Aventures au Matto Grosso/08

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René Julliard (p. 225-244).


CHAPITRE VIII


QUARANTE degrés à l’ombre. Torse nu, affalé, inerte sur le plancher de la barque qui se laisse aller au fil du courant, tous les quarts d’heure je bois de grandes calebasses de l’eau tiède et fade de la rivière.

Mon estomac est une éponge, la sueur coule avec entrain et les moustiques s’y empêtrent, mordant avec voracité comme à leur habitude, créant par leurs attaques incessantes une sorte de folie rageuse qui pourrait amener à de regrettables extrémités, car cette infâme petite bestiole stupide est la chose la plus immonde, la plus odieuse, la plus empoisonnante, en un mot la plus emmerdante qu’il soit au monde ; elle harcèle, elle pique, elle se fourre partout et principalement dans le nez, les yeux, la bouche, les oreilles, de manière à aveugler, étourdir, provoquant de retentissants éternuements, se précipitant dans la bouche ouverte une seconde afin d’aspirer une bouffée d’air frais, chatouillant l’œsophage, provoquant la nausée, et enfin piquant partout à même la chair ou au travers de la chemise, allant aussi se nicher dans les chaussettes, dans les bottes, partout, boursouflant l’épiderme entier de cloques et de boutons rouges qui, sans plus attendre, suppurent à vue d’œil, grattent, cuisent…

A la fin, je n’en peux plus, je voudrais dormir ; las, je ne peux que somnoler, doucement abruti par les grandes claques qu’à chaque instant, exaspéré, je me distribue généreusement, sans arriver d’ailleurs à tuer une seule de ces bêtes fauves et sanguinaires.

Sur le tard de l’après-midi, je perçois le bruit de la coque frottant le sable d’une crique peu profonde. L’accostage est rendu difficile par les bois morts qui traînent un peu partout, en encombrant les abords de la berge. Nous taillons rapidement une piste étroite mais suffisante pour nous ouvrir un passage jusqu’à une sorte de clairière immense qui creuse la forêt.

Il n’y a plus de moustiques maintenant.

Je respire.

Pas longtemps. Il y a des mouches. Par milliers.

Sur la figure, les claques reprennent. On les écrase par gros paquets verdâtres et sanguinolents.

Il y a partout des lianes très grosses et vrillées qui pendent et forment une vaste toile d’araignée.

J’essaie de m’accrocher à l’une d’entre elles. Elle cède sous mon poids et je me retrouve par terre, écrasé sous une masse d’humus et de bois mort, soudain rendu sceptique quant aux exploits de Tarzan qui captiva mon enfance.

Caisses et sacs sont rapidement déchargés sur la berge, puis entassés au centre de la clairière. Les hamacs sont tendus, les moustiquaires semblent planer dans la masse sombre de la forêt. D’un seul coup, c’est la nuit. Alors, un feu rassemble les hommes qui mastiquent en silence quelques poignées de farine de manioc et une lamelle de viande sèche.

Un tour de garde est établi. Nous sommes en territoire interdit, chez les Indiens Chavantes. Ce soir, nos pensées sont pleines du souvenir des disparus. Fawcett, Fusoni, Pimentel…

Quelques arbres portent encore la trace de coups de « machete » qui taillèrent la piste que nous prendrons demain.

Ce lieu est le seul qui permette d’accéder au territoire interdit. Toutes les expéditions s’y aventurant passent par ici. Aucune pour l’instant n’est venue pour rembarquer. De quoi seront nos lendemains ?

La nuit passe vite. Il est assez difficile de trouver le sommeil et une certaine nervosité se manifeste chez les hommes.

Le matin est d’abord frais, puis tiède. Maintenant, on crève de chaleur. Les chevaux partis de Sao Domingo depuis trente jours, doivent arriver dans la matinée. Nous sommes exacts au rendez-vous fixé par Meirelles. Les chevaux aussi qui viennent d’arriver de l’autre côté de la rivière. Les hommes qui les accompagnent nous adressent des signes d’amitié. Il est bon de se retrouver. De toute manière, voilà du renfort, peut-être des nouvelles.

