le vieil organiste n’était peut-être pas un musicien de génie — Robert se posait la question — mais à coup sûr un égoïste supérieur ; grâce à sa méthode, il pouvait en toute paix intérieure bénéficier de l’adoration de sa femme et de sa fille et de la curiosité qui s’attachait à son nom, exister noblement pour lui-même et pour elles, et négliger le tic-tac de l’horloge en travaillant à une œuvre que jamais la foule n’aurait à juger. Par ainsi, nul mécompte n’était à redouter. Cet homme était vraiment arrivé, il ne pouvait pas déchoir, il était libre.

Et Robert ne pouvait s’empêcher de l’envier.

Alors, par un retour sur soi-même, il souffrit de sa propre agitation, si vaine ; il douta de l’utilité de son héroïsme.

Pourquoi se sacrifier, fût-ce à une idée ?

Une pensée de faillite l’angoissa en suivant au salon le vieillard alerte pendant que Laure et sa mère levaient la table du dîner.

Il n’accorda après cela qu’une attention distraite aux coquetteries de M. Vignon allumant les appliques du piano, ouvrant des placards profonds, pleins de reliures sombres, feuilletant sur la console des manuscrits lourds comme des missels ; encore moins écouta-t-il les réflexions sur la musique où l’artiste se complaisait au lieu d’éveiller l’âme de la fée. Résigné à subir l’épreuve de la partition, il pensait à la fille du musicien ; il se disait que le vieil original était bien capable de sacrifier cette existence à ses idées, ruminait que plus ou moins les pères sont toujours saturniens :

Laure était l’innocente immolée à l’art despotique ; on lui laissait ignorer la vie, ses repos, ses pelouses.

Il sentait bien toute l’absurdité de la réaction qui le poussait, humilié dans sa foi, à chercher quand même et partout une victime à venger, mais ne voulait point s’avouer que ce fût là une faiblesse. Il plaignait Laure pour ne pas avoir à s’interroger lui-même, et s’attendrissait bêtement comme au spectacle d’une prise de voile.

Pendant cette mauvaise digestion sentimentale, M. Vignon furetait, bavardait :

— Richard Wagner, voyez-vous, s’est moins enquis de l’art que de l’art dramatique.

— Chantera-t-elle Mélusine ? pensait Robert, et la mère chantera-t-elle aussi ? et lui-même ? Oh, ce sera très allemand, tout à fait maître de chapelle.

— Vous aimez le théâtre ?

— Médiocrement.

— Pourquoi ?

— Au théâtre, je suis mal à l’aise, l’atmosphère m’y est déplaisante, j’y ai l’impression du vide ou de l’étouffement.

— C’est cela : des personnages discourent et s’enfièvrent, cependant vous n’êtes pas ému. C’est que la parole est insuffisante ; et quant à la gesticulation passionnée, si ridicule déjà dans la vie, passons ! Il importe donc que le fond d’un caractère nous retienne par une sorte de sympathie et nous entraîne par son rythme : c’est le rôle de la musique.

— Vous êtes musicien, monsieur Vignon.

Le vieillard exhibait ses manuscrits : trois symphonies, des quatuors, deux messes, un oratorio, Le Calvaire, et la partition compacte de Mélusine, aux arabesques d’instruments sur un format long à l’italienne. Il les faisait valoir, tel un bizarre et sautillant marchand juif vantant ses orfèvreries. Robert devait soupeser les cahiers massifs, constater les dessins d’orchestre, apprécier le caractère des mouvements et des groupes d’accords chiffrés d’encres différentes ; des thèmes étaient fredonnés, des harmonies plaquées nerveusement au piano ; des puretés de lignes et un impressionnisme inouï de taches vibrantes se dégageaient de cette paperasse.

— Mon œuvre n’est pas colossal, mais le grain en est serré. J’ai travaillé comme un égoïste, je n’ai rien su de ce qui se passait autour de moi ; je suis trop sensible, vous comprenez…

Il s’arrêta et regarda Robert qui lui souriait avec complaisance. Il avouait donc ?

— Savez-vous que ma fille court le cachet ? mais oui, c’est une petite pianiste ; elle rapporte à la maison ; sa meilleure élève est une cocotte de la rue de Moscou qui se flatte d’entrer aux Bouffes : trois heures de solfège par semaine. On veut ici du confortable, vous entendez, et ce n’est pas avec mes deux cents francs qu’on pourrait y arriver. Moi, je n’ai pas pris d’élèves ; je n’ai pas le temps. J’ai encore une autre fille, mais n’en parlons pas ; celle-là a mal tourné ; elle a donné dans le mariage ; elle épousa un brave ouvrier… Elle avait aussi des idées sur la noblesse du travail, des idées à la George Sand…

Du dos de la main il lissait la couverture de Mélusine épigraphiée de Jean d’Arras.

