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Aventures d'Hercule Hardi (Eugène Sue)

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Aventures d'Hercule Hardi (Eugène Sue)
Atar-Gull et autres récits (p. 1-44).


Le major Rudchop et le sergent Pipper.

CHAPITRE Ier.

Les lavandières.


Les environs de Flessingue, un des ports de mer les plus considérables des Pays-Bas, sont, au printemps, comme toutes les campagnes de Hollande, de la plus verdoyante fraîcheur.

Aucun accident de terrain ne vient rompre les lignes calmes et planes de ces sites monotones.

Au milieu d’immenses et grasses prairies encore à moitié inondées par les pluies d’hiver, s’élèvent çà et là quelques fermes construites en briques. Ailleurs, un moulin à vent peint en rouge, avec son toit couvert de plomb, se détache sur un horizon de plaines bleuâtres, chargées d’humides vapeurs, ou sur un ciel au nuages blancs et floconneux, rarement argentés par le soleil.

Vers le commencement de l’année 1772, aux portes de Flessingue, le hasard avait présidé à l’arrangement d’une scène à la fois grotesque et champêtre, digne du pinceau de Breughel, de Teniers ou de Wouvermans. Un petit ruisseau coulait au pied d’un tertre couvert d’une herbe si haute que trois magnifiques vaches blanches à taches brunes, qui la paissaient, s’y enfonçaient jusqu’au poitrail. Un bouquet de frênes et de blancs de Hollande d’une végétation riche, touffue, dessinait ses masses vertes et fraîches sur le seul coin d’azur qu’il y eût au ciel, presque entièrement couvert de grandes nuées grises aux contours lactés ; enfin, au loin, on voyait la mer, alors d’un bleu sombre et unie comme un miroir.

Vêtues de corsages de drap rouge et de jupes de bure brune, trois jeunes filles aux jambes et aux bras nus, agenouillées sur le bord du ruisseau, lavaient et savonnaient le linge que leur avaient confié les ménagères de Flessingue. Rubens eût admiré la carnation rose et blanche, les cheveux dorés de ces joyeuses et robustes lavandières qui accompagnaient leurs chansons du bruit mesuré du battoir.

À chaque pas des vaches dans les hautes herbes, les clochettes de cuivre qu’elles portaient au cou tintaient légèrement ; de temps à autre, au lieu de paître elles poussaient un vagissement plaintif en tournant la tête du côté de la ville avec une sorte d’inquiétude.

— Berthe est aujourd’hui en retard, ses vaches l’appellent, dit une des lavandières ; puis, regardant autour d’elle, elle ajouta :

— Tiens, où est donc Follette, sa génisse noire ?

— Est-ce que cette capricieuse petite bête peut rester avec les autres ? Est-ce qu’elle ne fait pas toujours la vagabonde ? Mais Berthe lui passe tout à celle-là, et elle lui met un beau collier de cuir rouge pour supporter sa clochette.

— Et moi, je sais bien pourquoi Berthe aime sa génisse Follette par-dessus toutes les autres, dit une seconde blanchisseuse.

Tous les battoirs restèrent suspendus, et une curieuse demanda :

— Pourquoi donc Follette est-elle la préférée de Berthe ?

— Parce qu’elle lui a été donnée toute petite par Keyser, le fils du fermier d’Ouates-Ryk, par Keyser, le hardi pilote !

— Voilà donc pourquoi Berthe nous a priées de garder ses vaches jusqu’à l’heure de la dînée ? Elle dit sans doute adieu à son amoureux Keyser, car on dit que le vaisseau le Westellingwerf doit bientôt partir de Flessingue.

— Pauvre fille ! reprit une des lavandières, elle sera bien triste au kermès prochain, car il n’y a rien de plus ennuyeux que d’aller à une fête sans son amoureux. Hélas ! personne pour vous faire danser.

— Personne pour vous donner un bouquet et des rubans, dit une coquette.

— Personne pour vous offrir une soupe à la bière chaude, du holyeff grillé et du vin d’Espagne aux épices, dit une gourmande.

À ce moment on entendit chanter dans le lointain, et Berthe la laitière parut bientôt.

C’était une jeune fille alerte, grande et forte, aux joues rebondies, à la bouche vermeille, aux yeux bleus, aux cheveux blonds à demi cachés sous un bavolet de velours noir ; sa jupe était rouge, son corsage brun ; elle portait sur son cou blanc et musculeux une espèce de joug de bois ; à chacune des extrémités recourbées de ce joug pendait un large seau de cuivre brillant comme de l’or.

— Berthe, Berthe, ta vache blanche t’a appelée deux fois, dit une des lavandières ; elle en voudra à Keyser de t’avoir ainsi retenue.

— Keyser ?… dit gaiement Berthe, toutefois en rougissant un peu, Keyser ne mérite pas les reproches de la vache blanche. À cette heure il sonde les passes du Weryfool, parce qu’on dit que les bancs de sable les ont engrévées. J’étais là sur la hauteur à regarder au loin sa chaloupe à voile qu’on aperçoit là-bas, là-bas… comme un point au milieu de la mer, près de l’anse de Tilbork. On dirait un maïfly avec ses ailes blanches et son corps noir qui se balance sur les vagues.

— Quand je te disais que tu étais avec Keyser, reprit en riant une des lavandières.

— Hélas ! mes sœurs, dit Berthe en soupirant, quand une fille est fiancée à un marin, il faut qu’elle se résigne à être souvent avec lui, comme j’étais tout à l’heure avec Keyser, c’est-à-dire par la pensée. Bien heureuse quand la tempête ne gronde pas en haute mer ; car la pauvre fille, quoiqu’à l’abri, ressent toute la tourmente au fond de son cœur, et ses lèvres sont bien froides et bien pâles pendant qu’elle prie la sainte Vierge pour le salut du vaisseau.

— C’est bien vrai, dit une des jeunes filles ; aussi j’ai choisi pour amoureux Wilhem le tisserand… il ne quitte sa navette que pour me donner le bras le dimanche… Dame ! il n’a pas comme maître Keyser une écharpe rouge, une veste galonnée et une brillante chaîne d’argent au cou… il ne me rapporte pas de beaux coquillages et de beaux mouchoirs des Indes… mais au moins je le vois tous les jours à la veillée, et la nuit, quand la tempête siffle sur la grève, je ne fais pas de mauvais rêves !…

— Tu as raison, Catherine, dit tristement Berthe, mieux vaut être le tisserand qui tisse tranquillement les voiles que le hardi marin qui les déroule au vent.

Puis, pour se distraire sans doute de ces pensées, Berthe demanda aux lavandières, en s’apercevant que sa génisse favorite avait disparu :

— Où est donc Follette ? Est-ce qu’il y a longtemps qu’elle s’en est allée ?

La laitière parlait encore, lorsqu’un homme sortit en courant de l’intérieur du bouquet de bois qui entourait le pré.

Cet homme fuyait avec tant de frayeur qu’il alla choir au milieu des lavandières.

D’abord épouvantées, celles-ci poussèrent des cris perçants ; puis, reconnaissant bientôt ce personnage, des rires fous succédèrent à la peur.

Berthe surtout, vermeille comme une cerise, ne se possédait pas, montrant Follette (car sa favorite, après avoir causé la terreur de l’homme dont on a parlé, arrivait gaiement sur ses traces.)

Montrant Follette, la laitière s’écria : — Sainte Vierge, monsieur Hercule, comment pouvez-vous avoir peur… d’une pareille bête ? Fi… fi… à votre âge, un officier !… Quelle honte ! Une génisse de huit mois à peine qui n’a pas seulement de cornes !

— Mais allez-vous-en donc de là, monsieur Hercule, vous nous piétinez tout notre linge, s’écrièrent les lavandières en cessant de rire et en réunissant leurs efforts pour chasser le fâcheux qui s’était réfugié au milieu d’elles.

— Tenez, dit une des demoiselles du battoir, voilà justement une guimpe de dame Balbine en morceaux sous vos pieds. La vieille ménagère de votre père va vouloir nous arracher les yeux ; mais comme c’est vous, monsieur Hercule, le fils de son maître, qui avez fait ce mauvais coup, il faudra bien qu’elle s’apaise.

Monsieur Hercule, restant immobile, fasciné par la vue de son ennemie Follette, qui s’était pourtant mise à paître tranquillement, les robustes lavandières furent obligées d’employer la force pour repousser cet intrus de leur lavoir, et elles réussirent avec assez de peine.

Monsieur Hercule était un jeune homme de vingt-cinq ans environ grand et fluet, aux cheveux d’un blond jaune, aux yeux d’un bleu pâle, à l’air gauche et embarrassé. Ses traits n’offraient rien de saillant ni en laid ni en beau ; l’expression de son visage était douce et timide. Il portait des bas gris, des culottes et un habit de drap vert à boutonnières bordées d’une tresse orange ; un chapeau bordé d’argent complétait cet uniforme, car Hercule était enseigne dans le 17e régiment d’infanterie hollandaise. Quoiqu’il fût d’origine française, ainsi que nous le dirons tout à l’heure, il servait les états généraux des Pays-Bas, qui avaient alors pour stathouder Guillaume V, prince d’Orange.

Pendant que le battoir des lavandières résonnait de nouveau, Berthe s’apprêtait à remplir ses seaux de cuivre d’un lait crémeux et écumant.

Voyant la laitière caresser Follette, Hercule reprit courage, et dit d’une voix encore haletante d’émotion : — Écoutez donc, mesdemoiselles… je vous l’avoue, les vaches, et surtout les vaches noires, sont mes bêtes d’aversion… surtout quand elles me poursuivent.

— Et le grand chien blanc du boucher Stedman, monsieur Hercule ? demanda la malicieuse Berthe en faisant sans doute allusion à une autre aventure.

— Je l’avoue, j’ai aussi les chiens blancs en aversion, surtout quand ils me mordent, répondit Hercule.

— Et le perroquet bleu et jaune que maître Keyser m’a rapporté d’Afrique ? dit encore Berthe.

— Je déteste également les perroquets bleus et jaunes, quand ils ont des becs tranchants comme des rasoirs et forts comme des tenailles, dit Hercule.

— C’est-à-dire que vous avez peur de toutes les bêtes, dit la laitière, vous qui portez le plumet et l’épée !

— Le plumet et l’épée ne font rien à l’affaire, mesdemoiselles ; que les vaches, les chiens et les perroquets me laissent en repos, et ce n’est pas moi qui irai les troubler, dit Hercule avec un calme rempli de majesté.

Cette harangue fut accueillie par les joyeuses lavandières avec de grands éclats de rire.

Voyant le peu de succès de son éloquence, Hercule, peu soucieux d’ailleurs de rester dans le voisinage de Follette, regagna gravement Flessingue en jetant de temps à autre derrière lui un regard inquiet.

Nous dirons maintenant par quel concours de circonstances étranges Hercule était officier.


CHAPITRE II.

Hercule-Achille-Victor Hardi.


Le grand-père d’Hercule, M. Jean Hardi, capitaine protestant, avait quitté la France lors des troubles religieux du dix-septième siècle, et s’était retiré à Flessingue.

Le vieux huguenot, après avoir guerroyé en Allemagne, en Italie, au Portugal, en Hollande, se trouva si meurtri, si harassé sous son harnais de bataille, qu’il prit l’état militaire en aversion et la vie pacifique et bourgeoise en adoration singulière ; il jura donc par sa grande épée, qu’il pendit au croc, que la valeureuse famille des Hardi renoncerait pour plusieurs générations au métier des armes.

Malheureusement le hasard devait prendre à tâche de contrarier radicalement les volontés des Hardi. Le fils du capitaine protestant fut au contraire doué de l’humeur la plus belliqueuse ; il ne respirait que sièges, que batailles. Mais Jean Hardi, inflexible dans sa résolution, n’ayant pas égard aux instincts violemment guerriers de son fils, le força d’accepter et de remplir les fonctions de greffier de l’amirauté de Flessingue.

Mais, ainsi que le bonhomme Hardi, las de guerroyer, avait trouvé naturel de se reposer dans la personne de son fils, de même son fils, courbatu par le repos, las d’être resté trente ans devant son bureau, dans une immobilité de sphinx, trouva naturel de vouloir se précipiter au milieu de la vie de périls et de hasards qu’il avait toujours rêvée, dans la personne de son fils, notre héros. Il lui donna tout d’abord les noms héroïques et triomphants d’Hercule-Achille-Victor. Dès son enfance il le destina à la carrière des armes.

Mais, par suite de cette fatalité qui se plaisait toujours à mettre obstacle aux résolutions de la famille Hardi, les goûts pacifiques de notre héros furent aussi opposés aux vues belliqueuses de son père que les goûts belliqueux de son père avaient été opposés aux vues pacifiques de son grand-père.

Il n’y avait pas dans Flessingue un adolescent plus candide, plus timide, plus inoffensif. Craintif à l’excès, Hercule-Victor Hardi n’avait osé de sa vie dire à son père l’éloignement invincible qu’il ressentait pour l’état militaire.

Lui montrant le portrait du bonhomme Hardi, peint par un élève de Vander Mulën, émorioné, cuirassé, botté, éperonné, tenant à la main un glaive démesuré, et fièrement campé sur un grand cheval noir, le greffier disait souvent à notre héros :

— Brave Achille, vaillant Hercule, comme ton grand-père tu seras capitaine, et intrépide capitaine ! n’est-ce pas ?

Puis, sans attendre la réponse de son fils, le greffier ajoutait à la dragonne :

— Oui, ventrebleu ! tu seras un valeureux capitaine ; car sans cela, tête-bleue ! sang-bleu ! corbleu ! je te maudirais !  !

Hercule tremblait alors de tous ses membres, baissait les yeux, et ne répondait rien ; silence obstiné que son père ne manquait pas de prendre pour un consentement tacite.

Hercule était, selon le greffier, un de ces hommes courageux, mais froids, concentrés, peu démonstratifs et jamais bravaches, parce qu’ils ont la conscience de leur intrépidité ; de ces gens qui, méprisant les dangers vulgaires, n’atteignent toute l’héroïque élévation de leur courage qu’au fort des périls les plus extraordinaires.

Ce n’était pas tout : le belliqueux greffier, caressant toujours son illusion chérie, s’abusait non moins étrangement sur le physique d’Hercule.

Il fallait l’entendre expliquer, commenter, traduire la constitution chétive, la maigreur, les formes anguleuses, la taille frêle, l’air placide et gauche d’Hercule, et jusqu’à son embarras auprès des jeunes filles.

Il fallait l’entendre interpréter par ce signalement formidable la faiblesse négative d’Hercule :

— Ce garçon-là, mille bombardes ! n’est pas de ces masses pesantes et inertes qui ne peuvent se mouvoir et que la moindre fatigue essouffle ! né pour la guerre et pour les fatigues, trempé comme l’acier, il est tout nerf et tout os. Ce n’est pas tout : ainsi que les hommes de grande race militaire, il a les épaules rondes, il est pâle comme le prince d’Orange, il est maigre comme le grand Frédéric, il est blond comme l’électeur de Saxe, et, comme la plupart de ces grands capitaines, il fuit un sexe qui pervertit les âmes les plus fortes, qui amollit les plus indomptables caractères. Béni soit enfin le ciel de ce qu’Hercule-Achille Hardi soit fait pour relever le nom belliqueux des Hardi, qui en moi et malgré moi était, hélas ! tombé de lance en quenouille !

Dès qu’il eut quinze ans, Hercule, par les ordres de son père, s’adonna aux exercices militaires ; on doit dire qu’il y déploya une maladresse aussi particulière qu’opiniâtre.

En tirant au mur, il avait eu l’inconvénient de crever un œil à son maître d’escrime. Les armes à feu furent aussi fatales entre ses mains : en visant à la cible, il se retourna maladroitement vers le maître du tir pour lui parler, son coup partit, et sa balle laboura les côtes de cette nouvelle victime.

— Voyez-vous, avec son calme et son air froid, comme il a l’instinct du carnage ! s’écria le greffier en extase devant son fils. Ce ne sont pas, morbleu ! des semblants de dangers, ce ne sont pas seulement des jeux guerriers qu’il lui faut, mais bien de véritables et de bons coups d’épée, de véritables et de bons coups de mousquet. À l’un il crève l’œil, à l’autre il laboure les côtes. Oh ! Achille ! oh ! Hercule ! oh ! Victor le bien nommé, tu feras reverdir les lauriers de ton grand-père ! ajouta le greffier avec exaltation.

Lorsqu’il eut l’âge d’entrer au service, le greffier acheta une commission d’enseigne pour son fils.

Le jour où il lui annonça cette héroïque nouvelle, il le mena devant le portrait du bonhomme Hardi, et, décrochant la rapière du vieux capitaine, il dit à son fils d’un air solennel :

— Voici l’épée… la vaillante épée de votre grand-père, mon fils. Ne la tirez jamais du fourreau sans raison, mais ne l’y remettez jamais que teinte du sang des ennemis de votre pays ou du vôtre.

Hercule reçut l’épée en soupirant, et la mit à son côté avec une muette résignation.

Hercule apprit tant bien que mal l’école de l’officier d’infanterie. Les soldats de son peloton eurent à lutter longtemps contre leur envie de rire, en voyant la figure hétéroclite de leur enseigne. Peu à peu ils s’y habituèrent ; et comme, après tout, Hercule était le meilleur homme du monde, ils finirent par l’aimer assez.

Les officiers de son régiment, après s’être amusés de la simplicité du fils du greffier, qui fut quelque temps leur plastron, le laissèrent en repos, touchés de sa placidité stoïque, qu’ils prirent pour du sang-froid et de l’originalité.

Tel était, au physique et au moral, Hercule-Achille-Victor Hardi lorsqu’il fut mis en fuite par Follette, génisse favorite de Berthe, la laitière.

Nous suivrons le pacifique enseigne dans la maison paternelle, qui va être le théâtre d’un événement inattendu.


CHAPITRE III.

La lettre.


La maison habitée par le greffier Hardi était, comme toutes les maisons hollandaises, bâtie de briques avec des clefs de fer ouvragées et disposées en manière d’ornement sur une façade élevée en gradins au-dessus du toit ; un perron de quatre marches de pierres, toujours soigneusement lavées, conduisait à une porte peinte en vert, garnie de gros clous de cuivre bien luisants.

Lorsque Hercule frappa, dame Balbine, la ménagère (le greffier était veuf depuis longtemps), vint lui ouvrir.

Cette respectable matrone, au visage pâle et ridé, encadré dans un bavolet et dans une fraise d’une blancheur éblouissante, était vêtue d’une longue robe de bure noire ; elle portait à sa ceinture un trousseau de clefs attachées à une chaîne d’argent.

— Eh ! mon Dieu ! comme vous voilà fait ! s’écria dame Balbine d’une voix aigre, en voyant la fange qui souillait les habits de l’enseigne ; car, dans sa chute au milieu des lavandières, il s’était couvert de boue noire. Mais, reprit la ménagère, vous n’avez pas le temps de quitter ces vêtements, allez vite, allez vite… maître Hardi vous attend dans son arsenal, comme il appelle toutes les vieilles ferrailles dont il encombre son cabinet. Il vient de recevoir des lettres par le messager de la Haye.

Hercule, agité par un funeste pressentiment, monta l’escalier pavé de faïence bleue et blanche qui conduisait à l’arsenal du greffier.

Maître Hardi, petit homme brun, à l’œil vif et résolu, aux joues colorées, à l’air pétulant, vêtu de noir, ainsi que l’exigeait son emploi, était assis devant le portrait de son père le capitaine.

Une foule de vieilles armes, casques, hallebardes, hassegayes, cuirasses, épées, étaient pendues au mur et brillaient çà et là éclairées par le jour d’une fenêtre à petits carreaux, encadrés de plomb.

Ne pouvant guerroyer, maître Hardi voulait au moins charmer ses loisirs par la vue constante des armes qu’il lui était interdit de manier. Des gravures de batailles anciennes et modernes complétaient l’ornement de ce musée militaire.

Lorsqu’Hercule entra dans ce belliqueux sanctuaire, le greffier mit la lettre qu’il lisait sur une table, se leva, et embrassa joyeusement son fils en lui disant : — Victoire !… victoire !… mon brave Achille… mon Hercule. Nous avons la guerre !

Hercule regarda son père avec un étonnement stupide.

— Oh ! reprit le greffier, s’abusant complètement, selon son habitude, sur l’expression de la physionomie de son fils, et en interprétant son silence à sa fantaisie, oh ! je te vois, tu as l’air indifférent… parce que tu crois qu’il s’agit tout simplement d’une guerre ordinaire, d’une guerre en Europe ;… mais tu n’y es pas… mon intrépide ! Il ne s’agit pas de périls médiocres, mais de dangers énormes, inouïs, exorbitants ! Ah ! quelle moisson de lauriers tu vas recueillir ! Oh ! que n’y suis-je à ta place ! quelle gloire pour la famille ! Tiens, il me semble voir les yeux de mon valeureux père étinceler de joie guerrière sous la visière de son casque ! dit le greffier en montrant le sombre portrait du capitaine Hardi.

— Des dangers énormes… inouïs, exorbitants ? répéta Hercule d’une voix timide et craintive.

— Oh ! que je te reconnais bien là, digne fils des Hardi ! s’écria le greffier avec orgueil. Ce qui te touche tout de suite, ce sont les dangers, mon brave ! mon héros !… Et avec quel aimable flegme il vous dit cela de sa petite voix flûtée… des dangers inouïs ! exorbitants ! mais c’est superbe ! s’écria maître Hardi ; et dans son délire il serra son fils dans ses bras avec effusion, en répétant à chaque embrassade : — Oui, des dangers énormes… oui, des dangers exorbitants… oui, des dangers inouïs… Réjouis-toi ! D’abord, l’Océan à traverser, la tempête et le naufrage à braver, — dangers de mer ; — puis, sous le ciel d’airain des tropiques, parcourir des forêts immenses et inconnues remplies de lions, de tigres, de serpents à sonnettes, marcher sur un sol mouvant qui ouvre à chaque instant sous vos pieds des gouffres invisibles et sans fond… Dangers de terre ! hum… Es-tu content, mon insatiable ? Mais tu crois que c’est tout, n’est-ce pas ? Eh bien ! non, non ; cela n’est rien encore ; ce n’est que le cadre du tableau… ce n’est que la trame vierge qui attend la bigarrure des couleurs. Sous ce ciel d’airain, sur ce sol humide, au milieu de ces solitudes remplies de bêtes féroces de toutes sortes, grimpantes, rampantes, courantes, bondissantes, il s’agit de faire une guerre acharnée. Et contre qui ? me diras-tu, dédaigneux Achille ? Contre qui ? contre des nègres révoltés, ennemis implacables ! Tu crois que c’est tout, cette fois ? Pas du tout ! Lesdits nègres sont renforcés d’une certaine tribu d’Indiens anthropophages, voraces comme des requins… aimant surtout les blancs avec passion, allant à la guerre comme à la chasse, considérant leurs captifs comme du gibier, et leurs prisons comme leurs garde-manger. Eh bien ! dis, en voilà-t-il assez pour te faire sortir de ton insouciance ? es-tu enfin satisfait, Hercule ?

Le fils du greffier, étourdi par ce coup imprévu, ne répondit rien. Il se croyait sous l’obsession d’un affreux cauchemar.

— Es-tu satisfait, morbleu ! ventrebleu ! s’écria le greffier d’une voix tonnante, es-tu satisfait ?

— Je suis satisfait, murmura Hercule d’une voix faible… avec la résignation du martyr qui se dévoue au supplice.

— Il est satisfait ! s’écria triomphalement le greffier oubliant qu’Hercule ne faisait que répéter ses paroles. Il est satisfait… quand tant d’autres, et des plus braves, corbleu ! diraient certainement en pensant à ces dangers : Peste ! ou au moins : Diable ! Eh bien ! non. Lui vous dit tout naïvement avec son petit air doucereux :

Je suis satisfait !  !

Vraiment, monsieur l’intrépide, vous êtes satisfait. Par ma foi ! c’est bien heureux, reprit le greffier en regardant son fils avec passion. Puis, se frappant le front, l’intarissable bavard s’écria :

— Et moi qui oubliais de t’expliquer comment et pourquoi nous avons la guerre, et où nous avons la guerre. Te souviens-tu de mon vieil ami le major Rudchop, qui est parti il y a dix ans pour Surinam ?

— Oui, mon père.

— Eh bien ! cette lettre est de lui ; il m’écrit que la Guyane est en feu par suite de la révolte des nègres de la colonie, et qu’on demande des troupes à force… que… mais j’aime mieux te lire ce qu’il m’écrit, ça te mettra tout de suite au fait, et ça te donnera comme un avant-goût des dangers que tu brilles de partager. Ce bon Rudchop, le meilleur des humains, dit le greffier d’un air attendri, un caractère de l’âge d’or… Ah ! plus heureux que moi, tu le verras bientôt… mais écoute attentivement. Ton cœur intrépide bondira plus d’une fois d’une belliqueuse ardeur.

Et le greffier lut ce qui suit d’une voix claire et perçante :


« Paramaïbo, 20 décembre 1771.

« Il s’est passé ici bien du nouveau depuis ma dernière lettre, mon cher ami ; je rentre à Paramaïbo, après une promenade de trois semaines dans les forêts de la Guyane, pour y faire la guerre aux nègres révoltés et aux Indiens leurs alliés. Pour te donner une idée des divertissements de cette chasse-là, je te dirai que je suis parti pour la faire avec six compagnies de carabiniers, en tout neuf cents hommes, et que je suis revenu hier avec huit cent soixante et un soldats de moins, et encore, sur les trente-neuf qui me restent, il y en a une vingtaine d’estropiés qui ne valent pas, comme on dit, les quatre fers d’un chien. Pour ma part, je n’ai pas trop à me plaindre, car cette fois-ci je n’ai reçu qu’une balle dans la cuisse, un coup de hache sur la tête et deux flèches barbelées dans le bras gauche ; seulement, je ne peux pas encore te dire si les flèches sont empoisonnées ou non, car il paraît que certains poisons de ces sauvages ne font leur effet que le neuvième jour (c’est tout comme la rage, tu vois, mon cher), et il n’y a que sept jours que j’ai reçu cette politesse-là, de ces canailles de nègres. Si les flèches ont été empoisonnées, ça sera gentil. Je commencerai par devenir bleu tendre, puis vert moucheté ; j’en aurai pour trois jours à grincer des dents et à me tortiller comme un ver à qui on a coupé la queue, après quoi j’irai chez les taupes ; à moins que le poison ne soit de mauvaise qualité ou éventé, alors j’en serai quitte pour être paralysé de la moitié du corps.

« À propos de corps je te dirai que ton pays, Dumolard, qui jouait si bien de la clarinette, et qui aimait tant les cravates de batiste brodée, a été fait prisonnier, et ensuite mangé par les Piannakotaws, tribu alliée des nègres.

« Mon sergent Pipper, que tu connais, était en ce moment-là prisonnier de ces Indiens ; après avoir scalpé mon Dumolard, ils l’ont mis rôtir tout entier. Pipper dit que ça s’est trouvé parfaitement, car Dumolard a servi de repas de noces pour le mariage de la fille du chef des Piannakotaws, le nommé Ourow-Kourow, qui mariait sa demoiselle ce jour-là, une très-belle femme cuivrée, partout tatouée de vermillon et de gros vert, et qui avait à la lèvre inférieure trois pendeloques de dents de tigres, tués par son futur, toujours à ce que m’a conté mon sergent Pipper, qui est la vérité même. Les Indiens ont forcé mondit Pipper à goûter un morceau de Dumolard. C’était un morceau de râble : mon sergent prétend qu’on ne peut pas dire que ça soit absolument mauvais, mais que c’était trop saisi, et dur en diable. Pipper devait être, lui, non pas rôti, mais bouilli, et servi au déjeuner du lendemain ; mais il a eu le bonheur de s’échapper. Il est ici avec moi, et il te présente ses civilités respectueuses. Je te dirai aussi que tu peux prévenir en même temps la famille du père Van Hop, notre trésorier du bataillon, que le digne homme a aussi péri, hélas ! bien drôlement, dans notre retraite. C’était à la tombée du jour ; nous étions dans une forêt, le long d’un étang bordé de palétuviers ; nous marchions avec précaution dans de grandes herbes de peur de tomber au milieu d’une embuscade de nègres ou d’Indiens. « Voilà justement un tronc de goytier, me dit le père Van Hop, en me montrant une espèce d’arbre à moitié caché dans l’herbe ; ma foi je vais m’y asseoir ; je suis harassé. La blessure que j’ai à l’épaule est sans doute empoisonnée, car je commence à y sentir un froid de glace ; tant pis ! je ne vais pas plus loin. Être tué par les nègres, mangé par les tigres ou par les Piannakotaws, c’est tout un, mille tonnerres ! Que Dieu confonde cette guerre ! — Comme vous voudrez, père Van Hop, lui dis-je ; c’est votre embonpoint qui vous gêne (car tu sauras que le bonhomme était devenu gros comme un muid) ; mais il n’y a rien à faire à cela. Seulement, si vous êtes bien décidé à ne pas aller plus loin, rendez-moi un service, faites-moi l’amitié de me donner vos bottes. Depuis trois jours j’ai laissé mes souliers dans le marais ; j’ai les pieds en sang, et vous m’obligerez. — Vous êtes encore bon enfant, me dit ce vieil égoïste de père Van Hop, en criant comme un aigle ; j’aime autant garder mes bottes. Après tout, je peux en revenir et me remettre en route une fois reposé. — Comme vous voudrez, lui dis-je, intérieurement piqué de sa personnalité. Je vous demandais vos bottes, parce que je vous regardais comme fini ; mais, puisque vous y mettez cet entêtement-là, n’en parlons plus. Grand bien vous fasse de les garder ! — vos bottes ! »

« Je ne croyais pas si bien dire. Tu vas voir comme le trésorier a été puni de son égoïsme, que je lui pardonne d’ailleurs de tout mon cœur : je lui parlais encore lorsque deux coups de fusil partent, avec accompagnement d’une demi-douzaine de flèches ; nous étions tombés en plein dans une embuscade. Comme je m’en doutais, les Piannakotaws poussent leurs cris de guerre, et nous attaquent. Nous les repoussons et j’en tue deux pour ma part. L’engagement avait duré un bon quart d’heure, je retourne le long de l’étang pour achever quelques Indiens qui s’y étaient jetés à la nage. Qu’est-ce que je vois au bord de l’eau ! Un énorme serpent boa sur lequel le père Van Hop s’était assis, prenant le reptile pour un tronc de goytier ; le boa, lové sur lui-même, était engourdi comme ils sont quand ils cherchent à avaler quelque chose de trop gros. Tu vas comprendre cela : après avoir à moitié brisé et broyé mon pauvre trésorier en le serrant entre ses nœuds, le boa s’était ingurgité les deux tiers du père Van Hop, en commençant par la tête, car les jambes pendaient encore en dehors de la gueule de l’animal. Je fis signe à mon sergent Pipper qui me suivait ; d’un coup de hache il coupe la tête du serpent, le corps fait des sauts de carpe à n’en plus finir, mais la tête garde le père Van Hop. Il était trop tard ; tout ce que mon sergent Pipper a pu en tirer, ça été les diables de bottes du trésorier, qui m’ont joliment servi, et que je porte encore ; ce qui prouve, comme tu vois, que le père Van Hop aurait mieux fait de me les donner de bonne grâce, je lui en aurais bien su plus de gré. Tu conçois bien que dans une guerre pareille on ne devient pas tendre, car dans ce cas-là, comme dit le proverbe, « il faut se dépêcher de faire aux autres ce que vous ne voudriez pas qu’ils vous fassent. » Aussi mes soldats étaient comme des crins. Tous les nègres ou Indiens que nous prenions étaient joliment arrangés, je m’en vante. On les écorchait vifs, on les coupait par quartiers, on les brûlait à petits feux. Enfin on se montrait très-sévères, mais excessivement sévères pour eux, et il faut dire que nous leur rendions bien la monnaie de leur pièce.

« Mon sergent Pipper a, pour sa part, inventé un supplice qui n’a pas trop mal réussi. Voilà tout bonnement ce que c’est : on plante très-haut, dans un arbre, un croc de hamac, on accroche à ce croc un nègre ou un Indien par la peau du ventre, après lui avoir attaché les pieds et les mains, et on laisse là mon gaillard ad vitam æternam, au milieu de la forêt. Tu comprends, n’est-ce pas ? Ce qu’il y avait de bon, c’est que les panthères et les jaguars arrivaient dès que nous étions partis, et sautaient comme des démons autour de l’arbre en poussant des rugissements affreux pour attraper un morceau du nègre. Pas de ça, Lisette : mais il était trop haut perché, et leur danse continuait comme ça des heures entières, jusqu’à ce que les serpents boas (tu as vu par l’exemple du trésorier qu’ils ne sont pas manchots) eussent monté sur l’arbre et avalé le nègre à la barbe des tigres. Mon sergent Pipper, qui a toujours le mot pour rire, appelle cette mort-là : voir danser les tigres. Entre nous, c’est bien heureux que le soldat ne se démoralise pas et conserve son caractère enjoué dans un brigand de pays comme celui-là.

« J’ai oublié de te dire comment la révolte a commencé : il y a une dizaine d’années que des nègres marrons s’étaient réfugiés dans les forêts de Surinam, vers la partie supérieure des rivières de Copémane et de Sarameka (cherche cela sur une carte de la Guyane). Peu à peu tous les mauvais nègres de la colonie vinrent se rallier à ces canailles, et ils firent de tels tours qu’on fut obligé d’envoyer contre eux plusieurs détachements de troupes et d’habitants ; mais habitants et troupes furent battus ; enfin les choses en vinrent au point que, pour avoir la paix, et dégoûtés de voir leurs habitations ravagées, incendiées, les colons traitèrent avec les nègres, et leur permirent de rester sur la rive gauche de la Sarameka, à condition qu’ils ne passeraient jamais cette rivière. C’est comme si on avait fait promettre à une bande de loups de respecter les bergeries ; les nègres traversèrent la Sarameka, vinrent faire des descentes dans les plaines. Aussi, depuis le temps que ces maraudeurs sont établis sur les bords de la Sarameka, cet endroit est le refuge de tous les voleurs de la Guyane ; pendant dix ans, les habitants ont été continuellement obligés, soit de guerroyer, soit de payer des impôts à ces brigands. Mais depuis le commencement de l’année dernière, leur chef, Zam-Zam, est devenu si redoutable, ses courses si désastreuses, que j’ai été chargé, il y a trois semaines, d’aller saisir ce brigand-là au milieu des forêts, des marécages et des fausses savanes, ou biri-biri. J’ai fait une école ; j’ai perdu plus de huit cents hommes sur neuf cents. J’espère bien que cette fois-ci, que je connais mieux cette guerre et le pays, je ne perdrai que les deux tiers de mon monde. — À propos des biri-biri, ces fausses savanes sont des espèces de lacs de boue liquide, recouverts d’une croûte de tourbe sur laquelle croît la plus jolie petite herbe du monde. Si vous avez la bêtise d’y mettre le pied, vous y faites votre trou, et vous disparaissez ad patres. (C’est étonnant comme mon latin me revient, je me crois encore au collège de La Haye.) Ces gueux de nègres ont un instinct incroyable pour reconnaître les fausses savanes des vraies. Mais nous, qui ne possédons pas ce bel avantage, nous y avons laissé englouti beaucoup de monde, et le tout pour rien, car je n’ai pu joindre Zam-Zam, après trois semaines de campagne. J’ai fait la guerre en Europe, mais cette guerre-ci n’y ressemble pas. Les nègres ne font jamais de prisonniers, ou bien, si les Indiens Arrakoës vous gardent, c’est pour approvisionner leur garde-manger. Nos troupes coloniales rechignent en diable à aller contre Zam-Zam, et nous comptons sur nos recrues d’Europe, qui ne se doutent de rien, pour donner la chasse à ce brigand.

« Le vaisseau qui te portera cette lettre porte des dépêches de notre gouverneur ; il demande des renforts, et il a raison, car Surinam et Paramaïbo sont menacés. Nous n’avons ici que dix-huit cents hommes de troupes de la marine ; tu vois que c’est une jolie guerre. Si ton fils (écoutez bien ceci, Hercule), si ton fils est toujours aussi enragé que tu le dis dans tes lettres, tu n’as qu’à me l’envoyer, j’en aurai soin comme de mon propre enfant, et il aura toujours la première place à l’attaque et la dernière à la retraite. Puisqu’il est, comme tu me l’annonces, un vrai glouton de dangers, il aura ici, pardieu, de quoi choisir et de quoi s’en donner, et ça rendra service à la colonie ; car il faut pour cette guerre, non des hommes, mais des diables incarnés. (Vous entendez, Hercule !)

« Quant à moi, j’aimerais autant batailler autrement. Mais je suis là, il faut bien que je gagne ma solde et que je défende ma peau ; ce qui fait que je tape comme un sourd. Il se peut que cette lettre soit la dernière que tu reçoives de moi ; car les flèches barbelées ont peut-être été empoisonnées, et je puis laisser mes os dans une sortie contre Zam-Zam.

« En tous cas, je te fais mille amitiés, mon cher Hardi. Pense quelquefois à ton vieux camarade, qui va boire une pinte de vin de Bordeaux à ta santé et à la sienne. Et pour finir en vrai soldat, crèvent les poltrons et vivent les lurons ! mille noms d’un diable !… — Avec lequel je t’embrasse.

« Le major Rudchop. »


CHAPITRE IV.

Le volontaire.


Le greffier ne put achever la lettre du major Rudchop sans attendrissement.

Il essuya ses yeux humides du revers de sa main et s’écria : — Ce bon major ! l’excellent homme ! le cœur d’or… Puis, regardant son fils, il ajouta : Tu vas te moquer de mes larmes, tête de fer que tu es !… Mais, c’est égal ; tu diras toi-même à Rudchop, si toutefois tu le retrouves en vie, tu diras à ce vieil ami combien sa lettre m’a touché… tu lui diras que tu as vu couler mes pleurs… et il ne m’en voudra pas de ma faiblesse, j’en suis bien sûr.

Ce disant, le greffier ploya dévotement sa précieuse missive, et alla la serrer dans un tiroir.

On peut facilement se figurer avec quelle terreur Hercule avait écouté le récit épistolaire du major.

Il avait assez souvent entendu parler de l’horrible guerre qui désolait alors la Guyane, pour reconnaître que le bon Rudchop, comme disait le greflier, n’exagérait rien[1]. Hercule était frappé de stupeur ; mais il avait depuis trop longtemps pris l’habitude d’obéir machinalement à son père, et d’être l’impassible écho de ses élucubrations héroïques, pour oser dire un seul mot.

Pendant la lecture de cette lettre, il était resté pétrifié, les yeux fixes, les traits immobiles, ses deux mains appuyées sur ses genoux.

Le greffier avait souvent regardé Hercule du coin de l’œil, aucune émotion ne s’était trahie sur le visage du jeune homme. Aveuglé par son illusion, son père prit, selon son habitude, ces symptômes de frayeur muette pour la dédaigneuse insouciance du danger, et, lorsqu’il revint près de son fils, il ne put s’empêcher de lui dire d’un air assez mécontent :

— Plus que personne j’admire le courage, l’intrépidité qui rend indifférents des gens tels que vous aux plus épouvantables dangers que l’homme puisse imaginer… mais il y a un terme à tout… et je vous avoue, mon fils, que j’aurais voulu vous voir quelque peu ému des périls qu’a courus mon bon et vieil ami Rudchop… Pauvre major… qui, peut-être, à cette heure, n’existe plus ! puisqu’il est malheureusement possible que les flèches aient été empoisonnées, comme il le supposait… hêlas !…

— Mon père, dit Hercule avec effort, ne croyez pas que…

— Il suffit, mon fils, reprit le greffier en l’interrompant. J’ai tort de vous adresser ce reproche. À chacun sa nature. Le vautour ne peut pas avoir le tendre cœur de la colombe ; le fier lion ne peut pas être caressant comme l’agneau. Pendant que je lisais la lettre de ce bon Rudchop, je vous ai bien examiné… on rôtissait ce pauvre Dumolard… vous étiez de marbre !… Un serpent dévorait le père Van Hop… vous étiez de marbre !… On torturait affreusement des nègres… vous étiez de marbre !… toujours de marbre !…

— Mais, mon père…

— Dieu est juste, continua le greffier avec un accent profondément philosophique et mélancolique. Il vous punit par l’exagération même des choses que vous avez le plus vivement souhaitées !… Je lui avais demandé pour mon fils… pour le digne descendant des Hardi un grand courage, et le Seigneur l’a doué d’une bravoure, d’une audace… qui, hélas ! va jusqu’à la plus effrayante insensibilité… Cela devait être ainsi… Il vaut mieux que cela soit ainsi… notre séparation sera moins douloureuse… pour toi… pour toi du moins, cruel enfant ! s’écria le greffier avec un élan de tendresse véritable, en tendant les bras à son fils avec émotion.

Hercule, complètement atterré en songeant à l’avenir effrayant qui l’attendait, sentait que, malgré ses frayeurs mortelles, il irait rejoindre le major Rudchop à la Guyane plutôt que d’oser exprimer ses craintes. L’accès d’attendrissement du greffier trouva donc d’autant moins d’écho dans le cœur d’Hercule, que celui-ci attribuait avec raison les périls inouïs qui le menaçaient aux folles et malheureuses imaginations de son père.

Hercule, n’ayant pour ainsi dire pas la force de se lever de sa chaise, ne répondit que par un respectueux mouvement de tête aux avances de M. Hardi.

— Rocher !… véritable cœur de rocher !… s’écria celui-ci avec accablement, en laissant retomber sur ses genoux ses bras si paternellement ouverts. Enfin, reprit-il, je dois me résigner… Depuis assez longtemps je vis avec la pensée que je dois un jour quitter mon fils. Dès que l’aiglon peut voler, il s’élance hors de l’aire qui l’a vu naître, sans regarder derrière lui. Je m’y attendais. Le sacrifice sera pénible… mais il est nécessaire à la gloire des Hardi ! Heureusement mes pressentiments, en qui j’ai une foi aveugle, car ils ne m’ont jamais trompé, me permettent, m’ordonnent de laisser un libre cours à votre aventureuse audace. Une voix secrète me dit que vous courrez d’épouvantables dangers, mais que vous me reviendrez, et je la crois. Cette voix secrète ne m’a-t-elle pas dit aussi que vous seriez de l’étoffe des héros ? M’a-t-elle trompé ? Non, sans doute, puisque je vous trouve même d’une insensibilité par trop héroïque. Cette voix sera donc vraie comme toujours.

Hercule frémit en songeant à ce que lui présageait la perspicacité de son père.

À ce moment, dame Balbine entra dans l’arsenal du greffier, et lui dit :

— Monsieur, c’est le pilote Keyser qui demande à vous parler de la part du capitaine du port ; il dit que sa commission est très-importante.

— Fais monter Keyser, dit maître Hardi en soupirant.

L’amoureux de Berthe la laitière parut bientôt.

C’était un homme de trente ans environ, vigoureux et bien découplé, à la physionomie vive, ouverte et résolue, au teint coloré, au regard joyeux ; ses cheveux blonds et sans poudre étaient rattachés derrière sa nuque par un nœud de cuir… le collet rabattu de sa chemise de laine bleue rayée de blanc laissait voir son col musculeux comme celui d’un taureau. Il portait une vieille veste galonnée, au collet et aux manches, d’un passement d’argent terni. Une ceinture de laine rouge serrait sur ses hanches de larges brayes de grosse toile à la flamande, dont la partie inférieure disparaissait dans d’immenses bottes du pêcheur qui lui montaient au milieu des cuisses.

Keyser était le plus joyeux marin de Flessingue ; bien des jeunes filles enviaient Berthe la laitière, lorsque le dimanche, allant aux kermès, elle appuyait son bras sur celui du pilote, alors vêtu de ses plus beaux habits, et portant au col une chaîne d’argent et une médaille d’or que lui avait valu le sauvetage d’un navire ; mais autant Keyser était libre et gai sur le port ou à bord de son vaisseau, autant il se trouvait gêné en présence de maître Hardi.

Celui-ci était, par son office, chargé de faire toutes les enquêtes relatives à la contrebande et à la pêche, d’informer contre les tapageurs et contre les maîtres de taverne qui embauchaient des matelots pour l’étranger. En un mot, aux yeux du pilote, le greffier était un homme de loi, et Keyser, partageant tous les préjugés des matelots, se représentait les gens de loi comme des êtres éminemment dangereux, malfaisants, et pouvant mener le plus honnête homme à la potence par la manière diabolique dont ils savaient interpréter et défigurer les paroles les plus innocentes.