Conduits par les caboclos qui les encouragent de la voix et de la cravache, escortés par une pirogue dans laquelle deux hommes armés ont pris place pour assurer la protection du groupe, nos montures s’engagent dans l’eau et commencent à traverser la rivière. Le courant est dur. Les naseaux crachotants, leur tête émergeant seule, les chevaux, un instant groupés, commencent à dériver. On redoute un instant l’attaque d’un banc de poissons-tigres ou de quelque saurien.

Il ne se passe rien. Les chevaux luttent bravement et prennent enfin pied sur la berge en s’ébrouant, puis ils viennent nous rejoindre dans la clairière. Nous sommes maintenant au grand complet, prêts au départ. Il n’y a pas de nouvelles. Je suis déçu. Ma foi, tant pis. Les chevaux sont vite harnachés, un dernier coup d’œil à la rivière et nous prenons la piste taillée au fur et à mesure de notre avance. Clairon, retrouvé et peu rancunier, est merveilleusement docile. Il fait même des grâces et cara­cole comme à la parade.

Partis à six heures trente de la clairière du Rio das Mortes, nous arrivons à deux heures de l’après-midi à un point d’eau cerné de palmiers et appelé « buritisal ». L’eau croupissante et sale grouille de vermine larvaire et de minuscules poissons translucides avec des yeux énormes. Cette oasis est le domaine exclusif des serpents de marécages, minuscules et terriblement venimeux, que l’on appelle « cobra coral ». De gros lézards à la crête den­telée jettent leur langue fourchue à tout venant pour happer les myriades de moucherons qui planent sur le marécage hérissé de bambous.

Nous repartons après nous être restaurés frugalement suivant une habitude qui nous est chère. La région que nous allons parcourir est semblable à un désert avec des touffes d’herbes jaunes et des cailloux coupants qui servent de refuge à des araignées-crabes. Quelques scorpions aussi. Peu. Le soleil est torride, le canon des carabines brûlant. Nous courons après l’ombre de rares arbustes qui hétissent de ci, de là, la platitude chauffée à blanc du désert du Roncador.

Quelques hommes partis à pied en éclaireurs allument de grands feux, pour signaler aux Indiens notre présence dans leur territoire et leur montrer que, ne nous cachant pas, nous venons en amis. Le temps se couvre, la température soudain fraichit. Il pleut. Après avoir couvert le matériel de nos ponchos, nous nous étendons nus sur la rocaille, les bras en croix, pour mieux délasser le corps fatigué par la rude chevauchée et mieux s’offrir, les yeux clos, à la pluie bienfaisante et drue.

Pas un bruit. Peu de moustiques. Deux hommes partis à la chasse reviennent bredouilles et nous devons nous contenter, pour ne pas changer, de l’exécrable menu composé de farine et de viande boucanée.

Nous repartons pour arriver le soir à un marécage bruissant de milliers de bambous épineux. A l’heure brève du crépuscule, le ciel se découvre. et les cocotiers découpent leur élancement chevelu sur l’arrière-plan féerique de l’incendie du soleil couchant qui ensanglante le marécage dans lequel les chevaux plongés jusqu’au poitrail paissent les jeunes pousses.

Parfois, un oiseau égaré passe comme une flèche avec un cri strident. Très rouge dans la demi-obscurité, presque violacé, cependant étonnamment clair, notre feu de bivouac attisé par Pablo réchauffe les corps engourdis par la fraîcheur soudaine.

Puis c’est la nuit. D’un seul coup, le soleil plonge et laisse traîner sur le « serrado » une obscurité totale. Alors, très loin, un immense incendie flambe. Peut-être est-ce une réponse à nos signaux de reconnaissance ?

Peut-être sont-ce les Indiens de quelque village en fête qui célèbrent la saison prochaine des récoltes ?

Peut-être enfin est-ce la grande réunion des tribus préludant à l’attaque des étrangers envahissant le territoire tabou ? La nuit passe vite. Notre deuxième nuit. Nous commençons à les compter.

Après avoir bu un quart de café amer, nous repartons pour une longue course. Nous avons eu quelque peine à rassembler les chevaux qui semblaient apprécier la liberté des larges espaces sans entraves ni poids sur l’échine.

Pour gagner du temps et éviter de suivre la piste indienne que nous venons de découvrir et qui pourrait fort bien conduire à un guet-apens, Meirelles décide de couper par la pleine forêt.