— Ah, si je voulais monnayer mon effigie…

Il ricanait, comme au café, devenait inquiétant.

— Nous aurions un salon, un vrai, et des réceptions ; ma femme prendrait un jour ; vous verriez comme elle se tiendrait ; et ma fille ! Des journaux publieraient aussi mon portrait, et M. Mariani m’enverrait du vin de coca. En laissant pousser mes cheveux j’aurais du caractère. Qui sait ? il y a peut-être des Américaines qui feraient le voyage pour m’approcher. Nous donnerions des dîners. Vous en seriez, Robert, et tous vos amis, la jeune littérature et la vieille chronique : on y verrait des princesses et des modèles, des socialistes et des banquiers ; ce serait très lancé ; on n’aurait pas besoin de me prêter des mots, j’en ferais ; j’aurais le succès de Rossini et son esprit… Ah, si j’étais un bon père de famille !

Ces ironies faciles ne prouvaient point le génie musical de M. Vignon, mais Robert y sentait une sincérité, et il se disait : « Voilà un avare d’une espèce rare. »

Le vieillard insista :

— Ces feuillets représentent une fortune — et la gloire. Hein ! c’est quelque chose, ça ? Eh bien, je les garde pour moi, ils ne sortiront pas d’ici, ils ne traîneront ni sur les comptoirs des éditeurs ni dans les secrétariats ; je continuerai à m’y regarder comme dans un miroir de treize sous, j’y rechercherai mes défauts et mes qualités, et non ceux de la foule. Si je me montrais au public, il me ferait ressembler à un singe.

Il s’arrêta, fixa Robert d’un œil pénétrant, presque malin, et reprit :

— Vous trouvez que ce n’est pas clair ? attendez : il faut plaire. Vous pensez que j’ai tort de faire souffrir ma femme et ma fille… Et qui vous dit qu’elles souffrent ? Laure a été demandée trois fois en mariage — des partis sortables. Elle a refusé, elle a préféré rester avec moi ; nous vivons en parfaite communion d’idées. D’ailleurs Mme Vignon espère toujours que je me laisserai toucher ou qu’on me jouera de force… Eh, eh ! des éditeurs, des directeurs et des chanteurs — que de chanteurs !  — sont venus déjà frapper à ma porte : « Quand nous donnerez-vous cette Mélusine dont on parle tant ? » — car on en parle un peu…

— Et qu’avez-vous répondu ?

— Je leur ai tapé sur l’épaule. Ils me croient toqué, les pauvres ! Non, monsieur, je suis heureux et n’irai point compliquer ma vie en me mettant entre les pattes de ces gens-là, qui me tortureraient et me tueraient, comme ils en ont tué d’autres.

Robert était blessé par tant d’orgueil et de naïveté. Ainsi ce bonhomme nerveux se croyait d’une essence supérieure et refusait de se mirer dans l’humanité. Mais en même temps il se vit lui-même et n’osa pas condamner M. Vignon, car il se disait : Ai-je passé parmi la foule simple et concilié à l’existence totale ?

Plus timide, doux, hésitant le vieillard laissa tomber :

— Et puis il y a les débuts…

Il se démasquait, montrait sa face éternelle.

— Il me serait pénible de débuter à soixante ans. Je n’ai pu achever ma Mélusine plus tôt — c’est une fille de ma maturité —, je n’ai pas pu. Maintenant j’ai besoin de croire jusqu’au bout ; celle-là non plus ne se mariera pas avec le public — un parti superbe pourtant ! Je la garde ; on la mettra sous ma tête dans la boîte de sapin. Robert protesta :

— Ce n’est pas sérieux, monsieur Vignon.

— Autrefois les chefs se faisaient enterrer avec leurs joyaux et leurs armes ; on immolait aussi leur cheval de guerre ; moi, je partirai avec ma musique, avec ma folie, avec mon dada. Ah, ah !

— Bon, je vois que vous plaisantez !

— Non, je trouve dans cette idée une singulière jouissance. Comment ne comprenez-vous pas cela ? Quelque chose de précieux disparaîtra du monde avec moi.

— Oui, oui, je comprends bien, murmura Robert, c’est le sentiment barbare de la propriété.