Lorsque Keyser était parti pour la mission dont il avait été chargé, à son grand regret, par le capitaine du port, ses camarades, les matelots, lui avaient expressément recommandé de bien se défier du vieux greffier, de tourner, comme on dit, sept fois sa langue dans sa bouche avant de parler, et de se rappeler que Frantz, le canonnier, avait été pendu pour avoir seulement dit : « Dieu vous bénisse » à un homme de loi qui éternuait, et qui lui en voulait, tant ces maudits avaient l’art infernal d’embrouiller les affaires les plus simples.

Ces sages représentations avaient fait d’autant plus d’impression sur le pilote qu’il craignait d’avoir à redouter le courroux du greffier.

Berthe, la laitière, lui avait gaiement raconté comment Follette avait poursuivi Hercule, et comment Hercule s’était laissé choir au milieu des lavandières.

Keyser, au lieu de partager l’hilarité de la laitière, lui avait dit d’un air consterné que rien n’était plus terrible que d’avoir un homme de loi pour ennemi ; qu’on savait dans tout Flessingue que Berthe était sa fiancée, et qu’il devait tout craindre du ressentiment du greffier, si celui-ci prenait à cœur la mésaventure de son fils. Or, tout le monde savait que l’homme le plus brave, le plus déterminé, ne pouvait rien contre la colère d’un greffier.

On comprend donc que Keyser s’approcha de maître Hardi avec autant de méfiance que d’embarras.

L’obscurité mystérieuse de l’arsenal, l’air chagrin de maître Hardi, la figure pâle et pétrifiée de son fils, la vue de plusieurs mannequins recouverts d’armures rouillées, et dont on voyait les visages de cire à travers les visières des casques, augmentèrent encore le malaise de Keyser. Immobile sur le seuil de la porte, rouge et interdit, la sueur lui coulait du front, il tournait son bonnet de marin dans tous les sens et n’osait dire un mot.

Sa mission, ou plutôt sa commission était bien simple, il s’agissait de dire au greffier : « Maître Hardi, le capitaine du port vous prie de venir tout de suite avec le rôle d’armement du vaisseau le Westellingwerf, qui doit mettre à la voile demain. »

Mais, bien persuadé qu’un homme de loi qui avait quelque raison de vous haïr trouvait toujours le moyen de vous nuire, puisque Frantz le canonnier avait été pendu pour avoir dit naïvement à l’un d’eux : « Dieu vous bénisse, » le pilote voyait, dans la longue phrase qu’il avait à débiter, vingt pièges où il pouvait tomber.

— Eh bien ! que veux-tu ? parleras-tu ? lui dit brusquement le greffier… finiras-tu de me regarder avec tes gros yeux, comme un bœuf qui rumine ?…

Le pilote se crut perdu ; dans les paroles du greffier il vit une allusion menaçante à la conduite méséante de la génisse de Berthe à l’endroit d’Hercule, et il se hâta de dire, croyant agir avec une habileté consommée :

— Follette est la plus douce des créatures, monsieur le greffier, vrai, comme le moulin du pré sert d’amers aux passes du May-Flower.

Maître Hardi regarda le pilote avec étonnement, et s’écria :

— Que diable viens-tu me dire avec la Follette, ton moulin et tes passes de May-Flower ? es-tu fou ? ou oses-tu te railler de moi ? drôle que tu es !

Keyser s’aperçut de son imprudence, et, pour réparer adroitement sa faute, il dit à maître Hardi :

— Mettons que je n’ai rien dit de Follette, monsieur le greffier, mettons que je n’ai rien dit… aussi bien cette vagabonde n’appartient plus à Berthe ; d’ailleurs Berthe déteste les vaches noires ; elle l’a vendue à la mère Brower depuis quinze jours, cent francs et six aunes de toile de Frise. Vous voyez que Berthe n’y est pour rien… Le pilote ne doit répondre que de son navire, comme on dit.

Keyser devenait de plus en plus inintelligible ; mais il avait l’air trop sérieux, trop préoccupé pour que le greffier pût se croire dupe d’une mystification. Aussi, dit-il à Keyser, en se contenant :

— T’expliqueras-tu, malheureux ? t’expliqueras-tu ?… N’est-ce pas le capitaine du port qui t’envoie ?

— Oui, monsieur le greffier, dit résolument Keyser.

— Eh bien ! encore une fois, que viens-tu me chanter avec tes vaches noires et ta mère Brower ? Qu’a de commun le capitaine avec toutes ces sottises ?

— Rien, monsieur le greffier, rien du tout, assurément ; car si la génisse a poursuivi votre fils, monsieur l’enseigne que voilà, et l’a fait tomber dans le lavoir, le capitaine du port est aussi étranger à cet accident que Berthe elle-même, puisque la mère Brower lui a acheté la génisse noire.

— Qu’est-ce à dire ? drôle que tu es ! Mon fils l’enseigne fuir devant une vache ? dit le greffier en regardant le pilote d’un air courroucé… Prends bien garde à toi ! On m’a dit qu’on t’avait vu souvent rôder le long des pêcheries réservées… et que tu fréquentais la taverne de l’Ancre à Pic, rendez-vous de tous les contrebandiers de la côte…

— Écoutez… écoutez, monsieur le greffier, dit Keyser effrayé des menaces de maître Hardi, que je ne me serve jamais d’une sonde et d’une longue-vue, si monsieur l’enseigne, le digne officier peut le dire, n’a pas…

— Tais-toi, dit le greffier.

— Ce marin a raison… j’ai fui devant la vache, dit Hercule.

Keyser soupira comme s’il avait été débarrassé d’un poids énorme.

— Vous avez fui devant une vache… vous, Hercule ! répéta le greffier, c’est impossible.

— J’ai fui devant une vache… répéta Hercule, qui espéra vaguement, par cet aveu, détourner son père de ses héroïques projets.

— Fuir devant une vache !… dit encore le greffier, comme s’il n’en pouvait croire ses oreilles.

— Et j’ai fui, parce que j’ai eu peur de cet animal, dit bravement Hercule, croyant porter le dernier coup aux espérances de son père ; je le répète… j’ai fui parce que j’ai eu peur.

Après un moment de réflexion, le greffier releva un front radieux ; ses doutes sur le courage de son fils venaient de se dissiper.

Montrant au contraire son fils avec orgueil, il s’écria :

— Comme il avoue avec dédain qu’il a eu peur d’une vache ! comme c’est bien là l’homme qui se sait assez fort pour avouer une faiblesse involontaire ! Ce dernier trait manquait à la ressemblance de mon valeureux fils avec les plus grands capitaines des temps modernes et de l’antiquité. Presque tous avaient des antipathies invincibles : Annibal, la souris ; Épaminondas, l’araignée ; Marlborough, les pommes ; Turenne, le grillon ! mais voyez quelle différence !… Hercule a aussi son antipathie ; mais cette antipathie a même quelque chose de grandiose, d’énorme, d’héroïque ; elle ne s’exerce pas sur un insecte, sur un brin d’herbe, mais sur la femelle ou sur la mère du taureau ! un des animaux les plus farouches de la création… Puis se tournant vers Keyser d’un air triomphant : Tu le vois, digne pilote… tu l’entends… il l’avoue avec une formidable candeur ; il a peur d’une génisse… hem ! est-ce assez brave ?

La figure du greffier exprimait un contentement si parfait, que Keyser, tout à fait rassuré, ne manqua pas d’attribuer à son adresse l’heureuse issue de son entrevue avec le greffier, et répondit :

— Oui, monsieur le greffier, il a bravement fui… très-bravement fui. Il n’y en a pas encore beaucoup parmi les plus courageux qui auraient fui devant Follette !

— Ce que tu dis là est judicieux, pilote Keyser ; tu demanderas en descendant à dame Balbine un verre de vin des Canaries. Mais que diable avais-tu à me dire, à propos ?

— J’avais à vous dire, monsieur le greffier, que le capitaine du port vous attendait avec les rôles d’armement du Westellingwerf, qui doit demain mettre à la voile… Tout est en mouvement à l’arsenal ; on parle d’embarquer des troupes en hâte… les uns disent pour le nord, les autres pour le sud… Mais nord ou sud, ajouta Keyser avec un soupir, en songeant à Berthe, il y a des moments où le meilleur marin quitte la terre avec regret.

Pendant que le pilote parlait, le greffier réfléchissait ; tout à coup il se frappa le front, et s’écrie en regardant son fils : Mais le Westellingwerf est le vaisseau sur lequel vont s’embarquer les troupes que demande le gouverneur de Surinam. Quoique ton régiment ne fasse pas partie de ce contingent, je vois dans tes yeux que tu veux à tout prix assister à cette expédition. Allons, allons, il faut bien se résoudre à passer par tous les caprices… pourvu seulement que tu retrouves mon bon Rudchop vivant ! Il sera pour toi un second père… Allons, allons, du courage ! hélas ! du courage ! inflexible Hercule !…

— Mais quel est ce bruit de tambour ? ajouta le greffier. Ce sont sans doute des troupes pour la Guyane, qu’on embarque à la hâte, rien de plus sûr. Nous n’avons pas vingt-quatre heures pour faire tes préparatifs. À quoi pensé-je donc ? Suis-moi, pilote Keyser, je vais donner mes ordres à dame Balbine en descendant.

Le lendemain, maître Hardi, rassuré par ses pressentiments, qui lui annoncèrent que son fils reviendrait près de lui sain et sauf, après avoir couru des dangers sans nombre, embrassa tendrement Hercule, et l’accompagna jusque sur le Westellingwerf, qui mit à la voile le soir même pour la Guyane.

Dans tout Flessingue on ne parla que du courage de Hercule Hardi, qui avait demandé à aller servir aux colonies, quoique son régiment ne fut pas désigné pour cette dangereuse mission.


CHAPITRE V.

Le lac.


La Guyane hollandaise, une des parties septentrionales de l’Amérique du Sud, était bornée au nord par l’océan Atlantique, à l’ouest, par la rivière de Pomaron ; à l’est, par le fleuve Maroni, qui servait en même temps de limite à la Guyane française ; au sud, par le lac Amach, limite des colonies portugaises.

À l’est de Surinam, capitale de la colonie, s’étendait parallèlement à la mer une vaste forêt, coupée en tous sens par les eaux de la rivière Commewine, et par mille ruisseaux qui venaient s’y jeter en descendant des montagnes.

Grossis par les pluies équinoxiales, par les grandes marées de l’océan Atlantique, ces courants débordaient souvent ; et les basses terres de la forêt, presque toujours submergées, s’étaient changées peu à peu en d’immenses lacs marécageux.

Les arbres, minés et déracines par ces eaux stagnantes, avaient disparu au bout de plusieurs années : leur humus formait çà et là, à la surface de ces vastes marais, une sorte de couche végétale très-mince et bientôt couverte de la verdure la plus éclatante. Incapables de supporter un poids un peu lourd, ces croûtes limoneuses, appelées par les Indiens biri-biri, ouvraient à l’imprudent qui se hasardait à y poser le pied un abîme de vase épaisse, où il était aussitôt englouti ; fondrières d’autant plus dangereuses, que leur surface verdoyante ne les distinguait en rien de quelques jetées naturelles, formées par des veines d’une terre compacte, qui sillonnaient çà et là ces immenses flaques d’eau.

C’est dans une de ces solitudes profondes que nous conduirons le lecteur.

On était à la fin du mois de juin de cette année 1772, sur les quatre heures du soir.

Un des marécages dont on a parlé s’étendait au milieu d’une des parties les plus désertes et les plus épaisses de la forêt. Un des bras de la Commewine, qui alimentait cet étang, fuyait à l’horizon sous un berceau de verdure épaisse, formé par les palétuviers qui bordent ses rives.

Rien de plus triste, rien de plus imposant que le silence de mort qui régnait dans cette vaste enceinte.

Traversé par plusieurs sillons de verdure, le lac immobile, terne, d’une couleur glauque et plombée, semblait absorber dans son gouffre, sans les refléter, les rayons étincelants de ce soleil torride.

L’onde, unie comme un miroir d’étain, était si pesante, qu’à peine quelques gouttes d’eau, aussi opaques que des perles, pouvaient en jaillir, sous l’aile des courlis écarlates, ou des jabirus blancs, qui venaient quelquefois effleurer sa surface.

Jetant des cris aigus, ces oiseaux planaient au-dessus de larges touffes de nymphéas, dont les feuilles gigantesques étaient couvertes de serpents jaunes à taches noires, entrelacés les uns aux autres ; lorsque leur ennemi s’approchait d’eux, les reptiles, resserrant encore leurs horribles nœuds, dressaient leurs têtes plates, et s’agitaient si vivement, qu’on ne distinguait plus, au milieu des grandes feuilles vertes, qu’un fourmillement d’or et d’ébène.

Lorsqu’un des oiseaux avait enfin saisi sa proie, jetant ses longues pattes rouges derrière lui, il ouvrait ses fortes ailes d’un blanc de lait, et serrant le serpent dans son bec crochu, malgré les tortillements convulsifs et les sifflements du reptile, il allait le dévorer sur une des rives du lac.

Ailleurs, des bandes de canards bruns du Labrador, au col pourpré, mouchetaient la surface du marais ; souvent ils prenaient précipitamment leur vol, en laissant quelques-uns de leurs compagnons dans la gueule d’un caïman vorace, qui montrait au-dessus de l’eau sa tête hideuse à écailles verdâtres.

Autour de ces fondrières, des roseaux et des hibiscus à fleurs cramoisies s’élevaient à l’énorme hauteur de douze pieds. D’autres plantes qui croissent au bord des marécages, telles que la seneka aux ombelles roses, l’arctosta à baies de pourpre, le bourgêne ou l’agavé, se mêlaient à ces végétaux, et formaient autour de l’étang une large ceinture d’herbes gigantesques, qui allait rejoindre la lisière de la forêt.

Celle-ci se développait dans toute la splendeur, dans toute la puissance de sa végétation équinoxiale ; les catalpas, les magnolias, les tulipiers, les sassafras, les palmiers, les bananiers, y avaient atteint une hauteur prodigieuse.

Leur feuillage, leur verdure, si divers, formaient des masses aussi variées de couleurs que de formes ; des lianes énormes, des aristoloches, des bignonias, des grenadilles, enlaçaient de leurs inextricables roseaux ces arbres pressés les uns contre les autres. Les rejetons de ces plantes grimpantes, joints aux arbustes rampants que se croisaient en tous sens sur le sol, formaient un impénétrable fourré.

Sur ces masses de feuillage d’un vert sombre se détachaient çà et là des hêtres aux feuilles pourpres et dentelées, des érables à sucre, dont l’aubier est rayé de blanc et de bleu pâle, des papayas, arbre royal dont le tronc droit et élancé ressemble à une colonne d’argent ciselée, surmontée d’un chapiteau de feuilles d’émeraudes, au bout desquelles se balancent élégamment des fruits couleur de rubis.

Des perroquets aux ailes d’azur, au corps cramoisi nuancé de vermeil, de petites perruches vertes à têtes roses, accablés de la chaleur, cherchaient la fraîcheur du sol en s’affaissant au pied des arbres, malgré leur peur instinctive des serpents et des chats-tigres.

Pas un souffle de vent ne ridait la surface unie du lac, l’atmosphère était étouffante, l’air était saturé des âcres parfums qu’exhalent les plantes aquatiques ; l’on sentait aussi l’odeur humide et chaude des forêts, dont les obscures profondeurs sont impénétrables au jour.

Le disque du soleil, caché par la cime des arbres, jetait au loin des torrents de lumière ardente comme du bronze en fusion ; se dégradant peu à peu, elle se fondait dans un ciel d’un bleu de saphir, qui, à l’horizon, devenait couleur d’outre-mer foncé, glacé d’or bruni.

À l’exception des cris plaintifs des courlis, tout se taisait, tout était silence, calme, immobilité, au milieu de cette fournaise.

Nous l’avons dit, on ne sentait pas le moindre souffle de brise ; pourtant les hautes herbes qui couvraient la rive droite du marécage, sans doute agitées par le passage d’un corps rampant, laissèrent tout à coup apercevoir à leur sommet une légère ondulation.

Ce sillon s’avançait lentement de la forêt vers le bord de l’étang.

Quelques spatules au plumage gris et pourpré, effrayés dans leur retraite, s’élevèrent du milieu des joncs, et traversèrent les marais à tire-d’aile.

Tout à coup, le cri rauque, enroué, funèbre, d’une espèce de hibou appelé par les Indiens taybay, ou oiseau de mort, retentit sur la rive gauche du marécage.

Les herbes de la rive droite redevinrent immobiles, comme si le corps caché qui les sillonnait en rampant se fût arrêté subitement.

Le même cri se fit entendre de nouveau, mais par deux fois, avec une inflexion différente, et à deux distances assez éloignées.

Après quelques minutes, les herbes de la rive droite recommencèrent à s’agiter de nouveau dans la direction de la forêt à l’étang, et bientôt un Indien, se traînant sur les mains et sur les genoux, parut au bord du marécage, après avoir écarté avec précaution les tiges flexibles des roseaux.

Là, il resta un moment immobile, à demi caché par les larges feuilles des plantes aquatiques, et jeta de tous côtés un coup d’œil attentif et perçant.

Cet Indien, nommé Ourow-Kourow, était le chef de la tribu des Piannakotaws, alliés des nègres rebelles ; il avait le corps entièrement teint en rouge vif, au moyen de la semence d’arnoka, mélangée dans de l’huile de castor. Une bande de coton rayée de blanc et de jaune lui ceignait les reins ; il portait un long couteau attaché à une ceinture de cuir ; de la main droite il tenait sa carabine, dont la batterie était soigneusement enveloppée d’une espèce de fourreau fait de peau de tapir, imperméable à l’eau, suspendue à une sorte de baudrier orné de défenses de sanglier et de dents de tigre ; une corne de bœuf, soigneusement bouchée, contenait sa poudre ; le reste de ses munitions était renfermé dans un petit sac fait de la même peau que l’enveloppe de son fusil.

La figure de cet Indien, teinte en rouge comme le reste de son corps, était tatouée d’une manière bizarre.

Deux larges cercles d’un bleu pourpre très-sombre, dû à la graine du tapowripa, et figurant deux serpents roulés sur eux-mêmes, entouraient ses yeux, tandis que deux lignes longitudinales de même couleur, partant du sommet de son front, couvert de cheveux noirs tressés, descendaient de chaque côté des joues et allaient se rejoindre au milieu du menton.

Enfin, un anneau d’argent passé dans le cartilage du nez, et quelques plumes de perroquet, rouges et bleues, fixées sur sa tête par un bandeau de coquillages, complétaient la parure de ce chef des guerriers piannakotaws, alliés de Zam-Zam.

Un instant, il écouta attentivement du côté de l’ouest ; puis il mit deux de ses doigts dans sa bouche et imita, avec une perfection incroyable, le sifflement aigu du tigri-fowlo, ou oiseau-tigre.

Le glapissement funèbre du tay-bay lui répondit bientôt ; un autre Indien, portant les mêmes armes et les mêmes tatouages, parut au milieu des roseaux, de l’autre côté du marécage, qui, à cet endroit, n’était pas fort large.

Après avoir échangé quelques signes mystérieux, en montrant l’occident, vers lequel le soleil commençait à baisser rapidement, les deux Piannakotaws se retirèrent tapis et cachés dans les roseaux, qui reprirent leur immobilité première.

Le marais était traversé par plusieurs jetées naturelles, malheureusement trop faciles à confondre avec les biri-biri, ou croûtes végétales, qui recouvraient les abîmes de vase.

Après plusieurs circuits, une de ces jetées coupait à peu près transversalement le lac dans sa partie la plus étroite, et passait à peu de distance des deux rives où s’étaient embusqués les Indiens.

Ils se tenaient cachés depuis une demi-heure environ, lorsqu’un nègre, suivi de deux chiens, parut au bord de l’étang.

Après avoir quelque temps côtoyé sa rive avec précaution, il s’avança sur la jetée, qui devait raccourcir de beaucoup sa route en lui épargnant le long circuit qu’il fallait faire pour gagner la partie orientale de la forêt vers laquelle il semblait se diriger.

Le nègre était dans toute la force de l’âge, ses cheveux crépus commençaient à grisonner sur ses tempes ; sa taille était élevée, vigoureuse ; ses traits exprimaient la résolution et la bonne humeur ; il portait un large chapeau de paille de riz, une veste de coton à carreaux bleus et blancs ; un pantalon de même couleur et de même étoffe se serrait à sa taille par un ceinturon, qui supportait ses ustensiles de chasse, ainsi qu’un petit sabre à lame droite et aiguë, monté en argent.

Il marchait pieds nus, et tenait son fusil comme un chasseur prêt à tirer ; un baudrier de cuir, traversé dans toute sa longueur par un cordon de fil d’aloès qui passait et repassait dans de larges œillets, lui avait servi à attacher par la tête une douzaine de pluviers, de bécasses et de poules d’eau.

Ses deux chiens épagneuls, de petite taille, blancs et orangés, le suivaient de très-près.

Ce nègre portait au bras gauche une large plaque d’argent sur laquelle on lisait en gros caractères : « Cupidon, fidèle aux Européens. 1767. »

Cette plaque honorifique avait été accordée par le gouverneur de la Guyane à ceux des nègres de la colonie qui avaient courageusement combattu les révoltés de la Sarameka. Le noir Cupidon, appartenant à l’habitation de Sporterfigdt, s’était depuis longtemps montré digne de cette glorieuse récompense par plusieurs traits de bravoure lors de la poursuite des nègres rebelles du féroce Zam-Zam.

Quand il ne guerroyait pas comme membre de la milice noire de la Guyane, Cupidon remplissait les fonctions de nègre chasseur de la plantation de Sporterfigdt, qu’il devait approvisionner de gibier. Son adresse était telle, qu’il ne revenait jamais sans son baudrier de chasse, ou yoeo-pay, richement garni.

Habitué à redouter les embûches des nègres marrons et des Indiens, Cupidon s’arrêta un moment sur la jetée, et porta un regard attentif autour de lui ; puis, appelant ses deux épagneuls, qu’il avait nommés Manioc[2] (le chien) et Cassave (la lice), il leur fit un geste du bout de son fusil pour leur ordonner de se mettre à l’eau et d’aller quêter dans les joncs qui bordaient le marécage.

Cassave et Manioc obéirent à l’instant au muet commandement du noir, se jetèrent à l’eau, qui à droite, qui à gauche de la jetée, et nagèrent doucement pour aborder sur chaque rive du marais.

Cupidon était alors à portée des Indiens cachés ; il s’arrêta pour observer le résultat de la quête de ses deux épagneuls.

La senteur rancie de l’huile de castor, employée par les Piannakotaws pour se tatouer, était si forte, que Cupidon avait habitué ses chiens à arrêter sur le train de sauvages.

Manioc, qui se trouvait sous le vent de l’Indien de la rive gauche, fut si vivement saisi de cette odeur, qu’à vingt pas du bord il éventa l’Indien, et arrêta, si cela se peut dire, dans l’eau, en n’avançant pas et en continuant seulement de nager pour se soutenir à la même place, en tournant de temps à autre la tête du côté de son maître.

Cupidon connaissait trop bien la chasse et ses chiens pour croire qu’il leur fût possible de dépister un oiseau de marais à une si grande distance.

Persuadé qu’un Indien était en embuscade dans les joncs, obligé de passer par la jetée pour regagner l’habitation de Sporterfigdt, le noir devait user de toute son intelligence, de tout son courage, pour se tirer de ce pas dangereux.

Craignant que son ennemi n’entendit le faible bruit que faisait Manioc en nageant, d’un signe Cupidon rappela l’épagneul au moment où il tournait encore la tête vers lui.

L’obéissant animal revint sur ses pas, regagna la jetée à la nage et se mit à ramper derrière son maître.

Cassave, moins bien servie que Manioc, puisqu’elle était au vent de l’autre Indien, après avoir nagé jusqu’au bord de l’étang, s’engagea dans les grandes herbes. Cupidon, toujours immobile, suivit les traces de la lice à l’ondulation des joncs ; cette légère agitation cessa brusquement, il comprit que Cassave était aussi en arrêt.

Était-ce sur un homme ou sur un animal ? Le noir l’ignorait.

Dans ce doute, il résolut sagement d’agir comme si un second ennemi l’attendait an passage.

Il se souvenait d’ailleurs d’avoir entendu au loin, en se dirigeant vers le marais, les cris d’un tay-bay et d’un tigri-fowlo, quoique rien ne fût plus naturel que cet incident ; car les Indiens, en échangeant ainsi quelques signaux, poussent la ruse jusqu’à n’imiter que les chants des oiseaux qui se répondent, se cherchent ou se poursuivent habituellement. Cupidon pensa que ce bruit avait pu être un moyen de reconnaissance employé par les Piannakotaws.

Il attacha tour à tour ses yeux perçants sur les deux rives du marais avec cette perspicacité naturelle aux hommes de sa race et de son état.

Il aperçut bientôt, dans la direction que lui avait désignée l’arrêt de Manioc, un mouvement presque imperceptible au milieu d’une touffe d’hibiscus ; cette remarque lui fut singulièrement facilitée par le léger balancement de la longue aigrette écarlate de ce végétal qui, se détachant vivement du fond de sombre verdure qui l’entourait, lui offrit, pour ainsi dire, un point de mire assuré.

Cupidon, conservant tout son sang-froid, prit son tire-bourre, déchargea son fusil, remplaça le petit plomb par un lingot ; après avoir bourré son arme avec un morceau de cuir graissé, il mit une autre balle dans sa bouche pour pouvoir charger son second coup plus promptement, chercha dans son sein une sorte de relique qu’il baisa, murmura quelques paroles à voix basse, ajusta longtemps le pied de l’arbuste qu’il visait, et tira, comme on dit, au juger.

La balle siffla, fit voler quelques tiges de joncs, et arriva si juste sur l’hibiscus, que la hampe qui supportait l’aigrette fut brisée à sa base.

Manioc allait se jeter à l’eau pour chercher le gibier qu’il supposait tué par son maître, car Cupidon manquait rarement son coup ; le nègre l’arrêta d’un geste menaçant, et rechargea précipitamment son fusil, tout en considérant avec attention la suite de sa première attaque.

Les grandes herbes s’agitèrent un moment, comme si l’homme qu’elles cachaient s’était débattu convulsivement ; puis tout retomba dans la plus entière immobilité.

À peu près certain d’avoir tué ou blessé grièvement l’un de ses ennemis, et conséquemment de n’être pas inquiété sur la rive gauche, Cupidon avait encore à se défendre de l’ennemi qui pouvait être embusqué sur la rive droite.

Un léger frémissement dans les roseaux marquait toujours l’endroit où Cassave se tenait en arrêt, mais rien ne pouvait indiquer au noir dans quelle direction il devait précisément tirer… Les moments devenaient précieux, il pouvait à son tour servir de point de mire à l’Indien.

Avec la rapidité de la pensée, il se précipita dans le lac, de façon à avoir la jetée entre lui et la rive droite ; Manioc le suivit, et le nègre, s’accrochant d’une main aux plantes aquatiques qui rampaient sur le bord du chemin, soulevant son fusil de l’autre main, commença de s’avancer doucement au fil de l’eau, n’ayant que la tête hors du lac et absolument au ras de la jetée.

Ainsi à couvert, il put examiner sans danger le mouvement de l’autre Indien.

Les roseaux s’écartèrent doucement, et peu à peu le Piannakotaws agenouillé, tenant son fusil armé, avança la tête avec précaution.

Étonné de ne voir personne sur la jetée, il se découvrit tout à fait, se leva debout, et interrogea l’espace avec inquiétude. Il crut sans doute que le coup de feu avait été tiré par son chef, et que le nègre était retombé dans l’étang.

Posant son fusil par terre, il fit de nouveau, et par deux fois, entendre le cri du tigri-fowlo.

Aucun cri ne lui répondit.

À ce moment, Cupidon, se tenant toujours d’une main aux lianes de la jetée, appuya de l’autre main le canon de son fusil sur une pierre du chemin, et, tirant à fleur d’eau, il eut le bonheur d’atteindre l’Indien à la jambe.

Le Piannakotaw chancela, et tomba sans pousser une plainte.

Par deux fois il essaya de se relever, mais la douleur était si cuisante, qu’il ne put y parvenir. Alors, avec l’instinct des bêtes sauvages, il s’enfonça en rampant au milieu des joncs, pour se mettre à l’abri de nouveaux coups.

Cupidon, enchanté de son adresse, et n’étant pas certain que ces deux Indiens fussent les seuls ennemis cachés, continua de s’avancer jusqu’à une touffe d’arcostas épineuses, derrière laquelle il se blottit en sortant de l’eau.

Depuis cet endroit jusqu’à l’entrée de la forêt, le trajet de la jetée n’était pas fort long, et les deux rives de l’étang n’étaient plus assez fourrées pour cacher une embuscade.

Après avoir attentivement observé les lieux, Cupidon prit brusquement sa course, suivi de Manioc et de Cassave, qui l’avaient rejoint ; il laissa bientôt le marais derrière lui, gagna la forêt et arriva sans encombre aux premiers défrichements de la plantation de Sporterfigdt, à laquelle il appartenait.


CHAPITRE VI.

La plantation.


Cette plantation était absolument destinée à la culture du café.

Lorsque Cupidon s’en rapprocha, il ralentit sa course et s’arrêta sous un bananier d’où la vue s’étendait au loin.

Le noir examina son gibier, qui n’avait pas souffert de son séjour momentané dans l’eau, appela ses deux épagneuls, les caressa, essuya son front trempé de sueur, et reprit haleine en jetant de temps à autre des regards triomphants du côté du lac.

On était à la fin de juin, époque habituelle de la première récolte du café, la seconde ayant lieu au mois de novembre.

À quelque distance de lui, Cupidon voyait les vastes carrés de terre plantés d’environ deux mille caféiers dans toute leur vigueur. Ces beaux arbres, taillés à hauteur d’homme pour faciliter la cueillaison de leurs fruits, étaient plantés à dix pieds les uns des autres ; leur écorce brune disparaissait presque sous leurs feuilles toujours vertes, lisses et luisantes comme de la porcelaine, délicatement festonnées, longues de trois à quatre pouces, et, pour ainsi dire, émaillées de baies d’un rouge vif et vermeil comme celui d’une cerise[3], et du plus charmant effet.

Le jour tirait à sa fin ; tous les noirs de l’habitation, hommes, femmes, enfants, étaient occupés à rentrer la récolte du café dans des paniers tressés de joncs.

Ils accompagnaient leurs travaux d’un chant monotone et mélancolique, particulier aux peuples sauvages. Les paroles étaient en patois nègre, composé de hollandais, d’anglais et d’espagnol, dialecte familier aux gens de couleur et aux noirs de la colonie.

Rien de plus sonore et de plus doux que ce langage dont presque tous les mots finissent par une voyelle.

Les chansons des noirs étaient fort simples ; l’un d’eux commençait par chanter sur un rhythme lent quelques paroles improvisées relatives aux travaux, telles que :


Le café est mûr, remplissons nos corbeilles.
Ce soir nous mangerons le gangotay,
Ce soir nous danserons au son du kiemba-toe-toe, etc.


Puis tous les travailleurs répétaient ces paroles en chœur, en les accompagnant de cadences traînantes.

Les esclaves de Sporterfigdt avaient l’air heureux et dispos. Les femmes portaient des jupes de coton de couleurs tranchantes, attachées sur leurs épaules par des bretelles de même étoffe. Les hommes, au torse et aux jambes nus, avaient pour tout vêtement un caleçon de pagne.

Une cloche tinta dans le lointain : c’était le signal de la fin des travaux, car le soleil baissait rapidement.

Cupidon se remit en marche et doubla le pas pour arriver à Sporterfigdt avant que le pont-levis ne fût levé.

Il rejoignit bientôt les esclaves.

Hommes et femmes portaient sur leurs têtes des corbeilles remplies de baies de caféier ; les enfants portaient les gourdes et les calebasses qui leur avaient servi à apporter le repas des travailleurs.

Beaucoup de noirs de l’habitation étaient, comme Cupidon, de la tribu africaine de Coromantyn, une des plus estimées pour la force, pour la docilité de ses habitants ; aussi les négriers vendaient-ils aux planteurs un nègre coromantyn un tiers plus cher qu’un nègre de Loango, ordinairement fainéant, sournois et cruel.

Chaque tribu ayant son tatouage particulier, les négriers et les colons ne se trompent pas sur l’origine des noirs.

Les Coromantyns se reconnaissaient aux trois cicatrices circulaires qu’ils portaient sur chaque joue, et qui s’étendaient du nez à l’oreille ;

Les Loangos, par les lignes carrées, en forme de dés, qu’ils avaient tracées sur la poitrine et sur les bras.

Lorsque Cupidon eut rejoint les noirs, il fut accueilli avec une sorte de déférence cordiale, qui témoignait de la faveur dont il jouissait auprès du maître de l’habitation.

— Voilà de quoi faire un délicieux groë-groë pour Massera[4], dit un noir à Cupidon, en montrant le baudrier chargé de gibier que portait le chasseur. Il paraît que ta poudre et ton plomb se sont changés en pluviers, en bécasses et en poules d’eau ?

Ce bel esprit était un gros nègre à figure joviale, surnommé par ses compagnons Touckety-Touk, en raison de ses fonctions de musicien et de joueur de coeroëma, espèce de petit tambour fait d’une calebasse vide, recouverte de peau de mouton, sur laquelle on frappe avec deux baguettes, en répétant sans cesse et en mesure les mots Touckety-Touk, qui servent à régler la danse.

— Ma poudre et mon plomb se sont changés en autre chose encore, Touckety-Touk, ils se sont changés en sang de Piannakotaws, répondit gravement Cupidon ; et, en faisant allusion à son combat contre les Indiens, il étendit la main du côté du lac.

— Ces courlis rouges se sont donc abattus de ce côté de la Commewine ? s’écria le noir en s’arrêtant et en regardant le chasseur d’un air de doute et de surprise. Puis, levant au ciel la main qu’il avait de libre, l’autre lui servant à maintenir son panier sur sa tête, il s’écria :

— Que le Massera d’en haut nous protège ! jusqu’ici jamais ces brigands n’avaient osé passer la rivière !  !  !

Un jeune nègre, robuste et agile, s’arrêta en entendant l’exclamation de Touckety-Touk, le regarda d’un air curieux et lui demanda ce qu’il y avait.

— Ce qu’il y a ?… mon garçon !… dit le gros musicien en mettant sa corbeille sous le bras du jeune nègre, qui portait déjà sur sa tête une manne de café. Ce qu’il y a ?… commence d’abord par prendre mon panier. Cette nouvelle m’étouffe ; je ne pourrais parler avec ce poids sur le crâne.

Le jeune nègre, d’ailleurs assez fort pour se charger d’un double fardeau, obéit naïvement au rusé Touckety-Touk, qui, charmé d’être débarrassé de sa corbeille, continua de marcher à côté de Cupidon ; sa dupe le suivit, hâta le pas et se prépara à écouter de toutes ses oreilles ce que le gros musicien allait lui raconter en retour de son obligeance.

— Combien as-tu vu d’Indiens ? demanda Touckety-Touk à Cupidon.

— J’en ai vu un seul, mais je crois en avoir blessé un autre.

Le musicien secoua la tête et reprit :

— Il y a loin des montagnes Bleues à la rivière Commewine. Les Piannakotaws ne quittent leurs carbets[5] qu’en grand nombre… Deux Indiens ne seraient pas venus seuls… le reste de la bande ne doit pas être loin ; et avoir sur ses talons les marrons[6] de la Sarameka ! ainsi donc Zam-Zam est dans les environs, ces brigands se suivent toujours de près.

— Zam-Zam ! s’écria le jeune nègre qui avait attentivement écouté la conversation. Zam-Zam ! répétait-il avec effroi ; il va tout tuer, noirs, Samboës[7] et la Massera, comme il a fait à l’habitation de Nutenschadelayta.

Et comme s’il eût senti l’impérieuse nécessité d’exprimer sa terreur par ses gestes, le jeune nègre déposa à terre sa charge et celle du gros musicien, joignit ses mains et les leva au ciel avec désespoir, en s’écriant en manière de myriologie :

— Zam-Zam a passé la Commewine !… Nos mères, nos sœurs et nos femmes vont raser leurs cheveux et porter des mouchoirs bleus[8] ! Zam-Zam a passé la Commewine !

D’autres nègres ayant entendu ces mots, cette fatale nouvelle circula bientôt, et hâta tellement les pas des travailleurs vers l’habitation que le musicien et Cupidon y arrivèrent les derniers, après avoir à grand’peine obtenu du jeune nègre qu’il fit trêve à sa frayeur pour reprendre son double fardeau.

Sporterfigdt, comme presque toutes les habitations de la colonie, était très-fortifié.

Les colons avaient à se défendre à la fois des nègres révoltés, des Indiens et des bêtes sauvages. L’habitation se composait d’un vaste terrain régulier, renfermant la maison du planteur, les cases des nègres, les magasins, les greniers, les séchoirs pour le café, les étables ou les parcs à bestiaux, enfin un jardin planté d’arbres d’agrément, un parterre et un potager.

En canalisant et en détournant le bras de rivière qui longeait l’habitation, on avait complètement entouré ce vaste parallélogramme d’un profond et large fossé rempli d’eau courante.

À l’intérieur, ce canal était défendu par une berge très-étroite et haute de dix pieds environ, au sommet de laquelle étaient placées de distance en distance des guérites faites de quatre pieux et d’un toit de feuilles de latanier.

En temps d’alarme, des sentinelles veillaient dans ces guérites.

On ne pouvait entrer dans l’intérieur de l’habitation qu’au moyen d’une sorte de pont-levis, fait d’un plancher, qui se retirait ou s’avançait à volonté au-dessus du fossé.

On allait retirer ce pont lorsque Cupidon, Touckety-Touk et le jeune nègre entrèrent dans l’intérieur de l’habitation.


CHAPITRE VII.

Adoë et Jaguarette.


Le principal bâtiment de la plantation de Sporterfigdt s’élevait sur le bord du bras de rivière dont on a parlé.

C’était un long bâtiment haut seulement d’un rez-de-chaussée bâti en bois, comme toutes les habitations de la Guyane, et recouvert de petites planches de palmier, superposées les unes sur les autres, comme le sont les ardoises de nos toits.

Pendant que les noirs allaient tous vider leurs corbeilles de café sous les yeux du commandeur de la plantation, très-attentif à examiner si chaque esclave avait bien rempli sa tâche, Cupidon se dirigea vers la maison du maître pour déposer son gibier à la cuisine.

La nuit, qui dans les régions équinoxiales succède au jour presque sans crépuscule, était venue subitement. La lueur douteuse de quelques bougies de blanc de baleine, renfermées dans de grandes verrines de cristal, éclairait la principale pièce de la maison.

C’était une grande salle, aux cloisons de bois de citronnier d’un beau jaune paille veiné qu’un vernis particulier rendait très-luisant. De larges divans de joncs, quelques tables et quelques étagères de bois de couleur odoriférant, meubles d’un travail aussi grossier que leur matière était précieuse, garnissaient en partie cette pièce.

Çà et là pendus aux murailles on voyait quelques ustensiles de chasse et de pêche ; un râtelier de bois de fer supportait plusieurs fusils anglais richement ornés, d’une petitesse et d’une légèreté extrêmes.

Quoiqu’il fît au dehors une chaleur étouffante, l’air était très-frais dans cet appartement, grâce à deux énormes éventails suspendus à chaque extrémité de la salle aux poutres saillantes du plafond, poutres d’un bel acajou rouge.

Deux petits noirs, portant au cou, aux bras et aux jambes des anneaux d’argent ornés de grains de corail, balançaient incessamment ces ventilateurs, au moyen de longs cordons. Au milieu de ce courant d’air était suspendu un vaste hamac de coton tissé par des Indiens avec un art infini, et brodé de dessins éclatants.

Une longue moustiquaire de gaze, passant dans un anneau d’argent fixé au plafond, voilait à demi ce hamac, doucement bercé par une mulâtresse d’un âge mûr, vêtue d’une robe de cotonnade rayée rouge et jaune ; elle portait sur sa tête un madras roulé en forme de turban. La physionomie de cette femme était à la fois fine et réfléchie, ses traits avaient dû être très-beaux. Son col et ses doigts étaient chargés de chaînes ou d’anneaux d’or. Enfin, aux sandales de maroquin rouge qui chaussaient ses pieds nus, on voyait qu’elle était affranchie.

Assise devant une petite table de bois de citronnier, éclairée par une verrine, la mulâtresse semblait très-attentive à une combinaison de cartes, couvertes de figures représentant des animaux, des fleurs, des fruits, des Indiens, des blancs, le tout d’un dessin informe et souvent grotesque.

Deux jeunes filles, dont l’une était assise et l’autre à demi couchée dans ce lit aérien, suivaient avec une attentive et inquiète curiosité l’opération cabalistique de Mami-Za, comme on appelait la mulâtresse dans l’habitation.

Rien de plus charmant que le tableau qu’offraient ces jeunes filles.

L’une était blanche, l’autre Indienne.

La blanche, Adoë Sporterfigdt, orpheline et maîtresse de l’habitation, avait vingt ans.

L’Indienne, âgée de seize ans, était esclave. Le colon, père d’Adoë, l’avait surnommée Jaguarette, à cause de son agilité, de son courage, de sa légèreté, et peut-être aussi de son caractère un peu sauvage, qualités et défauts qui, aux yeux du planteur défunt, avaient sans doute paru offrir quelque ressemblance avec le moral du jaguar, ou chat-tigre.

Adoë, enveloppée d’une longue robe de fine toile de Perse, avait le col et les bras nus.

À demi couchée dans le hamac, elle appuyait sa tête sur sa main gauche, tandis que son bras droit reposait sur l’épaule de la petite Indienne, qui, assise sur le bord du lit aérien, les jambes pendantes sous sa jupe orange, les mains croisées sur ses genoux, suivait aussi attentivement que sa maîtresse les travaux nécromantiques de Mami-Za.

Les traits d’Adoë étaient d’une extrême régularité ; son teint, d’une pâleur mate particulière aux créoles, faisait ressortir encore le noir foncé de ses yeux, de ses longs cils, de ses cheveux épais et de ses sourcils prononcés ; sa bouche était petite et bien formée, ses dents blanches, mais ses lèvres décolorées.

Sa physionomie exprimait la résolution et l’habitude du commandement. Sa taille était moyenne, svelte et élégante.

Jaguarette, beaucoup plus petite qu’Adoë, avait la peau cuivrée, mais aussi douce, aussi unie, aussi satinée que du papier de riz. Ses cheveux, encore plus noirs que ceux de sa maîtresse, étaient très-fins, très-soyeux, et brillaient de reflets bleuâtres. Elles les portait élégamment tressés autour de sa tête.

En effet, ses traits, presque enfantins, rappelaient toute la gentillesse, toute la malice, toute la ruse de la race féline ; ses grands yeux bruns et ronds, ses jolis sourcils un peu relevés vers les tempes et abaissés du côté de son nez très-peu saillant, ses petites dents blanches comme des perles et un peu écartées, enfin ses moindres mouvements, ses moindres gestes, toujours remplis de souplesse, d’élégance, de force ou d’une grâce insinuante et câline, complétaient la ressemblance presque physique de la jeune Indienne avec un des animaux les plus charmants et les plus perfides de la création.

Nous dirons enfin que, recueillie toute petite dans les bois par le père d’Adoë, à la suite d’une attaque contre les Indiens, Jaguarette, quoique esclave, avait toujours été traitée en enfant gâté par le planteur et par sa fille, et qu’elle avait voué à celle-ci l’affection la plus vive.

Adoë avait perdu sa mère étant encore au berceau. Son père, aussi intrépide qu’infatigable, avait été obligé de créer la plantation de Sporterfigdt, la houe d’une main et le fusil de l’autre, afin de repousser les attaques continuelles des Indiens et des nègres marrons.

Vivant toute petite au milieu de ces périls continuels, d’un naturel ardent et résolu, alerte et hardie, Adoë avait été élevée par son père plus en garçon qu’en jeune fille.

Lorsqu’elle eut quinze ans, l’accompagnant presque chaque jour à la chasse, armée d’un léger fusil, elle rivalisait d’adresse avec le planteur. Lors de plusieurs attaques des Indiens contre l’habitation, vaillante amazone, elle ne quitta pas son père, qui, retranché avec ses nègres derrière les berges du canal, soutint une sorte de siège dans Sporterfigdt, et força les sauvages à se retirer.

Seule héritière des biens considérables de son père, Adoë en abandonnait la gestion au commandeur de l’habitation, qui avait épousé la mulâtresse Mami-Za, malgré la différence des races.

Ce blanc, nommé Bel-Cossim, probe, sévère, intelligent, actif, était dévoué à la fille du colon de Sporterfigdt, comme il l’avait été au colon pendant de longues années.

Telles étaient les deux jolies spectatrices des occupations cabalistiques de Mami-Za[9], nourrice d’Adoë, qui lui avait toujours conservé ce surnom de familiarité enfantine.