Quelques hommes descendent de cheval et fraient une piste dans les herbes géantes, les lianes et les arbustes noircis par les incendies fréquents en saison sèche. Les branches nous fouettent et strient nos chemises de noir. Le soleil nous enveloppe d’une chape ardente, cependant que nous chevauchons encore quatre ou cinq heures, au pas, accroupis sur nos selles pour éviter le couperet des branches basses et lorsque enfin nous sortons de là pour suivre le cours d’un rio à sec, nous sommes perdus.

Un peu au hasard, nous contournons des ravins profonds, scrutant avec anxiété les fourrés, car, à chaque instant maintenant, les Chavantes peuvent se manifester. Nous faisons halte.

— Regardez, dit Meirelles.

Sa voix est étranglée par l’émotion de sa découverte. Penchés un peu plus sur nos selles, nous regardons sans un mot.

Sur le sol, une caisse de bois pourri, déchiquetée, avec des lettres d’imprimerie illisibles.

Un cheval, ou plutôt son squelette, le crâne fracassé, les vertèbres éparses et brisées.

Encore des caisses, des vestiges de campement gisant un peu partout.

Un crâne humain.

Deux…

Nous venons de découvrir les restes de l’expédition Pimentel Barbosa, massacrée en 1941, et dont on ignorait jusqu’alors le sort malheureux.

Huit hommes massacrés.

Nous descendons de cheval. Nous avançons lentement, découvrant à chaque pas quelque chose rappelant les expéditionnaires malchanceux.

Une boîte de conserve rouillée et crevée d’une lance à la pointe de corne. Un prospectus déchiré, vantant la qualité des munitions X… Des lambeaux d’étoffe. Un morceau de journal absolument déchiqueté, un bout de bois taillé au couteau, puis, un peu plus loin, ce qui fut le camp de Pimentel Barbosa.

Une sorte de maquis éclairci cernant une clairière taillée au sabre, avec un ruisselet bordé d’une végétation luxuriante. Une cabane écroulée et noircie. Une circonférence de terre battue sur laquelle traînent des morceaux de cuir rongés et les accus d’un poste de radio portatif.

Toute proche maintenant la fameuse chaine du Roncador se dresse comme une barrière.

Nous sommes au cœur du territoire interdit, au lieu du campement établi par Pimentel Barbosa.

Cet homme avait une devise : morer si necessario for matar… nunca.

« Mourir s’il le faut. Tuer jamais. »

C’était un apôtre de la colonisation. Il a dû mourir sans se défendre. Voulant espérer jusqu’au dernier instant.

Il est mort sans lutter, afin que les expéditions suivantes n’aient pas à faire face à des tribus désireuses de venger la mort de quelques-uns des leurs. De toute manière, l’issue de la lutte qu’il aurait pu livrer était sans espoir. Pour lui comme pour ses compagnons.

Mourir en luttant est un jeu. Se faire tuer est un apostolat. Pimentel Barbosa était un homme. Quel cran !

Nous installons notre camp d’hommes vivants à deux cents mètres de la clairière tragique baptisée « local del sacrificio ». Des ombrages pleins de moustiques et de poésie sous lesquels coule un rio pas très large, assez profond, étirant des eaux troubles que quelques troncs couchés divisent en bassins reliés les uns aux autres par de minuscules cascades.

Les chevaux paissent en liberté. Nous graissons nos armes, installons les hamacs très rapprochés les uns des autres. Une certaine nervosité règne. Personne n’a faim. Bientôt, d’ailleurs, il faudra pourvoir à notre approvisionnement, car les vivres se font rares. Nous avons dû en jeter une bonne partie qui était pourrissante.

Le pis est le silence qui règne ici. La quasi-certitude que nous sommes épiés.

Je n’ai pas peur. Je ne peux plus avoir peur. Je suis seulement surexcité. Étrangement surexcité. C’est une frousse déguisée, mon cœur bat la chamade.

Tremble, carcasse !…

Je voudrais faire parler les arbres, la terre, le ciel, les herbes.

Vous tous qui avez vu, les vestiges qui traînent ne sont pas encore assez éloquents.

Je pense que les derniers instants de Pimentel ont été vus par le peuple innombrable et minuscule de la jungle.