Et il pensa : on immolait aussi les femmes et les esclaves du chef.

— En tout cas, dit-il en manière de plaisanterie, vous êtes le guerrier qui refuse le combat.

Résigné et précis, M. Vignon répondit :

— Le mot ne convient pas ; je refuse les honneurs, le triomphe, ses papiers laurés et son amertume ; j’ignore le monde, « leur monde », il m’ignorera ; nous pouvons nous passer l’un de l’autre ; il y a des hommes, c’est la majorité, dont je ne me soucie pas ; en m’isolant, je les combats, je me refuse à eux, je ne veux pas leur prêter mon cœur pour y planter des épingles ; vous ne pouvez pas dire que je n’aurai pas vécu ; j’aurai vécu les émotions de mon art, les émotions de haute lutte de la conception, et j’aurai méprisé la gloire. Ma femme dit que c’est un mauvais calcul, mais elle ne sait de mathématiques que son livre de ménage. D’ailleurs, si vous, si d’autres qui m’aurez connu — je ne suis pas un sauvage !  — vous dites un jour : « Ah, le père Vignon, c’était quelqu’un ! » cela vaudra bien une « bonne presse ».

Le vieillard parlait toujours : on sentait son besoin de vivre, d’émouvoir et d’être ému ; sa longue continence cérébrale s’épanchait en une débauche d’images et de paroles.

— Et pourquoi vous dis-je tout cela ?

De nouveau il regardait Robert comme pour l’éprouver, le scruter, pour savoir s’il était capable de le comprendre. Et il ajouta avec une ironie charmante :

— Parce qu’à soixante ans il est temps de s’affirmer.


Mme Vignon et sa fille, silencieuses, vinrent s’asseoir près du piano.

— Vous connaissez la légende de Mélusine ?

— Ne pourriez-vous me la rappeler ?

En quelques traits, M. Vignon exposa la fable ancienne.

— Mais ce n’est point cela, ajouta-t-il. J’ai fait de Mélusine notre sœur quotidienne. La femme n’est pas tout amour ; sous la serve persiste une créature fière, fille de l’élément humide ; il y a dans la pudeur un sentiment plus noble que la coquetterie — comprenez-vous ? un sentiment premier de défense : la femme veut échapper à nos investigations, elle n’est point toute passive…

— Vous connaissez La Dame de la mer ?

— Le drame d’Ibsen ? Oui, c’est une Mélusine déchue, apprivoisée et capricieuse, une sirène mourante, dit le poète. Ce caractère est éternel. À mon tour, je l’ai cherché dans une dame du lac point ténébreuse, forte d’avoir conservé la virginité de son vouloir jusque dans l’amour.


Il se mit au piano. L’égrènement des accords frais et cristallins emplissait le salon du mystère des eaux, ouvrait en décor des horizons bocagers et de roseaux frémissants. Robert, aux coussins du divan, se laissait bercer, voguait nonchalamment sous la grand-voile d’harmonie : la brise fraîchissait et la cadence des rames s’égouttait en frissons hyalins.

Laure chanta : sa voix prenante accusait le relief du rôle ; d’une main jolie elle tournait les pages de la partition ; appuyée au dossier de la chaise du musicien, alanguie ou dressée, elle fleurissait, plante à la souple tige, dans l’atmosphère musicale ; la caresse des accords jouait sur son front ; ses attitudes et les inflexions de sa voix ajoutaient une autre eurythmie à la puissance enveloppante de la symphonie. Quand s’abaissaient les cils d’ambre de la chanteuse, Robert sentait comme une fluidité d’ondes tièdes, qui passait sur lui et noyait son cœur.

Ce sentiment nouveau, insoupçonné, où il entrait du respect, du désir et de la crainte, n’avait rien de commun avec la camaraderie sensuelle qui jusqu’alors l’avait porté insouciant vers des amies.


Robert, sur le minuit, prit congé de la famille Vignon, en promettant de revenir le lendemain pour l’audition du deuxième acte.

Il se retrouva seul sur le boulevard comme au sortir d’une débauche, éveillé à l’idéal, ivre de sensations et d’inconnu. Il s’efforçait à se dominer, à se railler, à marcher droit vers l’ancien but, mais il avait perdu sa confiance intime et son calme ; un malaise d’enthousiasme accélérait les battements de son sang ; et, machinalement, vague et somnambule, il alla sonner chez Meyrargues pour y retrouver ses habitudes, sa manière de voir et l’équilibre de son âme ébranlée.