— Eh bien ! Mami-Za… que vois-tu dans tes cartes ? dit Adoë avec impatience. Parle donc… nous sommes le 21 aujourd’hui, et tu as voulu attendre ce jour du mois… pour lire dans ton grimoire.

Mami-Za fit un signe impératif de la main comme pour réclamer le silence…

Les deux jeunes filles se regardèrent d’un air malin. Jaguarette poussa même l’irrévérence jusqu’à faire une petite grimace mutine à la mulâtresse.

Malgré la légèreté apparente avec laquelle l’Indienne et Adoë semblaient traiter la science occulte de Mami-Za, toutes deux y avaient une foi profonde ; de singuliers hasards avaient souvent justifié les prédictions de la mulâtresse.

Enfin, Mami-Za régularisa l’arrangement de ses cartes avec une imposante gravité, les plaça sur des lignes et à des distances différentes, jeta un coup d’œil satisfait sur son opération, et, se retournant vers Adoë, elle lui dit : — Allons… allons… chère fille, viens ici maintenant, je vais t’apprendre ton avenir.

La créole et Jaguarette sautèrent du hamac, légères comme deux gazelles ; Adoë s’assit sur les genoux de sa nourrice, l’Indienne se mit à genoux sur une natte, et, appuyant son petit menton sur le bord de la table, ouvrant ses grands yeux de toutes ses forces, elle se prépara à écouter avec attention les merveilleuses prédictions de Mami-Za.

— Écoute-moi bien, chère fille, dit la mulâtresse à Adoë. J’ai voulu attendre ce jour pour faire cette nouvelle épreuve, parce que la date du mois fait le chiffre de ton âge… Regarde donc bien… dit la mulâtresse en indiquant du bout du doigt les cartes allégoriques à mesure qu’elle expliquait :

— Ces trois cartes représentent chacune un seve-yars-boüntie, plante qui fleurit sept ans avant de produire son fruit… Trois fois sept font vingt et un. Vingt et un ans, c’est ton âge.

Adoë et Jaguarette se regardèrent et secouèrent la tête avec admiration.

La mulâtresse reprit en prenant la première carte : — Tu as été enfant jusqu’à sept ans. Voilà pour le premier seve-yars (et elle mit la carte de côté). À quatorze ans, tu as été jeune fille. Voilà pour le second seve-yars (et elle la mit aussi de côté). À vingt et un ans tu seras épouse… Tu le vois, trois fois sept années, qui font ton âge, marquent aussi les trois époques de la vie où tu auras été enfant, fille et femme.

Cette conclusion, si rigoureusement logique, jeta les jeunes filles dans de nouveaux transports d’admiration, et Adoë dit à sa nourrice d’un air pensif :

— Mami-Za, tu m’annonces que je serai mariée cette année !… mais il n’y a ici personne à marier, sinon Joseph Syderhan, de la plantation de Syderhan ; le vieux Schouten et le méchant Oultok le borgne ; or, Adoë restera fille toute sa vie plutôt que d’épouser un de ces trois hommes.

— Aussi, ma chère enfant, je ne vois dans l’avenir aucun de ces maris-là pour toi, quoique ces trois colons soient, dit-on, amoureux de toi.

Adoë fit un geste de souverain mépris.

— Tu vois ce sun-fowlo, j’avais choisi cet oiseau babillard pour l’image de Syderhan le bavard ; eh bien, par trois fois cette carte, représentant une rose caraïbe, brisée de sa tige, ce symbole de l’amour malheureux, est venue se placer en travers de Syderhan.

— Que Dieu fasse paix au Syderhan ! mais qui épouserai-je donc, Mami-Za ? dit Adoë avec impatience.

La nourrice fit un geste de la main, et continua :

— Il en a été de même du vieux Schouten, représenté par ce singe à tête pelée ; il en a été de même du méchant Oultok le borgne, représenté par ce caïman, qui n’a qu’un œil. Toujours la rose caraïbe brisée de sa tige est venue les traverser.

Eh ! qu’importe ! s’écria Adoë avec une impatience d’enfant gâté. Que le caïman mange le singe, que le singe mange le sun-fowlo, qui épouserai-je, nourrice, qui épouserai-je ?

— Qui tu épouseras ? chère fille… je vais te le dire. Que vois-tu sur ces cartes, sur celle du milieu ?

— Un oiseau que je ne connais pas, mais il a l’air fier et hardi.

— Et sur la carte à côté, que vois-tu, chère fille ?

— Une petite tourterelle blanche.

— Et ensuite ?

— Sur celle-ci, une belle rose caraïbe toute fleurie, enlacée à un seve-yars-boüntie chargé de fruits.

— Et sur cette autre ?

— Une touffe de palétuviers, dit Adoë en regardant la nourrice d’un air interrogatif à chaque carte qu’elle expliquait.

— Eh bien, chère fille, l’oiseau à l’air fier et hardi que tu ne connais pas, c’est un milan d’Europe ; il est intrépide comme l’aigle : cela signifie qu’un bel et brave Européen traverse maintenant les mers pour venir t’épouser.

— Moi ?… moi ?… dit Adoë avec un trouble mêlé de joie, car épouser un Européen était le rêve des jeunes créoles.

— Oui, reprit la nourrice ; car la petite tourterelle blanche qui, par trois fois, de quelque manière que le hasard ait disposé les cartes, est venue se placer pour ainsi dire sous l’aile du milan intrépide, la tourterelle blanche, c’est ma chère fille. C’est toi.

— Vraiment, c’est moi, nourrice ? dit Adoë en joignant les mains.

— Enfin, dit la nourrice, la belle rose caraïbe fleurie, enlacée au seve-yars-boüntie chargé de fruits, c’est un amour qui sera pour toi heureux et partagé dans la vingt et unième année de ton âge ; enfin, le palétuvier dont les racines deviennent des branches, et dont les branches deviennent des racines[10] pour renaître encore en de nouveaux rejetons, c’est l’image d’une longue postérité qui vous survivra. Mais, hélas ! ajouta la nourrice avec un soupir, tout soleil a sa nuit… toute lumière a son ombre : ce serpent Aboma, emblème du chef indien des Piannakotaws, qui, dans les cartes, semble toujours ramper et siffler autour du milan, annonce que le brave Européen aura de grands dangers à surmonter, mais ce cosacaï annonce que par son courage de lion il saura les braver.

— Pauvre Européen !… dit Adoë en levant les mains au ciel.

— Méchant serpent Aboma !… dit Jaguarette.

— Pourtant, malgré les bons présages qui semblent défendre l’Européen, ajouta la mulâtresse d’un air pensif, après un moment de réflexion, cette panthère méchante est venue par trois fois dominer tout mon jeu… ayant d’un côté un tay-bay, oiseau de mort, et un gado-fowlo, oiseau de joie.

Puis la mulâtresse, voulant sans doute interroger encore le destin, fit de nouvelles combinaisons de cartes. Adoë était restée rêveuse.

Un singulier hasard venait donner une nouvelle force au prédictions de sa nourrice ; par deux fois elle avait rêvé qu’elle était fiancée à un militaire européen. Or, pour Adoê, épouser un Européen portant l’épaulette, c’était l’idéal du bonheur.

Les créoles hollandais élevés dans la colonie étaient généralement grossiers, ivrognes, joueurs, et plus empressés auprès des filles de couleur qu’auprès des créoles. Aussi les officiers nouveaux venus dans la colonie qui pouvaient résister au climat et à tous les périls dont ils étaient entourés faisaient souvent des mariages considérables.

Ou comprend donc qu’Adoë, libre, riche, superstitieuse à l’excès, croyant aveuglément aux folles visions de sa nourrice, dut rester pensive après la prédiction de Mami-Za.

Pendant cette scène, l’Indienne était demeurée impassible, son menton appuyé sur le bord de la table, regardant tour à tour la nourrice et Adoë. Par deux fois seulement, et pendant une seconde à peine, Jaguarette ferma complètement ses grands yeux, tandis que sa lèvre supérieure, agitée par un tremblement convulsif presque imperceptible, laissait voir ses dents blanches.

Quoique ce mouvement de physionomie eût passé rapide comme l’éclair sur la physionomie de la jeune fille, ses traits eurent pendant quelques instants, une expression étrange, presque fatale.

Après avoir fait demander par une négresse s’il pouvait entrer, le commandeur Bel-Cossim entra dans le salon, et vint interrompre les réflexions cabalistiques de sa femme.


CHAPITRE VIII.

Le commandeur.


Bel-Cossim était un grand homme sec, vigoureux, basané, aux cheveux gris, aux sourcils noirs et épais. Sa physionomie sévère exprimait la fermeté, le calme et la réflexion habituels aux gens qui, ayant bravé et bravant chaque jour de grands périls, sont obligés de tirer toutes leurs ressources d’eux-mêmes.

Le père d’Adoë, homme humain, intelligent, avait suivi une marche opposée à celle de la plupart des planteurs. Au lieu d’accabler ses noirs de travaux au-dessus de leurs forces et de les traiter avec une extrême rigueur, il avait essayé d’être à leur égard bon, généreux, juste et ferme, et de leur rendre la servitude presque douce.

Les nègres travaillèrent un peu moins que ceux des habitations voisines, continuellement stimulés par la terreur du fouet du commandeur, mais ils vécurent plus longtemps que les autres esclaves toujours écrasés de travail. Aucun d’eux ne tenta de s’échapper, et M. Sporterfigdt, ayant à renouveler le personnel de ses esclaves beaucoup moins fréquemment que ses voisins, renouvellement toujours fort onéreux, regagna de la sorte ce qu’il perdait peut-être en n’abusant pas des forces de ses noirs.

Ce résultat ne satisfit pas encore le planteur ; les autres habitants le considéraient comme un novateur aussi dangereux que stupide. Il voulut que ses nègres fussent à la fois et plus heureux et plus laborieux que tous les noirs de la colonie.

En homme sage, il comprit que l’intérêt est généralement le plus puissant mobile de l’humanité ; il promit donc à ses nègres une petite paye, qui devait s’élever en proportion de leurs labeurs.

Comme tous les gens qui ont peu de besoins, les esclaves sont essentiellement paresseux ; ceux du planteur, heureux de leur condition, se bornèrent au travail modéré qu’on leur imposait, ne sentant pas la nécessité de s’occuper davantage.

Le colon ne se rebuta pas, il connaissait à merveille le caractère des noirs ; il savait que, malgré leur apathie, leur vanité était extrême une fois mise en jeu ; il tâcha de leur créer des désirs afin que l’espoir de les satisfaire les excitât au travail. Quelques esclaves, plus laborieux que les autres, furent chargés d’un défrichement considérable ; ce labeur devait être récompensé par quelques objets de luxe achetés à Surinam et destinés à orner leur pauvre case, ou à parer leurs femmes ou leurs enfants.

L’effet de ce procédé fut prodigieux. Chaque chef de famille nègre voulut avoir dans sa case un buffet, une chaise, quelques gravures encadrées, et voir sa femme ou sa fille parée d’un beau mouchoir ou d’une chaîne d’argent.

Grâce aux promesses du planteur, le travail était un sûr moyen d’arriver à la possession de ces belles choses ; bientôt presque tous les esclaves, à l’exception de quelques incurables fainéants, s’évertuèrent à gagner la petite paye que leur accordait le colon pour satisfaire à ces innocentes vanités.

Quoique puérile en apparence, cette naïve ambition des noirs eut une influence énorme sur l’avenir de la plantation de Sporterfigdt. Les esclaves, au lieu de se considérer comme campés dans une terre de malédiction, et voués à un sort affreux, dont la fuite ou la mort pouvaient seules les délivrer, s’attachèrent peu à peu au sol par les liens de famille et par les jouissances du bien-être.

Le colon reconnut bientôt qu’à défaut d’un but plus élevé, l’humanité envers les noirs pouvait même être considérée comme une bonne affaire. Au lieu de voir ses esclaves décimés par la fatigue ou par le désespoir, pendant trente années qu’il dirigea son habitation, il n’eut pas besoin d’acheter un nègre. Toute une génération alerte, vigoureuse, intelligente, docile, née sur l’habitation, remplaça ses premiers esclaves.

Soumis à la condition la plus sévère, les noirs travaillent généralement moitié moins que de bons cultivateurs libres ; les esclaves de Sporterfigdt, au contraire, heureux et laborieux, rapportaient à leur maître des bénéfices considérables, quoiqu’ils fussent rétribués par lui.

Non-seulement il pouvait accomplir avec cinquante esclaves les travaux auxquels ses voisins devaient en employer cent, mais chez lui tout était traité avec un si grand soin, que le café et le sucre Sporterfigdt étaient cotés sur la place de Surinam beaucoup plus haut que les produits des autres habitations.

En présence de tels faits, de tels résultats, la jalousie, la haine de presque tous les planteurs de Surinam, s’exaspérèrent contre Sporterfigdt. Sa prospérité les irritait ; on fit tout au monde pour ruiner son habitation. On tenta d’y mettre le feu et de faire révolter ses noirs ; mais l’infatigable activité de Bel-Cossim le commandeur, portrait fidèle de son maître, et la courageuse affection des esclaves, triomphèrent de cette malveillance opiniâtre.

Pendant la guerre des nègres rebelles, une partie des noirs de Sporterfigdt fut enrégimentée. Tous se signalèrent par leur courage et par leur dévouement au salut de la colonie ; quelques-uns même reçurent, comme Cupidon, des plaques d’argent en récompense de leur conduite.

Enfin, la haine de quelques misérables ne connut plus de bornes ; le planteur revenait à son habitation et passait près d’un hazier, lorsqu’il fut assassiné d’un coup de fusil dont il mourut quelques heures après.

Connaissant le zèle et la probité de Bel-Cossim, le planteur, mourant, qui n’avait d’ailleurs aucun parent à Surinam, le nomma tuteur et curateur d’Adoë, alors âgée de dix-sept ans.

Depuis cette époque, le commandeur avait géré l’habitation selon les paternelles traditions de son maître ; les ennemis du colon défunt n’osaient pas menacer sa fille, mais ils poursuivaient Bel-Cossim de toute leur haine, et plusieurs fois il avait manqué de payer de sa vie son inébranlable résolution de suivre les généreuses volontés du planteur.


CHAPITRE IX.

Les voyageurs.


Lorsque Bel-Cossim entra dans la salle où se trouvaient Adoë, Jaguarette et la mulâtresse, il avait l’air plus grave que de coutume.

— Que veux-tu, Bel-Cossim ? lui demanda Adoë avec bienveillance.

— La clef de la chambre aux armes, Massera[11].

— Eh ! pourquoi faire ? dit Adoë avec un étonnement qui fut partagé par Mami-Za.

Celle-ci, abandonnant ses cartes, regarda son mari avec surprise.

Alors le commandeur raconta comment Cupidon avait manqué d’être victime d’une embûche, ajoutant qu’il ne croyait pas que ces Indiens fussent les seuls ennemis cachés aux environs de l’habitation. Il jugeait donc prudent d’armer les nègres et de poser des sentinelles pour être à l’abri de toute surprise.

— Mais on dit que Zam-Zam est du côté de la rivière de Démérari, dit Adoë ; qu’il a brûlé l’habitation du Boémy, et que le major Rudchop est à sa poursuite avec sa troupe.

— Aujourd’hui il est là, demain il peut être ici. Massera, armons toujours les noirs, croyez-moi ; les Indiens se hasardent rarement seuls hors de leurs habitations, et les carbets des Piannakotaws sont loin d’ici.

— Tu as raison, Bel-Cossim, dit Adoë après un moment de réflexion, sans manifester la moindre frayeur ; car depuis longtemps elle était accoutumée à braver les dangers sans cesse menaçants.

— Jaguarette, donne-moi ma cassette, dit la jeune fille.

Ce n’est pas par un manque de confiance envers le commandeur qu’Adoë gardait elle-même la clef des armes, l’habitude domestique voulant que le maître de l’habitation fût toujours en possession de cette clef. L’ayant donc prise dans un petit coffret d’ébène que lui apporta l’Indienne, Adoë la remit à Bel-Cossim, en lui disant, les yeux baignés de larmes : — Hélas ! combien de fois j’ai vu mon pauvre père te donner cette clef en te disant : Je ne puis la remettre en des mains plus braves et plus loyales !

— J’ai été dévoué au père, je suis dévoué à l’enfant, Massera, dit gravement le commandeur, généralement peu expansif et très-laconique.

À ce moment, Cupidon entra, et dit à Adoë d’un air sombre :

— Massera, un voyageur à cheval, accompagné de deux domestiques, vient de sonner à la cloche du pont-levis : il demande à coucher pour cette nuit, car un orage menace. C’est le planteur de l’anse du Paliest, ajouta-t-il avec un sourire amer et une sorte de terreur.

— Oultok le borgne ! s’écria la jeune fille. Je n’aime pas cet homme, il me fait peur… Mais il n’importe, Cupidon, fais-le entrer. Et toi, Mami-Za, dis qu’on prépare le souper.

Cupidon allait exécuter les ordres de sa maîtresse, lorsque Bel-Cossim l’arrêta du geste et dit à la jeune fille :

— Massera, Oultok le borgne est décrié dans toute la colonie pour ses vices et pour sa cruauté. Dans ce temps-ci, il faut se défier des traîtres… Le poison et l’incendie se sont souvent cachés dans la valise d’un voyageur.

— Bel-Cossim, quoi qu’il arrive… quoiqu’on craigne, s’écria Adoë, jamais la maison de mon père ne sera fermée à celui qui, sans abri et au moment de l’orage, me demandera un asile.


— Massera, prenez garde ! ce n’est pas d’hier qu’on envie Sporterfigdt !… Tous les moyens sont bons pour les méchants ! Oultok le borgne est méchant ; votre générosité peut vous coûter cher !…

— Mais voulez-vous donc, Bel-Cossim, reprit Adoë d’un air surpris et fâché, voulez-vous que je laisse cet homme exposé à être englouti cette nuit dans le marécage qu’il serait obligé de traverser pour regagner l’anse du Paliest ?

— Non, Massera, mais logez-le dans le petit bâtiment du canal, en dehors de l’habitation. Ainsi, il ne pourra faire aucune mauvaise tentative.

— C’est impossible, Bel-Cossim, c’est impossible. Oultok est un colon et non pas un voyageur étranger. L’hospitalité veut que le colon qui en reçoit un autre lui cède sa chambre et son lit. Oultok occupera donc la chambre de mon père, de même que mon père a occupé la chambre d’Oultok lorsqu’il est allé une fois le visiter pour terminer quelques affaires.

— Mais, Massera, le bâtiment du canal…

— Je vous répète, Bel-Cossim, que la manifestation d’une telle méfiance serait un outrage pour un colon ; jamais je n’outragerai l’homme sous le toit duquel mon père a dormi. Allez, Bel-Cossim, je le veux.

Ces derniers mots furent prononcés par la jeune fille avec une inflexion si impérieuse et si résolue, que le commandeur se résigna, à regret, à exécuter les ordres de sa maîtresse.

Adoë, suivie de Jaguarette et de Mami-Za, alla s’habiller d’une façon plus cérémonieuse, quoiqu’elle fût vivement contrariée d’être obligée de faire les honneurs de Sporterfigdt à un homme qui lui inspirait une profonde antipathie.

Quoique décidé à suivre les ordres de sa maîtresse, Bel-Cossim était beaucoup trop prudent pour ne pas prendre de grandes précautions avant d’introduire dans l’habitation un homme aussi dangereux qu’Oultok le Borgne.

Les approches du canal étaient assez découverts pour que l’ennemi ne pût s’établir en embuscade près de ses bords, mais il faisait nuit si obscure que le commandeur craignit qu’Oultok ne fût accompagné de plus de gens qu’il ne l’annonçait.

Dans cette hypothèse, une fois le pont-levis baissé, il n’était plus temps de le relever. Aussi, pour s’assurer de la vérité, Bel-Cossim fit porter sur le revers de la berge du canal plusieurs fagots de roseaux très-secs, auxquels on mit le feu.

À la lueur de cette flamme éclatante qui un moment éclaira vivement tous les environs de la plantation, le prudent commandeur s’assura qu’en effet Oultok le Borgne n’était accompagné que de deux domestiques.

Le pont-levis abaissé, le colon entra.

Il semblait de mauvaise humeur et singulièrement contrarié du long retard qu’on avait mis à l’introduire.

— À quoi bon allumer ce feu… au lieu d’ouvrir tout de suite la porte, drôle que tu es ? dit-il insolemment à Bel-Cossim, habitué qu’était le planteur à traiter son propre commandeur avec le plus profond mépris. Pourquoi, répéta-t-il, ce feu ? Est-ce pour chasser les moustiques ou en signe de réjouissance de ce qu’il arrivait un hôte à ta maîtresse ?

— Ce n’est pas pour chasser les moustiques, ce n’est pas en signe de réjouissance, que j’ai fait allumer ce feu, répondit Bel-Cossim avec un imperturbable sang-froid.

— Pourquoi donc alors l’as-tu allumé ?

— Parce qu’il le fallait, monsieur.

— Hum !… Tu fais bien l’impudent ; tu te sens bien fort ici, dit le colon irrité, en suivant le commandeur et Cupidon qui portait une lanterne. Quand ton maître est venu coucher à l’anse du Paliest, je l’ai reçu avec plus d’empressement que ta maîtresse n’en met à me recevoir.

— Massera Adoë va venir dans le salon, dit le commandeur à Oultok.

Il lui ouvrit la porte de cette pièce. Le colon y trouva Mami-Za qui, d’après l’ordre de sa maîtresse, lui offrit, selon l’usage, du vin de Madère et quelques fruits confits dans le vinaigre épicé, en attendant le souper.

Oultok refusa. Mami-Za le laissa seul.

La physionomie de cet homme était dure, sombre, et rendue plus repoussante encore par la perte de son œil.

Le colon avait quarante ans environ. Grand et décharné, il avait dû être d’une complexion robuste ; ses traits, d’une pâleur marbrée, étaient plus fatigués par les excès de toute sorte que par l’âge.

Si le père d’Adoë avait été le type malheureusement trop rare des colons humains, Oultok le Borgne était le type des colons impitoyables.

Blasé de bonne heure par l’abus de la domination la plus despotique et par la licence la plus effrénée, pour réveiller ses sens énervés il avait renouvelé dans de petites proportions, mais avec une égale barbarie, toutes les sanglantes et abominables débauches des Tibère, tous les caprices meurtriers d’Héliogabale, toutes les recherches gloutonnes des Vitellius.

Riche, vivant dans un pays d’une abondance merveilleuse, d’une fertilité sans égale, sous un climat dont l’habitude peut vaincre l’insalubrité, régnant par le droit, par la force et par la terreur, sur la population noire et métis de sa terre ; pouvant faire périr un esclave dans les plus affreux tourments en payant une amende de cinquante louis, habitant au milieu d’une solitude reculée où les regards d’une justice partiale ne pouvaient jamais atteindre ; Oultok, comme beaucoup de colons aussi cruels que lui, avait jusqu’alors échappé à la rigueur des lois humaines.

On avait pourtant quelquefois vu des esclaves, poussés à bout par la férocité des planteurs, se révolter et égorger leurs maîtres ; effrayante punition d’une existence souillée de tous les crimes ! Oultok lui-même avait failli être victime d’un de ses noirs. L’événement qui amena la perte de son œil prouve jusqu’à quel point cet homme poussait la cruauté.

Voulant châtier un nègre, il l’avait fait placer pieds nus au milieu d’un plancher de dix toises carrées, hérissé de pointes de fer très-aiguës. L’esclave, de quelque manière qu’il s’y prit pour échapper à ce supplice, devait traverser la moitié de cet instrument de torture.

Après avoir subi cette effrayante punition, l’esclave, rendu furieux par la douleur, se précipita sur le planteur, lui sauta au visage avec la férocité d’un tigre, le mordit à la gorge et lui arracha un œil.

Il est inutile de dire à quels épouvantables excès de cruauté le colon se porta contre le noir, qui périt dans des tourments inouïs.

Oultok portait un habit de voyage d’un brun sombre, orné de ganses et de boutonnières d’or. Ses bottes à éperons d’argent massif étaient poudreuses. Il déposa sur un divan le couteau de chasse et les pistolets sans lesquels on ne voyageait jamais dans la colonie.

Cet homme semblait préoccupé, inquiet ; son œil vif et mobile errait continuellement du parquet aux murailles et des murailles au plafond, comme s’il eût craint de fixer son regard quelque part.


Deux fois il passa ses mains décharnées sur son front flétri par les excès, comme s’il eût été accablé par une réflexion sinistre ; puis, secouant tout à coup sa longue chevelure poudrée, il redressa la tête avec audace, frappa vivement du pied, et s’écria d’un ton de sombre ironie :

— Bravo… Oultok le Borgne ! sois plus faible qu’un enfant. Aie des remords. Des remords !… ajouta-t-il avec un sourire amer. Sot que tu es, n’est-il pas trop tard pour te repentir du passé ?… n’est-il pas trop tôt pour te repentir de ce que tu médites dans l’avenir ? Attends que le crime soit commis, alors il sera temps de te repentir, reprit-il d’un air de résolution féroce. Car, tonnerre et sang ! cette pâle chasseresse aux yeux noirs m’appartiendra, je le jure par l’œil que les ongles d’un esclave m’ont arraché, et l’enfer sait si je tiens ce serment.

À ce moment la porte du salon s’ouvrit, et la jeune créole parut accompagnée de Mami-Za et de Jaguarette.


CHAPITRE X.

L’entrevue.


Quoique la toilette d’Adoë fut de la plus extrême simplicité, elle faisait encore valoir la beauté de la jeune créole.

Elle accueillit les civilités et les remercîments du planteur d’un air froid et digne, qui cachait à peine l’antipathie qu’il lui inspirait.

La figure d’Oultok avait un caractère sinistre ; mais, par un contraste étrange, cet homme savait, lorsqu’il le voulait, donner à sa voix et à ses paroles l’expression la plus douce et la plus insinuante.

Son langage était flatteur, ses expressions recherchées, fleuries ; sa conversation intéressante et remplie d’anecdotes curieuses.

Son érudition, qu’il savait mettre à la portée de tous, était grande et complète ; cet homme, souvent las d’inventer des cruautés et des excès de toutes sortes, cherchait dans l’étude le moyen de charmer le profond isolement au milieu duquel il vivait parmi ses esclaves.

Mais, au lieu d’adoucir le détestable naturel du colon, l’étude avait doublé son orgueil. Fier de son savoir, il voyait une si grande distance entre son intelligence et celle des malheureux qui l’entouraient, que son mépris pour les souffrances augmentait encore.

Oultok voulait tout tenter pour plaire à Adoë. Elle lui inspirait un amour impétueux dont la violence était encore doublée par les obstacles. La créole ne lui avait jamais caché ses ressentiments défavorables.

Le colon parut contrarié de la présence de Mami-Za et de Jaguarette, qui allèrent prendre leur place accoutumée sur des tabourets près d’une petite table.

Pour n’être entendu que d’Adoë, Oultok avait toujours parlé hollandais.


— Il y a bien longtemps, mademoiselle, lui dit-il, que je désire avoir l’honneur de vous présenter mes respects. Laissez-moi vous dire combien je suis heureux de l’occasion qui m’offre ce bonheur si désiré.

— L’hospitalité envers tous les étrangers est un devoir, monsieur ; jamais la maison de mon père ne sera fermée à celui qui viendra me demander un abri, répondit froidement Adoë.

— Je ne puis me formaliser d’être assimilé à tous les étrangers, dit Oultok en souriant et en appuyant sur le mot tous, puisque je dois à cette communion le bonheur d’être admis chez la plus belle créole de Surinam. Quand la foule se compose de rois, peut-on se plaindre d’y être confondu ?

Adoë répondit à cette galanterie forcée par un signe de tête presque imperceptible et dit à Jaguarette : — Petite, vois si le souper est bientôt servi. Puis la créole resta muette.

… Oultok cacha son dépit, et reprit avec la plus parfaite aisance :

— Mais savez-vous, mademoiselle, qu’il faut vous admirer de vivre ainsi seule au milieu de ces déserts. Je ne parle pas de l’ennui que vous pouvez ressentir, car j’ai toujours cru que les roses jouissaient les premières de leur parfum… Mais je parle du courage qu’il faut pour affronter les périls qui, dans ces temps de troubles, menacent toutes les habitations.

— J’ai appris de mon père à ne rien craindre, monsieur.

— Tant pis, mademoiselle… Permettez-moi de vous le dire, je voudrais que vous fussiez la plus peureuse des jeunes filles. Vous auriez alors besoin d’un bras pour vous secourir, et peut-être me choisiriez-vous pour votre défenseur.

— Quelque résolue qu’elle soit, monsieur, une femme a toujours besoin d’un appui…

— Et vous me permettrez d’être votre chevalier ! s’écria vivement le colon en interrompant Adoë.

— Je vous remercie, monsieur, j’ai un défenseur naturel… C’est l’honnête homme en qui mon père avait placé toute sa confiance et qui mérite toute la mienne.

— Il s’agit sans doute de quelque haut dignitaire de la colonie, dit Oultok en feignant d’ignorer ce qu’il savait parfaitement.

— La personne qui mérite et qui a toute ma confiance, c’est mon tuteur… c’est… monsieur, dit Adoë en montrant Bel-Cossim qui entrait à ce moment.

— Ah ! dit le colon en jetant un regard dédaigneux sur le commandeur. Je suis alors fâché, mademoiselle, de n’avoir pas su plus tôt les qualités de monsieur ; le nom du collier eût été une sauvegarde pour le chien, comme dit le proverbe espagnol.

Sans relever cette grossière allusion, Bel-Cossim se contenta d’échanger un regard avec la jeune fille.

Un nègre ouvrit les deux battants d’une porte qui communiquait avec la salle à manger, et le colon offrit sa main à Adoë qui ne put la refuser.

La table était servie avec autant d’abondance que de recherche. La vaisselle était d’argent antique et massive, de grandes carafes de cristal remplies de vins de France plongeaient dans des seaux de porcelaine pleins de glace. Sur la table, un peu plus longue que large, on voyait quatre couverts ; l’un d’eux occupait la place d’honneur : il ne ressemblait pas aux autres. À côté de l’assiette était une grande coupe d’argent ciselé, d’un assez beau travail ; sa richesse contrastait singulièrement avec la simplicité d’un couteau et d’une fourchette de fer à manche de corne, placés auprès.

Voyant l’étonnement d’Oultok, Adoë lui dit avec une expression de tristesse imposante : — C’est la place de mon père, monsieur… Et d’un geste elle montra au colon un siège situé en face d’elle de l’autre côté de la table.

Bel Cossim s’assit respectueusement au bas bout.

Ces simples paroles d’Adoë : — C’est la place de mon père, — firent un singulier effet sur Oultok.

Il regarda la jeune fille d’un air presque égaré en s’écriant : — La place de votre père, mademoiselle !

— Mon père est mort lâchement assassiné, dit Adoë d’un ton solennel. Depuis ce jour fatal, à chaque repas son couvert est mis à la place qu’il occupait pendant sa vie. Elle continua avec un douloureux attendrissement : — Ce couvert de fer est celui dont il se servait quand il était pauvre et quand il commença de créer cette habitation avec votre aide, mon ami, dit la jeune fille à Bel-Cossim. Cette riche coupe d’argent, son trésor le plus précieux, lui a été donnée par les noirs de son habitation comme témoignage de leur reconnaissance… Il avait coutume de dire, en montrant cet humble couvert et cette riche coupe, qu’ils étaient l’emblème du commencement et de la fin de sa fortune. Pauvre père ! ajouta la créole, emportée par la puissance des souvenirs, en oubliant son hôte et attachant des regards baignés de larmes sur le siège vide… Pauvre père ! il me semble le voir encore, si bon, si vénérable !

— Assez… assez… mademoiselle, s’écria Oultok avec agitation ; puis il ajouta d’une voix basse et émue : — Pardon, mademoiselle ; mais ces souvenirs me font mal. J’ai connu monsieur votre père ; j’appréciais ses nobles qualités, et je ne puis en entendre parler sans une émotion cruelle.

Tout entière à ses douloureuses pensées, Adoë trouva naturel qu’elles fussent partagées par son hôte. Elle sut même quelque gré à Oultok de la sensibilité qu’il venait de témoigner.

Bel-Cossim, depuis le commencement de cette scène, avait attaché un œil perçant sur le colon. Plusieurs fois celui-ci fut obligé de baisser la vue sous le regard du commandeur.

Cet incident attrista encore le souper.

Lorsqu’on sortit de table, Adoë salua gravement le colon, et lui dit que Mami-Za le conduirait à sa chambre.

La mulâtresse prit une verrine, marcha devant Oultok, traversa un long couloir, ouvrit la porte de la chambre destinée aux hôtes de Sporterfigdt, posa sa lumière sur un meuble, et demanda à Oultok s’il avait besoin de quelque chose.

— Non… non… dit-il brusquement.

Mami-Za sortit en lui disant d’un air grave cette formule consacrée dans les habitations hollandaises.

— Le colon vous donne son lit ; que Dieu vous donne un paisible sommeil.

Puis elle ferma la porte et sortit.

— Un moment ! s’écria Oultok en faisant un pas vers la porte… Cette chambre est celle de…

Il ne put achever.

La mulâtresse, croyant que le colon l’appelait, reparut et lui demanda ce qu’il désirait.

Celui-ci hésita, dissimula sa première pensée, et reprit :

— Où sont donc mes gens ?

— Dans le bâtiment des étrangers, Massera.

— Envoyez-les-moi… qu’ils viennent me déshabiller, dit le colon.

La mulâtresse s’inclina et sortit.

Resté seul, Oultok jeta un sombre regard autour de lui, et dit plusieurs fois avec un accent étouffé :

— Sa chambre !!! C’est ici sa chambre !… Ce lit… Il a dormi dans ce lit,… et il s’en éloigna avec un mouvement presque convulsif.

S’approchant d’une table chargée de cartons, il vit une montre accrochée à la muraille. Cette montre, comme beaucoup de montres des anciens temps, indiquait les jours, les mois et les heures ; il y jeta un coup d’œil machinal, et s’écria : « Onze septembre, cinq heures… » Puis, tombant dans un fauteuil, un moment il cacha sa tête entre ses mains.

Après quelque temps de réflexion, il s’écria en se parlant à lui-même, presque avec un accent de rage : — Mais je deviens fou ! archi-fou ! Je ne me reconnais plus ! Pour la seconde fois d’aujourd’hui, voici que je me trouble, voici que je parle comme un enfant, et il a fallu que cette dédaigneuse fût aussi émue qu’elle l’était pour ne s’être pas aperçue de mon trouble… Il n’en est pas de même de ce Bel-Cossim… Le misérable m’a plusieurs fois regardé d’un air étrange… Mais il n’importe… Hâtons-nous de retourner à l’anse du Paliest avec ma proie… Une fois chez moi, mon caractère reprend toute son énergie… Mais ailleurs, je suis assailli de lâches terreurs… Mais Tarpoën et Siliba tardent bien à venir ! Ce commandeur aurait-il quelque soupçon ?… Non, heureusement, les voici, je les entends.

La porte s’ouvrit, et deux mulâtres à l’air sombre entrèrent dans la chambre du planteur.


CHAPITRE XI.

Tarpoën et Siliba.


Ces deux esclaves, baptisés par le colon de noms si lugubres[12], avaient une physionomie aussi farouche que celle de leur maître.

Jumeaux, ils se ressemblaient d’une façon singulière ; ils montraient pour Oultok l’attachement aveugle et sauvage que les bêtes féroces apprivoisées témoignent quelquefois à l’homme qui les a domptées. Dévoués, intrépides, ils avaient souvent été les instruments passifs des barbaries du planteur.

Celui-ci ne se déshabilla pas. Avant de dire un mot à ses esclaves, il sortit de sa chambre pour s’assurer que l’entretien qu’il allait avoir avec eux ne serait pas écouté, les cloisons qui divisaient les habitations étaient généralement très-minces.

Après un examen attentif, le colon, se croyant en sûreté, engagea néanmoins conversation à voix basse :

— Où êtes-vous logés ? demanda-t-il à Tarpoën.

— Dans un petit bâtiment proche le séchoir du café, Massera, dit l’esclave.

— On vous y enfermera sans doute ; mais les fenêtres ?

— Nous y avons pensé, Massera ; elles ne sont pas grillées ; s’il le faut, avec nos ceintures nous pourrons descendre dans la cour.

— Sitôt que vous serez renfermés, vous descendrez et vous m’attendrez près du pont-levis.

— Oui, Massera.

— Pourvu que l’Ourow-Kourow soit arrivé, dit le colon, en se parlant à soi-même.

— Au coucher du soleil l’Ourow-Kourow était avec ses fils dans la forêt, Massera.

— Comment le sais-tu ?

— Il s’est caché avec un de ses fils dans les roseaux du biry-biry pour tuer au passage le noir chasseur de cette habitation.

— Une des plaques d’argent[13] les plus courageuses de la colonie, reprit l’autre mulâtre en faisant allusion à la distinction dont le courage de Cupidon avait été récompensé.

— Comment sais-tu cela ? dit Oultok avec étonnement.

— Par la plaque d’argent elle-même qui, au lieu d’être tué, a blessé un des Indiens, et a peut-être tué l’autre.

— Le noir vient de raconter cela tout à l’heure à la cuisine, ajouta Siliba.

— Ah ! les misérables maladroits ! s’écria le planteur en frappant du pied avec rage ; donner ainsi l’éveil… Ils vont tout perdre… tout perdre… Comment un vieux guerrier comme Ourow-Kourow a-t-il pu commettre une telle imprudence ? Tout est manqué, ces gens-ci sont peut-être en défense.

— Je le crois, Massera, dit Tarpoën ; il y a du mouvement dans l’habitation. J’ai vu des noirs portant des armes traverser la cour.

— Malédiction sur l’Indien, répéta le colon, dans un nouvel accès de colère. Une si belle occasion !

— Si tu le veux, Massera, nous pouvons mettre le feu au séchoir, dit Siliba.

— Et, dans le tumulte, poignarder Bel-Cossim, reprit Tarpoën. Sans leur commandeur, les noirs seront comme des poules sans l’agarmi[14].

— Dès qu’ils verront les flammes, reprit Siliba, les Indiens qui sont maintenant cachés dans les caféiers, et qui attendent le signal, seront tout prêts à passer le pont-levis que nous leur abaisserons…

— Je sais déjà où loge la fille de Sporterfigdt, dit Tarpoën ; quoique fermée en dedans, sa porte s’ouvrira à ma voix… ajouta-t-il d’un air mystérieux. Mon frère et moi nous enlevons la fille pâle pendant l’incendie ; demain, au lever du soleil, elle est à bord du May-Praw qui met à la voile de l’anse du Paliest. Si on vient la chercher dans ton habitation, on ne l’y trouvera pas, et on la croira captive des Piannakotaws de l’Ourow-Kourow.

Oultok avait paru réfléchir pendant que ses esclaves lui proposaient cet abominable plan, qui d’ailleurs ne différait que peu de celui auquel il s’était d’abord arrêté.

— Et si le feu ne prend pas au séchoir ? et si on l’éteint ? et si vous êtes surpris en le mettant, misérables ? dit brusquement le colon.

— Tu n’es pas responsable du crime de tes esclaves, Massera, dit Siliba.

— Nous porterons la peine de notre maladresse, reprit Tarpoën.

— Et la torture ne vous fera-t-elle pas parler et tout avouer ? s’écria Oultok d’un air sombre.

Ces mots du planteur attristèrent plus qu’ils n’indignèrent les deux jumeaux. Ils échangèrent un regard douloureux, et Tarpoën dit à son maître avec une émotion concentrée et d’un ton de reproche :

— Siliba a-t-il dit une parole, a-t-il fait un geste quand, devant toi, je lui ai fait cette brûlure avec un fer rouge pour éprouver son courage ?

Et, relevant la manche de la veste de son frère, il mit à nu une profonde cicatrice que celui-ci avait au bras.

— Et Tarpoën a-t-il dit une parole, a-t-il fait un geste lorsque, devant toi, et pour éprouver son courage, je lui ai serré les tempes dans un cercle de fer ? reprit Siliba.

Et, écartant l’épaisse chevelure de son frère, il fit voir au colon une empreinte circulaire d’un rouge brun qui sillonnait encore le front du mulâtre. Puis il ajouta : — Alors aussi, maître, tu craignais que la torture ne nous fît parler, et nous voulions te prouver que tu n’avais rien à redouter de nos révélations si on nous accusait du meurtre de…

— Silence, dit le colon, en jetant à l’esclave un regard terrible.

— Que Massera n’accuse donc plus ses esclaves ! ses reproches les affligent, et ils ne les méritent pas.

— C’est bon… c’est bon, drôles ; si vous restez muets au milieu des tortures, vous ne faites que votre devoir, dit Oultok, sans paraître touché de la justification de ses esclaves, agissant sans doute par calcul, comme les dompteurs de bêtes sauvages qui seraient dévorés à la moindre marque de faiblesse. Allons, dit-il avec un sourire féroce, faites… incendiez… Celui qui a répandu le sang ne doit pas hésiter à allumer les torches… Mais comment mettrez-vous le feu ici ?

— Le séchoir est bâti en bois, dit Siliba.

— Et notre hamac est en coton, dit Tarpoën.

— Et j’ai apporté des mèches soufrées, reprit Siliba.

— Allez donc !… mais vous me répondez sur votre tête qu’il n’arrivera aucun mal à la fille pâle, ni à l’Indienne, dit le planteur.

— Sois tranquille, Massera, tes esclaves sauront charmer les flammes, dit Tarpoën.

— La fille de Sporterfigdt arrivera à l’anse du Paliest aussi fraîche qu’une rose caraïbe sur sa tige, reprit Siliba.

— Allez donc, et que Satan vous soit en aide, dit Oultok.

Les deux mulâtres sortirent.

Le colon verrouilla intérieurement ses portes, et se promena dans sa chambre d’un air agité.


CHAPITRE XII.

Cupidon.


Pendant que les deux jumeaux regagnent leur demeure hospitalière, nous conduirons le lecteur dans la case de Cupidon.

Si le sort des nègres était cruel dans quelques habitations, dans d’autres il eût fait envie à nos plus heureux laboureurs ; on s’en convaincra en jetant un coup d’œil dans la case de Cupidon.

La maison du chasseur était construite près de la berge du canal. Son toit de feuilles de latanier était ombragé par un massif d’orangers qui, dans les régions équinoxiales, arrivent à un développement que ces arbres n’atteignent jamais ailleurs. Il était couvert de fleurs et de fruits si nombreux, que de longues perches supportaient leurs basses branches qui ployaient sous le faix.

La case était entourée d’un petit jardin divisé en plusieurs carrés d’ignames, de patates, d’ananas, de melons musqués, légumes et fruits exquis que ce sol fertile donne presque sans culture.

La femme de Cupidon, belle négresse coromantyne nommée Jesabel, entretenait aussi un petit parterre de fleurs destinées à orner l’intérieur de sa case. Cette chambre se composait de deux pièces ; l’une servait de cuisine, l’autre de chambre à coucher.

Dans la première de ces pièces, éclairée par les flammes des joncs marins qui répandaient plus de clarté que de chaleur, étaient Cupidon, sa femme et son fils Quaco, beau négrillon de dix à onze ans, et le gai musicien Touckety-Touk. Le chasseur avait invité ce dernier à partager son braf, sorte de hochepot de plantins et d’ignames cuits avec de la viande salée, du poisson fumé et du poivre de Cayenne, ragoût dans lequel excellait la ménagère Jesabel.

Le braf fut servi dans un plat de terre fabriqué par Cupidon lui-même. Un pipper-pot, composé de makely-fisy, excellent poisson frais qui ressemble au saumon, et qu’on fait cuire avec les gousses tendres de l’althéa, qui lui donnent une saveur aromatique ; une belle tortue de mer grillée dans son écaille, arrosée d’un jus de limon, et saupoudrée de poivre rouge et de sel ; enfin, un daguenou, gâteau de farine de maïs pétri avec du lait et du miel, complétaient le souper du ménage noir, souper dont les principaux mets, tels que les poissons et la tortue, étaient dus à la pêche du négrillon Quaco.

L’intérieur de la case était d’une minutieuse propreté. Sur un buffet on voyait une profusion de gourdes, de plats et d’écuelles faits avec des courges (produit du jardin), d’une belle couleur d’acajou, et presque tous ornés de dessins et de couleurs vives.

Cette collection d’ustensiles de ménage était encore due à l’industrie de Cupidon qui, pendant les longues veilles de la saison des pluies, occupait ainsi ses loisirs.

Enfin, sur les murs de bois soigneusement lavés, on voyait dans des cadres dorés deux mauvaises gravures enluminées, représentant le prince et la princesse d’Orange.