Son dernier regard s’est peut-être porté vers cet arbre foudroyé un jour d’orage et qui brandit sa silhouette de cauchemar vers un ciel très pur.

Sur les lieux du massacre, nous avons trouvé quelques matraques indiennes de bois de fer. Celles qui ont servi à tuer nos amis. C’est une coutume indienne qui veut que l’instrument, ayant servi à donner la mort, soit déposé près du cadavre, afin que les amis du mort se souviennent que s’ils désirent encore la guerre, d’autres matraques de bois de fer seront à leur disposition…

Les arêtes de cette matraque sont vives. Je les caresse d’un doigt timide. Instinctivement, je frotte mon crâne. Allons, il faut dormir.

Un grand feu brille, des sentinelles sont postées aux environs du camp. Impossible de dormir, évidemment. On n’y pense même pas. A peine cherche-t-on à reposer le corps des fatigues de notre randonnée. L’esprit, lui, trotte encore.

Chaque bruit paraît suspect. Nous sommes allongés dans nos hamacs, les armes à portée de la main. Tous les quarts d’heure, on s’interpelle :

— Tout va bien de ton côté ?

— Oui… et toi ?

— Aussi.

Quelques « cigarras » mènent grand vacarme. Les crapauds-buffles aussi.

— Tu as peur ?

— Un peu…

— Moi aussi…

Les moustiques bourdonnent ; personne ne pense plus à installer les moustiquaires. Les serpents d’eau, à leur tour, font un vacarme épouvantable, chassant dans les vasques les agoutis craintifs. Les heures s’écoulent avec lenteur, comme pour nous permettre de mieux analyser nos impressions. Un radioreportage, j’en suis sûr serait hallucinant.

J’essaie de noter tout ça sur mon carnet de route. C’est difficile. Le froid de l’aube me surprend. Je ferme un œil. À regret. L’autre… Je dors. Les sens en alerte.

Soudain, un grand cri. Un hurlement de terreur aux sonorités énormes.

En même temps que les autres, je saute du hamac. Je me précipite vers le corps qui s’est effondré dans l’humus.

— Là… là… bégaye l’homme.

Il tient à deux mains sa tête. Du sang coule entre ses doigts. Pendant que les hommes se bousculent, organisent la défense et s’acroupissent derrière les grosses selles de cuir, le doigt sur la gâchette de la Winchester, Meirelles fait parler le caboclo qui, à moitié assommé, gémit…

— Je suis blessé à la tête, dit-il.

— Comment ?

— Une flèche sans doute… J’étais couché dans mon hamac et soudain j’ai senti un grand choc…

On regarde. Une grosse branche épineuse gît au creux de l’étoffe. Là où reposait la tête de l’homme.

Un grand éclat de rire nous délivre de l’anxiété. Les hommes se retournent, croyant à une crise de folie. On leur explique, ils rient à leur tour à grands éclats, se moquant du blessé qui, penaud, cherche à éviter les quolibets.

— Un singe, un singe lui a lancé une branche sur la tête pour le punir d’être aussi laid et il a cru que c’était une flèche… Ouhouhouhouh, le froussard !…

Maintenant on rit franchement de la méprise du pauvre garçon et tout à fait réveillé, on se prépare à partir à la clairière du sacrifice après nous être remis de ces émotions en avalant une bonne dose d’alcool de 90° (celui des pansements).

Nous partons, laissant le bivouac à la garde de quatre caboclos. Nous sommes armés de revolvers cachés sous les pans flottants de nos chemises et nos bras sont chargés de machetes et de colliers chatoyants. Nous déposons ces cadeaux dans la clairière à l’intention des Chavantes qui, nous sommes sûrs, rôdent alentour. Retour au camp en file indienne. Nous fumons pipe sur pipe. Personne ne parle, la forêt est silencieuse. Ça fait macabre. Tout à fait de circonstance.

Quatre heures… Notre caravane retourne à la clairière du massacre. Les cadeaux ont disparu. Sur le sable, à côté des empreintes de nos bottes et des pieds nus des porteurs, on aperçoit d’autres empreintes de pieds avec les doigts palmés caractéristiques des Indiens.

— Ils sont là, dit Meirelles. Essayons de les faire venir s’expliquer avec nous.

— Comment, puisque personne ne connait leur dialecte ?

— Par gestes…

Nous appelons, tenant à bout de bras des colliers qui brillent au soleil. Nous appellons encore à grand cris, tournés vers les taillis où doivent se cacher les Indiens méfiants.

— Chavantes… Ohohoh Chavantes…

Rien ne répond. Rien ne bouge. Nous laissons les cadeaux et reprenons le chemin du bivouac. Prudemment, la main prête à saisir les colts.

Six heures… même manège. Les cadeaux ont encore disparu. Les empreintes sont encore plus nombreuses. Nous évaluons les Indiens à deux cents guerriers environ. En même temps que les cadeaux habituels, nous déposons quelques photographies représentant des hommes blancs et des Indiens des tribus voisines.

Nouvelle nuit. Aucun incident à signaler. La fatigue nous gagne. Nous dormons. Mal, il est vrai.

Nouvelle aube. Un des guetteurs perché à califourchon sur les branches les plus hautes d’un arbre nous alarme sérieusement :

— Je les vois, annonce-t-il.

Aussitôt il les dénombre.

— Vingt.

Ce doit être un groupe de surveillance. Nous les apercevons aussi qui se glissent de fourrés en fourrés, armés d’arcs et de flèches, dans une manœuvre d’encerclement que ne désavouerait pas un grand militaire.

Voulant frapper les Indiens par notre indifférence à l’égard de leurs manœuvres offensives, nous organisons une nouvelle caravane, pour déposer des cadeaux dans la clairière.

La clairière est déserte, les objets laissés la veille ont disparu. Seules les photos ont été laissées pour compte.

— Laissons encore quelques colliers et changeons d’endroit, propose Meirelles.

Nous chargeons les chevaux et, abandonnant le camp, obliquons franchement vers l’ouest, vers la Serra du Roncador.

C’est la pampa, morne, hérissée d’arbres qui semblent artificiels tant ils sont noirs et décharnés. De rares oiseaux volettent éperdument. Un orage gronde, le ciel est bas, mais la chaleur n’en demeure pas moins insupportable.

— Il faut réussir, grommelle Meirelles. Dirigeons-nous vers leur village et voyons leur réaction.

Nous avançons lentement, les chevaux se suivant naseaux dans croupes.

— Cuidado os pelados, lance Manoel qui se replie vers Meirelles.

Je me retourne à temps pour voir une flèche se ficher à dix centimètres de la patte arrière de mon cheval, puis une autre qui tombe tout près de Guadino lequel, le visage cendré, s’écrie :

— C’est l’attaque, pour Dieu, fuyons ou nous sommes perdus…

Nos chevaux refluent en désordre vers l’avant, mais une volée de flèches nous coupe toute velléité d’insister. Un cheval blessé s’emballe.

Je cherche vainement d’où viennent ces flèches. Je ne vois rien.

Uu grand corps brun se glisse à cent mètres de là, entre deux fourrés, pour disparaître aussitôt. Mon cœur bat.

Meirelles avance seul. Il appelle et agite des colliers, des machetes qui brillent :

— Chavantes… ohohohohoh Chavantes…

Il hurle dans un dialecte indien des mots de bienvenue et de paix. Alfredo dégringole de cheval, tué net d’une flèche en plein cou. Le cheval blessé, qui était un animal de bat chargé de vivres et de munitions, s’enfuit en hennissant et disparaît dans le serrado sans que personne ait pensé à s’en emparer.

Les minutes passent lentement, les secondes peut-être qui sont aussi longues que des minutes.

Nous évitons de regarder le corps d’Alfredo affalé sur la rocaille, déjà environné de grosses mouches vertes.

Il faut serrer fort la bride des chevaux. Rien ne se déclenche, c’est une guerre froide, avec seulement de brefs sifflements lorsqu’une flèche vient se ficher au milieu de la piste. Nous pensons être tombés sur un groupe de protection qui se prépare à nous entretenir en état d’alerte jusqu’à l’arrivée des renforts. Très loin dans la pampa, des fumées montent, d’autres encore à la crête de la Serra du Roncador.

On en vient presque à souhaiter l’attaque, à désirer la bagarre. Maintenant, oubliant la devise du Service de Protection aux Indiens, nous sommes prêts à vendre chèrement notre peau et venger d’un seul coup les expéditions massacrées, et tous les « fazeinderos » et tous les chercheurs de diamants assassinés sur le sable des rivières bordant le territoire interdit.