Ces deux gravures, pour l’acquisition desquelles Cupidon avait longtemps économisé, faisaient l’admiration et l’envie de toute la population noire et mêlée de Sporterfigdt.

Le souper, auquel le gros musicien s’apprêtait à faire honneur, était servi sur une table de bois d’acajou recouverte d’une belle natte de joues tressée par Jesabel.

Cupidon s’était débarrassé de ses armes, qu’il avait accrochées à la cloison. Son chien Manioc et sa chienne Cassave s’étaient couchés à ses pieds.

Les traits du noir respiraient le vif bonheur qu’on éprouve à se retrouver avec les siens lorsqu’on a échappé à un grand danger par son adresse et par son courage.

— Il faut prendre des forces pour cette nuit, qui sera peut-être rude, dit Cupidon à Touckety-Touk, en lui servant une seconde fois du braf. Quand Bel-Cossim demande la clef des armes à la Massera, ce n’est pas pour rien, car Bel-Cossim ne s’alarme pas aisément.

— Tu as raison, Cupidon, prenons des forces, dit le musicien sans être effrayé de la quantité de braf qui fumait dans son écuelle de courge. Tout à l’heure, ajouta-t-il la bouche pleine, le commandeur m’a donné une carabine, un coutelas comme l’an passé. Que je ne souffle jamais de ma vie dans un kiembatetoë[15], si je ne suis pas prêt à me servir de mon mieux de l’un et de l’autre contre ces courlis rouges de Piannakotaws !

— Un malheur ne vient jamais seul, dit Cupidon. Si les Indiens sont au dehors, Oultok le Borgne est au dedans de la case.

— Tiens, Cupidon, dit Touckety-Touk en posant sa fourchette de bois sur la natte qui servait de nappe, j’aurais autant aimé voir un spectre[16] se balancer aux solives de ma case, ou un cross-crow[17] perché sur mon toit, que de voir arriver ce méchant homme dans cette habitation. Sais-tu ce qu’il a fait dernièrement à l’anse du Paliest ?

— Quelques barbaries nouvelles ?

Le musicien leva les mains au ciel, et, secouant la tête avec effroi, répondit :

— Un de ses noirs s’était enfui marron. Les chasseurs mulâtres d’Oultok, aussi cruels que leur maître, ont poursuivi l’esclave. Surpris et atteint, il s’est défendu et a blessé un des mulâtres. Ramené à l’anse du Paliest, Oultok le Borgne lui a fait couper la tête. Avec la moitié du crâne et un lambeau de la peau de ce malheureux, le colon a fait faire un coëroma[18]. Les os des bras de la victime ont servi de baguettes, et le vieux Taïbo, musicien de l’anse du Paliest et père du supplicié, a été forcé de jouer de cet infernal tambour pour faire danser les noirs à cette musique.

— Que le Massera d’en haut nous protège ! dit Jesabel en attirant son négrillon près d’elle, et en jetant un regard d’épouvante sur le gros musicien et sur Cupidon. Mais comment la fille de Sporterfigdt ose-t-elle recevoir sous son toit un pareil monstre ? dit Jesabel.

— Massera Sporterfigdt (ses bontés sont dans nos cœurs), ajouta Cupidon, en manière de parenthèse (qui fut répétée par les autres convives avec un accent de vénération profonde) ; Massera Sporterfigdt, reprit-il, avait couché une nuit à l’anse du Paliest : sa fille ne pouvait pas fermer la porte au maître de l’anse du Paliest. Tout colon, bon ou méchant, a le droit de demander asile à un autre colon. C’est la loi.

La conversation des esclaves fut interrompue par l’arrivée du commandeur, qui parut à la porte de la case ; il fit un signe à Cupidon et sortit suivi du noir.

Il était alors environ dix heures du soir. Le plus profond silence régnait dans l’habitation. Un feu de branches de latanier, sans cesse entretenu, éclairait chacune des quatre berges qui dominaient le canal dont l’habitation était entourée. La sentinelle, chargée de ce service, était armée d’un fusil, et se promenait près de chaque feu, qui jetait au loin assez de flamme pour éclairer les mouvements qu’aurait pu tenter l’ennemi.

Tous les hommes en état de porter les armes étaient assis ou couchés dans une vaste grange et prêts à sortir à la première alerte.

— Les deux mulâtres d’Oultok sont couchés près du séchoir, dit Bel-Cossim à Cupidon ; ils sont aussi méchants que leur maître. Je crains que ces démons ne fassent quelque mauvais coup. Ils se sont tout à l’heure longtemps entretenus à voix basse avec leur maître, je les ai vus, mais je n’ai pu les entendre. Lui ne s’est pas couché ; il se promène tout habillé dans sa chambre… Tout cela, joint à la présence des Indiens dans la forêt, me donne des soupçons sur ces deux misérables. Tu vas aller t’enfermer avec eux, et ne pas les quitter de la nuit. Prends Touckety-Touk, si tu le veux, et armez-vous, car ils sont intrépides et capables de tout.

— Croyez-moi, Massera, dit Cupidon, faites-les mettre aux fers bien attachés par le col, par les pieds et par les mains, dans la case aux punitions, et vous dormirez tranquille. Que ces bandits soient au moins une fois traités comme ils le méritent.

— C’est impossible ; la fille de Sporterfigdt n’y consentirait pas ; ce serait violer, pour un soupçon, les lois de l’hospitalité en usage dans la colonie. Qui outrage le valet outrage le maître. Peut-être, d’ailleurs, que mes craintes sont exagérées. C’est à ton courage, à ton adresse, à ta vigilance que je laisse le soin de veiller sur eux. De mon côté, je vais surveiller Oultok le Borgne, sans qu’il s’en doute.

— Mais, Massera, comment faire pour m’établir dans leur chambre avec Touckety-Touk ?

— Tu leur diras qu’en bons frères vous venez passer gaiement la nuit avec eux en buvant du kill-dewill[19] ; ma femme t’en donnera une bouteille : ils n’oseront refuser de peur d’éveiller les soupçons. Mais sois sobre…

— Ah ! Massera ! dit Cupidon d’un ton de reproche…

— Non, non, dit Bel-Cossim, je suis tranquille sur ton compte ; mais cette outre de Touckety-Touk ?

— Il est vrai, Massera, que le gros musicien aime autant une gourde bien remplie de kill-dewill qu’une calebasse vide recouverte d’une peau de chevreau ; mais je réponds de lui quand il s’agit du salut de Sporterfigdt et de la fille de Sporterfigdt.

— Va donc retrouver ces deux scélérats jumeaux, qui, je le crois, sont jumeaux en crimes comme ils sont jumeaux en figure. Il se fait tard ; voici bientôt l’heure des mauvais desseins.

— Soyez tranquille, Massera, Cupidon fera tout ce que peut faire un bon et fidèle serviteur.

— Je le sais. Allons, va, dit Bel-Cossim ; et le commandeur et l’esclave se séparèrent.

Une demi-heure après cet entretien, Cupidon et Touckety-Touk, portant une lanterne, une gourde remplie de kill-dewill et quelques gâteaux de maïs ou doguenous, entrèrent doucement dans la chambre où étaient les deux frères. Ils trouvèrent ceux-ci endormis ou feignant de dormir.

Cupidon ouvrit sa lanterne, en tira une bougie, et à sa lueur examina la physionomie des deux mulâtres, couchés côte à côte dans le même hamac.

Leurs traits étaient assez réguliers, mais leur front plat et déprimé en arrière comme celui du serpent ; la courbure de leur nez, crochu comme le bec d’un oiseau de proie ; leurs lèvres, si minces qu’elles se voyaient à peine ; leur menton, saillant, et la direction singulière de leurs sourcils noirs qui, s’abaissant brusquement, se rejoignaient au-dessus du nez, et semblaient se perdre dans le pli profond qui les séparait, donnaient à leurs figures cuivrées un caractère sauvage et féroce.

Ils semblaient jouir d’un sommeil paisible. Leur respiration était calme, mesurée. Tout dans leur pose était rempli de souplesse et d’abandon. Rien ne trahissait la gêne, la roideur qui accusent ordinairement un sommeil factice.

Après les avoir un instant contemplés en silence, Cupidon et Touckety-Touk échangèrent un regard de doute ; le gros musicien dit tout bas à son compagnon : « Ils ont l’air de dormir… aussi paisiblement qu’un enfant bercé dans sa corbeille de jonc. Pour des affidés de l’homme qui fait des tambours avec des têtes de morts, ils ont un sommeil bien innocent ! »

Sans lui répondre, Cupidon les examina de nouveau d’un regard perçant ; rien ne lui annonça que les mulâtres le trompaient.

Voulant tenter une dernière épreuve, il pencha la bougie et fit tomber une goutte de cire brûlante sur le front de Tarpoën.

Le mulâtre ne sourcilla pas. Le calme de sa respiration ne fut pas interrompu.

— Il ne dort pas, dit Cupidon à voix basse au musicien. Cette douleur inattendue réveillerait un homme endormi.

— Au contraire, dit Touckety-Touk, son sommeil est tel qu’il ne sent rien.

— Qu’importe ? c’est un traître. Exécutons les ordres de notre maître. Poignardons-les. Nous cacherons leur corps, tu sais où…

Et Cupidon, tirant avec bruit un couteau de sa gaine, leva brusquement le bras, abaissa la lame si rapidement et si près de la poitrine découverte de Siliba, qu’une ligne de plus, la peau du mulâtre était effleurée.

Siliba ne sourcilla pas, et continua de dormir avec la plus entière sécurité.

— Allons, allons ! ils sont aussi dormeurs qu’un logaoo[20] pendant l’hiver. Tant mieux, nous n’aurons pas à leur parler ; et j’aimerais mieux souffler avec mes narines dans une flûte de bronze rougi au feu, que de passer la nuit à boire avec de pareils scélérats. Crois-moi, Cupidon, asseyons-nous là ; fumons notre pipe en ne les quittant pas de l’œil ; nous aurons l’avantage de ne pas partager avec eux le doguenou et le kill-dewill ; et demain matin, Sporterfigdt sera débarrassé de ces hôtes aussi porte-malheurs que l’Ourow-Kourow.

Cupidon se rendit aux raisons du musicien. Les deux noirs prirent leurs pipes au tuyau de caroubier et au fourneau de terre, s’assirent au-dessous du hamac, et commencèrent leur veillée.

Les deux mulâtres ne dormaient pas ; mais tel était leur empire sur eux-mêmes, qu’ils s’étaient merveilleusement contenus pendant cette scène.

Cupidon était assis presque en travers de la porte et Touckety-Touk en travers de la fenêtre. Ils causaient et fumaient, et ne semblaient pas devoir céder à un sommeil involontaire, ainsi que les deux frères l’avaient espéré.

Ceux-ci étaient tellement habitués à se comprendre au moindre geste, ils avaient une intelligence si sagace, qu’au moyen de mouvements presque imperceptibles, ils purent échanger quelques-unes de leurs pensées.

Ainsi Tarpoën, mettant son doigt sur le cœur de Siliba, et l’y appuyant deux fois, fit entendre à son frère qu’il fallait poignarder les deux noirs.

Celui-ci, repoussant légèrement du coude le bras de son frère, lui fit comprendre par ce mouvement qu’il ne partageait pas cette idée, tandis que sa respiration, qu’il éleva davantage, en exhalant un souffle sonore et prolongé, exprima clairement pour Tarpoën qu’il fallait compter sur le sommeil des deux noirs pour tenter quelque chose.

Malheureusement, Cupidon et Touckety-Touk semblaient puiser dans l’usage modéré du kill-dewill, alterné avec la pipe, une loquacité toujours renaissante.

Les deux mulâtres furent donc obligés de se résoudre, pour cette nuit du moins, à ne faire aucune funeste tentative, ne voulant pas exciter les soupçons par un essai malencontreux.

Cette résolution était d’autant plus prudente, que bientôt plusieurs coups de feu retentirent dans la direction des berges où étaient postées les sentinelles.

Cupidon et Touckety-Touk se levèrent précipitamment, coururent à la fenêtre.

Les deux mulâtres ne purent s’empêcher de paraître éveillés à ce bruit si rapproché.

— Ce sont quelques-uns de ces courlis rouges qui auront voulu s’approcher du canal, dit Cupidon en regardant par la fenêtre ; mais voilà tous nos gens sur pied maintenant… Bon ! comme toujours, la fille de Sporterfigdt paraît bravement son fusil à la main. Quand elle est à la tête de ses esclaves, la tribu entière des Piannakotaws viendrait attaquer Sporterfigdt, que nous ne les craindrions pas plus qu’un essaim de mouches.

— Est-ce donc pour venir nous chercher de la part de notre maître que vous êtes ici ? dit Tarpoën en feignant d’être étonné de voir les deux esclaves dans la chambre ; nous demande-t-il pour aider à défendre Sporterfigdt ?

— Donnez-nous des armes, et nous courons aux fortifications, dit Siliba. Et les deux mulâtres sautèrent de leur hamac.

— Des armes, dit Cupidon, c’est inutile, mon compère. On ne répond pas à notre feu. Je distinguerais à une demi-lieue le coup de fusil d’un Indien des coups de fusil d’un habitant. Il n’y a que les nôtres qui ont tiré. C’est une alarme, rien de plus… Nous y sommes faits. Voici déjà nos gens qui remettent leurs armes en place et qui rentrent dans la grange.

— Holà ! Tomy, dit Touckety-Touk en s’adressant par la fenêtre à l’un de ses camarades : qu’est-ce que ce bruit ?

— La sentinelle de la berge du nord a vu à la clarté du feu un Indien sortir de la forêt… Il l’a laissé approcher assez près, et il a tiré ; malheureusement il l’a manqué, et l’Indien a disparu. Il faut être bien audacieux pour oser s’aventurer ainsi, quand on voit par les feux allumés que l’habitation est sous les armes.

— Allons, ce n’est rien, dit Cupidon aux deux mulâtres ; puisque vous voilà éveillés, et ce n’est pas sans peine, nous allons attendre le jour qui va bientôt paraître en finissant cette gourde de kill-dewill que nous avions apportée avec nous pour veiller gaiement en bons camarades au lieu de dormir.

— Nous acceptons cette offre comme vous nous la faites, dit Tarpoën en jetant un regard sombre sur Cupidon.

Ainsi se termina cette nuit qui pouvait avoir des suites fatales pour l’habitation de Sporterfigdt, grâce à la prudence de Bel-Cossim.

Le soleil se leva et éclaira bientôt le départ d’Oultok et de ses deux mulâtres.

Lorsque Tarpoën arriva devant une des fenêtres du rez-de-chaussée de la maison, il passa deux fois son index sur son sourcil droit ; la jalousie de la fenêtre s’entr’ouvrit et un mouchoir tomba.

Le mulâtre regarda ce mouchoir d’un air de triomphe, et dit tout bas à son frère : — La nuit prochaine, la fille pâle ne nous échappera pas…

Le farouche colon venait de partir de Sporterfigdt, lorsqu’un bruit de tambour se fit entendre, et bientôt le major Rudchop, l’ami du père de Hercule Hardi, entra dans l’habitation à la tête de deux compagnies de grenadiers.

Un nouveau mouvement tenté dans l’ouest par Zam-Zam nécessitait un assez grand déploiement de forces, et pendant quelque temps les environs de Sporterfigdt devaient être le centre des opérations militaires des troupes coloniales.


CHAPITRE XIII.

Le major et le sergent.


Pendant que Bel-Cossim allait prévenir la jeune maîtresse de Sporterfigdt de l’arrivée des soldats, Mami-Za conduisit le major Rudchop dans la chambre que ce dernier devait occuper et où il fut bientôt rejoint par son sergent.

Le major était un homme de cinquante ans environ, très-grand, très-large d’épaules, et d’un embonpoint remarquable. On retrouvait en lui le flegme et la physionomie flamande dans toute leur pureté.

Ses épaisses moustaches d’un blond couleur de lin, ses cheveux de même nuance qu’il portait sans poudre et très-courts, son front étroit, ses petits yeux d’un bleu clair, ses joues pleines et colorées ; son nez gros, charnu, çà et là bourgeonné ; sa large bouche, dont la lèvre inférieure un peu pendante semblait toujours machinalement chercher le tuyau d’une pipe. Tout, dans le major, rappelait le type de buveurs chers à Teniers. Si le costume de cet officier supérieur, au lieu d’offrir à la vue une régularité guerrière, était presque grotesque, il attestait du moins une grande entente des moyens de résister aux atteintes de ce climat dangereux et brûlant.

Par-dessus son serre-tête de toile de Hollande, Fritz Rudchop portait un immense chapeau de joncs ; une robe de chambre de toile perse hermétiquement fermée au col et aux poignets lui tombait au milieu des cuisses. Ce vêtement, à la fois frais et léger, était serré sur le large abdomen du major par un ceinturon de buffle garni d’une paire de pistolets et d’un poignard. Ses grandes bottes de peau de tapir, imperméables à l’eau et à l’épreuve de la morsure des serpents, lui montaient presque jusqu’à la ceinture et complétaient son équipement. Enfin, quand le soleil était trop ardent, le major se servait bravement d’un vaste parasol, sinon il portait à la main un grand bâton ferré semblable à celui dont se servent les montagnards suisses.

Ce n’était pas par faiblesse ou par pusillanimité que le major prenait ces précautions contre l’insalubrité du climat, car il montrait dans le danger la plus froide intrépidité ; mais il disait qu’un soldat doit entretenir sa santé et conséquemment ses forces avec autant de soin que son armure, se maintenir toujours en état de faire vaillamment son service, et qu’enfin un major d’infanterie ne recevait pas une solde de quinze florins par mois pour se battre contre le soleil, contre la fièvre et contre les serpents, mais bien pour se battre contre les rebelles et contre les Indiens.

Quoiqu’il n’exposât pas non plus inconsidérément sa vie aux hasards meurtriers de ce climat, le sergent Pipper offrait un contraste frappant avec le major.

C’était un de ces vieux soldats qui ne sont à l’aise que dans un uniforme scrupuleusement boutonné et agrafé, et qui y vivent comme un animal à écailles dans sa carapace.

Pipper, âgé de quarante ans, était d’une taille moyenne, maigre, osseux, basané ; il portait un habit vert à collet orange, croisé et boutonné sur la poitrine, un col de cuir, une culotte et de grandes guêtres de cuir ; ses cheveux gris, aplatis le long de ses tempes, allaient se réunir en une queue, serrée d’un ruban noir, qui lui tombait au milieu du dos.

Avant le combat, le sergent ornait cette longue queue de tout ce qu’il pouvait trouver de rubans, de clinquant et de verroterie, le tout en manière de défi guerrier porté aux Indiens, qui avaient souvent, dans la mêlée, tenté de le saisir par cet endroit de sa personne pour le scalper.

D’un flegme, d’un courage à toute épreuve, son épée au côté, sa giberne aux reins, sa carabine au dos, sa hallebarde en main, le sergent semblait marcher aussi à son aise au milieu des épaisses forêts et des savanes noyées de la Guyane, que s’il eût paradé sur la grande place d’Amsterdam.

Le major autorisait sa troupe à une certaine désinvolture de costume qui désespérait Pipper, partisan effréné de la discipline et de la régularité militaires. Mais Fritz Rudchop, insensible aux lamentations de son sergent, persévérait dans ses idées ; et il faut dire à sa louange que si ses soldats n’avaient pas une tournure beaucoup plus martiale que leur major, comme lui ils montraient dans le danger autant de bravoure que de sang-froid.

Tels étaient les nouveaux hôtes de Sporterfigdt.

Le lecteur connaît déjà quelque peu le sergent et le major par la lettre que celui-ci avait écrite au père d’Hercule Hardi, lettre qui décida de l’embarquement du jeune héros pour la Guyane hollandaise.

Ne voulant pas paraître dans son costume de route devant la maîtresse de l’habitation, qu’il avait quelquefois vue à Surinam, le major, aidé de Pipper, procéda à une toilette plus convenable, et se présenta devant Adoë vêtu d’un frac vert décoré des insignes de son grade.

La figure de la jeune créole était un peu fatiguée par les émotions de la nuit et aussi par le manque de sommeil ; car, après l’alerte causée par les Indiens, elle avait pensé jusqu’au jour aux prédictions de la mulâtresse, à propos de cet Européen aux cheveux blonds, aussi courageux que beau, qui devait traverser les mers, et que le destin lui réservait pour époux.

Le danger même que venait de courir l’habitation faisait plus que jamais sentir à Adoë le besoin d’un défenseur. Quoique très-brave elle-même, elle eût confié avec joie le soin de son salut à ce mystérieux inconnu évoqué par la science cabalistique de Mami-Za.

Adoë, mise avec autant de goût que de simplicité, suivie de Jaguarette, entra donc bientôt dans le salon ; elle y trouva le major, qui, en l’attendant, faisait honneur au vin de Madère et aux plantains grillés que lui avait servis Mami-Za.

— Eh bien ! monsieur le major, dit Adoë en tendant gracieusement la main à Rudchop, nous voici donc encore en guerre ?

Le major baisa respectueusement la main blanche d’Adoë, et dit en se redressant : — C’est à craindre, mademoiselle. Zam-Zam a recommencé à faire des siennes sur ce côté-ci de l’Essequebo ; il a brûlé deux habitations dont il ne reste que la braise… qui n’est pas bonne à grand’chose, sans compter des massacres, mais des massacres qui vous donnent la fantaisie de ne pas laisser à ce gueux-là un pouce de peau sur le corps, ou de lui faire pis encore si on pouvait parvenir à le pincer…

— Ah ! quelle horrible guerre !… monsieur le major.

— Oui…, mademoiselle…, c’est sérieux ; tous nos prisonniers sont scalpés ou mangés. Eh bien ! ç’a un bon côté… la discipline y gagne, on ne voit pas un traînard ;… craignant d’être happés s’ils restaient en arrière, mes gaillards emboîtent furieusement le pas, se marchent sur les talons les uns des autres, et ne s’éloignent pas pour aller à la maraude, je vous en réponds.

— Et Zam-Zam, sait-on où il est à cette heure, monsieur le major ?

— On le croit dans l’ouest. M. le gouverneur voudrait l’empêcher de pénétrer au cœur de la colonie. Comme Sporterfigdt est sur la frontière, il pense avec raison qu’en prenant cette position pour point central de nos opérations, nous parviendrons ou à refouler les révoltés dans les montagnes, ou à nous en emparer. Voici, mademoiselle, la lettre du gouverneur ; il vous demande pour mes drôles un abri de deux ou trois jours, pendant lesquels ils vont s’occuper de se bâtir leurs maisons de campagne ici près sur le bord de la Commewyne, avec quatre pieux, six feuilles de latanier et un paquet de ficelle.

— Vous pouvez disposer de Sporterfigdt tant qu’il vous conviendra, monsieur le major, je donnerai les ordres nécessaires pour que nos noirs aident vos soldats dans la construction de leurs cabanes ; une fois votre camp construit, j’espère bien que vous viendrez loger à Sporterfigdt.

— J’accepterais de grand cœur, mademoiselle ; mais, dès que le pasteur n’est plus là, le troupeau s’éparpille et les loups en font provende. Quoique mon sergent Pipper puisse faire l’office de chien de berger, il commence à être un peu édenté. J’aime donc mieux coucher au bercail, du moins tant que je n’aurai pas mon capitaine pour me remplacer au camp ; il doit rester encore deux ou trois jours à Surinam pour se reposer des fatigues de la traversée ; car, comme dit le proverbe, d’Amsterdam à Surinam il y a le saut d’une fameuse puce…

— Ce capitaine arrive d’Europe ! s’écria la jeune créole, qui voyait ainsi se réaliser la prédiction de Mami-Za.

— Il arrive d’Europe, mademoiselle, et jamais la Hollande n’a envoyé de l’autre côté de l’Océan un jeune camarade plus intrépide.

— Ce capitaine arrive d’Europe… Il est jeune… il est intrépide, répétait Adoë, qui ne pouvait croire à ce qu’elle entendait. Tout ce qu’avait prédit la mulâtresse se réalisait de point en point.

Aussi émue qu’étonnée, la jeune fille s’écria presque involontairement, et pour vérifier si le signalement de l’inconnu était complet : Ce capitaine est blond, sans doute ?

— Blond comme votre serviteur, dit le major ; seulement d’un blond plus jeune et plus avantageux. Mais comment diable savez-vous que mon capitaine est blond ? demanda Rudchop, à son tour très-surpris. Moi qui l’ai vu naître, je ne me souviens pas plus de la couleur de ses cheveux que de celle de la perruque de notre bourgmestre.

— Je vous demandais s’il était blond, sans affirmer qu’il le fût, dit Adoë assez embarrassée. Mais comment avez-vous vu naître le capitaine ?

— Eh ! c’est tout simple, mademoiselle. Il est fils d’un de mes vieux amis de La Haye. Quand j’ai quitté la Hollande, il y a dix ans… les crocs lui poussaient, et il ne demandait qu’à mordre, à ce que disait son brave homme de père ; aujourd’hui qu’il a toutes ses dents, il paraît que c’est un véritable lion…, un déterminé…, un enragé…, qui, si on l’écoutait, mettrait tout à feu et à sang, à mort et à sac. Ah ! si je ne craignais pas de vous ennuyer des prouesses de mon brave Hercule Hardi…, le bien nommé, mademoiselle, je vous en conterais jusqu’à demain !

— Oh ! ne craignez pas cela, monsieur le major…, dites !… dites !… s’écria la jeune fille.

Et le major raconta toutes les exagérations, ou plutôt toutes les aberrations du bonhomme Hardi, au sujet du courage d’Hercule, et termina ce magnifique portrait en ces termes :

— Enfin, mademoiselle, il a fallu tous les périls que présentent notre guerre et notre climat, pour décider Hercule à venir en tâter. Pour des dangers ordinaires, ce monsieur-là fait la petite bouche et le dégoûté, à ce que m’écrit son brave homme de père… Aussi vous comprenez, mademoiselle, que, pour faire la guerre que nous faisons, c’est une fameuse recrue que celle-là… Sans compter que je suis diablement aise de pouvoir mener au feu le fils de mon meilleur ami.

Adoë et Jaguarette avaient écouté la narration du major avec une attention dévorante ; les deux jeunes filles, plongées dans l’admiration la plus profonde, paraient des plus brillants dehors le héros de tant de traits de courage.

La jeune créole voyait une prédestination évidente dans le hasard qui non-seulement amenait Hercule à Surinam, mais qui l’amenait encore à Sporterfigdt. À peine eut-elle quitté la table après déjeuner, qu’elle alla se promener sous les berceaux d’orangers renfermés dans l’enceinte de l’habitation, pour rêver tout à son aise à celui qui avait déjà une influence si singulière sur ses pensées.


CHAPITRE XIV.

Le tamarinier du Messera.


Le lendemain matin, le soleil levant trouva encore Adoë pensive.

Elle était à demi couchée sur un divan de jonc placé à l’ombre d’un énorme tamarinier dont le tronc disparaissait presque sous les tiges d’un vanillier. Cet arbuste grimpant s’était enlacé au moyen de ses vrilles jusque dans les plus hautes branches de l’arbre d’où il laissait retomber en guirlandes ses rameaux flexibles chargés de leurs longues gousses odorantes.

Placé au milieu d’un petit parterre de fleurs soigneusement entretenu par Cupidon pour le plaisir de la fille de Sporterfigdt, ce tamarinier était dans l’habitation l’objet d’un culte presque superstitieux.

Lors de la fondation de Sporterfigdt, un essaim d’abeilles sauvages nommées Wassy-Wassy par les Indiens et une nombreuse compagnie d’oiseaux-mouches s’étaient établis sur cet arbre. Ils y vivaient dans la plus parfaite intelligence et s’y perpétuaient depuis longues années. On avait même remarqué que si des oiseaux étrangers venaient troubler les abeilles, leurs petits alliés emplumés, suppléant à la force par le nombre et par le courage, se précipitaient sur les intrus en masse intrépide et les repoussaient presque toujours victorieusement à l’aide de leur bec effilé comme une aiguille. De même aussi lorsque des abeilles étrangères osaient pénétrer dans le nid des oiseaux-mouches, l’essaim domicilié sur le tamarinier se jetait sur les assaillants et les mettaient à mort.

On avait nommé cet arbre, l’arbre du Massera, parce que le colon de Sporterfigdt avait aimé pendant sa vie à se reposer sous son ombre, et avait toujours défendu d’inquiéter les deux colonies alliées auxquelles le tamarinier prêtait son abri.

Comme toutes deux vivaient du suc des fleurs, le père d’Adoë avait fait planter le parterre des végétaux que chacune affectionnait, pour éviter toute collision entre les deux petits peuples.

Chaque matin et chaque soir, il leur apportait en outre, de grosses touffes de fleurs de toutes sortes. Dans la saison de l’accouplement, il mettait au pied du tamarinier une grande quantité de brins de coton et de duvet dont les oiseaux-mouches se servent pour construire leurs nids, grands comme une coque de noix, et où ils pondent deux œufs gros comme des pois.

Les abeilles sont d’une rare intelligence, elles reconnaissent ceux qui ont l’habitude de les soigner. Aussi à peine le colon arrivait-il sous l’arbre que l’essaim bourdonnant s’abattait autour de lui, lui couvrant les mains, les cheveux, tandis que les oiseaux-mouches se perchaient sur ses épaules ou voltigeaient gaiement à sa portée.

Lorsque Adoë était toute petite, le planteur l’avait pour ainsi dire présentée aux deux colonies qui adoptèrent bien vite l’enfant de Sporterfigdt. En grandissant, Adoë remplaça son père dans les fonctions de pourvoyeur des abeilles et des oiseaux-mouches, et jouit bientôt du même privilège que le colon.

Cupidon, chargé de cultiver les fleurs, pouvait aussi sans crainte entrer dans l’enceinte et s’y livrer à ses travaux, mais ses droits n’allaient pas au delà.

S’il voulait pénétrer sous la voûte de verdure que formait le tamarinier, les abeilles commençaient à devenir menaçantes. Quant aux autres habitants de la plantation, s’ils tentaient seulement à passer les limites du parterre, ils couraient risque d’être aussitôt assaillis et aveuglés par un essaim de deux ou trois mille abeilles furieuses, renforcées d’une centaine d’oiseaux-mouches, tout aussi résolus. Les négrillons de Sporterfigdt avaient souvent et particulièrement pu se convaincre du danger qu’il y avait à s’aventurer dans cette formidable enceinte.

Lorsque la fille du colon voulait rester seule sans crainte d’être importunée, elle se rendait sous l’arbre du Massera.

Ainsi que nous l’avons dit, Adoë s’y était retirée le lendemain de l’arrivée du major Rudchop, afin de penser aux bizarres circonstances qui semblaient réaliser les prédictions de la mulâtresse.

D’ailleurs, l’arbre du Massera était sacré pour la jeune fille. C’était là que son père aimait à se reposer chaque soir, au coucher du soleil, pour voir les nègres, heureux et paisibles, rentrer dans leurs cases après les travaux du jour.

Lorsque Adoë devait prendre quelque grave résolution, elle se rendait sous le tamarinier, et là, dans sa touchante et naïve superstition, elle demandait à la mémoire de son père une inspiration ou un conseil.

Son mariage avec le bel Européen lui semblait une chose si impérieusement voulue et arrangée par le destin, qu’Adoë ne mettait pas en doute que cette union ne dût avoir lieu.

D’ailleurs, Sporterfigdt avait souvent exprimé à sa fille son désir qu’elle épousât plutôt un Européen qu’un colon, ces derniers étant souvent décriés par leurs excès. La prédiction de Mami-Za se trouvait ainsi en rapport avec les dernières volontés du père d’Adoë.

La jeune fille se livrait, avec toute l’exaltation de son âge et de son caractère, aux rêves les plus romanesques. Parfois elle devenait triste en songeant aux dangers que devaient courir le bel Européen avant que de devenir son époux ; elle s’affligeait de la mystérieuse influence de cette fatale panthère, qui, d’après les prédictions de Mami-Za, était le symbole du mauvais destin qui menaçait, qui attendait peut-être le jeune couple ; car, malgré son savoir cabalistique, la mulâtresse n’avait pas pu deviner si l’influence de la panthère serait triomphante ou vaincue.

Un autre sujet de graves préoccupations pour la jeune fille était de se figurer les traits de l’inconnu.

Elle avait bien souvent fait et défait son portrait. Tantôt il était d’une beauté trop délicate pour un homme ; tantôt, au contraire, son air guerrier était presque menaçant. Adoë se reprochait quelquefois de n’avoir pas osé interroger davantage le major au sujet de son ami.

Ces pensées l’absorbaient lorsque Jaguarette parut en dehors de la haie de lilas pourpres, de jasmin jaunes et de sensitives qui bordaient le parterre.

La petite Indienne, la tête couverte d’un madras roulé en forme de turban, se courbait sous le poids d’une gerbe de fleurs qu’elle portait sur son épaule nue et brune.

— Voici le déjeuner des Wassy-Wassy, Massera, dit Jaguarette.

Adoë ne répondit pas ; il fallut que l’Indienne répétât les mêmes paroles pour que la créole levât les yeux d’un air distrait et répondit :

— Eh bien ! petite, apporte-les ici…

— Que je vous les apporte ! s’écria Jaguarette avec effroi… que j’entre dans le parterre, que j’approche de l’arbre de Massera… Vous voulez donc que la pauvre Jaguarette soit mise à mort par ces méchantes bêtes ? Tenez, voilà déjà les abeilles qui prennent leur vol pour fondre sur moi… Pourquoi me haïssent-elles donc ? que leur ai-je fait ? s’écria l’Indienne avec impatience.

En effet, par une singulière bizarrerie, jamais elle n’avait pu apprivoiser ces animaux, quoiqu’elle habitât Sporterfigdt depuis bien longtemps.

Plusieurs fois Adoë, voulant braver ce caprice de ses gardiens ailés, était entrée dans le parterre en tenant ses bras enlacés autour de l’Indienne, comme pour la prendre sous sa protection, l’essaim avait été inflexible, il avait commencé par bourdonner sévèrement, puis une abeille, puis deux, puis trois, avaient si vivement piqué l’Indienne, malgré le patronage d’Adoë, que celle-ci avait renoncé à vaincre l’antipathie de ces animaux.

Aussi lorsque Jaguarette dit à sa maîtresse qu’elle redoutait beaucoup trop les habitants de l’arbre pour les braver, Adoë répondit en sortant de sa rêverie :

— C’est vrai… j’oubliais… Laisse là les fleurs et va dire à Cupidon qu’il prépare la barge, tout à l’heure j’irai me promener sur la Commewyne.

Jaguarette déposa sur la haie son fardeau parfumé et courut exécuter les ordres de sa maîtresse.

Celle-ci prit dans ses bras le monceau de fleurs et l’apporta sous l’arbre.

Alors ce fut un bruit joyeux, étrange, un spectacle à la fois extraordinaire et charmant : une nuée d’abeilles, brillantes au soleil comme des paillettes d’or, tourbillonna autour de la jeune fille, en effleurant de leurs ailes diaphanes sa figure, ses bras et son cou, tandis qu’un essaim d’oiseaux-mouches, émeraudes et saphirs vivants, se posèrent sur sa tête et sur ses épaules, mais sans toucher aux fleurs, et seulement pour témoigner de leur joie à la voir.

Assise à l’ombre du tamarinier, Adoë divisa la gerbe en plusieurs paquets qu’elle jeta çà et là autour d’elle et à ses pieds pour la pâture des deux colonies, gardant à chaque main un gros bouquet, composé de fleurs particulièrement aimées des abeilles ou des oiseaux-mouches, et qu’elle destinait à ses favoris.

Adoë, vêtue d’une longue robe de toile perse fond blanc, à légers dessins roses, était assise sur le divan de jonc ; un rayon de soleil brisé par le large feuillage du tamarinier tremblait sur le front pur et blanc de la jeune fille, effleurait les boucles de ses cheveux noirs, dorait son sein charmant, et allait s’épanouir sur les deux gros bouquets qu’elle tenait sur ses genoux et qu’elle offrait à ses hôtes privilégiés.

Le bouquet destiné aux oiseaux-mouches se composait surtout de grandes fleurs de magnolia d’un blanc de lait, bordées de carmin, de quelques rameaux de grenadilles couverts de leurs larges fleurs pourpres à l’intérieur et ornées d’une sorte de couronne en filigrane blanc panaché de violet, et aussi de iolandes à pétioles grises, lavées de pourpre et striées de lilas.

Lorsqu’Adoë eut agité ce volumineux bouquet de sa main droite comme pour faire un appel à ses favoris, trois oiseaux-mouches vinrent délicatement poser sur le bord d’une fleur de magnolia dont la moitié était éclairée.

Vus au demi-jour, les oiseaux-mouches semblaient d’un vert foncé ; mais au soleil ils étincelaient d’un bleu de saphir, glacé de vermeil et de cramoisi. Une petite aigrette de plumes vertes, frangées d’or, se dressait sur leur tête où brillaient deux yeux de rubis, tandis que leurs ailes et leur queue paraissaient être de velours noir nuancé d’outre-mer.

Après avoir un instant perché sur les fleurs, les oiseaux-mouches prirent leur vol, puis s’en rapprochèrent pour pomper leur nectar au moyen de leur langue déliée comme un fil écarlate ; rien de plus joli que de les voir planer au-dessus du calice des fleurs, en agitant si vivement leurs ailes, qu’on ne distinguait qu’un point prismatique d’où jaillissait parfois une étincelle d’or, d’azur et de pourpre… Lorsqu’ils furent rassasiés, les oiseaux allèrent nicher au milieu de quelques boucles luisantes de la chevelure d’Adoë, ou miroiter au-dessus de son beau front comme une vivante escarboucle.

Les abeilles, à leur tour, couvrirent de leur essaim doré le bouquet que la créole leur offrait de l’autre main, bouquet parfumé de cyroselle à grappes de petites fleurs roses, de banksias pomponnés d’un jaune pâle, ponctué de pourpre, de protées à feuilles d’argent, aux fleurs plumeuses d’un violet noir, et de glaïeuls écarlates.

Adoë s’amusait tant à contempler les jolis hôtes du tamarinier, qu’elle n’aperçut pas le sergent Pipper qui, boutonné jusqu’au menton, parut à la haie, et qui, après avoir fait le salut militaire, s’avança vers Adoë toujours à pas comptés, toujours la main gauche à son front.

À peine le sergent avait-il franchi la limite, que les essaims, apercevant cet intrus, se précipitèrent sur lui avec une telle rage, qu’en une seconde la figure de Pipper prit toute l’apparence d’une ruche.

Cette attaque avait été si brusque, que la jeune fille n’eut pas le temps d’avertir le sergent de son imprudence.

Celui-ci, aussi surpris que douloureusement atteint, voulut porter les mains à son visage ; mais elles furent à l’instant couvertes d’autres abeilles, et percées de mille aiguillons. En vain il en écrasa quelques-unes, les autres redoublèrent de furie, et le sergent fut obligé de faire demi-tour en fermant les yeux, de sortir du parterre en courant de toutes ses forces, et de se diriger vers le canal pour s’y précipiter, seul moyen de se débarrasser de ces ennemies acharnées.

La jeune fille, inquiète du malheureux Pipper, se levait pour envoyer à son secours, lorsqu’elle entendit la voix du major, qui demandait à son sergent où diable il courait ainsi tout effaré. Ne recevant pas de réponse de Pipper, le major s’avança vers le parterre.

— N’approchez pas, monsieur le major ! s’écria Adoë. Prenez garde aux essaims !…

— Il y aurait un essaim de démons, belle demoiselle, répondit galamment le major en avançant toujours, que Fritz Rudchop ne…

Le major ne put achever sa phrase. L’essaim, qui revenait de la poursuite du sergent, voyant ce nouvel ennemi, se précipita sur lui, et deux abeilles lui enfoncèrent si vivement leur aiguillon aux lèvres, que le major lâcha un terrible jurement et battit en retraite à talons en fermant aussitôt les yeux ; car il savait par expérience qu’on courait risque d’être aveuglé.

Une fois hors des limites sacrées, les abeilles abandonnèrent le major, qui, malgré la douleur que lui causaient les piqûres de ses lèvres, dit d’un air capable :

— Je vois ce que c’est… C’est un essaim d’abeilles sauvages ; ce sont elles qui viennent sans doute de conduire mon sergent jusqu’au canal, où il est sagement allé se jeter la tête la première. Certes, je n’avancerai pas contre de pareils ennemis. Je préfère garder mes yeux pour ajuster les Piannakotaws ou les rebelles, et surtout pour vous voir, mademoiselle. Je vous avais dépêché Pipper pour vous dire ce que je viens vous annoncer moi-même. En un mot, mon héros, mon capitaine Hercule Hardi, vient d’arriver de Surinam, et je désire avoir l’honneur de vous le présenter.

— Qu’il soit le bienvenu, dit Adoë avec un battement de cœur inexprimable. Je vous en prie, conduisez le capitaine au salon, je vais bientôt aller vous y rejoindre.


CHAPITRE XV.

L’entrevue.


Malgré les fatigues de la traversée, les traits d’Hercule n’étaient pas changés. Ils avaient la même expression de douceur et de naïveté un peu craintive. Sa figure, très-insignifiante, n’avait rien en soi qui méritât d’être remarqué ; mais quand on savait, ou plutôt quand on croyait que cet homme, en apparence si timide et si ingénu, montrait dans le danger un courage de lion, il naissait de ce contraste un vif sentiment d’intérêt.

La réputation de bravoure d’Hercule s’étendait de plus en plus. Comme il avait paru se proposer librement au gouverneur de Flessingue pour venir faire la terrible guerre de Surinam, on n’avait pu mettre en doute, dans cette occasion, sa résolution et son énergie ; aussi avait-il été, au moment de son départ, élevé au grade de capitaine en récompense de ce généreux dévouement.

Les officiers de son régiment lui avaient donné un banquet pour le fêter de son avancement ; le plus ancien d’entre eux avait porté un toast à l’intrépide Hercule Hardi, qui allait volontairement à la Guyane soutenir l’honneur du 17e régiment d’infanterie.

À force d’entendre parler de son courage, Hercule en vint quelquefois à se demander si véritablement il n’était pas aussi brave qu’on le disait. Ce problème occupa souvent la pensée de ce digne fils de tant de héros.

Pourtant, il analysait parfaitement ce qu’il éprouvait en face du péril. C’était une sorte de stupeur qui le clouait à sa place, qui lui ôtait même la faculté de fuir. Il entendait toujours son père vanter surtout ce sang-froid inébranlable, plus rare, disait le greffier, que l’entraînement aveugle qui vous pousse tête baissée dans la mêlée. Enfin, ce qui dominait par-dessus tout le caractère d’Hercule, c’était la crainte profonde, insurmontable qu’il avait de son père ; il aurait marché sur des charbons ardents plutôt que d’oser lui désobéir. En arrivant à la Guyane, il sentit qu’il aurait pour le major Rudchop, cet homme redoutable, la même soumission aveugle qu’il avait eue pour le bonhomme Hardi, et que de la lutte de ces deux craintes, la peur du danger et la peur du major, il résulterait pour lui de nouvelles et cruelles épreuves.

Le vaisseau qui avait amené les troupes hollandaises devait rester pendant quelque temps à Surinam ; et l’amoureux de Berthe la laitière, dont la vache noire avait fait si grande peur à Hercule, le pilote Keyser, chargé de surveiller l’armement des barges et des radeaux nécessaires à l’expédition, avait accompagné le jeune capitaine à Sporterfigdt.

Pendant que le major bassinait avec de l’eau et du jus de limon les piqûres des abeilles domiciliées sur l’arbre du Massera, Adoë, avec un trouble inexprimable, s’occupait de sa toilette.

Pour la première fois depuis bien longtemps, elle s’impatienta contre Mami-Za, qui ne la coiffait pas à son gré.

Deux fois elle changea de robes, mécontente de leur façon, quoiqu’elles fussent récemment arrivées de Paris et qu’elles sortissent des magasins de la célèbre mademoiselle Roussaud : l’une était un élégant caraco d’un charmant taffetas, queue de serin, à manches plates et courtes garnies de dentelles. Elle trouvait que cette nuance la palissait trop ; elle se décida pour un juste de taffetas changeant, rose et gris, à manches longues garnies de parements de satin vert tendre, rattachées par trois boutons de nacre. De larges boucles d’or à la Jeannette faisaient encore paraître plus petit le joli pied de la créole chaussé de taffetas vert. Enfin un léger pouf de gaze blanche, orné de rubans gris et rose coquettement posé sur les beaux cheveux noirs d’Adoë, complétait une toilette qui eût fait l’envie des merveilleuses des Tuileries ou du Palais-Royal.

— Eh bien ! ma fille, lui dit la mulâtresse en l’habillant, qu’avais-je prédit ? ne voilà-t-il pas cet Européen tel que je l’avais annoncé ?

— Tu es divine, Mami-Za, répondit Adoë en embrassant sa nourrice ; mais le cœur me bat d’une telle force que je n’oserai jamais regarder le capitaine ; et puis, on le dit si brave… Il a peut-être l’air bien méchant. Et puis… enfin s’il allait ne pas m’aimer ! dit la créole avec tristesse.

— Ne pas aimer ma fille ! reprit Mami-Za avec fierté ; quand même le destin ne l’y forcerait pas… je l’en défierais.

— Mais cette panthère, cette panthère qui nous menace, Mami-Za, dit la créole en secouant la tête avec inquiétude, c’est peut-être l’indifférence de l’étranger qu’elle annonce, car tu ne sais pas toi-même ce que signifie ce malheureux présage.

La mulâtresse resta un moment pensive et reprit :

— Quoique je n’aie pu pénétrer ce mystère, je suis sûre que ce signe funeste n’annonce pas de l’indifférence. Il semble menacer toi et lui.

— Lui et moi ! reprit la créole en retombant dans ses rêveries, pendant que la mulâtresse donnait les derniers soins à sa toilette et lui attachait un collier de perles.

Deux ou trois fois la jeune créole avait demandé où était Jaguarette, ordinairement chargée d’aider Mami-Za dans son service auprès de leur commune maîtresse.

Elle arriva enfin au moment où Adoë mettait ses gants parfumés et falbalisés.

Lorsque l’Indienne entra, malgré l’étrangeté de son costume, elle parut si jolie à Adoë, que, pour la première fois de sa vie, la fille de Sporterfigdt ressentit un mouvement de jalousie involontaire contre sa sauvage camériste, et fronça ses noirs sourcils.

Jaguarette portait une tunique de soie couleur souci, serrée autour de sa taille par un cordon de soie pourpre. Cette robe peu décolletée, mais assez courte et presque sans manches, laissait voir les bras potelés et les jambes fines et rondes de la jeune esclave, ornés de cercles d’or rehaussés de corail. Ses petits pieds étaient chaussés de mules de maroquin rouge brodées ; enfin, un petit turban de même couleur et de même étoffe que la tunique, posé avec grâce sur les cheveux noirs de Jaguarette, donnait un nouveau charme à sa physionomie piquante. Un beau collier de corail entourait le col élégant de la petite Indienne, et ses épaules à fossettes, à demi cachées par le corsage de sa robe, offraient des contours d’une finesse et d’une grâce extrêmes.

Rien de plus enchanteur que Jaguarette ainsi parée de ce costume de fantaisie, présent du colon, qui avait voulu que la suivante de sa fille fût vêtue d’une façon digne de l’héritière de Sporterfigdt.

Nous l’avons dit, Adoë, par un sentiment de jalousie inexplicable, n’avait pas accueilli sans déplaisir l’arrivée de l’Indienne.

— Et pourquoi n’êtes-vous pas ici à aider Mami-Za ? lui demanda la créole avec hauteur.

— Que Massera pardonne à Jaguarette ! elle croyait bien faire en s’habillant avec soin pour recevoir l’étranger, dit l’Indienne avec soumission.

— Au lieu de vous vêtir de ces oripeaux ridicules qui vous font ressembler à ces bateleurs mexicains qui sont dernièrement venus à Paramaïbo, il fallait venir ici remplir votre devoir, dit Adoë en jetant un regard dédaigneux sur la parure de l’Indienne.

À ces brusques paroles, la lèvre supérieure de Jaguarette se releva par un mouvement presque imperceptible ; on vit un moment étinceler ses petites dents d’une blancheur éblouissante, puis sa physionomie reprit son calme habituel, et elle dit avec l’accent d’un profond respect :

— Ces habits ont été donnés à Jaguarette par le maître de Sporterfigdt ; elle les a mis pour faire honneur à sa maîtresse.

— Et vous me faites honneur, en vérité, avec vos épaules nues, vos bras nus, vos jambes nues ! C’est une honte d’oser vous présenter ainsi, dit Adoë en déchirant avec impatience un de ses gants qu’elle avait de la peine à mettre. Allez vous vêtir d’une façon plus convenable pour paraître aux yeux d’un étranger.

Puis, prenant un autre gant, Adoë descendit au salon avec un trouble qu’elle ne pouvait vaincre.

Hercule portait un uniforme vert à collet orange et à épaulettes d’argent. Lorsque la fille de Sporterfigdt entra, il fit un profond salut.

Les effets de la prévention sont tels, que l’insignifiante et douce physionomie du capitaine annoncé par le destin parut à Adoë remplie de charme et de noblesse.

Émue, tremblante, elle ne trouvait pas un mot à dire à Hercule. Deux fois, en levant sur lui furtivement les yeux, elle remarqua que le regard du capitaine était obstinément attaché sur une personne sans doute placée derrière elle.

Adoë tourna la tête, elle vit Jaguarette qui, malgré les ordres de sa maîtresse, l’avait suivie dans le salon.

La fille de Sporterfigdt se mordit les lèvres de dépit ; mais, ne voulant pas paraître intimidée devant son esclave, elle dit à Hercule :

— Monsieur le major Rudchop m’avait annoncé votre arrivée, monsieur, et je suis fâchée de vous avoir fait attendre si longtemps.

— Vous êtes trop bonne, mademoiselle, reprit Hercule d’un air distrait, en ne cessant pas de regarder Jaguarette, dont le costume lui semblait singulier.

Après quelques phrases d’une conversation assez embarrassée, Adoë dit à Jaguarette, qui ne quittait pas Hercule du regard :

— Petite… allez prier monsieur le major de venir ici…

Il fallut que la fille de Sporterfigdt répétât ces paroles avec un ton d’humeur très-marquée pour que l’Indienne obéit, ce qu’elle fit, en s’en allant lentement et en tournant à plusieurs reprises ses grands yeux noirs et brillants sur Hercule, qui baissa modestement la vue et rougit extrêmement.

— Cette jeune fille est sans doute une sauvage du pays ? demanda-t-il à Adoë qui, stupéfaite de la conduite de sa suivante, pouvait à peine contenir son mécontentement.

— C’est une malheureuse Indienne que mon père a recueillie toute petite dans la forêt, après un engagement des colons avec les Piannakotaws, nos plus terribles ennemis… La nuit dernière, ils ont encore tenté de surprendre cette habitation, mais nous les avons repoussés, ajouta la créole en baissant les yeux.

— Vous les avez repoussés, mademoiselle, dit Hercule étonné.

Adoë, croyant plaire à un homme aussi courageux, répondit avec une sorte de coquetterie guerrière, en montrant le râtelier qui supportait ses fusils :

— Ces armes sont les miennes, monsieur ; plus d’une fois, à côté de mon père, j’ai défendu cette habitation qu’il a fondée… Sans doute une telle occupation sied peu à une femme, mais, ajouta-t-elle avec exaltation en jetant un regard passionné sur Hercule, il y a quelque chose de si enivrant dans le danger ! on est si fier quand on a bravé quelque grand péril ! N’est-ce pas, monsieur ?

— On est fort heureux, en effet… quand on l’a bravé, mademoiselle, répondit Hercule.

— Oh ! oui, vous avez raison, monsieur, ce n’est pas fier, c’est heureux qu’il fallait dire ; pour les âmes courageuses, le péril est un bonheur. Vous le savez, dit-on, mieux que personne, monsieur, et j’en crois votre autorité.

Hercule ne put s’empêcher d’être frappé de la bizarrerie de son étoile en entendant Adoë faire des allusions si directes à son courage.

Il baissa timidement les yeux, et évita de répondre pour ne pas entamer un sujet si délicat.

La réserve et la modestie d’Hercule augmentèrent encore l’admiration d’Adoê ; aveuglée par sa prévention, elle aimait déjà.

Croyant obéir à la volonté de son père, elle ne cherchait pas à résister au sentiment qui la pénétrait de plus en plus. La rougeur de la jeune fille, le mouvement précipité de son sein, son embarras, eussent été pour Hercule des symptômes évidents de l’impression qu’il causait, s’il eut été moins naïf. Cependant il s’était senti singulièrement ému en rencontrant parfois ses regards ; il commençait à croire qu’on lui avait peu exagéré en Hollande le caractère passionné des créoles.

Le silence que gardaient le capitaine et la fille de Sporterfigdt commençait à devenir embarrassant, lorsque Jaguarette entra dans le salon avec le major.

Malgré les ordres d’Adoë, l’Indienne, qui se trouvait sans doute à son avantage sous les vêtements qu’elle portait, n’en avait pas changé.

Un coup d’œil irrité de sa maîtresse lui reprocha cette désobéissance ; mais Jaguarette, bien décidée à ne pas s’apercevoir de la colère d’Adoë, détourna la vue et recommença à considérer Hercule avec une sorte d’admiration muette qu’elle ne cherchait pas à dissimuler.

Après l’arrivée du major, la conversation devint plus animée. Hercule, enhardi par le bienveillant accueil de la créole, perdit un peu de sa timidité, causa de la Hollande, de son père, et, à propos de ce dernier, donna quelques traces de sensibilité qui émurent délicieusement Adoë, ravie de voir un homme si intrépide éprouver de tendres émotions et condescendre à se montrer si simple et si naturel.

Comme si le hasard eût voulu enfin mettre le comble à la séduction qu’Hercule opérait sur la créole, le major, se souvenant d’avoir vu une flûte dans le bagage du capitaine, lui demanda s’il était musicien.

Hercule répondit avec modestie que quelquefois la musique charmait ses loisirs. Adoë le supplia de jouer quelques morceaux. Il ne se fit pas prier, et enchanta la jeune créole, Mami-Za, et surtout Jaguarette.

Celle-ci, n’ayant jamais entendu d’autre musique que le bruit aigu et discordant des instruments des nègres, fut si touchée de ces sons harmonieux, que deux grosses larmes roulèrent sur ses joues rondes, qu’elle ne put s’empêcher de tomber à genoux en joignant les mains dans une sorte d’extase.

Cette dernière circonstance courrouça tellement Adoë, qu’elle ordonna à Mami-Za d’emmener à l’instant l’Indienne qui devenait folle, ajouta-t-elle avec amertume.

Après le déjeuner, le major emmena le capitaine au camp.

Telle fut la première entrevue de ces deux personnes que le destin semblait irrévocablement attacher l’une à l’autre.

CHAPITRE XVI.

Les aveux.


La nuit qui vint succéder à ce jour si important dans la vie d’Adoë se passa sans alerte. Bel-Cossim avait prudemment posé des sentinelles, et fait allumer des feux sur chaque berge du canal, afin d’empêcher toute surprise de la part des Indiens qu’il supposait toujours cachés dans les bois.

Les troupes du major Rudchop, occupées à établir leur campement, n’avaient pu commencer leurs opérations militaires, et chasser de la forêt voisine les cruels alliés de Zam-Zam, qui s’approchait de plus en plus, et dont la troupe féroce ne laissait après elle que pillage, massacre et incendie.

Bel-Cossim semblait se multiplier, et Cupidon le secondait avec une merveilleuse activité.

Adoë se leva tard ; ne voyant pas paraître à sa toilette Jaguarette, qui couchait dans une chambre contiguë à la sienne, elle demanda à sa nourrice où elle était. L’on s’informa, et l’on sut que l’Indienne était sortie dans la campagne aussitôt que le pont-levis avait été baissé.

On était tellement habitué aux caprices et au caractère fantasque de la jeune fille, qu’on ne s’occupa pas de sa disparition.

Le major avait promis à Adoë de venir dîner avec le capitaine. La créole attendit ce moment avec impatience, plongée dans une douce rêverie dont Hercule était l’objet.

Vers les trois heures, Jaguarette revint et se présenta devant sa maîtresse.

— Où avez-vous passé toute la journée ? lui demanda sévèrement Adoë.

— Sur la savane et au bord de la mer.

— Eh ! pourquoi avez-vous quitté Sporterfigdt sans ma permission ?

L’Indienne regarda sa maîtresse d’un air étonné et répondit :

— Jaguarette ne vous a jamais demandé la permission de se promener, Massera, pas plus que le passereau ne demande à Dieu la permission de voler.

Cette réponse ne satisfit pas Adoë. Elle reprit :

— Puisque vous voilà, je veux savoir pourquoi vous m’avez désobéi ? Pourquoi n’avez-vous pas quitté le vêtement que je vous avais ordonné de quitter ? Pourquoi, lorsque le capitaine a joué de la flûte, avez-vous témoigné une admiration tellement extravagante, que j’ai été obligée de vous faire sortir du salon ?

— Jaguarette est une fille des forêts, elle ne sait pas cacher ce qu’elle éprouve : la musique de cet étranger lui a donné envie de pleurer, et elle pleura.

— Et ne pouviez-vous aussi vous empêcher de regarder ce capitaine avec une avidité si déplaisante ?

— Jaguarette a beaucoup regardé cet étranger parce qu’il est très-beau, et qu’il sera bientôt le mari de la fille de Sporterfigdt, comme l’a prédit Mami-Za. Jaguarette ne peut s’empêcher de regarder avec admiration celui qui doit rendre sa maîtresse heureuse.

Il y avait une telle sincérité dans l’expression des naïves paroles de l’Indienne, que peu à peu la colère d’Adoë s’apaisa. Elle se reprocha sa dureté et eut honte de la folle jalousie qui la faisait se rabaisser au niveau de son esclave.

D’un caractère vif mais généreux, Adoë voulut faire oublier à Jaguarette la dureté avec laquelle elle l’avait traitée.

L’Indienne, touchée jusqu’aux larmes de la bonté de sa maîtresse, se mit à ses genoux, lui baisa la main avec reconnaissance, et la bonne harmonie qui avait jusqu’alors toujours existé entre la créole et sa suivante fut ainsi rétablie.

L’heure avançait, Hercule et le major n’avaient pas encore paru.

L’impatience d’Adoë était extrême, bientôt elle eut les craintes les plus vives sur le sort d’Hercule ; car un nègre, envoyé par Cupidon, vint annoncer qu’un engagement avait eu lieu entre quelques éclaireurs de la troupe de Zam-Zam et les avant-postes du major Rudchop. Deux nègres rebelles avaient été tués, et les autres s’étaient retirés dans les bois.

L’anxiété d’Adoë était à son comble, lorsqu’elle vit entrer le major et Hercule.

— Vous n’êtes pas blessé ? s’écria-t-elle en s’adressant à Hercule ; puis, rougissant de cet élan involontaire, elle se retourna vers le major, et lui dit : Ni vous non plus, monsieur le major ?

— Pas encore, mademoiselle, pas encore, nous n’avons pas fait ce qu’il faut pour ça ; c’est seulement mon sergent Pipper que j’avais envoyé en reconnaissance, et qui a prêté quelques coups de fusil à ces drôles à caleçons rouges. Le capitaine et moi nous nous réservons pour mieux que cela… et ce mieux-là ne tardera pas, car un espion bien informé m’a donné tous les renseignements possibles sur la position de Zam-Zam. Demain, au point du jour, nous allons lui faire une petite surprise, en côtoyant la Commewyne ; et, en parlant de la Commewyne, ça me rappelle que c’est sur sa rive que mon vieux Pipper a été surpris par les Piannakotaws, ensuite de quoi il a manqué de servir de déjeuner pour le lendemain des noces de la fille du chef de la tribu, comme je l’ai écrit à votre père, capitaine. Puis, en manière de plaisanterie, le major ajouta : — Ah çà !… n’allez pas vous laisser surprendre comme Pipper ! Un vieux Pandour comme lui, c’eût été coriace en diable, et ça se garde pour être mangé en daube. Au lieu qu’un gaillard comme vous… Eh ! eh ! ça se dévore tout de suite, comme on dit, sur le pouce et à la croque-au-sel.

— Ah ! monsieur le major… pouvez-vous parler ainsi ! s’écria la créole avec effroi, tandis qu’Hercule répondit ces seuls mots avec un calme héroïque :

— Je tâcherai de n’être pas mangé.

Ces paroles, qu’Adoë trouva remplies de modestie et de fermeté, la touchèrent profondément ; elle attacha un regard humide de larmes sur Hercule toujours impassible.

— Si vous me croyez, mademoiselle, reprit le major, vous ferez armer vos nègres cette nuit, et on fera bonne garde sur vos berges. Si nos troupes étaient plus considérables, je vous offrirais un poste armé ; mais nous sommes déjà bien peu nombreux, l’ennemi est trois fois plus fort que nous, et, pour nous tirer d’affaire avec nos chevelures, ou pour mieux dire, avec notre tête, il faut mettre les morceaux doubles, et avaler deux Indiens d’une bouchée, n’est-ce pas, capitaine ?

— Mon opinion est absolument conforme à la vôtre, répondit Hercule.

Quelle différence entre le capitaine et le major, pensait Adoë. Celui-ci est brave, mais il parle toujours de sa bravoure avec orgueil, tandis que le capitaine, aussi brave, plus brave même que le major, semble dédaigneux quand on parle d’actions de courage.

À ce moment, Mami-Za entra et annonça à Rudchop que son sergent Pipper demandait à lui parler.

Le major sortit, Hercule et Adoê restèrent seuls.

Si Adoë avait beaucoup songé à Hercule, celui-ci avait aussi beaucoup songé à la jeune créole. Elle éveillait en lui des sentiments jusqu’alors inconnus. Par un prodige de l’amour, prodige vieux comme l’amour, la préoccupation d’Hercule, au sujet de la fille de Sporterfigdt, avait été telle, que pendant la nuit qui suivit sa première entrevue avec Adoë, au lieu d’être en proie à sa frayeur habituelle des nègres, des Indiens, des serpents, des tigres, il ne songea qu’aux beaux yeux noirs d’Adoë, à la fois si brillants et si doux.

Pourtant (faut-il avouer cette bizarrerie du cœur le plus candide et le plus neuf), Hercule Hardi fut quelquefois distrait de ces charmantes pensée par un souvenir furtif, donné presque malgré lui à la brune et sauvage beauté de la petite Indienne qui l’avait contemplé avec une attention si singulière.

Seule avec le capitaine, Adoë, croyant obéir à la voix de la destinée et aux dernières volontés de son père, dit à Hercule d’un ton presque solennel, avec autant de franchise que de candeur :

— Nous allons nous séparer… vous allez être exposé à de grands dangers ; nous sommes liés pour l’avenir par le destin, je dois tout vous dire.

Hercule regarda la créole d’un air stupéfait. Celle-ci continua :

— Je suis orpheline et maîtresse de cette habitation. Mon père est mort en me recommandant de choisir pour époux un Européen au lieu d’un créole, si j’étais assez heureuse pour pouvoir faire ce choix… Les prédictions de ma nourrice, qui est douée de l’obiaï[21], annoncent que j’aurai pour époux un Européen… qu’il sera plein de courage, mais qu’avant de se conclure mon union avec cet Européen sera traversée par des périls de toutes sortes. Si j’en crois mon cœur, ajouta la créole en rougissant beaucoup, cet Européen, qui doit réaliser les vœux de mon père mourant, qui doit accomplir les prédictions de ma nourrice, cet européen… et la jeune fille hésitait malgré sa chaste assurance.

— Cet Européen est encore en Europe ? demanda Hercule.

— Cet Européen est arrivé depuis peu de jours dans la colonie, dit Adoë en baissant les yeux.

— Depuis peu de jours dans la colonie ? répéta Hercule en regardant les poutres du plafond d’un air interrogatif.

— Cet Européen est dans cette habitation.

— Dans cette habitation ? répétait encore Hercule en tournant les yeux vers Adoë, sans la comprendre davantage.

— Cet Européen, c’est vous… Le destin a confirmé ce qu’avait dit mon père.

— Moi !… moi !… moi ! s’écria Hercule par trois tons différents.

— Si votre cœur ne dément pas la volonté de la destinée, vous mettrez un bouquet dans ce vase avant votre départ, dit Adoë en se levant et montrant une coupe de porcelaine à Hercule. Si je l’y trouve tout à l’heure, je me regarderai comme votre fiancée ; de ce jour je serai enchaînée à vous par un lien indissoluble ; je prierai pour vous avec ferveur… Je supplierai le ciel de bénir une union dans laquelle je mettrai mon bonheur… mon avenir… ma vie. Si je ne trouve pas ce bouquet… Puis, comme s’il lui était impossible de s’arrêter à cette pensée et sans doute vaincue par l’émotion que lui avait causée son singulier aveu, Adoë n’acheva pas sa phrase et sortit brusquement du salon en mettant la main sur ses yeux.

Hercule, resté seul, crut rêver ; presque effrayé de la franchise des aveux de la jeune fille, il éprouvait un trouble extrême.

Sans se rendre compte des sentiments qui l’agitaient, il éprouvait à la fois de la joie et de la crainte en songeant à la bizarrerie de cette aventure.

Adoë lui paraissait belle, l’habitation de Sporterfigdt lui semblait non moins belle. Il ne s’agissait, pour posséder l’une et l’autre, que de mettre quelques fleurs dans une coupe.

C’était une de ces résolutions négatives tout à fait à la hauteur de l’énergie d’Hercule. Il hésitait pourtant encore lorsque Rudchop, qui avait depuis une heure quitté Sporterfigdt avec le sergent Pipper, envoya prier son capitaine de venir le retrouver au camp le plus tôt possible.

Voulant obéir aux désirs d’Adoë, Hercule sortit du salon pour chercher les fleurs nécessaires à la composition de son bouquet.

Bientôt il avisa le riant parterre qui entourait l’arbre du Massera. Par hasard il ne se trouvait aucun noir dans cette partie de l’habitation qui pût prévenir Hercule du danger auquel il s’exposait en allant affronter les essaims domiciliés sur le tamarinier.

Le capitaine s’approcha bravement de la haie.

Au moment où il la dépassait, un cri étouffé retentit derrière une des jalousies de l’habitation ; mais Hercule ne l’entendit pas.

À la vue de l’étranger qui cherchait négligemment du regard les plus belles fleurs des plates-bandes, les abeilles se précipitèrent furieuses sur Hercule.

Mais, ô prodige ! à peine eurent-elles effleuré sa chevelure poudrée et son habit, qu’elles reprirent précipitamment leur vol en tourbillonnant, et regagnèrent l’arbre en toute hâte.

Hercule, baissé à terre pour ramasser des fleurs, s’était à peine aperçu du danger auquel il venait d’échapper, il continua paisiblement sa collection. Puis, avisant le divan de jonc placé à l’ombre du tamarinier, il trouva commode d’aller s’asseoir sur le siège pour parfaire son bouquet.

Par suite du même prodige dont nous avons parlé, les abeilles continuèrent de se montrer aussi respectueuses envers Hercule, et le laissèrent se reposer dans ce sanctuaire inviolable.

Après avoir encore rêvé quelque temps à la singularité de cette aventure, le capitaine sortit du parterre, son bouquet à la main, et se dirigea vers le salon.

Pour expliquer par quel miraculeux hasard les essaims avaient laissé Hercule jouir des droits absolument réservés à la fille de Sporterfigdt, il suffira de dire que, pendant la traversée et selon l’habitude hollandaise, les habits d’Hercule avaient été saupoudrés d’assa-fœtida pulvérisé, afin de les mettre à l’abri des insectes ; or, les abeilles ont une telle aversion pour l’odeur de cette plante, qu’il suffit d’en disposer quelques paquets sur leurs ruches pour les forcer à les abandonner. Ç’avait donc été par antipathie et non par sympathie pour Hercule que les abeilles l’avaient laissé impunément parcourir le parterre et s’asseoir à l’ombre du tamarinier.

Lorsque le capitaine entra dans le salon, il fut très-étonné de trouver sur la table, près de la coupe de porcelaine où il devait mettre son bouquet, une magnifique épée dont la garde dorée était précieusement ciselée. À côté de cette épée était une longue chaîne d’or à laquelle pendait un médaillon représentant une figure d’enfant.

Malgré ses traits enfantins, ou reconnaissait facilement Adoë. Enfin, une épingle attachait à la chaîne un papier sur lequel se lisaient ces mots : « Si j’avais pu douter de la volonté du destin, ce qui vient de se passer sous l’arbre du colon suffirait pour me prouver que le ciel veut que nous soyons unis. Si vous apportez le bouquet, vous prendrez cette épée… elle a appartenu à mon père… Ce médaillon… ne le quittait jamais. Cette arme, ce portrait si précieux pour lui, pour moi, sont des trésors sacrés, ils doivent appartenir à celui qui sera mon époux, et vous le serez puisque vous apportez le bouquet. Maintenant, que Dieu, en vous protégeant, protège la fille de Sporterfigdt… Votre fiancée vous attend en priant pour vous. »

Cachée derrière une persienne, la jeune fille avait aperçu avec effroi Hercule s’approcher de l’arbre du Massera.

On comprend que l’issue incompréhensible de cette tentative dut frapper l’imagination de la créole, lorsqu’elle vit les hôtes privilégiés de l’arbre consacré à la mémoire du colon accueillir Hercule d’une façon si extraordinaire. Adoë ne douta plus un moment de la réalité des prédictions de Mami-Za.

Exaltée par cette dernière circonstance presque miraculeuse, elle crut devoir se dessaisir de ce qu’elle avait de plus précieux parmi les souvenirs de son père, en faveur de l’homme que le destin lui désignait si évidemment pour époux.

Hercule, agissant aussi machinalement que s’il eut été sous l’influence d’un songe, prit l’épée, mit dans sa poche le médaillon et la lettre, et sortit de l’habitation pour se rendre au camp, qui n’en était pas éloigné.

Il marchait pensif depuis quelques moments lorsqu’il vit sauter légèrement de terre Jaguarette, qui avait épié son passage, cachée dans le feuillage épais d’un palétuvier.

— C’est la jeune fille sauvage aux yeux noirs, dit Hercule en s’arrêtant.

L’Indienne, après avoir regardé fixement le capitaine, se mit à genoux devant lui, lui prit la main et la porta à ses lèvres avec une tendresse respectueuse, en lui disant :

— Jaguarette est à toi, bel étranger ; elle t’aime, elle est ton esclave. Parle… elle te suivra… ou plutôt, suis-la ; elle te conduira dans un kraal où tu seras assis au-dessus des plus sages guerriers…

— Ma chère petite, reprit Hercule qui marchait de surprise en stupéfaction, vous me donnez une très-mauvaise idée de votre réserve et de votre modestie. Vous feriez mieux, je crois, d’aller retrouver votre maîtresse.

À ces mots, Jaguarette se redressa vivement, montra ses dents par ce petit mouvement convulsif qui lui était naturel, et dit avec fierté :

— Jaguarette n’a plus de maîtresse… Du jour où elle t’a aimé, elle a été libre. Celle qui t’aime ne doit obéir à d’autre volonté que la tienne.

— Eh bien ! alors, dit Hercule d’un air triomphant, puisque vous m’obéissez, je vous ordonne, ma chère, de me laisser tranquille.

L’Indienne secoua tristement la tête, attacha ses grands yeux humides sur le capitaine, et répondit :

— Jaguarette ne peut plus retourner auprès de sa maîtresse… Jaguarette est attachée désormais au bel étranger comme la grenadille est attachée aux branches du pamplemousse.

— Grenadille et pamplemousse ! tant que vous voudrez, s’écria Hercule impatienté ; je n’ai que faire de vous ; retournez à l’habitation. Vos discours sentent le libertinage, ma mie, et, pour mettre un terme à vos poursuites, je dois vous déclarer que je suis fiancé à votre maîtresse ; je puis le dire avec d’autant moins d’indiscrétion que la Providence semble avoir pris une trompette pour l’annoncer.

Jaguarette fronça ses noirs sourcils et dit à Hercule :

— Mami-Za a prédit cela ; je l’ai entendue. C’est vrai ; mais la panthère ? La panthère, la Providence n’en a-t-elle pas aussi parlé ?… Et la panthère, c’est Jaguarette, reprit-elle en frappant du pied avec orgueil.

— Je ne sais pas de quelle panthère vous voulez parler, dit Hercule. Le temps presse, le major m’attend. Allez revoir votre maîtresse, et ne dites plus de ces inconvenantes paroles.

Après avoir un moment gardé le silence, l’Indienne, d’un air presque imposant, dit à Hercule :

— Je vais retrouver la fille de Sporterfigdt… mais dans huit jours tu seras assis dans notre kraal au-dessus des plus sages guerriers, et moi, ton esclave, je te servirai à genoux. C’est moi qui te le prédis à mon tour.

En disant ces mots, Jaguarette disparut à travers les haziers.

Hercule regagna précipitamment son camp, presque épouvanté de l’effronterie de l’Indienne et assez inquiet de savoir s’il serait véritablement, huit jours après, assis dans un kraal parmi les plus sages guerriers piannakotaws, ainsi que l’avait prédit l’Indienne.


CHAPITRE XVII.

La nuit.


La nuit était calme ; les feux allumés sur les berges de l’habitation de Sporterfigdt jetaient au loin leur clarté flamboyante.

Fatigués des travaux du jour, les noirs armés sommeillaient dans la grange, prêts à sortir à la première alarme.

Suivant les avis du major Rudchop, qui avait annoncé l’approche des nègres révoltés, Adoë avait ordonné à Bel-Cossim de mettre les noirs sous les armes. Celui-ci venait de parcourir les postes et de rentrer dans l’intérieur de la maison, lorsque minuit sonna.

En face du bras du canal qui défendait la partie orientale de l’habitation, s’étendait la plantation de caféiers dont on a parlé.

Entre cette plantation et le bord du canal, restait une savane absolument découverte et éclairée par le feu allumé sur la berge.

Un jeune noir, son fusil sur l’épaule, se promenait sur la crête de cette berge et venait de temps en temps en alimenter la flamme qui y brûlait.

Par un effet de lumière naturel, l’ombre mobile de l’esclave en sentinelle se projetait gigantesque sur la savane, partout éclairée, et allait se perdre, en s’élargissant, dans la lisière des caféiers.

Sortant d’un de ces massifs d’arbres, rampant comme un reptile, un Indien s’était glissé au milieu du rayon d’ombre, si on peut s’exprimer ainsi, que projetait la sentinelle. Avec une merveilleuse adresse, il en suivait les moindres mouvements, soit que cette ombre s’avançât, soit qu’elle s’arrêtât, suivant la marche du nègre.

L’Indien n’avait pu être aperçu de la sentinelle, dont la vue était encore éblouie par la clarté qui contrastait si vivement avec l’obscurité qui voilait le reste de l’horizon.

La distance qui séparait les caféiers du canal était telle, que les Piannakotaws, embusqués dans cette plantation, ainsi que l’avait craint le commandeur, auraient pu tuer d’un coup de fusil la sentinelle qui, complètement éclairée, leur offrait un point de mire presque infaillible.

Mais un coup de feu eût donné l’alarme, et les Indiens ne voulaient pas tenter une attaque de vive force.

L’arc et la flèche, d’une portée beaucoup moins longue et moins sûre que celle du fusil, mais d’un effet muet, étaient donc préférables à employer pour se défaire de la vedette sans bruit et sans éveil.

L’indien s’était donc glissé dans l’ombre afin de s’approcher assez près de la sentinelle pour viser à coup sûr.

Il avait mis dans sa manœuvre cette patience opiniâtre, particulière aux sauvages ; il ne pouvait s’avancer vers le canal qu’en profitant des rares instants pendant lesquels le nègre s’arrêtait pour alimenter le feu. L’immobilité de l’ombre permettait alors à l’Indien de gagner quelque peu de terrain, mouvement qu’il n’aurait pas pu tenter pendant que l’ombre était en mouvement, puisqu’à mesure qu’il se serait élevé vers le canal, l’ombre marchant toujours l’aurait laissé à découvert.

Lorsque le Piannakotaw se crut à portée, il profita du moment où la sentinelle était arrêtée de nouveau près du feu ; une flèche tirée à très-petite distance siffla, et le noir tomba sans pousser un cri.

Lorsque la sentinelle s’affaissa sur elle-même, l’ombre gigantesque disparut avec elle ; l’Indien resta éclairé par la flamme.

Alors, moitié courant, moitié rampant, avec une agilité merveilleuse, il s’approcha du canal, se mit doucement à l’eau, et arriva au pied de la berge, sorte de muraille de terre qui s’élevait à pic, et la gravit en y enfonçant de courtes et fortes broches de bois de fer pointues, dont il se servait ensuite comme de points d’appui pour s’élever progressivement.

Arrivé sur la crête du retranchement, il acheva la sentinelle qui respirait encore, et, par un raffinement de barbarie, il étouffa le feu sous le cadavre du noir.

Ce côté du parallélogramme étant masqué à l’intérieur par l’élévation du bâtiment d’habitation, les sentinelles placées sur les autres berges ne purent s’apercevoir que le feu de l’une d’elles était éteint.

Les Piannakotaws, cachés dans les caféiers, attendaient que le feu fût éteint pour sortir de leur embuscade ; ils arrivèrent bientôt au nombre de sept sur les bords du canal, qu’ils traversèrent à la nage, ils escaladèrent la berge à leur tour, au moyen d’une corde de liane que le premier arrivé leur jeta.

Si l’on songe à l’adresse, à la légèreté, au silence de mort dont les Indiens enveloppent toutes leurs expéditions, on ne s’étonnera pas de l’adresse et de la célérité avec lesquelles fut exécutée cette audacieuse entreprise.

Sûrs de pouvoir exécuter leur retraite en se précipitant du haut en bas de la berge dans le canal qu’ils traverseraient à la nage, les Piannakotaws, d’après les ordres de l’Ourow-Kourow, qui avait attendu Cupidon au passage du biry-biry, commencèrent à se glisser un à un dans l’intérieur de l’habitation en descendant le revers de la berge qui s’inclinait en pente douce jusqu’au pied de la maison d’habitation. À peine étaient-ils arrivés dans cet endroit, qu’à travers une des lames des persiennes qui fermaient les croisées du rez-de-chaussée, deux petits morceaux de papier enflammé tombèrent à terre à peu de distance l’un de l’autre…

À ce signal, convenu sans doute, l’Ourow-Kourow, chef des Indiens, prononça à voix basse, mais distincte, le mot wag.

Tous restèrent immobiles.

Alors les persiennes s’entrouvrirent doucement, Jaguarette parut, et, à la faible lumière qui éclairait intérieurement cet appartement, on put voir un hamac de coton où Adoë dormait profondément, sous l’influence d’un somnifère.

Jaguarette leva deux fois ses bras en l’air en tournant les paumes de ses mains du côté des Indiens ; le chef et deux de ses gens s’approchèrent de la fenêtre, entrèrent dans la chambre.

Pendant que Jaguarette jetait un voile épais sur la figure de sa maîtresse, les deux Indiens décrochèrent le hamac, le chargèrent sur leurs épaules, sortirent du rez-de-chaussée et gagnèrent précipitamment le sommet de la berge ; là, ils attachèrent une corde à chaque extrémité du hamac, le firent glisser jusqu’au bord du canal, où deux Indiens, nageant d’une main, le reçurent de l’autre. Le poids d’Adoë était si léger, qu’ils traversèrent ainsi le canal à la nage, tenant le hamac un peu élevé au-dessus de l’eau.

Arrivés à l’autre bord, ils traversèrent la savane, et disparurent dans la plantation de caféiers sans que personne dans l’habitation se fût aperçu de l’enlèvement de la fille de Sporterfigdt.


CHAPITRE XVIII.

Bousy-Cray.


Bousy-Cray, mots qui signifient, en patois nègre, les forêts pleurent, était le principal établissement des nègres rebelles, commandés par Zam-Zam.

Cette espèce de camp retranché occupait une île assez grande, située au milieu d’un immense marécage. Une forêt presque impénétrable l’entourait au sud, à l’est et à l’ouest.

Au nord, une jetée naturelle séparait ce biry-biry d’un des bras de la rivière de Maroni, qui prend sa source au pied de la chaîne des montagnes Bleues, et se jette dans l’océan Atlantique à vingt lieues environ au sud de Surinam.

Les nègres et les Indiens connaissaient seuls ce chemin étroit et dangereux qui conduisait à Bousy-Cray ; partout recouvert de deux ou trois pieds de vase ou d’eau, il restait toujours submergé, et ne se distinguait en rien du reste du marécage.

Bousy-Cray renfermait de grandes provisions de riz, d’ignames, de manioc et de cassave ; une source d’eau vive fournissait de l’eau en abondance ; quelques parties de cette petite île étaient cultivées ; dans le cas d’un rigoureux blocus, elles pouvaient assurer la subsistance des rebelles pendant assez longtemps. Ce blocus ne pouvait d’ailleurs beaucoup durer, les assiégeants devant apporter leurs vivres avec eux, et ne trouvant pas à les renouveler au milieu de ces solitudes.

Deux ou trois cents huttes, construites en planches et recouvertes de feuilles de latanier, servaient de retraite aux nègres rebelles qui y habitaient avec leurs femmes et leurs enfants.

Au milieu de ce village on voyait la case de Zam-Zam. Elle était fort élevée, percée de quatre fenêtres, et dominait tout le marécage jusqu’à la lisière de la forêt.

À gauche, et à peu de distance de cette maison, étaient les bains et l’habitation des femmes du chef noir ; une palissade épaisse défendait ce gynécée de l’œil des curieux.

Non loin de la case de Zam-Zam, on voyait une chaumière d’une apparence bizarre ; des signes cabalistiques peints avec le suc de différents végétaux, mélangé de gomme et de vernis, couvraient sa porte de bois de fer.

Baboün-Knify, sorcière indienne de la tribu des Piannakotaws, alliés des rebelles, habitait cette demeure. Selon la coutume de ces peuples, une obiaï ou sorcière négresse avait été envoyée à la fois en échange et en otage au carbet des Indiens.

Zam-Zam, très-superstitieux, ne tentait aucune entreprise sans consulter la magicienne. Depuis quelques jours il était inquiet ; plusieurs petits partis des rebelles, envoyés en éclaireurs, avaient été complètement détruits par l’avant-garde des troupes du major Rudchop.

Les espions de Zam-Zam n’étaient pas revenus ; il attendait aussi vainement depuis deux jours un renfort de Piannakotaws.

Ne sachant s’il devait sortir de son repaire ou y attendre les blancs, il avait interrogé Baboün-Knify.

Celle-ci, après de longues évocations magiques, lui répondit que l’épreuve du serpent pouvait seule mettre un terme à ses incertitudes ; que Mama-Jumboë (esprit supérieur) prononcerait sa volonté sur cette épreuve.

Qui exécutait la volonté de Mama-Jumboë était sûr de la victoire.

Zam-Zam conjura la magicienne de tenter l’épreuve du serpent.

Un jeune noir, désigné par le sort pour figurer dans cette terrible cérémonie propitiatoire, fut enfermé pendant trois jours et soumis aux formalités religieuses qui précédaient le sacrifice.

Le jour et l’heure de l’épreuve étaient venus.

On entendit bientôt le roulement lugubre d’un coëroma, sorte de tambour ; les guerriers nègres, vêtus de caleçons rouges, les torses et les jambes nus, la tête recouverte d’une calotte d’osier et de joncs tressés, armés de fusils et de longs couteaux caraïbes, se rassemblèrent en silence sur la place qui entourait la demeure du chef et de la sorcière.

L’intérieur de la case de Baboün-Knify offrait un tableau bizarre, effrayant.

La porte et la fenêtre étaient fermées de manière à ne pas laisser entrer le moindre jour.

Quoiqu’on ne vit aucun luminaire apparent, la vive clarté qui régnait dans cette cabane donnait à tous les objets une teinte livide.

Cette lumière étrange et phosphorescente sortait par jets des profondes orbites d’une tête de mort placée près de la sorcière, sur un trépied fait d’ossements humains.

Deux veilleurs ou porte-lanternes[22], gros scarabées de l’espèce des mouches à feu, enfermés dans la concavité du crâne, produisaient cet effet singulier.

Baboün-Knify, quoiqu’elle eût quarante ans environ, était encore belle, d’une beauté sombre, presque farouche ; ses cheveux noirs tombaient en longues mèches sur ses épaules ; une couronne de coquillages de couleurs variées entourait son front élevé ; une ceinture d’aloès serrait, à sa taille, sa pagne rouge qui retombait jusqu’à ses pieds. Ses bras étaient nus jusqu’aux épaules ; elle appuyait son menton sur une de ses mains ; de l’autre elle agitait machinalement sa baguette divinatoire, en regardant d’un air triste et distrait le plafond de sa cabane.

Au lieu de la chouette et du hibou, oiseaux symboliques des sorciers du Nord, Baboün-Knify avait auprès d’elle, perché sur le sommet du crâne qui lui servait de lampe, un vampire ou spectre de la Guyane, appelé perro-volador[23] au Mexique.

Rien de plus hideux que cette chauve-souris monstrueuse, haute d’un pied, velue et fauve ; ses ailes noires et membraneuses, à demi étendues, avaient d’envergure le triple de sa hauteur. Ses pieds, palmés comme ceux des oiseaux aquatiques, étaient terminés par de fortes griffes. Deux yeux ronds et brillants luisaient au milieu de sa tête brune, surmontée d’oreilles rondes et transparentes.

Baboün-Knify avait à côté d’elle une sorte de petite cymbale de cuivre, qu’on faisait bruire en la frappant avec une racine ronde de palétuvier. À ses pieds était une boîte carrée en bois d’ajoupa couverte de signes cabalistiques. Au milieu de son couvercle, on voyait un trou rond, de deux pouces de diamètre et fermé par un grillage mobile.


Après être restée longtemps rêveuse, Baboün-Knify secoua tristement la tête, ouvrit la grille de la boîte, prit d’une main sa cymbale, de l’autre la racine de palétuvier, en frappa sur l’instrument quelques coups mesurés en cadence, disant à voix basse, Wannacoë ! Wannacoë !

Bientôt la tête plate d’un serpent noir et brillant comme l’ébène parut au dehors du trou, ses petits yeux, d’un rouge sombre et vitreux, s’attachèrent avec une sorte de complaisance sur sa maîtresse, qui continuait de faire retentir sa cymbale de cuivre…

Le serpent, sortant de deux pieds environ en dehors de sa boîte, se tenait dressé ; il semblait par le balancement de son corps marquer le plaisir qu’il éprouvait à entendre l’étrange musique de la sorcière.

Bientôt Baboün-Knify chanta doucement, avec un accent mélancolique, les paroles suivantes sur un air plaintif :

« Qui retrouvera l’enfant perdu ? Qui le retrouvera ? Hélas ! qui le rendra à sa mère éplorée… qui le lui rendra ? On entoure l’oppessaï[24] d’un cercle de charbons ardents, et elle le traverse pour courir à ses petits… qu’elle voit loin d’elle… Hélas… Hélas ! que n’ai-je aussi un cercle de charbons ardents à traverser pour pouvoir ensuite embrasser ma fille ? Où est mon enfant ? Où est-elle ? où est-elle ? où est-elle ? »

Le chant de l’Indienne fut interrompu par Zam-Zam, qui entra dans la cabane.

À sa vue, le serpent distendit la peau flexible et ridée qui surmontait ses yeux et parut irrité.

Le vampire agita ses ailes. La magicienne fit un signe de sa baguette ; le serpent rentra dans sa boîte, le vampire devint immobile.

Zam-Zam était un nègre Loango, de quarante ans environ, grand et robuste, au nez aplati, au front bas et déprimé, aux lèvres épaisses qui laissaient voir des dents blanches et limées en pointes aiguës, selon l’usage de ceux de sa tribu. Mode bizarre, qui donnait quelque chose de féroce à sa physionomie, déjà basse et farouche. Ses cheveux crépus tombaient sur son front, tressés en nombreuses nattes, au bout de chacune desquelles pendaient quelques grains de verroterie ; sa barbe épaisse, hérissée, lui descendait jusqu’au milieu de la poitrine ; il portait sur l’épaule gauche une longue pièce d’étoffe de coton bariolée de jaune et de rouge vif. Son caleçon blanc était serré autour de sa taille par un châle de l’Inde volé dans quelque habitation. Le nègre y avait suspendu un poignard à manche d’argent. Des bracelets de verroterie entouraient ses chevilles et ses poignets. Ses sandales de cuir s’attachaient à ses jambes musculeuses par des courroies de peau ; enfin, il portait au col une amulette renfermée dans un sachet fait de plumes d’oiseaux-mouches.


Intrépide, cruel, rusé, d’une infatigable activité, dominant les rebelles par son énergie, Zam-Zam était l’âme de l’insurrection et l’ennemi le plus redoutable que pût avoir la colonie.

Lorsqu’il entra dans la case de Baboün-Knify, le chef noir tressaillit et baissa respectueusement les yeux devant le regard sévère de la magicienne.

— Pourquoi entres-tu ici sans mon ordre ? lui dit-elle.