Cependant… Insister, attendre, serait folie. La lutte ne saurait être à notre avantage. Meirelles ne veut pas lutter, car il conserve l’espoir d’une entente cordiale avec les Indiens, il veut la pacification et non pas la violence, la contrainte.

Nous reviendrons un jour.

Nous lâchons la bride des chevaux et rebroussant chemin, commençons la grande fuite à la recherche d’une piste que, dans notre précipitation, nous ne retrouvons plus, cheminant le dos voûté, meurtris par les selles de gros cuir, accablés par la fatigue et vidés par une dysenterie carabinée héritée lors de la découverte du trou d’eau.

Nous galopons jusqu’à la nuit afin de dérouter les éventuelles poursuites de la part des Indiens.

Le soir, nous reposons en silence à même la terre, enveloppés dans nos ponchos. Nous n’avons pas allumé de feu. Il fait froid. Meirelles grelotte, terrassé par un accès de paludisme. Chaque bruit nous fait sursauter, la tension nerveuse est lancinante, personne n’ose s’écarter du camp, les chevaux, les pattes entravées, broutent les pousses dures.

L’aube est splendide. Des brumes vite dissipées apportent une senteur printanière, la pampa s’étendant à perte de vue est impressionnante.

Départ. Nous avons quelque peine à nous mettre en selle. La longue colonne s’étire davantage au fur et à mesure que le soleil montant éclate dans l’azur resplendissant comme une boule de feu.

A chaque instant, il faut s’arrêter pour satisfaire à de légitimes et pressants besoins. A la fin, ce sont des loques sans force et sans courage qui vont au pas lent de leur monture, écroulées sur des selles dégoûtantes et fétides.

Nous ne pouvons plus descendre de cheval. Parce qu’on a peur de ne plus pouvoir se remettre en selle.

Qu’importe ? Qui est là pour critiquer ? Qui peut nous juger ? A-t-on seulement le droit de juger pareille chose ? Où sommes-nous, qu’attendons-nous ? Une grande fatalité s’empare de moi. Je me moque de ce qui peut arriver maintenant, je suis crevé.

Maniant le sabre d’abatis comme des automates, les hommes ouvrent une piste, une autre encore, dans l’inextricable végétation qui depuis trois jours nous fait tourner en rond. Ils précèdent la colonne qui avance péniblement. Les chevaux qui butent dans les racines, s’empêtrent dans les lianes, s’enlisent dans les mares. Pauvre Clairon !

Hommes et bêtes sont trempés de sueur, et cherchent vainement leur route, la vraie, celle qui nous ramènera sur les bords du Rio das Mortes.

— Courage, Français, murmure Meirelles.

Nos bidons sont vides, la soif, impérative, ardente, menace de limiter nos efforts. Les chevaux renâclent et bavent. Tout à l’heure, il y avait des marécages, maintenant il y a de la rocaille.

La pluie qui d’ordinaire coupe nos après-midi n’est plus à espérer, car les morceaux de ciel que nous devinons au travers des feuillages, d’un bleu étincelant, présagent au contraire une sécheresse atroce.

Le soleil tape dur. Indifférent, on le sent peser sur la nuque comme une barre brûlante…

Nous allons comme des ombres, le corps dans une perpétuelle sueur avec une envie irraisonnée de boire. Je me sens dessécher, un peu comme une plante. L’air est malsain.

Les chevaux tiendront encore un jour ou deux, et après ?

Nous faisons une pause. Les hommes s’égaillent dans la nature à la recherche de flaques ou d’« arroyos ». Ils ne s’éloignent pas trop, cependant, car, à chaque instant, ils croient voir des silhouettes dans les taillis et se retournent au moindre bruit, la main prête à saisir le colt.

Je suis presque inconscient et je pense à des choses de chez nous. Comme j’aimerais à cet instant précis avoir à mes côtés un bon copain, n’importe lequel, pourvu qu’il parle français, que nous puissions échanger des souvenirs dans notre langue à nous.