— Parce que nos guerriers attendent la volonté de Mama-Jumboë ; le soleil s’abaisse, et si le grand esprit veut que nous allions attaquer les blancs, il faut que nous soyons sortis avant la nuit. — L’homme est-il prêt ? dit la sorcière. — Il est prêt, répondit Zam-Zam. — A-t-il jeûné ? — Il a jeûné. — Est-il purifié ? — Il est purifié. — A-t-il fait le sacrifice de sa vie ? — Il l’a fait. — S’attend-il à mourir ? — Il s’y attend. — La case de l’épreuve est-elle préparée ? — Elle est préparée.

Et la sorcière sortit, suivie de Zam-Zam.


CHAPITRE XIX.

L’épreuve du serpent.


Le nègre destiné par le sort à subir l’épreuve du serpent avait été, nous l’avons dit, préparé à cette cérémonie propitiatoire par trois jours de jeûne. Baboün-Knify, Zam-Zam et quelques vieux noirs, experts dans la science des augures, devaient seuls assister à ce cruel spectacle.

Les rebelles, assemblés au dehors, attendaient avec une superstitieuse impatience l’arrêt du destin.

La case où devait avoir lieu l’épreuve était circulaire ; deux vases d’argile, remplis d’huile de palma-christi, au milieu desquels brûlait une mèche de coton, éclairaient cette lugubre scène.

Le chef nègre et trois vieux nègres étaient assis au bord d’un hamac suspendu aux solives du toit, à une assez grande distance du sol.

La sorcière plaça sa boîte en face de la porte, à l’autre extrémité de la cabane ; puis, avec sa baguette divinatoire, elle traça différents cercles cabalistiques sur le sol, recouvert d’un sable fin et humide.

Ces cercles, assez éloignés les uns des autres, devaient, selon que le nègre s’y arrêterait ou les traverserait pendant sa lutte avec le serpent sacré Wannakoë, servir d’indice à l’Indienne pour baser ses prédictions sur les bonnes ou sur les mauvaises chances de la guerre contre les blancs.

Ces préparatifs terminés, Zam-Zam appela d’une voix haute : Hay-Soy !

La porte de la case s’ouvrit.

Un jeune nègre de vingt ans environ, vêtu d’un caleçon rouge, entra. Zam-Zam poussa un cri particulier ; la porte fut fermée en dehors.

Le noir, victime de cette effrayante épreuve, était dans un état d’agitation violente. Sa poitrine, sur laquelle il tenait ses deux bras croisés, s’élevait et s’abaissait rapidement ; un tremblement convulsif agitait ses membres ; ses yeux hagards, et si démesurément ouverts qu’un cercle blanc entourait leur noire prunelle, se portaient alternativement de Zam-Zam à Baboün-Knify avec une expression de terreur profonde.

Adossé à la porte, il n’osait faire un pas.


Hercule Hardi.

— Approche… approche, lui dit la sorcière ; Mama-Jumboë, le grand esprit, a dit que l’épreuve du serpent serait faite par toi… Es-tu prêt à mourir, si tu dois mourir ?

— Je suis prêt à mourir… répondit le nègre en reprenant quelque assurance ; j’ai enterré mon fusil, mon couteau, mon arc et ma hache.

— Ceux de ta tribu ont-ils chanté sur toi leur chant de mort ? reprit l’Indienne.

— Je me suis assis comme on asseoit les morts, la tête courbée sur mes genoux, mon menton entre les paumes de mes mains, pendant que ceux de ma tribu chantaient le chant de mort : « Il a pris la terre humide pour femme, et les ténèbres seront ses enfants. »

— Mama-Jumboë a dit, par la voix du sort, que tu serviras d’épreuve au serpent sacré Wannakoë…, dit la sorcière. Le veux-tu ? Si tu meurs, ceux de ta tribu crieront ton nom, comme cri de guerre, en attaquant leurs ennemis… Ils orneront ta tombe des chevelures des vaincus… Après des années d’années, les petits-fils des fils de ceux de ta tribu parleront encore de toi dans leurs kraals ; ils diront à leurs enfants qu’Hay-Soy a été choisi par Mama-Jumboë pour annoncer à ses frères s’ils devaient aller attaquer les visages pâles ou attendre leur attaque… Veux-tu subir librement l’épreuve ? le veux-tu ?

La glorieuse énumération des avantages qui devaient récompenser son dévouement sembla faire une vive impression sur le nègre. Sa contenance parut plus ferme, plus résolue.

Il leva ses bras en l’air avec un mouvement de défi et d’exaltation, et s’écria : Mama-Jumboë… ! Mama-Jumboë ! j’attends le serpent noir !

Baboün-Knify frappa précipitamment sur sa cymbale de cuivre en s’approchant de la boîte où était renfermé le reptile, en appelant :

Wannakoë ! Wannakoë !

On entendit celui-ci s’agiter violemment.

Il faisait trembler le couvercle de sa boîte sous les coups sourds qu’il donnait pour en sortir.

— Le serpent sacré va sortir… il sera furieux ; une dernière fois, veux-tu servir librement d’épreuve devant Mama-Jumboë ? dit la sorcière, en s’abaissant et tenant son doigt prêt à ouvrir le grillage qui devait donner passage au reptile.

Le nègre eut un moment d’hésitation.

Zam-Zam, lui montrant la porte, lui dit d’un air sombre :

— Tu es encore libre de refuser l’épreuve, quoique le sort t’ait choisi… Mais ceux de la tribu t’attendent au dehors… Si tu as été lâche… si tu as refusé de subir le destin que Mama-Jumboë t’envoie…, ils demanderont ta mort… Au lieu d’avoir le tombeau et le renom d’un guerrier, on arrosera ta tombe de lait de brebis. Ton nom sera une injure… les mères apprendront à leurs enfants à te maudire.

Ces derniers mots de Zam-Zam émurent profondément le nègre, et il s’écria aussitôt :

— Mama-Jumboë l’ordonne ! je veux le serpent noir ! le serpent noir !

Et il s’avança de quelques pas au-devant de la boîte.

Baboün-Knify leva le grillage.

Le serpent dressa vivement sa tête hors du trou, jeta ses yeux enflammés sur le nègre, que la sorcière lui désignait du bout de sa baguette en répétant ces mots consacrés : Wannakoë, Wunbiay.

En moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire, le cruel et docile animal, long de sept à huit pieds et à peine gros de deux pouces, s’élança de la boîte, se leva en cercle sur lui-même, en élevant sa tête à trois pieds au-dessus du sol ; et, avec la rapidité de la foudre, il se jeta sur l’esclave, qui tendit vainement ses mains en avant pour le saisir.

Après lui avoir entouré le bras gauche d’un nœud, le reptile mordit le nègre à la gorge ; puis, sans lâcher prise, il fouetta quelque temps l’air de sa queue, et la cingla enfin autour du corps de la victime, qui, enlacée dans cette horrible étreinte, se sentit serrée comme dans un cercle de fer glacé.

Hay-Soy poussa un cri terrible ; de sa main droite, la seule qu’il eut de libre, il saisit le serpent près de la tête pour tâcher de l’étouffer ou pour l’arracher de sa gorge.

Il ne put y parvenir.

Une de ses veines était ouverte, son sang jaillissait, tandis que la sorcière, murmurant quelques paroles mystérieuses, examinait curieusement sur quels cercles et sur quelles figures cabalistiques le noir marchait en se débattant.

Par un effort désespéré, celui-ci parvint à faire démordre le serpent en lui introduisant deux doigts entre la mâchoire supérieure et la mâchoire inférieure, et en abaissant celle-ci avec tant de violence, qu’une dent du reptile resta brisée dans la plaie.

Rendu furieux par la douleur, le serpent se déroula vivement du bras du nègre, et resserra davantage le nœud dont il l’étreignait au milieu du corps.

Ces replis formaient les deux tiers de la longueur du reptile ; recourbant alors son cou comme celui d’un cygne, après plusieurs oscillations d’une rapidité extraordinaire, il colla sa tête, plate et visqueuse, aux flancs du noir, et lui fit une nouvelle morsure.

Le noir, épuisé par cette horrible lutte, s’affaissa sur lui-même.

Sa chute fut bien significative, car Baboün-Knify, en le voyant tomber au milieu d’un des cercles qu’elle avait tracés, battit des mains et s’écria : Mama-Jumboë est pour nous ! L’épreuve est contre les blancs… Victoire aux noirs de la Sarameka !… Victoire aux Piannakotaws des montagnes Bleues !…

Ces cris de triomphe furent répétés par Zam-Zam et par les trois nègres assis dans le hamac, qui se montraient avec enthousiasme la place occupée par la victime.

Le noir semblait privé de sentiment ; le reptile acharné lui avait fait une troisième morsure à l’épaule.

La sorcière, voulant terminer l’épreuve, frappa sur sa cymbale en criant à plusieurs reprises, d’une voix douce et harmonieuse : Wannakoë… Wannakoë !

À ce bruit, à ces mots, la fureur du serpent se calma comme par enchantement.

Il redressa la tête…, la tourna du côté de l’Indienne, déroula les plis qui entouraient le corps du nègre, vint doucement ramper aux pieds de la sorcière, et, sur un signe de celle-ci, rentra prestement dans la boîte qui lui servait de cage.

Lorsqu’il y fut enfermé, Zam-Zam et les chefs nègres descendirent du hamac où ils étaient alors restés par prudence, quoique la sorcière fut assez sûre de l’obéissance de Wannakoë pour ne pas craindre qu’il s’élançât sur un autre que sur celui qu’elle lui désignait[25].

Tous entourèrent la victime, qui semblait sans vie.

Ses mâchoires étaient convulsivement serrées. Aidée de Zam-Zam, l’Indienne le souleva, l’adossa contre la cloison de la cabane, et voulut lui faire boire quelques gouttes d’une liqueur qu’elle portait dans une petite gourde ; mais les mâchoires du malheureux nègre étaient si serrées, qu’elle ne put y parvenir.

Zam-Zam fut obligé de lui desserrer les dents à l’aide du manche de son poignard.

Les veines de ce malheureux étaient gonflées et tendues à se rompre, l’écume couvrait ses lèvres, il respirait à peine ; pourtant l’effet du breuvage que lui fit prendre l’Indienne fut si prompt et si actif, que ces symptômes effrayants se dissipèrent : peu à peu il revint à la vie.

Zam-Zam et les autres noirs l’entouraient avec intérêt ; ayant survécu à l’épreuve, il devenait presque sacré pour eux.

L’Indienne prit un peu d’eau dans une courge, y jeta quelques gouttes de la liqueur dont elle avait fait boire plusieurs gorgées au noir, et bassina ses plaies avec ce mélange.

Poussant bientôt un profond soupir, il regarda autour de lui avec un étonnement mêlé de terreur.

— Mama-Jumboë te protège, lui dit la sorcière ; il donnera la victoire aux noirs de la Sarameka. Tes plaies guériront. Ceux de ta tribu chanteront ton nom ; car la volonté de Mama-Jumboë t’a défendu contre le serpent noir, et dans ton combat contre lui ta chute même annonce un triomphe…

— Le serpent noir !… Où est-il ? répéta le nègre avec un nouveau mouvement d’effroi involontaire.

— Ne crains plus rien, dit l’Indienne.

Et elle bassina de nouveau ses plaies, pendant que Zam-Zam allait annoncer aux rebelles que les plus heureux présages se réunissaient en faveur de leurs armes.


CHAPITRE XX.

Le messager.


Les nègres accueillirent avec de grands cris de joie les espérances que leur donna Zam-Zam ; ils demandèrent sur-le-champ à marcher contre les Européens ; mais leur chef voulut attendre ses espions et un renfort que l’Ourow-Kourow, chef de la tribu des Piannakotaws, devait lui amener.

Un nègre placé en vedette à l’extrémité du marécage vint annoncer que la troupe d’Indiens s’approchait.

Ceux-ci, connaissant parfaitement la position et les sinuosités du chemin submergé qui traverse le marécage, arrivèrent bientôt à Bousy-Cray.

Le chef des Piannakotaws était l’Indien que Cupidon avait blessé à l’épaule sur les bords du lac, et qui, plusieurs jours après, avait enlevé Adoë de l’habitation de Sporterfigdt.

Tous étaient peints en rouge et tatoués en bleu comme lui.

Le costume de l’Ourow-Kourow n’avait pas changé ; il portait seulement, comme marque distinctive du commandement, une espèce de hausse-col de plumes de diverses couleurs, attaché par un cordon de verroterie.

Tenant son fusil d’une main, il avait à sa ceinture son couteau à scalper et son casse-tête, règle de bois de fer de trois pieds de long, à l’extrémité de laquelle était enchâssée une pierre pointue.

Lorsque les Piannakotaws furent arrivés sur la place du village, ils commencèrent par s’étendre à terre, les uns pour dormir, les autres pour fumer leur pipe de caroubier, fidèles à leurs habitudes de passer dans l’indolence le temps qu’ils n’employaient pas à la chasse ou à la guerre.

L’alliance des Indiens et des esclaves rebelles était due à leur haine commune contre les Européens.

L’ardeur du pillage se joignait chez les noirs à l’ardeur de la vengeance.

Les Piannakotaws ne pillaient pas ; appartenant à une race de Caraïbes anthropophages, encore assez nombreuse dans cette partie des Indes occidentales, ils scalpaient et mangeaient leurs prisonniers, plus peut-être par tradition guerrière et religieuse que par véritable goût pour leurs semblables. Ces abominables festins n’avaient lieu qu’à certaines fêtes religieuses, ou lors de quelque grande solennité.

Après avoir instruit le chef indien des résultats de l’épreuve du serpent, Zam-Zam lui dit :

— Mon frère a-t-il rencontré des blancs sur sa route ? sait-il quelques nouvelles du major Rudchop, ce vieux démon qui les commande ?

— Les fils des montagnes Bleues ont vu les traces de visages pâles près de l’anse du Paliest, dit l’Indien dans son langage toujours un peu emphatique,

— Près de l’habitation d’Oultok le Borgne ? s’écria Zam-Zam.

L’Indien qui, comme ses pareils, n’aimait pas à parler inutilement, fit un signe de tête affirmatif.

— Est-ce que l’Ourow-Kourow voulait attaquer l’anse du Paliest ? dit le noir. S’il le voulait, je lui demanderais de n’en rien faire. Tant que je commanderai les rebelles de la savane, l’habitation d’Outlok sera respectée par les miens… et, je l’espère, par nos fidèles alliés les Piannakotaws.

L’Indien regarda le nègre avec étonnement et lui dit :

— Oultok le Borgne est bien cruel pour les noirs ; comment mon frère de la Sarameka l’aime-t-il ?

— Parce que c’est lui qui me recrute de soldats, répondit Zam-Zam avec une sombre ironie ; il rend ses esclaves si malheureux, qu’ils s’échappent de chez lui pour venir augmenter ma troupe… tandis qu’il ne me vient jamais un marron[26] des habitations où les esclaves sont bien traités ; au contraire, cinq de mes meilleurs soldats, séduits par ce qu’ils entendaient dire de la bonté des maîtres de Sporterfigdt, ont abandonné notre vie libre et guerrière pour aller se remettre en esclavage sous le fouet de Bel-Cossim.

J’aime Oultok le Borgne parce qu’il a servi ma vengeance, dit l’Indien d’un air mystérieux ; je hais Bel-Cossim et tout ce qui respire à Sporterfigdt, parce que l’ancien maître de Sporterfigdt a tué beaucoup des nôtres dans un combat qu’ils ont livré contre son habitation. Quand Oultok m’a dit de ravager par le feu les habitations voisines de la sienne, pour que le café, le sucre, le riz et le coton devinssent rares, et qu’il vendît alors plus cher aux visages pâles son riz, son café, son sucre et son coton, j’ai fait chanter le courlis rouge[27] sur les habitations voisines ; quand Oultok m’a dit d’amener sous son toit la fille de Sporterfigdt, je l’ai amenée sous son toit.

— La fille de Sporterfigdt ! s’écria Zam-Zam.

— Nous la conduisions il y a deux jours à l’anse du Paliest, lorsqu’un grand nombre de soldats des visages pâles nous ont surpris. Pendant que je leur résistais avec mes guerriers, trois fils des montagnes Bleues ont emporté la fille pâle à travers les forêts.

— Vous la conduisiez à l’anse du Paliest ! répéta le nègre. Eh ! pourquoi ?

— Parce que Oultok le Borgne veut pour femme la fille de Sporterfigdt.

— Eh ! comment mon frère a-t-il fait pour parvenir jusqu’à cette fille, pour entrer dans cette habitation si bien gardée, dit-on, par Bel-Cossim et par ses esclaves maudits ?

— Il n’y a rien de bien gardé pour l’Ourow-Kourow et pour ses guerriers, répondit l’Indien avec orgueil. Le serpent poursuit et atteint partout sa proie… dans la savane, dans les eaux, sur les arbres. Nous avons traversé la prairie et le canal, aussi muets que le guerrier dans sa tombe, et nous sommes arrivés sous les fenêtres de la maison.

— Et personne n’a donné l’éveil ?

— Une enfant de notre tribu était sous le toit de Sporterfigdt. Tant que le chat-tigre est jeune, il joue avec ceux qui ont osé le mettre à la chaîne ; mais plus tard il brise sa chaîne et se retourne contre ceux qui l’ont asservi.

— Cette Indienne vous a donc aidés ? dit Zam-Zam.

— Elle nous a donné le signal.

— Et la fille pâle n’a pas crié ?

— Celle qui nous a donné le signal connaît la vertu des plantes ; il y a des plantes qui donnent un sommeil profond comme la mort.

— Et à cette heure où est la fille de Sporterfigdt ? demanda Zam-Zam.

— Je te l’ai dit, mes guerriers la conduisent près d’Oultok le Borgne ; il y a plusieurs chemins pour aller à l’anse du Paliest, et ses guides connaissent les savanes noyées.

— Zam-Zam… ton allié se serait aussi bien fiancé qu’Oultok le Borgne à la fille pâle de Sporterfigdt, dit le noir.

L’Indien répondit avec un imperturbable sang-froid :

— Si mon frère de la Sarameka m’avait demandé la fille pâle avant Oultok, je l’aurais amenée à son carbet.

— Mais qui nous empêche d’aller la ravir à Oultok ? s’écria le rebelle, enflammé du désir de commettre un nouveau crime.

— Mon frère n’aime donc plus Oultok, lui demanda l’Indien en le regardant avec attention, puisqu’il veut lui ravir une femme qui lui est chère ?

— J’aime Oultok pour sa cruauté ; s’il perd cette femme, il deviendra d’autant plus cruel qu’il sera plus furieux ; les tortures redoubleront dans son habitation, dit le noir avec un sourire farouche. Alors, au lieu de dix fugitif, j’en aurai vingt dans mon camp.

— Jamais l’Ourow-Kourow ne reprendra de la main gauche ce qu’il a donné de la droite. Jamais un fils des montages Bleues n’offensera celui qui a servi sa vengeance, dit l’Indien d’un ton ferme.

Le noir, convaincu de l’inutilité de nouvelles instances, reprit avec orgueil, en montrant la case où étaient situés les bains de ses femmes :

— Zam-Zam a dans ce carbet les plus belles négresses et les plus belles samboës[28] de la Guyane… Elles n’attendent qu’un signe de leur maître pour être à ses pieds… Zam-Zam méprise la fille pâle de Sporterfigdt ; il préfère la lice rampante et soumise à la chevrette opiniâtre et capricieuse.

Qu’il fût ou non persuadé du dédain affecté de Zam-Zam, l’Indien lui répondit d’un ton solennel :

— Mama-Jumboë lit au fond des cœurs.

— Et Mama-Jumboë nous ordonne de marcher au-devant des blancs, reprit le noir, décidé sans doute à rompre un entretien embarrassant.

— L’obiaï[29] de notre kraal[30] a dit aussi à nos guerriers que nous devions combattre les visages pâles, que nous aurions la victoire, et que nous offririons un sacrifice humain à Mama-Jumboë, dit l’Indien.

— Mon frère sait-il qu’un nouveau chef est arrivé d’Europe pour se joindre à nos ennemis, et que ce chef est d’un grand courage. Un de mes espions, que j’avais envoyé à Surinam, l’a vu débarquer du vaisseau, et a entendu les blancs vanter sa bravoure.

— L’obiaï noire l’a dit aussi à un guerrier, reprit l’Indien avec une exaltation sauvage. C’est le visage pâle qui vient d’arriver par le grand lac salé qui sera vaincu. Nos guerriers enlèveront sa chevelure ; ils l’attacheront au poteau sacré, ils le prendront pour but de leurs flèches, ils chanteront sa mort dans leurs chants funèbres ; ils mangeront sa chair pour obéir à Mama-Jumboë, ils mangeront sa chair pour que les Piannokotaws n’oublient pas que l’estomac d’un guerrier doit servir de noble tombeau à ses ennemis. Et cela sera… cela sera, ajouta l’Indien d’un ton sombre et prophétique.

Tout à coup on entendit un assez grand tumulte en dehors de la place.

Un nègre, ruisselant d’eau et de sang, grièvement blessé à la tête et à l’épaule, arriva en courant ; puis, comme si ce qui lui restait de forces eût été épuisé par une course précipitée, il tomba aux pieds de Zam-Zam en disant d’une voix éteinte :

— Les blancs… les blancs…

Et il mourut.


CHAPITRE XXI.

La marche.


Le nègre rebelle qui venait prévenir Zam-Zam de l’arrivée des blancs avait découvert l’avant-garde du major Rudchop à trois lieues environ de Bousy-Cray.

Quoique blessé par les vedettes des troupes européennes, le noir avait eu le courage et la force de regagner l’île pour annoncer aux révoltés la présence de l’ennemi.

Les blancs, depuis qu’ils avaient découvert cet espion des rebelles, ne s’avançaient qu’avec la plus grande précaution.

La colonne du major Rudchop se composait de huit cents hommes de troupes coloniales et de cent chasseurs noirs fournis par différentes plantations. Cupidon commandait cette milice.

Soixante esclaves accompagnaient ce bataillon.

Ils portaient des vivres, des munitions de guerre, des haches, et les instruments nécessaires à l’établissement des camps ; car cette partie de la Guyane était complètement impraticable aux charrois et aux bêtes de somme.

Il était quatre heures du soir. Les blancs se trouvaient alors à deux lieues environ de l’île occupée par Zam-Zam.

La forêt devenait de plus en plus épaisse : on n’y trouvait aucune route, aucun passage.

Les arbres immenses, touffus, formaient un dôme impénétrable au jour ; les grandes lianes, courant d’arbre en arbre ou rampant sur le sol, se croisaient en réseaux si serrés, si inextricables, que deux nègres armés de haches frayaient difficilement un passage aux soldats qui les suivaient.

Un des rebelles, qui avait fait volontairement sa soumission à Bel-Cossim, et qui connaissait la position de Bousy-Cray, conduisait les Européens.

Ce noir ne pouvait se guider sur le soleil, tant la forêt était ombreuse et obscure ; il se dirigeait au milieu de ces sombres solitudes à l’aide d’observations d’une rare sagacité.

L’île était située au sud ; il avait remarqué que l’écorce des arbres est toujours beaucoup plus lisse du côté du midi : cette marque lui servait d’indication certaine pour ne pas s’écarter de la direction qu’il voulait suivre.

Il fallait tant de temps, tant de fatigues pour frayer le passage d’un homme au milieu de cette masse compacte de végétaux, que chacun des trois détachements du major marchait sur une seule file, précédée de deux nègres, chargés de percer une trouée dans la forêt.

Le corps de bataille commandé par le major, l’aile droite commandée par Hercule Hardi, l’aile gauche par le capitaine Human, s’avançaient donc sur trois files, assez rapprochées les unes des autres pour pouvoir se maintenir entre elles à portée de voix.

Celle manœuvre s’appelait marcher en file indienne.

Devant le guide qui conduisait la colonne, commandée par le major, marchaient deux noirs armés de haches et de serpes ; ils s’occupaient de percer une trouée dans l’espèce de muraille végétale qui leur barrait le passage.

Derrière le guide étaient Cupidon, le gros musicien Touckety-Touk et une dizaine de chasseurs noirs portant presque tous au bras gauche une plaque d’argent en témoignage de leur bravoure et de leur fidélité.

Le profond silence de la forêt n’était troublé que par les coups mesurés de la hache et de la serpe des esclaves. Ceux-ci, accablés de lassitude et de chaleur, s’arrêtèrent un moment et se reposèrent sur un monceau de branches vertes et de lianes qu’ils venaient d’abattre.

— Allons, Touckety-Touk, dit l’infatigable Cupidon, en attendant que tu joues de la baguette d’ajoupa sur la peau de ton tambour de Loango, viens jouer de la hache sur l’écorce de ce palmier à demi déraciné, qui nous barre le passage. Avançons… avançons… peut-être trouverons-nous à Bousy-Cray quelques traces de Massera Adoë… Est-ce Zam-Zam qui a enlevé notre malheureuse maîtresse ? Sont-ce les Piannakotaws ?… Maître Bel-Cossim penche pour cette dernière supposition depuis que la petite Indienne a disparu… Ah ! mauvaise nuit… fatale nuit que celle où Massera Adoë a été ainsi enlevée…

— Mauvaise nuit… surtout à cause de la trahison, dit le gros musicien ; sans cela aurait-on surpris Sporterfigdt ?

— Allons, allons, à l’ouvrage, reprit Cupidon ; à toi ce palmier, Touckety-Touk, à moi ce latanier.

— Je vais jouer d’autant plus volontiers de la hache sur ce palmier, dit le musicien en imitant son compagnon et en portant un vigoureux coup à l’arbre séculaire, d’autant plus volontiers, répéta-t-il, que l’instrument va donner à boire au musicien.

En effet, une eau rose coula bientôt abondamment des profondes incisions que la hache avait faites au palmier[31].

Touckety-Touk prit une large feuille d’arum qu’il roula en cornet, la mit au-dessous d’une incision, remplit cette coupe végétale du jus du palmier, et but avec délices ce liquide frais et limpide.

Les nègres-sapeurs et Cupidon se désaltérèrent aussi à de pareilles sources. Un moment le bruit incessant de la hache cessa sur cette ligne.

Les sapeurs, qui précédaient la file droite et la file gauche, discontinuèrent aussi leurs travaux, croyant que le guide, dont ils suivaient parallèlement la marche, hésitait avant que de s’enfoncer davantage dans la profondeur de la forêt.

Les esclaves, ayant repris leurs forces, recommencèrent leur pénible travail.

L’un d’eux, voulant déblayer le passage en écartant le tronc moussu d’un caroubier, se servit du manche de sa cognée comme d’un levier pour le soulever, et le fit tourner sur lui-même. L’esclave portait pour tout vêtement un caleçon et une chemise bleue. À peine avait-il dérangé le tronc d’arbre, qu’un serpent couleur orange pâle, à peine gros comme un tuyau de plume, mais long de trois pieds, s’élança de l’arbre sur lequel l’esclave était courbé, entra par sa chemise entr’ouverte, et le piqua près du cœur.

Le nègre poussa un cri terrible en s’écriant : Un way-pay[32] ! je suis mort !

Puis il porta vivement la main à sa poitrine ; mais le serpent lui échappa, se glissa dans les plis de la toile, et fit à ce malheureux deux nouvelles piqûres au dos et à l’épaule.

L’esclave tomba.

Son teint noir devint d’un gris de cendre ; ses yeux s’injectèrent ; il fut saisi d’un tremblement convulsif ; ses membres se roidirent.

La morsure de ce serpent était mortelle. Sachant que tous secours seraient vains, Cupidon, Touckety-Touk et l’autre esclave, saisis d’horreur, se tenaient éloignés de leur compagnon, qui agonisait dans des douleurs atroces, tandis que le way-pay se tordant en tous sens, autour de sa victime, la déchirait encore.

— Prenons garde ! prenons garde ! s’écria Cupidon. Le way-pay est à l’aboma ce que le pilote est au requin[33] ; il doit y avoir près d’ici un serpent boa.

À peine le noir avait-il prononcé ces paroles, que, par un mouvement plus rapide que la pensée, il saisit son fusil qu’il avait déposé près de lui, visa dans la direction du trou du caroubier et tira sur un objet qu’il venait d’apercevoir.

Aussitôt les nègres furent enveloppés d’une sorte de tourbillon de feuilles, de branches rompues mêlées à des jets d’une vase épaisse.

On entendit dans le fourré un bruit sourd et, si cela se peut dire, pesant comme celui d’un immense fléau qui aurait brisé d’énormes branches d’arbres et battu une terre marécageuse.

Par deux fois Cupidon vit s’élever et s’abaisser avec furie la queue colossale d’un serpent boa ; cette partie du corps du reptile, d’un brun rougeàtre tacheté de jaune éclatant, avait au moins vingt pieds de longueur. Au moment où Cupidon, remis de sa première émotion, prenait le fusil de Touckety-Touk pour achever le monstre qu’il était certain d’avoir blessé, le serpent cessa tout à coup de se débattre, ondula à travers les lianes comme une vague, laissa voir quelques parties de son dos au-dessus des grandes herbes et disparut du côté de l’aile droite sans être atteint d’un second coup de feu que lui tira Cupidon.

— Un aboma !… un aboma ! Prenez garde à la file droite ! s’écria Touckety-Touk ; préparez vos armes… il est blessé.

Après un moment de silence, il reprit en mettant ses deux mains devant sa bouche, en manière de porte-voix : Entendez-vous ?

Trois à quatre coups de feu suivis de ces mots : Il est mort !… il est mort ! répondirent au musicien.

— Que Dieu soit béni ! dit Cupidon ; l’aboma est mort ; mais le pauvre Loango est mort aussi. Le way-pay est là caché sous son cadavre… Il nous guette peut-être, ajouta-t-il en s’éloignant avec précaution du corps du malheureux noir qui avait cessé d’exister après une courte agonie.

Bientôt le sergent Pipper accourut, il venait de la part du major Rudchop, qui marchait au centre de la file, demander pourquoi on faisait halte et pourquoi on tirait ainsi.

Cupidon lui apprit le sujet de l’alerte, et lui montra le corps inanimé du noir.

Le sergent contempla ce triste spectacle avec un imperturbable sang-froid, et dit à Cupidon : — Les effets d’habillement sont chers, le diable sait quand nous rentrerons à Paramaïbo. On use jusqu’à sa peau dans ces marches damnées ; les boutiques de marchands de toile et de tailleurs sont très-rares dans la forêt, il ne faut pas gaspiller les vêtements de la compagnie des Indes ; dépouillez-moi ce gaillard-là, on fera un paquet de sa chemise et de son pantalon ; un des esclaves porteurs ajoutera cette défroque à son fardeau.

Touckety-Touk regarda le sergent avec effroi.

— Et le way-pay qui est encore là, dit-il. On dit qu’il est plus méchant encore quand il vient de tuer quelqu’un.

— As-tu donc peur de mourir deux fois ! dit le sergent. Si tu crains que le way-pay ne te mange, prends un bâton et secoue la chemise de ton camarade, le serpentin en sortira.

Le musicien hésitait à commettre ce qu’il regardait comme un sacrilège.

Pipper haussa les épaules, coupa une branche flexible d’ajoupa, et s’approcha du cadavre du noir ; à l’instant même le reptile siffla légèrement, sortit des plis de la chemise, et s’élança sur la jambe du sergent, heureusement défendue par une épaisse guêtre de peau.

Pipper laissa le reptile s’enrouler autour de sa cheville, et, au moment où le way-pay essayait vainement d’entamer le buffle, le sergent lui abattit la tête d’un coup de baguette avec une extrême dextérité, en disant sans manifester la moindre émotion :

— Le vieux Pipper a la peau trop dure pour tes dents. Puis il déroula gravement le serpent qui était resté lové autour de sa guêtre, le prit par la queue, le fit pirouetter et le jeta dans les branches d’un arbre, en disant :

— Le way-pay n’est pas sain pour la nourriture de l’homme, ce n’est pas comme le boa qui est un manger des dieux. Heureusement, ici, il y a du choix, le pays étant extrêmement fertile en serpents. En parlant de manger, je me rappelle que depuis la halte d’hier soir je n’ai mis sous la dent que trois œufs d’oiseau-mouche et un lézard, car le major est chiche de ses provisions ; pour économiser le temps et les vivres, il nous fait faire nos trois repas d’une bouchée. Mais si le boa est tué par l’aile gauche, il y aura de quoi faire un fameux régal de viande fraîche ; un tronçon d’aboma, comme disent les peaux-rouges, bien grillé sur des charbons, assaisonné avec un peu de kil-dewill et de poudre pour le mortifier, vaut toutes les anguilles du monde, vaut même mieux, parce que c’est plus gros. J’en ai fait goûter un jour au major, il s’en léchait les doigts ; mais quand on parle du diable, on en voit les cornes, ajouta Pipper en se retournant vers Rudchop, qui venait s’informer lui-même du sujet de la halte.

Après avoir montré aussi peu de sensibilité que son sergent à l’endroit de la mort du pauvre Loango, le major demanda au guide à combien de lieues on se trouvait alors de l’île de Bousy-Cray.

Le noir répondit qu’on devait en être à deux lieues environ.

Après quelques moments de réflexion, le major dit : — Il est quatre heures, Zam-Zam doit être préparé à nous recevoir, si son espion n’est pas mort en route. Nous ne pouvons pas tenter une attaque ou une surprise de nuit ; le soleil sera couché avant que nous soyons à Bousy-Cray. Campons ici ; demain, au point du jour, nous nous remettrons en route, et c’est alors que le four chauffera.

— Quant à nous chauffer davantage, reprit le sergent en s’essuyant le front, ça sera difficile ; on ne peut pas dire que nous soyons ici absolument dans une glacière ; mais le major sait ce qu’il dit, et nous sommes faits pour lui obéir.

Sans répondre aux observations de son sergent, le major s’écria : — Holà ! hé ! le capitaine Hardi… capitaine Human ! faites halte, et ralliez-vous à moi, nous allons camper. Faites faire, en vous avançant vers nous, un abattis de bois du latanier par vos sapeurs et par vos gens, cela nous déblaiera toujours du terrain er nous servira pour établir le camp. M’avez-vous entendu ?

— Oui, major, répondit le capitaine Human.

— Oui, monsieur le major, répondit le capitaine Hardi. Et les soldats s’occupèrent activement des préparatifs de leur campement au milieu de la forêt.

La position du major était sans doute très-dangereuse en raison du voisinage de l’ennemi ; mais il fallait renoncer à toute marche de nuit, car chaque pas qu’on faisait dans cette forêt coûtait une heure de travail et de fatigues.

Le serpent boa blessé par Cupidon avait été achevé par les noirs de l’aile gauche. Pourtant, quoiqu’il eût reçu deux balles dans la tête, il donnait encore quelques signes de vie, lorsque plusieurs nègres, qui lui avaient passé une longue liane autour du col, le traînèrent au milieu d’une petite clairière.

Couvert de larges écailles, il avait trente pieds de longueur et trois de circonférence ; son dos, d’un bleu verdâtre et foncé, était semé de taches blanches irrégulières, entourées d’un cercle noir. Des nuances fauves tigraient ses flancs d’un beau jaune brun ; son ventre était d’un gris sale ; sa tête, petite, plate, à moitié fracassée, se distinguait à peine sous le sang qui la couvrait ; de temps à autre, il ouvrait encore faiblement ses mâchoires armées de dents aiguës.

Les noirs et un grand nombre de soldats, partageant le goût du sergent Pipper, fondaient l’espoir de leur souper sur les dépouilles du monstre.

Un nègre, tenant d’une main la liane qui entourait le col du boa, monta sur un caroubier, passa la tige flexible dans une fourche formée par un branchage de l’arbre, et jeta ensuite le bout de cette corde végétale à ses compagnons, qui hissèrent ainsi perpendiculairement le reptile. Ainsi suspendu par le col, il se tordait encore par quelques mouvements convulsifs.

Le noir prit alors un large couteau entre ses dents, quitta l’arbre, se cramponna au boa qui tournoyait toujours, et, le serrant entre ses jambes et ses genoux, comme s’il se fût attaché à un mât, il se mit en devoir de le dépouiller.

Lui enfonçant son couteau près du col, il lui fit une profonde incision afin de commencer à enlever la peau. À cette douloureuse blessure, le monstre épuisa ses dernières forces en mouvements furieux, son œil expirant brilla sous le sang qui le couvrait, il ouvrit deux fois ses mâchoires, et froissa ses dents les unes contre les autres en donnant quelques coups de queue si formidables que les spectateurs de cette scène se reculèrent avec effroi.

Le noir, toujours cramponné au col du reptile, qui ne pouvait l’atteindre, suivait toutes ses oscillations convulsives, tournoyait, ondulait avec lui, attendant la fin de cette terrible agonie pour continuer son opération…

Bientôt les mouvements du boa devinrent moins saccadés, sa queue pouvait à peine se lever de terre, il s’agita faiblement, il expirait…

Le noir prolongea l’incision qu’il avait faite au col, et continua ainsi en descendant, et en enlevant à mesure la peau jusqu’à la queue de l’animal…

C’était un spectacle à la fois étrange et effrayant que de voir, aux derniers rayons du soleil couchant, qui traversaient à peine la voûte des grands arbres, cet homme noir, à moitié nu, couvert du sang, et étreignant entre ses bras et ses genoux ce cadavre immense.


CHAPITRE XXII.

Le camp.


Les soldats du major et les noirs, depuis longtemps habitués à camper au milieu des forêts, déployèrent une dextérité et une célérité peu communes dans leur établissement. Le sol déblayé sur une étendue circulaire de deux cents pas de diamètre, ils construisirent au centre de cette clairière une cabane pour leurs officiers.

Le bois de latanier, sorte de palmier très-élevé qui croit en abondance dans les forêts de la Guyane, leur avait fourni à la fois les poutres, les cloisons et la couverture de ce logement rustique. Les fruits délicieux qui croissent à l’extrémité du latanier, et qu’on nomme choux-palmistes, furent réservés pour le souper des soldats qui ne furent pas tentés de partager le régal si vanté par Pipper.

Rien de plus simple et de plus ingénieux que la construction des cabanes dont on a parlé.

Le latanier, ordinairement haut de cinquante pieds et de douze à quinze pouces de diamètre, est d’un bois très-dur, mais seulement à la superficie.

À l’exception de l’écorce et de l’aubier d’un pouce d’épaisseur, l’intérieur de cet arbre est rempli d’une moelle spongieuse, qu’on enlève très-facilement ; on scie alors l’arbre dans sa longueur et on le débite en planches solides et légères de sept à huit pieds ; on les pose perpendiculairement sur les traverses qui unissent entre eux les quatre poteaux principaux de la cabane solidement fichés en terre ; de longues lianes nommées tay-tay, aussi souples que fortes, servent de cordes pour attacher ensemble toutes les parties de ces cabanes.

Le toit incliné se compose aussi de planches de latanier ; de grosses gerbes de feuilles du même arbre sont placées sur cette couverture et étroitement liées entre elles au moyen des tiges flexibles de tay-tay.

Telle était l’habitation élevée en moins d’une heure par les noirs pour le major et pour ses officiers.

L’établissement des soldats et des esclaves était beaucoup plus simple : ils plantaient quatre pieux en terre, les recouvraient d’un toit de feuilles de latanier, et suspendaient sous cet abri les hamacs tissés en colon dont chacun était pourvu, évitant ainsi l’humidité du sol et la rosée du ciel extrêmement abondante pendant les nuits des contrées équinoxiales.

Le soleil s’abaissait rapidement ; il colorait d’une teinte de pourpre le sommet des arbres qui entouraient le camp.

Malgré les périls et les fatigues de la journée, malgré les dangers qui les attendaient peut-être durant la nuit, les soldats éprouvaient un grand sentiment de joie et de bien-être, en songeant au repos momentané dont ils allaient jouir. Ils se débarrassaient de leurs armes qu’ils suspendaient sous leur toit, après les avoir soigneusement visitées ; d’autres s’occupaient du souper ; d’autres enfin, choisis par le sort, se préparaient à pousser une reconnaissance dans diverses directions.

Ces vedettes devaient défendre le camp de toute surprise pendant la nuit.

La forêt était toujours si épaisse, que les nègres armés de haches frayaient déjà le passage à ces sentinelles, afin que les allées étroites au bout desquelles les factionnaires seraient placés vinssent toutes aboutir au camp.

Le major ne pouvait songer à défendre, par les moyens ordinaires, la position qu’il occupait.

Le désavantage de cette position le servait en cela que la forêt, sans route ni chemin, était aussi impénétrable pour l’ennemi que pour lui-même, et qu’un corps de troupes ne pouvait y manœuvrer sans découvrir le secret de sa présence par le bruit des abatis d’arbres nécessaires à sa marche.

Connaissant d’ailleurs la manière de combattre des nègres et des Indiens, il était sûr qu’ils n’abandonneraient pas leur retranchement presque inexpugnable de Bousy-Cray, pour venir s’aventurer en grand nombre dans la forêt.

Il n’avait à craindre que l’enlèvement partiel de ses vedettes par quelques rebelles isolés. Pour éviter ce danger, il plaça, au bout de chaque route qui communiquait à son camp, un poste de cinq à six hommes ; deux sentinelles intermédiaires devaient donner l’alarme en cas d’attaque.

Après avoir chargé son infatigable sergent Pipper de faire de nombreuses rondes de nuit, le major entra dans sa cabane, où il trouva ses officiers.

Parmi ceux-ci était Hercule Hardi.

Depuis son départ de Sporterfigdt, le fils du greffier avait subi de dures épreuves ; sa résignation stoïque ne l’avait pas abandonné ; il avait puisé dans le conflit de terreurs qui l’assiégeaient continuellement une sorte d’énergie factice qui finissait par ressembler à du courage ; la peur d’un danger lui en faisait braver un autre ; la crainte de rester seul en arrière au milieu de la forêt lui donnait la force de marcher en avant avec sa troupe, quelque danger que sa troupe dût affronter.

En attendant le repas frugal que lui préparait Pipper, qu’il appelait gaiement sa ménagère, le major devisait avec ses officiers sur les fatigues de la journée.

— Eh bien ! capitaine Hardi, demanda-t-il à Hercule, comment trouvez-vous nos forêts ? Que dites-vous de notre file indienne ? Mille diables ! on n’a pas ses coudées franches comme sur les esplanades de La Haye ou d’Amsterdam !

— Je ne regrette plus les esplanades de La Haye ou d’Amsterdam, monsieur le major, répondit Hercule.

— Ah ! votre père me l’avait bien dit, reprit le major. Vous êtes un véritable aventurier… Que n’êtes-vous né du temps des flibustiers, vous eussiez été un Bras-de-Fer… un Monbars l’Exterminateur… Mais il ne faut pas non plus faire trop le dégoûté, mon brave ami, nous aurons demain une chaude besogne. D’après les rapports de nos guides, Bousy-Cray est une position très-forte, et les rebelles, qui y sont acculés comme des loups dans leur tanière, feront une résistance enragée. À propos, savez-vous nager ?

— Un peu, monsieur le major, dit Hercule.

— Un peu… diable ! ce n’est guère, reprit Rudchop, car nous avons un lac à traverser… Mais avec votre sang-froid et votre audace, on se tire toujours d’affaire… Je vous verrais pieds et poings liés, au milieu d’un fleuve, que je ne serais pas inquiet de vous… S’il est vrai qu’il y ait un Dieu pour les ivrognes, il y en a au moins un pour les crânes… À propos de ça, quand vous traverserez le lac, n’oubliez pas, en nageant, de trémousser toujours très-vivement une de vos jambes. C’est un mouvement de contre-temps assez difficile ; mais on y arrive en ne comptant que sur ses deux bras et sur une jambe pour nager, et en abandonnant complètement l’autre au trémoussement dont je vous ai parlé.

— Et que fait-on de cette autre jambe, monsieur le major ? demanda Hercule, très-étonné.

— Eh parbleu ! mon brave, on effraye les caïmans, qui ne manqueraient pas de vous happer si vous nagiez tranquillement en vous gobergeant dans l’eau ; mais en voyant le trémoussement précipité de votre jambe qui bat et trouble l’eau autour de vous, ça contrarie, ça dégoûte ces animaux, et ils vont manger ailleurs ; je vous dis cela, parce que le lac de Bousy-Cray, que nous aurons à traverser à la nage, est fameux pour ses caïmans. Ce sont, du reste, les plus beaux de la Guyane ; j’en ai un à Paramaïbo, suspendu au plancher de ma chambre en manière de curiosité… Il a, pardieu, plus de vingt-cinq pieds de long de la tête à la queue ; il a été tué par un nègre dont il avait dévoré les deux négrillons.

— Major, dit Pipper, en entrant et portant sur une large feuille de latanier une énorme tranche de serpent grillé, voici un morceau de rable du compère que nous avons salué tout à l’heure de cinq à six coups de fusil : c’est cuit à point et ça embaume, dit le sergent en dilatant ses narines…

Le major prit le mets étrange que lui offrait Pipper, et dit à Hercule :

— C’est étonnant… je ne puis jamais toucher à du boa sans me rappeler ce pauvre père Vanhop, qui ne voulait pas me donner ses bottes ; alors je soupire, et je me dis en moi-même, en m’adressant à cette classe de reptiles en général : Ah ! vous avez mangé mon trésorier, mes gaillards, eh bien ! nous vous mangerons à votre tour. Il ne faut pas faire aux autres ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fasse, ajouta philosophiquement le major. Puis, tendant la feuille de latanier à Hercule, il dit : Capitaine, si le cœur vous en dit ?

Hercule, épouvanté, révolté de cette abominable nourriture, allait exprimer son dégoût, lorsqu’un lieutenant, entrant avec précipitation, dit au major :

— Un des chasseurs noirs, qui s’était engagé à travers les lianes en avant des sapeurs, a entendu très-distinctement le cri de guerre et de reconnaissance des Piannakotaws du côté du sud…

— Ces brigands-là ne nous laisseront donc pas manger un morceau et dormir tranquilles ! s’écria le major en se levant avec vivacité du tronc d’arbre où il était assis. Puis il reprit : Mais ce noir ne se trompe-t-il pas ? le tigri-fowlo chante toujours le soir en se perchant, et comme les guerriers indiens imitent ce cri-là pour se reconnaître, c’est peut-être un de ces oiseaux que le noir a entendu ?

— Pardonnez-moi, major ; il y a toute apparence que ce sont des Indiens, car l’esclave a plusieurs fois distingué le mot Oronwo… Après ce cri-là, vous savez que ce mot est le garde à vous ! des Indiens ; seulement, au lieu de venir de terre, ce cri semblait venir du ciel.

— Du ciel ! le diable y est donc monté ? s’écria le major ; du ciel ! cet esclave rêve.

— Mais, major, dit le sergent, vous oubliez que les flèches barbelées que vous avez reçues l’année dernière venaient comme qui dirait des nuages, vu que les Indiens nous visaient du haut des palmiers.

— Ce que Pipper dit là est pardieu très-vrai…, capitaine Hardi, reprit gravement Rudchop. Et s’adressant à Hercule : J’avais oublié cette circonstance… figurez-vous une embuscade aérienne… Rien de plus diabolique, car les feuilles des arbres cachent l’ennemi ; et, tandis que vous levez le nez en l’air pour les chercher et les ajuster, ils ne manquent pas d’abuser de leur position pour vous cribler la figure ; j’ai été témoin d’un superbe coup d’adresse à ce propos-là. Un sous-lieutenant de ma deuxième compagnie regardait ainsi en l’air pour tâcher de déquiller quelques-uns de ces mangeurs de chair humaine ; qu’est-ce qu’il reçoit ? une flèche barbelée dans chaque œil en manière de longue-vue : c’est malheureusement un de ces coups extraordinaires qu’on ne revoit pas.

— Surtout celui qui l’a reçu, dit ironiquement Pipper.

— Aussi, reprit le major, je le dis toujours, il n’y a rien de pis que ces embuscades aériennes ; ce qu’on peut faire de mieux pour les déjouer, c’est d’en établir de pareilles et de placer des vedettes et des éclaireurs sur les branches de ces arbres, comme on met des matelots en vigie au bout des mâts ; je sais bien que c’est se battre un peu à la manière des singes et des écureuils, et qu’il faut être un furieux équilibriste pour faire le coup de sabre ou le coup de fusil à cheval sur une branche d’arbre ; mais c’est égal, il n’y a pas de choix : c’est le seul moyen de rendre aux Indiens la monnaie de leur pièce ; et, après tout, vous verrez qu’il y a du bon dans cette manœuvre, capitaine Hardi, ajouta le major en se retournant vers Hercule. Je vais vous donner une douzaine de démons incarnés que j’appelle mes grimpeurs ; lorsque vous serez à portée de la voix qu’on entend, vous monterez en embuscade sur le premier tronc d’arbre que vous trouverez à votre convenance ; alors, courez de branche en branche sans vous inquiéter du reste : les plus solides sont les meilleures, vous verrez. On finit par s’habituer à marcher comme ça, et même à la longue on trouve les autres promenades monotones.

Hercule regardait le major d’un air hébété.

Rudchop se dit à lui-même : — Rien ne le surprend ! il est vraiment incroyable. Puis il reprit : Quand vous aurez ainsi voltigé et éclairé le dessus, vous éclairerez le dessous… ou plutôt vous commencerez par le dessous, ajouta le major en réfléchissant. J’ai mes raisons pour cela. Ainsi donc, partez et avancez dans la direction où on a entendu les voix ; à mesure que vous marcherez dans la forêt, vous laisserez des vedettes intermédiaires entre vous et le camp, elles seront à portée de voix l’une de l’autre, elles m’avertiront de vos mouvements. Si, après quelque temps de marche, vous n’entendiez plus la voix, faites halte, établissez-vous de votre mieux dans l’endroit où vous vous serez arrêté… jusqu’au lever du soleil ; vous nous servirez ainsi de grand’guide.

Hercule trouvait ces deux missions effrayantes : une pareille marche de nuit, soit sur les arbres, soit à travers la forêt, lui semblait mortelle ; mais l’habitude qu’il avait d’obéir aveuglément au major l’emporta sur la peur. N’osant pas faire une objection, il se résigna, se leva et dit :

— Je suis prêt, monsieur le major.

Rudchop regarda ses officiers et leur montra Hercule avec admiration. — Mais soupez avant de partir… mangez un morceau avec nous et buvez un verre de rhum, capitaine.

— Je n’ai pas faim, monsieur le major, je préfère partir tout de suite.

Le malheureux disait vrai ; le dégoût que lui inspirait le détestable mets du major lui avait ôté l’appétit ; les périls qu’il entrevoyait le frappaient de stupeur. En ne faisant rien pour échapper à ces dangers, Hercule agissait comme ces gens fatigués de la vie qui courbent la tête sous les coups du sort, en le bénissant de les délivrer d’une misérable existence.

Pour des gens aussi prévenus en faveur du courage d’Hercule que l’étaient le major et les officiers que celui-ci avait endoctrinés, la résolution d’Hercule était le comble de l’intrépidité.

Malgré sa rudesse, Rudchop le contemplait avec un vif intérêt.

— Que le diable m’emporte ! s’écria-t-il, si je ne vous trouve pas le plus brave jeune homme que je connaisse ! Ordinairement mon sergent Pipper ne marche qu’avec moi et ma compagnie de carabiniers. Eh bien ! pour vous prouver le cas que je fais de vous, je joins aux douze grimpeurs mon vieux Pipper et vingt-cinq carabiniers ; ils serviront sous vos ordres. Je leur devais cette récompense de leur bravoure.

— Je vous remercie, monsieur le major, dit Hercule, assez indifférent à la marque de considération que lui donnait son supérieur.

— Quand les Indiens poussent ainsi leurs cris de guerre, c’est qu’ils ne craignent pas d’être entendus, dit gravement Pipper. Nous serons attaqués cette nuit, je n’en doute pas ; je ne vous demande que cinq minutes, major, pour aller faire ma queue de combat et rassembler les carabiniers.

— Tu es un vieux fou, dit Rudchop ; il faut vouloir tout ce que tu veux. Allons, va… et reviens vite.

On se souvient que le sergent, par une héroïque jactance imitée des Indiens, qui, ne gardant sur leur tête rasée qu’une touffe de cheveux semblent défier leurs ennemis de les saisir par cet endroit, si favorable au scalpage ; on se souvient, disons-nous, que le sergent attachait à sa longue queue tout ce qu’il pouvait trouver de brillant et de clinquant.

Cette arrogante parure lui avait été plusieurs fois fatale. Les Indiens comprenant toute la vaniteuse forfanterie de cette queue ornée, s’étaient acharnés à combattre Pipper, l’avaient fait prisonnier, et, sans le plus miraculeux hasard, il n’échappait pas à l’épouvantable sort qui l’attendait.

Pendant l’absence de son sergent, le major donna de nouvelles instructions à Hercule sur les embuscades aériennes, sur l’avantage de porter toujours un petit poignard très-affilé entre sa veste et son uniforme, cette dague meurtrière étant d’une excellente ressource pour les combats corps à corps, dans le cas où on venait à être désarmé.

— Les Indiens, vous voyant étendu à terre et sans armes, ne se défient pas de vous, disait le major ; ils vous mettent ordinairement le genou sur l’estomac et vous prennent par les cheveux pour vous scalper ; c’est alors que, glissant adroitement votre main droite sous votre habit, comme si quelque chose vous démangeait, ou si un de vos boutons vous gênait, vous tirez votre dague et vous poignardez mon Indien. Ça ne vous empêche peut-être pas d’être scalpé tout de même, mais au moins vous avez la consolation de penser que vous êtes vengé.

Le major donnait ces dernières instructions à Hercule, lorsque le sergent reparut.

La cabane où se tenaient les officiers était faiblement éclairée par une lampe faite d’une calebasse, dans laquelle brûlait une mèche de coton arrosée d’huile de palma-christi.

Quand Pipper arriva, non-seulement sa figure sèche et tannée parut environnée d’une auréole de lumière, mais l’intérieur de la hutte fut sensiblement éclairé.

Rien de plus simple que ce phénomène ; le sergent avait ingénieusement fixé à sa queue, au moyen de plusieurs grosses épingles, deux beaux porte-lanternes, scarabées phosphorescents dont nous avons vu la sorcière faire usage pour illuminer sa case d’une manière si funèbre. À ces enjolivements le sergent avait ajouté deux grelots, un morceau de drap écarlate pailleté d’argent, et une touffe de plumes de perroquet.

Le major et les officiers partirent d’un éclat de rire en voyant ce singulier attirail.

Pipper garda un imperturbable sang-froid, et dit à Rudchop : — Major, les carabiniers sont armés et prêts à marcher.

— Allons, mon brave, dit le major à Hercule en le serrant entre ses bras, à demain matin… et à la moindre alarme faites tirer quelques coups de feu en l’air, et nous serons près de vous… Et toi, mon vieux Pipper, ajouta le major en se tournant vers son fidèle sergent, prends bien garde à toi, et défends ta queue, comme dit le proverbe.

Puis, serrant encore une fois la main d’Hercule, Rudchop l’accompagna jusqu’au seuil de sa hutte, le vit s’enfoncer dans l’étroit sentier que les sapeurs noirs avaient tracé ; il suivit quelque temps sa marche, grâce à la lueur que répandait la queue du sergent, qui brillait dans l’obscurité comme une étoile ; puis, lorsqu’il ne vit plus rien : — Allons, Tomy, dit-il à un de ses esclaves, tire de la cantine deux bouteilles de rhum, que nous puissions boire un coup à la santé de notre brave capitaine, ça lui portera bonheur.

Après avoir glorieusement soupé avec ses officiers, Rudchop monta dans son hamac, accorda encore une dernière pensée au fils de son vieil ami le greffier, et s’endormit profondément.

Fatigués de leur journée de marche, les soldats imitèrent leur commandant, et, à la réserve des sentinelles, le camp des Européens fut bientôt enseveli dans un lourd sommeil.


CHAPITRE XXIII.

L’Ourow-Kourow.


La lune se leva brillante, lumineuse ; ses vifs rayons, en traversant les arbres, donnaient une apparence fantastique aux masses de verdure sur lesquelles ils se jouaient.

Hercule marchait silencieusement au centre de sa troupe, ayant à ses côtés le sergent Pipper.

Peu à peu la forêt devint moins épaisse, les nègres sapeurs n’eurent plus qu’à débarrasser la route de quelques lianes.

La petite troupe se trouvait alors sous une haute futaie de pamplemousses assez espacés les uns des autres pour que la clarté de la lune y pénétrât facilement.

Parfois on entendait au loin un cri singulier et retentissant ; il semblait venir du ciel et s’éloigner de plus eu plus.

Les Européens marchaient depuis une demi-heure ; ils avaient laissé derrière eux sur la route du camp des sentinelles qui, presque à chaque instant, s’interrogeaient et se répondaient par ces mots : Garde à vous !

Une sorte de chemin frayé s’ouvrit bientôt devant le détachement à travers la futaie. Celle-ci diminua beaucoup de hauteur, se changea en un taillis assez épais du milieu duquel s’élançaient çà et là quelques flèches de cocotiers et de palmiers.

On reconnaissait à ces traces que cette partie de la forêt avait été autrefois défrichée et cultivée par les nègres rebelles.

Tout à coup la route, qui serpentait, fit un brusque détour, et le détachement se trouva sur la lisière d’une immense clairière.

Un ruisseau assez rapide la traversait dans toute sa largeur, et courait au milieu d’une herbe épaisse.

De quelque côté que la vue se portât, on découvrait la lisière de la forêt, qui environnait de toutes parts cette vaste plaine, complètement éclairée par la lune.

Les cris des Indiens avaient complètement cessé. L’embuscade aérienne devenait inutile.

Hercule avait marché presque machinalement derrière le guide. La fatigue, l’émotion, le jeûne, commencèrent à réagir sur son cerveau.

Il se croyait quelquefois sous l’empire d’un songe, il éprouvait cette situation étrange qu’on ressent lorsqu’on a la conviction qu’on fait un rêve horrible, et que pourtant ce rêve continue malgré vous.

Alors l’on se résigne et l’on hâte de tous ses vœux le moment de la catastrophe qui doit vous éveiller par l’émotion violente qu’il vous cause.

Ce lieu où allait s’établir la grand’garde du détachement offrait un campement parfait.

On comprend la surprise et la joie des soldats ; au lieu de poursuivre une route difficile, périlleuse, qui pouvait être environnée d’embuscades, au lieu de faire halte dans un endroit rétréci, et de risquer ainsi d’être entourés à l’improviste, ils allaient attendre le jour au milieu d’une plaine où ils ne pouvaient risquer d’être surpris.

En cas d’attaque, leur retraite sur le camp était assurée par la route qu’ils laissaient derrière eux, et avec laquelle ils communiquaient au moyen de leurs vedettes, dont on entendait les cris de veille.

Hercule dépêcha un bas officier au major pour le prévenir que l’avant-garde était parfaitement postée, et pour lui donner des détails circonstanciés sur sa position.

Le sergent, avec une intelligence remarquable, après avoir préalablement consulté Hercule, qui approuva ses dispositions, plaça un peloton de réserve à l’entrée du chemin qui communiquait au camp ; des sentinelles avancées durent observer sur tous les points la lisière de la forêt, et donner l’éveil au détachement au moindre mouvement, à la moindre apparition.

Ces mesures prises, les soldats, que ce surcroit de fatigue avait harassés, se préparèrent à dormir. Ils ne marchaient jamais sans leurs hamacs ; à défaut de pieux pour les suspendre, ils les étendaient sur l’herbe. Le plus profond silence régna dans cette solitude.

Hercule, après avoir lutté quelque temps contre le sommeil, ôta son épée et ses pistolets de sa ceinture, et se coucha sur le hamac que son esclave lui avait apporté.

Avant de s’endormir, le fils du greffier, au milieu des idées confuses qui se croisaient dans son esprit affaibli, ne put s’empêcher de songer à Adoë, qu’il trouvait charmante, et dont la conduite bizarre l’avait singulièrement frappé.

La jeune fille lui avait paru aussi douce, aussi bonne que belle. Il se voyait avec elle habitant en paix, non pas Surinam, pays d’insurrection, de serpents, d’anthropophages, mais quelque cité tranquille de Hollande ; il aurait alors le droit de résister aux belliqueuses volontés de son père.

Avec quel bonheur il se rappellerait les tribulations passées !

— Si cet heureux moment arrivait jamais, se disait Hercule, en se retournant sur son hamac, je ne maudirais pas l’épouvantable vie que je mène depuis mon départ d’Europe ; car, bien tranquille au haut de mon paradis, je regarderais sans crainte dans l’enfer… Mais, ajoutait en soupirant le fils du greffier, ceci est peut-être un songe, comme ce qui m’arrive depuis quelque temps est peut-être aussi un songe. Cela n’est pas naturel. Je commence à le croire.

Ici, le monologue d’Hercule fut interrompu par un singulier phénomène.

Il était couché non loin du ruisseau dont on a parlé.

Ce ruisseau, large de cinq ou six pieds environ, coulait entre deux rives verdoyantes.

Tout à coup, Hercule crut voir le bord opposé à celui près duquel il se trouvait onduler doucement comme si le sol eût été mouvant et intérieurement soulevé ; puis cette rive, couverte d’herbes, sembla s’élever progressivement de deux pieds, et tout redevint immobile.

Ne pouvant se rendre compte de cette singularité, Hercule l’attribua à une illusion causée par le sommeil qui appesantissait malgré lui ses paupières ; il reprit le cours de ses pensées.

Plusieurs fois, pendant cette rêverie, la figure sauvage de Jaguarette traversa le souvenir du capitaine, et vint contraster avec le doux visage d’Adoë.

Hercule ne se rappelait pas sans inquiétude l’expression de colère presque farouche avec laquelle la petite Indienne l’avait quitté, lorsqu’il lui eut vivement reproché la légèreté de sa conduite.

Cette réflexion d’Hercule fut encore interrompue.

La rive du ruisseau s’éleva de nouveau par un mouvement presque insensible.

— Je rêve sans doute tout éveillé, se dit Hercule en fermant à demi les yeux. J’aime mieux rêver en dormant.

Et il céda bientôt au sommeil, contre lequel il luttait depuis longtemps.

Tout à coup le cri du tigri-fowlo se fit entendre.

La rive gauche du ruisseau s’abîma, quarante Piannakotaws couverts de fange semblèrent sortir des entrailles de la terre, sautèrent le ruisseau d’un bond, et se précipitèrent en silence sur les soldats endormis.

Ceux-ci, surpris, furent massacrés à coups de hache et de casse-tête.

Au cri imitatif du tigri-fowlo, d’autres Indiens, embusqués dans la forêt, se jetèrent à l’improviste sur les sentinelles, qui, entendant un grand tumulte derrière elles, s’étaient retournées du côté du ruisseau.

Ces soldats tombèrent sous les coups des Indiens presque sans dire une parole.

Surpris pendant son sommeil comme les autres soldats, le sergent Pipper était parvenu à saisir son sabre, et luttait vigoureusement contre trois Piannakotaws ; accablé par le nombre, désarmé, il allait périr : déjà un Indien le saisissait par sa funeste queue et levait sur lui sa hache, lorsque l’Ourow-Kourow, qui commandait cette embuscade, étendit son casse-tête d’un air impérieux, et dit d’une voix retentissante :

— Que les visages pâles soient exterminés, mais que la queue battante soit respectée, ainsi que le chef ! ce chef a de l’or à ses habits : s’il vit encore, qu’on l’épargne !

Cet ordre sauva la vie d’Hercule.

Saisi par deux Indiens qui le tenaient immobile, il ne fit pas un mouvement pour leur échapper, ne prononça pas un mot, et les regarda d’un œil fixe et stupide.

Entendant la voix de l’Ourow-Kourow, un des Indiens abaissa son couteau, qu’il tenait déjà près de la chevelure d’Hercule, et dit :

— Voici le chef des visages pâles ! voici l’or de son habit !

Et, arrachant les épaulettes du capitaine, il les offrit à l’Ourow-Kourow ; celui-ci les attacha sur son baudrier de plumes en manière de trophée, tout en examinant le malheureux Hercule, toujours immobile.

Une des principales vertus des Indiens est de savoir se résigner avec un noble silence, avec une impassibilité dédaigneuse, au sort qu’ils ne peuvent éviter.

Ils citent avec orgueil le guerrier qui, en mourant, ou en tombant dans le piège que lui a tendu l’ennemi, insulte à la joie de son vainqueur par son silence et par son mépris. Ils n’ont, au contraire, aucun respect pour le vaincu qui éclate en injures et en provocations impuissantes.

Sous ce rapport, il existait une différence complète entre Hercule et le sergent.

Pipper, furieux d’avoir été dupe de l’embuscade des Indiens, se débattait de toutes ses forces, malgré les entraves dont il était chargé, et poussait des cris de rage si furieux, que l’Ourow-Kourow le fit bâillonner, de peur qu’il ne donnât l’éveil aux sentinelles du chemin qui conduisait au camp.

Hercule, au contraire, ne faisait pas un mouvement : les bras croisés sur sa poitrine, il regardait autour de lui presque sans voir.

L’Ourow-Kourow, frappé d’admiration pour un stoïcisme que ceux de son peuple placent au premier rang des vertus guerrières, contemplait Hercule avec enthousiasme, et dit, en le montrant à ses Indiens :

— L’homme au cœur fort reste muet devant la mort qui l’attend… L’homme au cœur faible (et il désigna Pipper) s’irrite comme une femme. Le sacrifice de l’homme au cœur fort sera doux à Mama-Jumboë ; il aime à voir fumer le sang des guerriers courageux ; nous mangerons sa chair dans un festin solennel… La Queue brillante, le cœur faible, sera mangé par les femmes, auxquelles il ressemble par ses cris de colère impuissante. Maintenant, séparons-nous… Enlevez sur vos épaules la Queue brillante et celui que, pour son courage, je nomme le Lion superbe (de ce moment Hercule fut ainsi baptisé), et que demain le soleil nous retrouve dans notre kraal.

Les ordres de l’Ourow-Kourow furent exécutés. Pipper, enchevêtré dans un réseau de lianes, ne pouvait faire un mouvement. Deux Indiens le chargèrent sur leurs épaules, et ils s’enfoncèrent bientôt avec leur fardeau dans les profondeurs de la forêt.

Hercule Hardi subit le même sort ; par une marque de considération toute particulière pour le jeune capitaine, l’Ourow-Kourow ne quitta pas ceux des siens qui emportaient le Lion superbe.

Deux mots expliqueront le succès de l’embuscade des Indiens.

Sachant les Européens campés dans la forêt, ils espéraient que, lorsque leur cri de guerre retentirait, on enverrait un détachement en avant pour éclairer la marche de l’ennemi.

Guidé par les cris des Indiens, qui s’éloignaient de plus en plus, ce détachement, arrivant au milieu de la clairière dont on a parlé, devait nécessairement s’y établir comme dans une excellente position avancée.

Un long fossé de quatre pieds de profondeur, creusé sur une des rives du ruisseau, et recouvert de joncs et d’herbes coupées, servait de retraite aux indiens, qui s’y embusquèrent.

Dans le cas où, contre toute probabilité, les soldats eussent traversé le ruisseau à l’endroit même où les Indiens se tenaient cachés, ceux-ci, comptant sur leur adresse et sur leur agilité, fussent brusquement sortis du fossé, et eussent pris rapidement la fuite vers la forêt.

Nous suivrons les Piannakotaws qui emmènent à leur kraal, éloigné de six lieues environ de cette scène, le Lion superbe et la Queue brillante.


CHAPITRE XXIV.

Le kraal.


Le kraal, ou village des Indiens Piannakotaws dont l’Ourow-Kourow était le chef, s’étendait non loin du bord de la mer, entre deux affluents des rivières d’Iracouba et de Commana.

Un bois de cocotiers et de palmiers l’ombrageait au nord ; au midi, des cultures de riz, de la plus verdoyante fraîcheur, s’étendaient à perte de vue.

Les carbets, ou huttes des Indiens, construits en formes coniques, et recouverts de longues feuilles de latanier séchées par le soleil, s’élevaient sans ordre à mi-côte d’une petite colline.

Au milieu de ces cabanes, les dépassant de huit à dix pieds, on voyait le tabouï, ou grand carbet, espèce de halle de soixante pieds de longueur sur dix de largeur.

Dans ce bâtiment se rassemblaient les guerriers et les vieillards de la tribu lorsqu’on devait prendre quelque grave résolution.

C’est aussi là que les prêtres évoquaient Mama-Jumboë, ou Yawahon le Grand-Esprit. C’est enfin dans le tabouï que se consommaient les sacrifices humains dont on a parlé.

La seule différence qui existait entre le tabouï et les autres carbets, c’est qu’au lieu d’être clos par un mur, il était seulement entouré d’une galerie à jour formée des troncs d’arbres qui soutenaient le toit.

Lorsque les guerriers, les vieillards ou les sacrificateurs ne l’occupaient pas, le tabouï servait de lieu d’assemblée aux femmes, qui venaient y tisser, avec des fils de coton de diverses couleurs, les hamacs dont se servent les Indiens. D’autres tressaient des pagaras, ou corbeilles de jonc, d’un travail si parfait qu’elles sont impénétrables à l’eau.

Ce jour-là, le soleil, dans toute sa dévorante ardeur, jetait ses rayons verticaux sur le kraal aux toits d’un brun doré, et sur les palmiers et les cocotiers qui l’ombrageaient.

Les feuilles épaisses et lustrées de ces arbres, que la nature semble avoir voulu préserver de l’action torréfiante de la chaleur des tropiques par un vernis dur et brillant, étincelaient comme de la porcelaine verte ; quelques cigognes fendaient le ciel, d’un bleu sombre.

Les vastes rizières déroulaient au loin leurs tapis d’émeraudes de chaque côté d’un chemin calciné qui poudroyait au soleil.

À l’horizon, on voyait les derniers massifs de la forêt noyés dans une vapeur rougeâtre ; la chaleur était étouffante ; la brise, au lieu d’être fraîche, apportait un air lourd et chaud comme celui qui sort d’une fournaise.

Le tabouï, ou grand carbet du kraal, était rempli de femmes indiennes qui y venaient chercher la fraîcheur à l’ombre de grandes pièces de coton rayées de bleu et de blanc, nommées sagapore. Ces vastes rideaux, suspendus entre les pilastres rustiques qui supportaient le toit, jetaient un demi-jour dans l’intérieur du tabouï.

Un événement assez romanesque était le sujet de l’entretien général.

Baboün-Knify, la sorcière indienne, qui avait été envoyée au camp de Zam-Zam en échange d’une devineresse noire, venait de retrouver sa fille en arrivant au kraal, dont elle était partie depuis plusieurs mois.

Cette fille, qu’elle avait perdue tout enfant, était Jaguarette.

Après l’enlèvement d’Adoë par les gens de l’Ourow-Kourow, croyant sa maîtresse désormais au pouvoir d’Oultok le Borgne, la petite Indienne, satisfaite dans sa vengeance et dans sa jalousie, avait abandonné Sporterfigdt, et s’était réfugiée dans le kraal.

Environ deux ans avant sa fuite de l’habitation, Jaguarette avait rencontré dans ses courses vagabondes à travers les bois un vieux Piannakotaw qui s’était cassé la jambe en tombant d’un arbre. Sans secours au milieu de ces solitudes, il avait cherché un refuge contre les bêtes féroces dans une caverne où il s’était péniblement traîné.

Jaguarette lui avait offert de le faire conduire à Sporterfigdt ; il y aurait été parfaitement accueilli et soigné. Les Indiens n’avaient pas encore, ouvertement du moins, pris part à l’insurrection des noirs de la Sarameka. On les recevait et on les employait même assez souvent dans les habitations des frontières, soit comme messagers, soit comme chasseurs.

L’Indien refusa. Jaguarette lui promit de revenir lui apporter quelques vivres, un hamac pour se coucher, et de la poudre, car celle de l’Indien était épuisée, et il pouvait avoir à se défendre contre les bêtes féroces.

La convalescence de ce vieillard dura environ un mois. À certains signes que Jaguarette portait sur les bras, il reconnut qu’elle appartenait à sa tribu. Cette découverte augmenta encore son affection pour sa bienfaitrice ; lorsqu’il fut guéri, il lui promit de tout faire pour lui témoigner sa reconnaissance : chaque mois, il devait revenir au même endroit pour la voir et recevoir ses ordres, quoique son kraal fût éloigné de plus de dix lieues de Sporterfigdt.

Il faut le dire à la louange de Jaguarette ; tant que sa jalousie ne fut pas excitée contre Adoë, elle demanda au Piannakotaw, qui, dans sa tribu, avait l’influence que possèdent toujours les vieillards sur ces peuplades, elle lui demanda, disons-nous, de faire respecter Sporterfigdt par les Indiens, ceux-ci s’étant bientôt déclarés alliés de Zam-Zam contre les Européens.

Mais lorsque, par un hasard étrange, Jaguarette se fut éprise d’Hercule Hardi ; mais lorsqu’elle se crut destinée à réaliser les prédictions de Mami-Za en jouant, à propos du mariage de sa maîtresse et du bel Européen, le rôle fatal de la panthère, Jaguarette, connaissant l’amour d’Oultok le Borgne pour Adoë, et les relations mystérieuses qui existaient entre le colon et l’Ourow-Kourow, dépêcha le vieil Indien vers le planteur pour lui annoncer que si l’Ourow-Kourow voulait s’emparer de la fille de Sporterfigdt, il trouverait aide et secours dans l’habitation.

Ces propositions furent malheureusement acceptées, couronnées de succès ; la petite Indienne prit une part active à l’enlèvement de sa maîtresse.

Ainsi cruellement vengée de sa rivale, rêvant passionnément à Hercule, ne songeant qu’aux moyens d’aller le rejoindre, même aux risques de sa vie, Jaguarette habitait le kraal depuis quelques jours.

Au retour de Baboün-Knify, le vieillard que Jaguarette a fait sauvé raconta cette histoire à la sorcière, lui parla des marques et des signes tatoués que la petite Indienne portait au bras.

Baboün-Knify devint pâle comme la mort, et tomba privée de sentiment, en s’écriant :

— Ma fille !…

Jaguarette était sa fille.

Selon l’habitude de plusieurs tribus nomades, Baboün-Knify avait suivi son mari dans une expédition guerrière contre Sporterfigdt.

L’Indienne portait son enfant sur son dos, dans un petit hamac de coton ; elle venait de le suspendre aux branches flexibles d’un ajoupa pendant une halte que faisaient les Indiens lorsqu’ils furent surpris par le père d’Adoë et ses noirs.

Le colon chargea si vigoureusement à la tête de ses esclaves, que le mari de Baboün-Knify fut tué ; les autres Indiens furent mis en déroute, et la malheureuse mère, fugitive comme ses compagnons, perdit sa fille pendant cette attaque.

Nous avons dit comment le colon, recueillant Jaguarette dans la forêt, l’avait élevée à Sporterfigdt.

Pour mettre à jour les différentes positions des acteurs de ce récit, il nous reste à dire que les trois Indiens chargés de conduire Adoë à l’habitation d’Oultok le Borgne n’étaient pas encore de retour au kraal.

Nous laisserons donc, les femmes indiennes s’exclamer sur l’heureux et étonnant hasard qui réunissait Jaguarette à Baboün-Knify, etl nous conduirons le lecteur dans le carbet de la magicienne.


CHAPITRE XXV.

Les deux Indiennes.


Jaguarette était assise sur une natte de joncs ; Baboün-Knify, agenouillée devant sa fille, semblait absorbée dans une contemplation muette.

Sur les joues brunes et un peu amaigries de la petite Indienne, on voyait les traces récentes de larmes séchées ; l’expression de sa physionomie était douce et triste.

Sa mère la regardait avec amour, avec adoration ; elle ne se lassait pas d’admirer sa beauté ; elle en était fière, elle en était heureuse.

— Les beaux cheveux ! les beaux cheveux ! s’écria-t-elle tout à coup, en pressant la tête de Jaguarette dans ses deux mains, et elle baisa ses cheveux noirs et brillants… Les beaux bras ! et elle baisa ses bras… le beau col ! et elle baisa son col…

Et c’étaient des soupirs, des élans de joie, des éclats de rire, des sanglots qui tenaient du délire.

— Ma fille… ma fille !… j’ai retrouvé ma fille, s’écriait Baboün-Knify. Elle ne pouvait se lasser de prononcer ces mots.

Malgré le bonheur qui rayonnait sur le visage de sa mère, les traits de Jaguarette restaient assombris.

La magicienne se cacha la figure avec un pan de sa robe, et s’écria : — Elle ne m’aime pas ! elle est triste ! elle ne m’aime pas !… Je devrais mourir demain, qu’aujourd’hui la vue de ma fille me rendrait folle de joie, et mon enfant reste froid devant mon bonheur ! Elle ne m’aime pas !

Et la malheureuse femme éclatait de nouveau en sanglots déchirants.

Émue de sa douleur, Jaguarette se jeta au col de sa mère, fondit en larmes, et lui dit d’une voix étouffée : — Votre fille est malheureuse… elle aussi mourrait demain avec joie, si aujourd’hui elle pouvait revoir celui qu’elle aime !

La magicienne se redressa vivement, ses noirs sourcils se froncèrent ; elle éprouva un accès de jalousie sauvage : le cœur de sa fille ne lui appartenait pas tout entier ; il était rempli d’un autre amour.

Craignant de froisser, de blesser son enfant, en lui laissant pénétrer ses ressentiments, elle baissa la tête et pleura en silence.

Mais, lorsque Jaguarette lui eut confié son amour, son amour si dédaigné par Hercule, qui lui avait préféré Adoë, la physionomie de la magicienne s’enflamma de courroux.

Sa fille était malheureuse !

— Cet Européen combat nos guerriers et nos alliés de la Sarameka, s’écria la magicienne, il préfère la fille pâle de Sporterfigdt, la fille de celui qui a tué ton père… Mon enfant… oublie-le… méprise-le, hais-le. Il est faux et méchant comme ses pareils… Tu es la fille d’un des plus braves chefs des Piannakotaws, tu aimeras un jeune guerrier qui viendra suspendre à la porte de notre carbet les chevelures des ennemis qu’il aura tués, la peau des tigres qu’il aura chassés… Nous quitterons le kraal pour retourner dans les montagnes Bleues où tu es née… où sont les tombeaux de nos pères. Là, nous ne verrons ni les noirs ni les blancs. Aucun étranger n’a foulé le sol de nos belles vallées. L’air y est plus pur, le soleil plus brillant que dans les basses terres… que mon enfant, mon doux et cher enfant m’y accompagne !… Elle trouvera là le bonheur, le repos ; chaque jour je sacrifierai pour elle au Grand-Esprit… et le Grand-Esprit, qui entend mes prières, qui me protège, puisqu’il m’a rendu ma fille, lui enverra pour époux un fier et noble guerrier des montagnes Bleues…

Jaguarette laissa parler sa mère, secoua tristement la tête et dit : — Nos guerriers ont, comme moi, le teint couleur de l’écorce des grenadilles, et l’Européen que j’aime, ô ma mère ! a le teint uni et rosé comme la fleur caraïbe… Nos guerriers ont des yeux noirs et farouches ; l’Européen que j’aime a un doux regard et des yeux bleus comme l’aile du papillon couleur d’azur… Nos guerriers ont la voix rude ; l’Européen que j’aime a une voix mélodieuse et tendre… Nos guerriers sont vêtus de plumes et de peaux ; ils ont l’air féroce et sauvage… Ah ! si vous aviez vu l’Européen que j’aime, ô ma mère ! comme il était beau avec ses vêtements verts brodés d’or, et sa brillante épée, et les franges étincelantes qu’il porte sur son épaule, en récompense de son courage ! Il est aussi beau que brave… Il est si brave que les plus vieux guerriers des blancs n’en parlent qu’avec respect… Non… non… votre fille ne retournera jamais dans les montagnes Bleues où elle est née, ma mère ! elle y mourrait. Pour que Jaguarette vive, il faut qu’elle respire l’air que respire le bel Européen. Avant de le voir, en entendant seulement parler de lui, elle l’aimait déjà, elle voulait lui paraître belle. Quand elle l’a vu, il lui a semblé qu’un lien invisible l’attachait tout à coup à lui… Elle n’a pu détacher ses yeux de ses yeux ; où il regardait, elle regardait ; s’il parlait, elle ne pouvait s’empêcher de répéter tout bas ses paroles ; s’il souriait, elle souriait ; s’il soupirait, elle soupirait ; et puis de ce jour, ma mère, Jaguarette a mortellement haï celle que la destinée semblait promettre pour épouse à l’Européen. Celle-là était la fille de Sporterfigdt, celle-là avait traité Jaguarette comme sa sœur… Et pourtant Jaguarette, plutôt que de la voir unie à l’Européen, a trahi sa bienfaitrice ; elle l’a livrée entre les mains de l’affreux Oultok le Borgne… Je vous le dis, ma mère, votre fille ne reverra jamais les montagnes Bleues… Elle doit vivre où vit le bel Européen, ou mourir loin de lui… Oh ! avec quelle joie elle traverserait le grand lac des visages pâles, si l’Européen veut l’emmener comme esclave dans son pays ! ajouta l’Indienne en joignant les mains avec passion.

Baboün-Knify contemplait Jaguarette absorbée dans une stupéfaction douloureuse.

L’amour de sa fille pour Hercule lui semblait si passionné, si exalté, la pauvre enfant paraissait subir une influence tellement incompréhensible, que la magicienne attribua la domination d’Hercule à une cause surnaturelle.

Renversant sa tête en arrière, levant les mains au ciel en manière d’invocation, Baboün-Knify s’écria d’une voix sombre et désolée :

— L’Européen a charmé la fille de mon sang… Je le vois… hélas !… je le vois… c’est un enchanteur plus méchant et plus noir que l’oiseau-tigre ! Son philtre a été puissant… Son philtre est encore tout-puissant. Mais je saurai le conjurer… J’invoquerai Mama-Jumboë pendant que la lune sera croissante ; j’invoquerai Yawahon pendant qu’elle sera décroissante ; je saurai lire dans le cœur palpitant d’un ramier la cause de la puissance infernale de cet esprit de ténèbres. Quand Je la saurai, je la détruirai ; l’enchantement cessera, ma fille reviendra à la raison. L’amour de sa mère remplacera dans son cœur cette passion qui la tue et qui me tue… Si mes sortilèges ne sont pas supérieurs à ceux de l’enchanteur, ajouta la magicienne d’un air farouche, je nourrirai pendant neuf jours mon serpent sacré, mon serpent Wannakoë du suc vénéneux de la rossay mélangé à quelques gouttes de mon sang ; alors ses morsures deviendront mortelles… Wannakoë m’obéit, il me vengera. Les sorts des visages pâles, si puissants qu’ils soient, ne mettront jamais ce féroce enchanteur à l’abri du poison du serpent sacré, lorsque Wannakoë aura bu ma haine avec mon sang.

Jaguarette sourit tristement, et dit : — Si l’Européen est un enchanteur, ses yeux bleus, son regard tendre, sa douce voix, son courage et sa bonté sont ses philtres… Ô ma mère ! Avant d’arriver jusqu’à lui le serpent Wannakoë m’entourera le col et les bras de ses froids anneaux, ses dents empoisonnées déchireront mon sein.

— Jamais une fille des Piannakotaws n’a aimé un Européen !… s’écria Baboün-Knify en se tordant les bras avec désespoir ; le démon est caché sous les traits de ce magicien ; il veut me ravir ma fille au delà du grand lac des Européens pour la faire servir de victime à ses affreux maléfices ! Retrouver ma fille, mon enfant, que j’ai tant pleurée pour la perdre ainsi ! pour la perdre peut-être à jamais… cela ne sera pas… cela ne sera pas ; ma fille n’abandonnera le kraal que pour retourner avec moi aux montagnes Bleues.

— Que ma mère me pardonne, dit Jaguarette ; mais ce que je ressens est plus fort que moi. Où est l’Européen… il faut que j’y sois. Les blancs sont en marche, j’irai au-devant d’eux ; ils auront pitié d’une femme ; je le verrai, et je retrouverai les forces qui m’abandonnent.

À ce moment on entendit un assez grand tumulte au dehors du carbet.

L’Ourow-Kourow et ses Indiens amenaient Hercule et Pipper prisonniers.


CHAPITRE XXVI.

Les prisonniers.


En arrivant dans le kraal, l’Ourow-Kourow s’était dirigé vers le tabouï ou grand carbet ; quatre de ses guerriers, se relevant tour à tour, portaient Pipper et Hercule attachés dans deux hamacs.

Les Indiens avaient usé de toutes leurs ruses habituelles pour dérober la connaissance de leur marche aux Européens.

L’Ourow-Kourow, en massacrant l’avant-garde des blancs, avait rempli ses engagements avec les rebelles de la Sarameka, il les envoya prévenir du succès de son embuscade. Il revenait à son kraal pour assister à une solennité religieuse qui réunissait deux fois par année tous les membres de la tribu.

Dans cette circonstance, la capture de la Queue brillante et du Lion superbe, comme ils appelaient Pipper et Hercule, leur était doublement précieuse.

Quoique le sergent ne montrât ni grandeur ni dignité dans l’infortune, les Indiens connaissaient sa bravoure, et ils le considéraient comme un de leurs ennemis les plus acharnés.

Quant à Hercule, il déployait un calme si stoïque, il regardait ceux qui l’entouraient avec un si magnifique dédain, que les Piannakotaws, habitués à juger du courage par le sang-froid, ne pouvaient douter que le capitaine ne fut un des chefs les plus redoutables des Européens.

Le sacrifice de ces deux prisonniers devait donc être singulièrement agréable aux dieux des Indiens.

Hors de la portée des vedettes, l’Ourow-Kourow avait ordonné qu’on ôtât le bâillon du sergent.

Après avoir donné cours à sa colère, Pipper s’était enfin endormi au bercement du hamac.

Depuis la veille, Hercule n’avait pris aucune nourriture ; l’émotion des nouveaux périls qu’il venait de courir augmentant encore l’espèce d’hallucination où il était tombé par suite du jeune et de la fièvre, il se crut tout à fait sous l’influence d’un songe. Ses yeux brillèrent d’un éclat inaccoutumé, ses joues se colorèrent ; un sourire sardonique effleura ses lèvres, et il finit par se rassurer complètement en se disant : — Il est évident que ce rêve-là, vie que je mène depuis quelques jours, n’est ni possible ni probable ; plus les événements deviendront inouïs, effrayants, plus je serai près du dénoûment de ces horribles visions ; une commotion violente, la mort, je suppose, me rappellera sans doute à la réalité en me réveillant en sursaut, car je suis sûr de n’avoir pas quitté Flessingue ; ce sont toutes les effrayantes histoires de monsieur mon père, à propos de son ami le major Rudchop, qui me trottent dans la tête et qui me donnent le cauchemar. Heureusement que demain matin je me retrouverai dans mon lit à rideaux de serge verte à dessus blancs et rouges ; encore tout ému de mon rêve affreux, avec quel bonheur je verrai les joyeux rayons du soleil traverser ma fenêtre, dorer les pousses vertes du houblon qui grimpe au treillage, et aller s’épanouir sur les chenets de cuivre si bien entretenus par les soins de dame Balbine.

Telles étaient les pensées d’Hercule, lorsque les Indiens arrivèrent au kraal.

On délivra les prisonniers de leurs liens ; on les conduisit dans un carbet soigneusement fermé et gardé. Là, ils purent s’étendre sur une natte, et prendre quelque nourriture.

Le sergent avait déjà été prisonnier des Indiens ; sans une fuite inespérée, il eût été mangé au déjeuner de noces de la fille de l’Ourow-Kourow.

Il était donc très au courant des préliminaires de ces abominables festins ; il frémit en voyant que les ignames et le poisson salé qu’on venait de leur apporter dans des courges noires et rouges, en signe de deuil, étaient saupoudrés d’une sorte de poivre noir très-aromatique et très-précieux, nommé par les Indiens piment de mort.

Ce rare ingrédient se récoltait fort difficilement. Les Piannakotaws croyaient être très-agréables à leurs dieux en aromatisant ainsi les victimes qu’ils leur destinaient.

Hercule ne mangea pas.

Malgré l’imminence du danger et la signification funèbre du piment, le sergent avait conservé un très-vigoureux appétit. Il se mit en devoir de le satisfaire, en disant à Hercule :

— Je sais que j’ai l’air de faire une petitesse en mangeant autant d’un poisson qui est accommodé avec du piment que ces peaux rouges aiment beaucoup comme assaisonnement de leurs mets ; on pourrait croire que je veux les flatter en tâchant de me rendre meilleur, afin qu’ils me trouvent plus à leur goût quand ils vont nous dévorer ; mais je suis au-dessus de ces apparences… je mange parce que j’ai faim, voilà tout… Faites comme moi, capitaine, prenez des forces… Nous en aurons besoin… tout à l’heure…

Hercule partit d’un éclat de rire sardonique qui fit tressaillir le sergent.

— Diable !… vous riez, capitaine !… Hum… je conçois qu’à la rigueur on ne gémisse pas… mais rire quand on est dans le garde-manger de ces démons… je trouve qu’il n’y a pas de quoi être très-gai… vu que ça peut devenir assez triste…

— Comment, triste ! s’écria Hercule, dont le cerveau commençait à être complètement dérangé. Tu trouves cela triste, toi, sergent ? Ah ! ah ! ah ! moi je trouve cela fort réjouissant, au contraire. Seulement, je trouve que nous ne courons pas encore d’assez grands dangers d’être mangés, épluchés, rongés jusqu’aux os !… Qu’est-ce que cela ? morbleu ! ventrebleu !… Oh ! je ne me contente pas de si peu, moi ! je voudrais autre chose, comme qui dirait un chaos, un tremblement d’univers ; qu’il pleuve du feu ; qu’il vente du plomb fondu ; que les rivières coulent de l’airain en fusion ; que sais-je, moi ? je voudrais quelque chose de si épouvantable qu’on n’eût jamais rien vu de pareil, quelque chose enfin qui amène la fin du monde… Morbleu ! sacrebleu ! ventrebleu ! cela amènerait peut-être la fin de mon rêve, ajouta-t-il entre ses dents.