Non… que des faces jaunes, barbues, indifférentes, des gens qui parlent pour eux-mêmes dans une langue odieuse…

Alors je crie « merde » parce que je n’en peux plus et que ça me soulage. C’est bête, mais ça vous prend d’un seul coup… excusez-moi.

Les hommes sont revenus, l’œil morne, ils sont assis en rond et mâchonnent des herbes. Les chevaux n’ont même pas la force de brouter.

J’essaie de ratiociner. Rien à faire ; une sorte d’épouvante s’empare de moi d’un seul coup et je pense que ma peau est précieuse et puis je ne veux pas mourir dans un endroit pareil.

Manoel écrase de son talon nu un minuscule serpent corail[1] tout rouge avec des anneaux noirs, bouté hors de sa retraite par la sécheresse.

La forêt bruissante de feuilles est en émoi. Je l’entends se plaindre. C’est la grande sécheresse et la forêt hurle sa soif, comme nous hurlons la nôtre. Quarante-huit degrés à l’ombre.

Je me laisse aller à des souvenirs : première communion du cousin, baptême de la nièce… je pense aux verres perdus, je revois les bistros du Quartier Latin, les garçons à nœud papillon et les demis de bière moussant par-dessus les verres. Je chiale et je suce mes larmes, c’est drôle parce que je n’ai pas envie de pleurer.

Le reste se passe très vite. Pablo revient vers nous, il a la figure d’un homme qui vient de boire. Ses joues brillent…

— Agua, dit-il.

C’est un trou qu’il a creusé au poignard dans la terre sèche. Un trou dont le fond est bourré d’une mélasse blanche, humide avec un peu d’eau trouble qui surnage comme sur une flaque d’huile. J’en remplis mes mains, mon mouchoir et le presse comme un citron. Mon estomac répugne au breuvage et des nausées me tordent, mais je bois tout de même. Au diable la stérilisation et tous les bons conseils, je tète à mon mouchoir plein d’une boue saignante avec délice.

C’est fade. On agrandit encore le trou… on découvre une flaque plus large. Meirelles crie au miracle :

— On a de la chance, dit-il, dans des cas pareils, le trou d’eau est problématique. Tout ce que l’on peut souhaiter, c’est d’avoir encore une balle dans le barillet du colt pour couper court aux souffrances.

Les chevaux viennent à leur tour, hennissant, ils lappent la boue, la creusent, élargissent le trou de leurs sabots et de leurs dents. Leurs yeux reflètent un bonheur humain et Clairon a des larmes qui perlent au bord de ses paupières desséchées. Les chevaux reprennent à vue d’œil.

En même temps que le trou, nous retrouvons la piste. C’est heureux. Après une heure de cavalcade, comme un mirage, à l’orée de la forêt, là où commence la pampa et finit le désert, des palmiers, une oasis verdoyante, une floraison d’arbustes et de bambous vernissés d’un vert tendre, bien gorgés d’eau, pas comme ceux que nous avons laissés en forêt.

Au grand galop nous nous précipitons et c’est la bousculade pour partager une nappe miniature, car notre oasis se révèle trompeuse.

Le trou est profond de cinquante centimètres, large de deux à trois mètres, aux trois quarts sec. Il faut encore filtrer l’eau à travers le mouchoir, mais c’est de l’eau tout de même.

Les hamacs sont installés autour de trois arbres rabougris. Le feu flambe allègrement, les chevaux paissent une herbe plus tendre et nous délayons un peu de farine dans de l’eau avec quelques lanières de viande sèche. Pendant trois jours nous n’avons pas vu un seul animal. Seulement des insectes et des reptiles.

Après un repos de quelques heures, nous reprenons la chevauchée, droit vers la rivière qui déjà miroite devant nos yeux fatigués, au-dessus des frondaisons de la bande de forêt qui croit sur ses berges…

La barque est là, cachée sous les arceaux, nous retrouvons du café, du riz, du sucre…

C’est un festin. Un long sommeil nous saisit, bercés par les crapauds-buffles qui coassent avec ensemble comme le grincement d’une scie mécanique qui porterait à faux sur un tronc de bois très dur.

— Boas noite, rapaz… dit Meirelles.

— Boas noite…


F   I   N
  1. Serpent minute, très petit. Manoel l’écrase sans risque, car son pied corné est insensible aux crochets à venin du serpent trop faible.