Ébahi, abaissant le morceau de poisson qu’il portait à sa bouche, Pipper regardait Hercule avec une admiration mêlée de crainte.

— Ah ! quel homme ! quel homme ! disait-il. Le major avait bien raison. Sur le point d’être rôti tout vif, voilà qu’il trouve que ce n’est pas encore assez ; il veut des rivières de plomb fondu, des plaines de feu, la fin du monde ! Faut-il qu’il soit amateur de dangers ! Certes, je ne me crois pas plus poltron qu’un autre, j’ai vu le feu, je puis dire que j’ai été sous la dent des Indiens, et que, passé l’humiliation qu’éprouve un honnête homme à servir de plat du milieu à ces canailles rouges, j’ai bravé la mort en soldat… mais au moins, mille diables ! je me trouvais satisfait, je ne demandais pas davantage ! tandis que ces dangers sont pour le capitaine comme petit-lait pour un ivrogne. Ah ! quel homme ! quel homme ! quel homme ! répéta le sergent en secouant la tête.

La nuit était venue ; une faible lueur brilla à travers les ais de la porte du carbet ; cette porte s’ouvrit, un personnage enveloppé d’une longue pagne entra mystérieusement.


CHAPITRE XXVII.

L’entrevue.


Baboün-Knify laissa tomber le manteau de coton dont elle était enveloppée, et parut aux yeux étonnés des prisonniers dans son costume étrange.

La magicienne avait habité quelque temps les environs de Paramaïbo, lorsque les Piannakotaws n’étaient pas encore en guerre déclarée contre les colons.

Connaissant la vertu d’une grande quantité de plantes, elle possédait de nombreuses recettes pour les maladies des nègres. Dans ses fréquentes communications avec les Hollandais, elle avait passablement appris leur langue.

En arrivant au kraal, l’Ourow-Kourow, rempli de confiance, de respect pour la magicienne, lui avait raconté le succès de son embuscade contre les Européens, et comment la Queue brillante et le Lion superbe étaient tombés en son pouvoir.

Au portrait que le chef indien fit d’Hercule, un secret pressentiment avertit Baboün-Knify que cet Européen n’était autre que l’enchanteur dont le charme infernal obsédait Jaguarette.

L’Ourow-Kourow, bien résolu de faire périr ses prisonniers, voulait savoir de la sorcière si le sacrifice se présentait dans des circonstances favorables, et à quelle heure du jour il serait plus agréable aux dieux des Indiens.

La mère de Jaguarette pouvait donc hâter ou reculer de quelques moments la mort des deux victimes. Le chef indien n’eût pas osé désobéir à ses ordres, toujours sacrés.

La magicienne était doublement irritée contre Hercule : il lui avait enlevé le cœur de sa fille ; il l’avait rendue victime d’un effroyable enchantement ; enfin, dernier sujet de haine, il se montrait supérieur à la sorcière par la force et la durée de ses maléfices.

Après son entretien avec Jaguarette, Baboün-Knify avait eu recours à toutes les ressources de son art mystérieux, aux évocations les plus formidables pour délivrer sa fille de l’obsession dont elle la croyait victime.

Vains efforts ! Après ces dernières tentatives, allant de nouveau interroger Jaguarette sur l’état de son cœur, elle la trouva plus passionnée que jamais pour l’Européen.

La magicienne n’en pouvait plus douter : la puissance de l’enchanteur blanc, comme elle appelait Hercule, était plus grande, était plus redoutable que la sienne.

Bien décidée à hâter le moment de la mort du prisonnier, elle craignait que la mort d’Hercule ne mît pas fin au charme qu’il avait jeté sur Jaguarette.

L’Indienne venait visiter le Lion superbe pour tâcher de pénétrer ce secret.

Elle en avait facilement obtenu la permission de l’Ourow-Kourow, prétextant quelques observations nécessaires à l’accomplissement de ses prophéties.

Baboün-Knify, artificieuse et dissimulée, s’approcha de la natte où était attaché Hercule.

Elle donna à sa physionomie une grande expression de douceur et de commisération, et lui dit dans son langage métaphorique :

— La saison des pluies et des tempêtes noires succède à la saison des fruits et des fleurs, la défaite succède au triomphe. Hier vainqueur, aujourd’hui vaincu, celui qu’on nomme le Lion superbe sait que telle est la guerre ; elle a ses jours de revers. Mais il a bravé par son silence les Piannakotaws… les aiglons des montagnes Bleues. Les Piannakotaws ont admiré le chef des visages pâles.

À mesure que la raison d’Hercule s’affaiblissait devant l’ardeur de la fièvre, il devenait de plus en plus ironique. Il regarda la magicienne d’un air narquois, et répondit d’un ton badin et cavalier :

— Que le diable m’emporte si je comprends un mot à ce que vous venez me chanter, la bonne femme.

— Je crois, capitaine, dit Pipper en anglais, que c’est une manière de prêtresse du pays qu’on nous envoie à notre dernier moment pour nous consoler. Écoutez-la tranquillement, ça vous aidera à vous endormir, ce que je vais faire, si je peux. Dans le cas où elle voudrait venir me prêcher, dites-lui que ce n’est pas la peine ; que je me suis préparé moi-même à ma façon.

Et Pipper se retourna sur sa natte.

Baboün-Knify reprit, en s’adressant à Hercule, d’une voix basse et avec un accent de profond intérêt :

— Les visages rouges, comme les visages pâles, ont le don des enchantements. Les visages rouges savent lire dans les cercles mystérieux que trace le serpent, en entourant la tige sacrée du Waremboë. Ils peuvent composer des philtres ; ils sont les frères en magie des visages pâles qui savent aussi faire des enchantements. Que leur grand esprit soit Yawaouw, Mama-Jumboë, ou le Dieu des blancs, ils doivent s’aimer et se secourir dans le malheur. Mon frère m’entend-il ?

— Il faudrait être sourd ou dormir comme Pipper, qui ronfle comme un canon ; mais pourquoi diable dites-vous qu’il faut nous aimer ?… Ventrebleu ! corbleu ! je ne me sens pas du tout disposé à vous aimer, la belle aux yeux doux. Eh ! eh ! eh ! dit Hercule en riant d’un air capable.

La magicienne dissimula la colère que lui inspirait la dédaigneuse insouciance d’Hercule, et reprit à voix basse :

— Pourquoi le Lion superbe ne parle-t-il pas en frère à celle qui lui parle en sœur ? Ne devons-nous pas nous entendre ? La lune qu’il interroge pour les maléfices… est aussi la lune que j’interroge. La nuit qu’il invoque pour présider à ses charmes… est aussi la nuit que j’invoque. Toi, comme moi, ajouta-t-elle en se rapprochant d’Hercule, nous puisons dans nos veines le sang nécessaire à nos philtres. Ceux qui ont la même mère doivent s’aimer et se secourir… Notre mère est la magie. Que nos lèvres disent les pensées de notre cœur… Mes lèvres disent les miennes : je veux sauver le Lion superbe, et je viens l’arracher au supplice. Mais je ne puis le sauver qu’à une condition ; sans cette condition, Mama-Jumboë rendrait sa fuite impossible. Je le jure par la pâle clarté de la lune, je le jure par l’heure sacrée des enchantements.

— Ceci me rappelle, dit Hercule de plus en plus égayé, le refrain si connu, que j’adorais dans mon enfance : « Au clair de la lune, mon ami Pierrot. » Eh ! eh ! « Prête-moi ta plume pour écrire un mot. » Eh ! eh ! eh !

La magicienne regardait Hercule sans comprendre ses paroles ; mais l’expression moqueuse de la physionomie du capitaine, en redoublant sa haine et sa rage, lui ôtait tout espoir d’arriver à ses fins. Pourtant elle reprit :

— Si tu as fait quelque enchantement, délivre à l’instant ta victime, et tu es sauvé. Prononce les paroles mystérieuses qui délient ce que des paroles mystérieuses ont lié. Mama-Jumboë sera satisfait, et tu seras libre. Si, pour rompre ton charme, il te faut, comme à nous, un cœur de ramier, des feuilles argentées du lotos, et des graines de tumboë recueillies sur la grève pendant la tempête, je t’apporterai ce qu’il te faudra. Mais il faut que tu rompes le charme ! s’écria Baboün-Knify, en se contenant à peine ; il le faut !

Elle prononça ces derniers mots avec tant de véhémence, que Pipper s’éveilla.

Hercule eût été dans son bon sens, que la persistance et le langage étrange de l’Indienne l’eussent presque rendu fou.

Déjà sous l’empire de son exaltation cérébrale, cet entretien bizarre mit le comble à son aberration.

— Un cœur de ramier, des feuilles de lotos ! quel diable de ragoût est-ce là, cuisinière de Belzébut ? s’écria-t-il.

Puis, passant sans transition d’une idée à une autre, il dit à la sorcière :

— C’est étonnant comme j’ai envie de chanter ; ça me rappelle un certain petit air que mon père me cornait toujours aux oreilles :


Le tambour résonne,
La trompette sonne ;
En avant, soldats.
Courons aux combats !


« — Allons, voilà que le capitaine chante une chanson de guerre, maintenant ! dit Pipper ; il ne pense jamais qu’à la bataille. Ah ! quel homme ! quel homme !

À cette dernière et cruelle insulte, Baboün-Knify contint à peine sa colère ; pourtant, voulant épuiser tous les moyens pour amener Hercule à détruire l’enchantement qui frappait Jaguarette, elle reprit d’un ton suppliant :

— Frère ! frère ! ta sœur t’en conjure, renonce à ta vengeance. Tu es puissant, je le sais ; tu peux, par ta magie, me forcer, pauvre créature, à venir à tes pieds, comme le serpent attire à lui l’oiseau tremblant qu’il fascine. Aie pitié !… aie pitié de cette pauvre créature ! Si tu savais ce qu’elle souffre… tu me comprends… aie pitié d’elle ! Tiens ! ajoute la sorcière, cédant à toute la puissance de son amour maternel, et songeant véritablement à sauver Hercule, dans l’espoir de délivrer Jaguarette, je le vois, on ne peut te tromper ; tu as un regard d’aigle, tu lis dans les cœurs. Eh bien ! oui… irritée contre toi, je voulais te faire rompre l’enchantement dont tu as frappé ma fille, et te livrer ensuite au supplice… mais tu as pénétré mon dessein. Eh bien ! écoute… et vois…

Ce disant, la sorcière ouvrit la porte du carbet.

Elle montra à Hercule les Indiens qui servaient de sentinelles, au loin le chemin qui conduisait à la forêt.

— Romps le charme, je te délivre de tes liens, et je te sauve. Deux mots de moi à ces guerriers, et ils vont quitter cette porte. Regarde…

Et elle alla près des deux Indiens, et leur dit quelques paroles d’un air solennel.

Les deux Piannakotaws s’inclinèrent, prirent la main de la sorcière, qu’ils portèrent sur leur tête, et abandonnèrent leur poste.

— Tu le vois, tu le vois… romps le charme, et tu es libre. Tous nos guerriers sont assemblés près du grand tabouï. Ils consacrent au Grand-Esprit leur poudre et leur munition de guerre, pour que leurs coups soient certains. Femmes, enfants, vieillards, assistent à cette cérémonie. Personne ne peut s’opposer à ta fuite… Je te servirai moi-même de guide. Et quand ton évasion sera découverte, pour empêcher qu’on ne te poursuive, je dirai à notre tribu que Mama-Jumboë t’a fait enlever par un de ses aigles aux sept ailes, et ils me croiront.

— Diable ! acceptez, acceptez, capitaine, s’écria le sergent. Elle a raison ; il n’y a pas un chat sur la route d’ici à la forêt. Acceptez… Si ce n’est pas pour vous, que ce soit pour le vieux Pipper. Ne poussez pas la crânerie jusqu’à refuser une pareille proposition. C’est comme si vous vous tiriez un coup de pistolet à bout portant, et à moi aussi par-dessus le marché.

Pour toute réponse, Hercule fredonna de nouveau le refrain qui devenait l’idée fixe de son cerveau délirant :


La trompette sonne,
Le tambour résonne ;
En avant, soldats.
Courons aux combats !


— Tu chantes ton chant de guerre ! s’écria la sorcière exaspérée. Tu me refuses donc ? Tu veux donc la mort ? Tu mourras… tu mourras… mais d’un supplice épouvantable… d’un supplice que ceux de notre tribu ne raconteront à leurs enfants qu’en frémissant de terreur. Entends-tu ? entends-tu ?…

Hercule haussa les épaules et reprit machinalement :


La trompette sonne,
Le tambour résonne…


La sorcière sortit furieuse.

Les sentinelles revinrent fermer la porte.

Le sergent se recoucha sur sa natte en disant :

— Ah ! quel homme ! quel homme !… Auprès de lui César est un poltron.


CHAPITRE XXVIII.

Le tay-say.


Ivre de fureur et de vengeance, la magicienne courut près de l’Ourow-Kourow, dit qu’elle avait consulté Mama-Jumboë et que la réponse du Grand-Esprit était celle-ci : « De grands malheurs menacent, si le visage pâle ne périt pas au milieu du plus affreux supplice avant le coucher du soleil. »

Les avis de la magicienne avaient une telle autorité sur les Indiens, que la sanglante cérémonie fut fixée pour le coucher du soleil qui commençait à descendre.

Deux poteaux furent fichés en terre au milieu du grand tabouï ; une immense cuve de terre cuite, remplie d’huile de palme, fut posée sur une assise de pierre formant un fourneau.

On y alluma un feu ardent, et bientôt le liquide devint bouillant.

Les couteaux à scalper, des flèches très-aiguës, des espèces de tenailles faites de bois de fer, et d’autres instruments de torture, furent disposés autour des poteaux de la chaudière avec une horrible symétrie.

Quatre Indiens, tatoués d’un rouge vif, avec des dessins noirs représentant des serpents entrelacés, s’occupaient des préparatifs du supplice.

Deux chanteurs funèbres, coiffés de longs bonnets de plumes, tenant à la main des flûtes de roseau, faisaient de temps à autre retentir le tabouï des sons les plus lugubres et les plus discordants.

La foule des Indiens se pressait autour des poteaux, attendant avec une farouche impatience la promenade de la mort.

Cette cérémonie était, pour les victimes courageuses, une sorte d’ovation, de dernières consolations que la barbare générosité de leurs ennemis leur accordait.

En présence de ces horribles apprêts, les guerriers vaincus mettaient à honneur de rester impassibles et de braver d’un front serein le supplice qu’ils allaient subir.

Baboün-Knify, retirée dans son carbet avec sa fille, voulait que celle-ci n’apprit l’arrivée et la condamnation des Européens qu’après leur mort.

Elle hâtait de tous ses vœux le moment où le soleil s’abaisserait à l’horizon.

Celui qui avait jeté un charme si fatal sur sa fille mourrait alors ; peut-être sa mort romprait-elle l’enchantement.

Par instinct, par pressentiment ou par hasard, depuis la matinée, Jaguarette éprouvait une angoisse extraordinaire. Elle se sentait oppressée, inquiète.

Sa mère voyait dans ces symptômes une nouvelle preuve de la fatale influence du magicien.

Le carbet, comme toutes les cases indiennes, n’avait qu’une porte ; le jour y arrivait par une ouverture faite au toit et destinée au passage de la fumée.

— Je ne sais pourquoi je souffre ici, au cœur, dit Jaguarette en mettant sa main sur sa poitrine. J’étouffe… l’air me manque… ma vue se trouble.

Elle se leva pour aller à la porte et l’ouvrir.

Baboün-Knify, qui s’était placée à l’entrée du carbet, s’avança précipitamment, et lui dit :

— Reste, reste, ma fille. À cette heure du jour, l’air est enflammé, il brûle plus qu’il ne rafraîchit.

— Hélas ! ma mère, le feu du jour est une brise douce et fraîche auprès du feu qui consume votre fille.

On entendit au loin et assez distinctement les sons aigus des flûtes de roseaux. Les musiciens jouaient un air funèbre ; la marche des condamnés était commencée.

La sorcière, pour empêcher ce bruit de parvenir jusqu’aux oreilles de sa fille, dit à Jaguarette, avec une gaieté affectée :

— Mon enfant est triste ; elle pense trop au présent ; elle oublie le passé. Il faut que je ramène le sourire sur ses lèvres pâles, en lui rappelant les chants qui la berçaient toute petite.

Et la magicienne, prenant un coëroma, sorte de tambour de basque, suspendu à la cloison, se mit à l’agiter bruyamment pour couvrir le son des flûtes qui devenait de plus en plus distinct.

S’accompagnant de ce bizarre instrument, elle chanta ces paroles naïves avec l’accent monotone et mélancolique particulier aux chants sauvages :

« L’enfant est endormi dans son berceau d’écorce.

Le vent se lève pour le bercer dans les branches du pamplemousse.

Les oiseaux attendent son réveil pour chanter.

Les fleurs attendent son réveil pour s’épanouir, embaumer l’air.

Sa mère n’attend pas son réveil pour l’aimer. »

Pendant quelques moments Jaguarette, distraite de ses pensées par ces chants qui réveillaient en elle des souvenirs confus et lointains, ne fit pas attention au bruit croissant de la marche funèbre.

Sa mère agitait de plus en plus vivement son tambour.

Pourtant entre deux chants, pendant un intervalle de silence, l’aigre retentissement des flûtes indiennes parvint jusqu’au carbet.

Cette musique infernale était accompagnée de hurlements sauvages et aigus, imitant le cri du hibou, l’oiseau de mort des Indiens.

Jaguarette connaissait assez les usages des siens pour comprendre la signification de ces cris.

Elle regarda sa mère avec terreur et lui dit :

— Un sacrifice se prépare ! j’entends les cris de mort… Oh ! fermez… fermez bien la porte… la vue d’un tel spectacle porte malheur !…

— C’est pour cacher ce spectacle à ma fille que je ne voulais pas lui laisser ouvrir cette porte… J’espérais étouffer ce bruit funèbre sous celui du coëroma.


— Oh ! ma mère ! agitez… agitez votre tambour, que je n’entende pas ces chants de mort !  !  ! Je savais bien que ce jour était fatal ! mes pressentiments ne me trompaient pas… La fleur pâle et violette du sasseyer se ferme à l’approche de l’orage ; mon cœur se serre à l’approche du malheur… Quels sont ces infortunés, ma mère ?

— Des prisonniers de la tribu des Arrakoës, les plus cruels ennemis de notre tribu.

À ce moment, le cortège s’approche tellement du carbet qu’on distingue les cris de la foule.

Avant que Baboün-Knify ait pu reprendre son tambour, Jaguarette entendit ces mots :

— Les visages pâles vont à la mort, et ils sont braves devant la mort !

— Les visages pâles ! s’écria l’Indienne, vous me trompiez, ma mère !

Et, avant que la magicienne eût pu s’opposer à son mouvement, Jaguarette courut à la porte, l’ouvrit et vit passer Hercule et Pipper, assis sur une natte et portés sur les épaules de quatre sacrificateurs. L’émotion de l’Indienne fut si violente qu’elle tomba sans mouvement entre les bras de sa mère.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


CHAPITRE XXIX.

Le supplice.


Le premier mouvement de Jaguarette, en revenant à elle, fut de s’écrier : — Sauvez-le, ma mère !… Pour l’amour de votre fille, sauvez-le !

La magicienne leva les yeux au ciel et dit avec désespoir : — Hélas ! hélas ! le maléfice dure encore !… elle l’aime toujours !…

— Sauvez-le ! répéta Jaguarette… Vous le pouvez… Les chefs obéissent à vos paroles ; elles sont sacrées pour eux… Vous leur direz que le Grand-Esprit ordonne qu’on mette les Européens en liberté… Sauvez-le, ma mère ! ajouta la jeune fille d’un ton de menace effrayant, sauvez-le, ou je meurs à vos yeux ! Cet ongle est teint de wourara[34] !

Et elle montra à sa mère un de ses ongles entièrement couvert d’une couche de gomme brune et luisante.

Voyant sa fille en possession de ce poison si subtil, la magicienne resta stupéfaite, et cacha son visage entre ses mains.

— Sauvez-le… ou je meurs… répéta Jaguarette.

— Je ne puis pas le sauver ! s’écria la magicienne. J’ai tout fait pour l’engager à rompre le charme qu’il a jeté sur toi ; il a résisté à ma volonté. Dans ma fureur, j’ai prédit à l’Ourow-Kourow les plus affreux malheurs si le sacrifice était retardé d’un moment ; il doit mourir au coucher du soleil.

— Au coucher du soleil ! répéta Jaguarette.

— Hélas ! oui, répondit sa mère. Mais renonce… renonce à ton affreux projet.

— Merci, ma mère… Vous m’avez dit l’heure de sa mort, je pourrai mourir avec lui. Au soleil couchant, vous n’aurez plus de fille, si l’Européen n’est pas libre.

— Quand je devrais t’arracher cet ongle ! s’écria la magicienne en se précipitant sur sa fille, je t’empêcherai de t’empoisonner.

— Faites un pas de plus, dit Jaguarette en mettant son ongle près de ses lèvres, et je me tue à l’instant…

— Malheur !… malheur !… s’écria sa mère en cachant sa tête dans ses mains.

— Il n’est plus temps de pleurer ! s’écria l’Indienne. Et, montrant un rayon de soleil qui entrait, par l’ouverture du toit et qui coupait obliquement la cloison, elle dit avec un sang-froid plus effrayant que la colère :

— Ma mère, voyez cet espace éclairé par le soleil ; de moment en moment l’ombre l’envahit. Ainsi les ombres de la mort s’approchent de l’Européen… ainsi les ombres de la mort s’approchent de votre fille, puisque vous ne voulez pas sauver le visage pâle…

Sans répondre à sa fille, la sorcière se précipite hors de la cabane, traverse le peuple, et arrive au grand tabouï suivie de Jaguarette.

L’heure du supplice était venue.

L’Ourow-Kourow et les chefs indiens étaient assis sur les sièges de guerre, sorte de troncs d’arbres creusés si profondément que ceux qui s’y plaçaient avaient la tête presque au niveau des genoux.

Les Indiens causaient entre eux du sang-froid inaltérable que le Lion superbe continuait de montrer.

Ils attendaient avec une curiosité féroce le moment du supplice, impatients de voir si cette constance ne se démentirait pas au milieu des tortures.

— Ma sœur vient hâter le sacrifice, dit l’Ourow-Kourow à la magicienne. Elle nous a dit que l’heure du coucher du soleil était le moment le plus propice pour immoler les blancs, et que Mama-Jumboë menaçait de grands malheurs si le sacrifice était retardé. Nous obéirons aux ordres du Grand-Esprit ; l’heure approche et les sacrificateurs sont prêts. L’huile bout ; les couteaux sont aiguisés… Quand le soleil aura disparu derrière le palmier, les visages pâles mourront de la mort des guerriers… Si j’avais un fils, je demanderais au Grand-Esprit qu’il lui donnât le courage du Lion superbe… L’Ourow-Kourow a bien vu des fêtes de mort, jamais il n’a rencontré d’homme plus calme devant le supplice que le visage pâle.

Après un moment de silence, l’Indien ajouta avec enthousiasme :

— Le Lion superbe est un grand chef !

Espérant profiter de l’admiration qu’Hercule inspirait aux Piannakotaws, Baboün-Knify lui dit d’un air grave, solennel :

— Pendant que nos frères faisaient les apprêts du sacrifice, j’ai encore interrogé les nœuds sacrés de Wannakoë, ils annonçaient toujours de grands malheurs si les visages pâles ne mouraient pas au coucher du soleil… Pourtant, par trois fois la branche de tulipier auquel le serpent s’est enroulé a été brisée. Je ne puis interroger Mama-Jumboë sur ce mystère que lorsque la lune brillera… à l’heure de minuit. Il faut donc que le sacrifice soit retardé jusqu’à demain… Le signe du tulipier est sans doute un avertissement que le Grand-Esprit m’envoie pour m’annoncer que ses oracles ont été mal interprétés.

En disant ces derniers mots, Baboün-Knify chercha sa fille des yeux, et la vit au premier rang des spectateurs.

Elle tenait son ongle empoisonné près de ses lèvres.

L’Ourow-Kourow regarda la magicienne avec un sombre étonnement, et lui répondit :

— Les ordres de Mama-Jumboë ne se contredisent pas… Il a menacé de malheurs affreux si les visages pâles ne mouraient pas au coucher du soleil… Ils doivent mourir…

Baboün-Knify jeta un regard désespéré sur sa fille, et reprit :

— Souvent la vue la plus perçante s’obscurcit… le bras le plus fort faiblit… En interrogeant tantôt les volontés du Grand-Esprit… en lisant dans les signes mystérieux où, seule, je puis lire, je me suis sans doute trompée… La seconde épreuve me le prouve… Il faut que l’Ourow-Kourow suspende le sacrifice jusqu’au moment où j’aurai pu invoquer Yawahon, au milieu du silence de la nuit.


Zam-Zam.

— Et si ma sœur ne s’est pas trompée ! s’écria le chef indien avec une impatience farouche, si Mama-Jumboë voulait que le sacrifice lui fût offert le soir, les malheurs dont il nous menace par ta bouche désoleront notre tribu… Femme… femme… prends garde.

— Baboün-Knify n’a rien à craindre, dit fermement l’Indienne. Elle a toujours été écoutée des sages et des chefs guerriers… C’est à l’Ourow-Kourow de tout redouter de la colère de Mama-Jumboë s’il méprise ses avertissements.

— Le soleil baisse ! le soleil baisse ! s’écria le Piannakotaw avec une anxiété terrible… Mais, surmontant bientôt son hésitation, il dit à la sorcière : Le sang des visages pâles ne peut que plaire à Mama-Jumboë… J’écouterai sa première parole.

Et le Piannakotaw siffla d’une manière particulière.

À ce signal bien connu, des hurlements sauvages éclatèrent de toutes parts ; les bourreaux avivèrent le feu, prirent les couteaux à scalper ; les musiciens firent retentir les apoutas ; les rangs des guerriers s’ouvrirent, et les sacrificateurs amenèrent Hercule et Pipper.

On allait les attacher aux poteaux, lorsqu’un Indien, traversant la foule, arriva près de l’Ourow-Kourow et lui dit :

— Tes guerriers amènent prisonnière une femme des visages pâles.


L’étonnement, l’espèce de rumeur que causa cette nouvelle furent tels, que le supplice demeura suspendu.

Le soleil disparut de l’horizon…

Le soleil est couché, dit la magicienne d’un ton solennel à l’Ourow-Kourow. Tu le vois, malgré ta volonté, les visages pâles n’ont pas été mis à mort… Avant le coucher du soleil, l’avertissement que Mama-Jumboë m’envoyait par la seconde épreuve du tulipier était donc tel que je l’avais interprété… puisque le Grand-Esprit a voulu que cette fois encore les Européens échappassent au supplice.

À ce moment, on vit Adoë amenée par trois individus.


CHAPITRE XXX.

La prisonnière.


Les Indiens, suivant les ordres de l’Ourow-Kourow, avaient conduit Adoë à l’habitation d’Oultok le Borgne. Depuis deux jours, ce planteur avait disparu de l’anse du Paliest avec ses deux mulâtres, Tarpoën et Siliba.

Croyant bien agir, les Piannakotaws ramenèrent la fille de Sporterfigdt au kraal de leur chef.

En voyant sa maîtresse, Jaguarette fut frappée de stupeur.

Tour à tour agitée par la honte, par la colère, par la jalousie, elle jetait de sombres regards sur Adoë et sur Hercule, qui, déjà attaché au fatal poteau, regardait la cuve d’huile bouillante d’un air hébété.

Baboün-Knify avait profité du tumulte occasionné par l’arrivée de l’Européenne pour courir auprès de sa fille.

Elle employait les prières, les menaces, la persuasion, pour la décider à abandonner son funeste projet de suicide, puisque, pour ce jour du moins, les Européens étaient sauvés.

En effet, le soleil avait tout à fait disparu, et la nuit, sans crépuscule sous les tropiques, avançait rapidement.

L’Ourow-Kourow, frappé des paroles de la magicienne, et voyant d’ailleurs le moment du sacrifice passé, donna ordre de reconduire les prisonniers dans leur carbet.

Adoë vit Hercule attaché au fatal poteau et jeta un cri perçant.

Celui-ci, malgré son aberration, reconnut la fille de Sporterfigdt. Sa venue au milieu de cette peuplade ne sembla pas l’étonner, il avait presque perdu la faculté de raisonnement. Souriant d’un air courtois à la créole, il lui dit simplement : — Comment vous portez-vous, mademoiselle ? Mille pardons de ne pouvoir vous présenter mes humbles respects.

Hercule ne put pas en dire davantage, ses gardiens l’entraînèrent, et il fut bientôt attaché de nouveau sur une natte, au milieu de la case qui lui servait de prison.

Le cri d’Adoë, le mouvement d’Hercule, n’avaient pas échappé à Jaguarette.

Elle serra violemment le bras de sa mère, et lui dit : — Ma mère, vois cette femme… son père a tué mon père…

— La fille pâle de Sporterfigdt ! Le Yawahon nous l’envoie, dit tout bas la magicienne.

Voyant le supplice différé, les Indiens se dispersèrent.

L’Ourow-Kourow resta seul dans le tabouï avec quelques vieillards et quelques guerriers.

Adoë était debout devant eux ; son air était noble, digne et fier. De temps à autre elle jetait les yeux vers le carbet où elle avait vu enfermer Hercule et Pipper.

Le chef indien, sachant que la magicienne parlait hollandais, lui fit signe de venir, et lui dit, en lui montrant Adoë : — Ma sœur gardera dans sa case cette fille des visages pâles… son père était Sporterfigdt, un de nos plus cruels ennemis… Que ma sœur interroge cette nuit Mama-Jumboë, lorsque la lune sera brillante, et que demain, au point du jour, le sacrifice de cette femme pâle puisse être offert au Grand-Esprit.

L’Ourow-Kourow se retira.

— Suivez-moi, dit Baboün-Knify à la jeune fille.

Heureuse d’entendre parler sa langue, Adoë s’écria :

— Dieu soit loué ! je puis au moins me faire comprendre. Au nom du ciel, répondez-moi ; ce capitaine européen que j’ai vu tout à l’heure est-il prisonnier depuis longtemps ? A-t-il été blessé ? Quel est le sort qui l’attendait ? Si vous voulez faire une noble action, si vous voulez gagner une grande récompense, aidez-le…, aidez-nous à retourner à Sporterfigdt, où j’habite.

— Les deux Européens doivent mourir demain ainsi que vous, dit la magicienne d’un air farouche.

— Jaguarette ! s’écria la créole en voyant pour la première fois la petite Indienne qui, la tête baissée sur sa poitrine, s’avançait lentement.

Vous ici, vous ici ! Je trouvais que votre sommeil avait été bien profond pendant la nuit fatale où les Indiens m’ont enlevée de Sporterfigdt… Dieu fasse que ce mystère ne me soit pas expliqué maintenant, dit Adoë en jetant un triste regard sur Jaguarette.

Celle-ci ne répondit rien.

— Pendant dix années, j’ai été pour vous une sœur… La maison de mon père a été comme votre maison… dit Adoë. Si vous avez quelque reconnaissance de mes bontés, usez de l’influence que vous devez avoir sur les gens de votre nation pour les empêcher de commettre un meurtre abominable. Cette femme dit que les deux Européens sont menacés de mort.

— Cette femme est ma mère, dit Jaguarette.

— Votre mère ! s’écria Adoë au comble de l’étonnement. Puisque vous êtes sa mère, ajouta-t-elle en s’adressant à la magicienne, je n’ai rien à craindre ; Jaguarette vous dira que, recueillie toute petite par mon père, elle a été élevée et traitée à Sporterfigdt comme ma compagne. Je vous le répète, si mes soins pour votre fille méritent quelque reconnaissance, vous pouvez faire plus que vous acquitter, en facilitant la fuite de ces Européens et la mienne. Vous devez en avoir les moyens.

Baboün-Knify écouta Adoë avec un silence glacial, et lui répondit d’une voix solennelle : — La fille de Sporterfigdt aurait reconnu ma fille pour sa maîtresse, et l’aurait servie à genoux, qu’elle n’aurait encore rien fait… Le prix du sang ne peut jamais se payer…

— Le prix du sang ! s’écria Adoë.

— Le planteur de Sporterfigdt a tué son père… dit Baboün-Knify d’une voix sourde… montrant Jaguarette.

— C’est impossible… vous mentez… dit fièrement Adoë, les yeux brillants d’indignation… Mon père était le plus humain des hommes… Jamais il n’aurait commis une cruauté pareille.

— Ne vous a-t-il pas dit qu’il avait recueilli l’enfant dont il prit soin après une attaque des Indiens ?

— S’il en est ainsi, reprit Adoë, mon père a défendu sa vie et sa maison contre ceux qui l’attaquaient… vous ne pouvez lui en faire un crime. Et toi… Jaguarette, dit Adoë d’un ton plus affectueux que suppliant, oublieras-tu le temps que tu as passé à Sporterfigdt ?

L’Indienne baissa la tête ; mille sentiments contraires se combattaient en elle. Le souvenir des bontés de sa maîtresse la touchait ; mais elle ne pouvait penser sans désespoir qu’Hercule et Adoë, réalisant les prédictions de Mami-Za, se marieraient, s’ils pouvaient parvenir à recouvrer leur liberté.

Sachant combien sa mère avait d’influence sur l’Ourow-Kourow, l’Indienne voulut réfléchir avant de répondre à Adoë ; pour éviter une réponse directe, elle lui dit :

— Jaguarette n’oublie pas les bienfaits. La case de sa mère est pauvre ; mais elle est au service de la fille de Sporterfigdt, qui doit avoir besoin de repos.

Et, précédant Adoë, qui la suivit agitée des plus pénibles angoisses, elle se dirigea vers le carbet.


CHAPITRE XXXI.

Propositions.


Après d’assez longues réflexions, Jaguarette alla trouver Baboün-Knify.

— Ma mère… vous aimez votre fille ?

La magicienne leva ses yeux au ciel, ses yeux qui se remplirent de larmes.

— Vous pouvez empêcher Jaguarette de mourir… vous pouvez rendre la tribu des Piannakotaws la plus puissante tribu des montagnes Bleues… vous pouvez vous montrer généreuse et rendre à la liberté la fille de Sporterfigdt, qui a traité votre fille comme sa sœur…

— Que dis-tu ? s’écria la magicienne.

— L’Ourow-Kourow a dit que le Lion superbe était un grand chef ! Il est le plus vaillant des visages pâles. Tous nos guerriers admirent son courage. Eux toujours sans pitié… ils ont vu pourtant les apprêts de son supplice avec peine. Cela est-il vrai, ma mère ?

— Cela est vrai… l’Ourow-Kourow a dit que jamais guerrier n’a affronté plus bravement la mort.

— Le vieillard que j’ai sauvé m’a raconté qu’autrefois deux visages pâles avaient combattu avec notre tribu.

— Jusqu’à leur mort, dit la magicienne, il ont été pour nous de braves et fidèles alliés.

— Eh bien ! que ma mère dise à l’Ourow-Kourow de sauver le Lion superbe, pourvu que le Lion superbe devienne un de nos guerriers et qu’il prenne Jaguarette pour femme.

— Ma fille a perdu la raison, s’écria la sorcière. L’Ourow-Kourow admire le courage du Lion superbe, mais il veut son trépas… J’ai annoncé à la tribu les plus grands malheurs, si le Lion superbe n’était pas sacrifié.

— Les paroles de ma mère sont des ordres pour les Piannakotaws. Elle a fait retarder le supplice de l’Européen ; elle peut changer les chants de mort en chants de joie.

— Jamais l’Ourow-Kourow n’y consentira.

— Si vous lui ordonnez au nom de Mama-Jumboë de prendre le visage pâle pour allié, le chef obéira. Jaguarette heureuse… bien heureuse, ne vous quitterait plus alors, dit l’Indienne d’un ton suppliant. Vous qui n’avez vu votre fille que triste et en larmes, vous la verriez calme et gaie. Hélas ! ma mère, vous vous plaignez de ce que mon amour pour vous est froid ; oh ! ne croyez pas cela ; le malheur pèse si cruellement sur mon cœur, que ma tendresse pour vous ne peut se faire jour… Les roses caraïbes ne fleurissent pas sous les ronces… ma mère !

La magicienne se sentit profondément émue, elle contemplait avec une résignation douloureuse le charmant visage de la petite Indienne, le chagrin y avait déjà laissé de cruelles empreintes.

Cette vue réveilla toute sa colère, toute sa haine contre Hercule, qui rendait sa fille victime de ses maléfices. Elle s’écria impétueusement :

— Non… non ! cet infernal enchanteur a fait perdre la raison à ma fille ; qu’il meure… qu’il meure !

— Adieu, ma mère, s’écria Jaguarette en laissant éclater ses sanglots, et en se jetant dans les bras de la magicienne.

Désespérant de calmer l’exaltation de sa fille, la sentant capable de se tuer si Hercule mourait, la magicienne consentit, après de pénibles hésitations, à tenter de le sauver.

Elle se rendit près du chef indien.

Le guerrier qui veillait à la porte de l’Ourow-Kourow alla le réveiller.

— Que ma sœur soit la bienvenue ! dit le chef en sortant de sa cabane ; que ses paroles préservent de tous les malheurs ! Qui l’amène au milieu de la nuit ? sommes-nous donc menacés de quelque grand danger ?

— Je le crains… Depuis hier les inspirations que Mama-Jumboë m’envoie sont étranges. Je n’ose croire à ce que m’annoncent les nœuds mystérieux du serpent sacré Wannakoë… Mon frère est un sage et un guerrier… il aidera peut-être mon esprit à sortir de cette incertitude… Hier j’ai dit à mon frère : De grands malheurs menacent si les visages pâles ne sont pas sacrifiés avant le coucher du soleil.

— Telles ont été les paroles de ma sœur, et j’ai hâté le moment du sacrifice.

— J’ai voulu, cette nuit, une seconde fois, interroger la destinée ; le Grand-Esprit m’a voulu éclairer.

— L’oracle est donc changé ?

— Il est le même.

— Les visages pâles doivent donc mourir ?

— Ils ne doivent pas mourir.

— Je ne comprends pas, ma sœur.

— Mama-Jumboë a dit et dit encore : De grands malheurs menacent si les visages pâles ne sont pas mis à mort. Mais le Grand-Esprit n’a pas dit que ces malheurs menaçaient la tribu.

— Qui menacent-ils donc ?

Après un moment de silence, la magicienne reprit :

— Mon frère se souvient-il des deux guerriers des visages pâles qui ont combattu avec les Piannakotaws ?

— Ils étaient braves et fidèles ; ils sont morts sur les rives du lac de Parima.

— Mon frère se souvient-il des prédictions que j’ai faites quand les visages pâles sont venus demander aux Piannakotaws de marcher avec eux contre les Annakoës ?

Après quelques moments de réflexion, le chef indien répondit :

— Ma sœur a dit que les Piannakotaws seront heureux dans leurs entreprises ; que deux visages pâles, envoyés par Mama-Jumboë, serviraient à notre tribu, parce qu’ils venaient du grand pays des blancs de l’autre côté du lac salé, et qu’ils savaient des choses mystérieuses que les visages rouges ne savaient pas.

— Il en a été ainsi ; ils nous ont appris à manier les fusils d’Europe, à forger le fer des blancs, et à le rendre dur en le trempant dans la source de l’Oyapok.

Baboün-Knify resta quelque temps silencieuse ; puis elle reprit d’un air inspiré, en montrant les étoiles de la croix du sud qui étincelaient alors comme des diamants au milieu des profondeurs azurées du ciel :

— La brise des nuits s’apaise ; elle se tait pour laisser parler celle à qui le Grand-Esprit se dévoile. Chaque rayonnement de l’étoile est une parole qu’elle entend… chaque rayonnement de la lune est une phrase qu’elle entend… la lumière, qui arrive seulement aux yeux des autres, arrive comme un son aux oreilles de Baboün-Knify ; elle entend… elle entend… les mêmes paroles qu’elle a répétées hier à son frère ; mais la flamme de l’incendie, mais la clarté de la lune, mais la lumière du soleil, mais l’ombre de la nuit, donnent des apparences différentes au même objet. Hier, j’avais dit : Si le sacrifice des visages pâles n’a pas lieu avant le coucher du soleil, de grands malheurs menacent… Maintenant… ce qui était obscur se dévoile… l’arrivée de la fille de Sporterfigdt m’a éclairée… Puisque le sacrifice n’a pas eu lieu, ce ne sont pas les Piannakotaws qui sont menacés, ce sont les visages pâles.

— Les visages pâles ! répéta le chef avec un air de surprise incroyable, comme s’il eût douté de ce qu’il entendait. Mais le Lion superbe est le plus brave de leurs guerriers, s’écria-t-il ; comment sa vie peut-elle être fatale à son peuple ?

— Si la vie de ce chef redoutable était employée à combattre son propre peuple, s’il devenait l’allié le plus fidèle et le plus brave des Piannakotaws… s’il était pour eux ce qu’ont été les deux blancs morts sur les rives du lac Parima, sa mort ne serait-elle pas fatale aux fils des montagnes Bleues, qu’elle priverait d’un allié courageux ? Sa vie ne serait-elle pas fatale aux Européens, qui trouveraient en lui un adversaire redoutable ?

— La vérité est la vérité… ma sœur l’a dit en cela… mais qui nous prouve que le Lion superbe sera notre allié fidèle comme les autres visages pâles !

— Qui le prouve ? s’écria la magicienne d’un ton imposant. L’oracle que le serpent sacré a rendu… Si la mort du Lion superbe devait être favorable à notre tribu, l’Esprit m’aurait-il annoncé, par trois présages réitérés, que j’interprétais mal la volonté de Mama-Jumboë, lorsque je demandais la mort de l’Européen ?

Ces dernières paroles parurent convaincre l’Indien. Il baissa la tête et sembla réfléchir.

— Enfin, reprit la magicienne, mon frère sait si j’aime ma fille… si je l’ai pleurée dans mes regrets.

— Depuis quinze ans les larmes de ma sœur n’ont pas cessé de couler… Le jour où elle a retrouvé sa fille a été un jour de fête dans son cœur, je le sais… Mais pourquoi ma sœur me parle-t-elle de sa fille ?

— Ce que j’ai de plus cher au monde, c’est elle… Eh bien ! qu’elle soit l’épouse du Lion superbe, s’il consent à servir avec nos guerriers.

— Ta fille… l’épouse du visage pâle ! s’écria l’Ourow-Kourow stupéfait. Ta fille !… Songes-tu bien que s’il nous trahissait…

— Il serait puni de la mort des traîtres, et ma fille partagerait son sort… Crois-tu maintenant que je risquerais la vie de celle que j’ai pleurée quinze ans, si je n’avais pas lu dans l’avenir que le Lion superbe serait le plus brave, le plus fidèle allié des Panniakotaws ?

Cette dernière raison détruisit les dernières hésitations de l’Indien. Il dit a la magicienne :

— Et l’autre visage pâle, la Queue brillante ? et la fille de Sporterfigdt ?

— Si mon frère croit mes conseils, il montrera aux Européens que les fils des montagnes Bleues sont humains et généreux. Ils renverront la jeune fille et le guerrier pour annoncer à leur nation que le Lion superbe reste parmi nous.

— Et si le Lion superbe refuse de rester parmi nous ? demanda le chef.

— Il mourra… la fille de Sporterfigdt mourra… la Queue brillante mourra… Et la prédiction du Grand-Esprit sera encore réalisée. Mon frère le voit… Qu’il meure ou qu’il soit des nôtres, la perte du Lion superbe sera toujours un grand malheur pour les visages pâles, car ils l’auront contre eux, ou ils ne l’auront plus parmi eux.

Le chef indien baissa la tête en signe de consentement, et dit à Baboün-Knify :

— Qui parlera au guerrier européen ?

— Toi, grand chef ; je lui dirai ta parole dans son langage.

— Que le Grand-Esprit vous guide et vous entende ! dit l’Ourow-Kourow.

Quelques moments après, Baboü-Knify, pour la seconde fois, entra dans la prison d’Hercule avec l’Ourow-Kourow.


CHAPITRE XXXII.

L’épreuve.


Fatigué des émotions de la journée, en rentrant dans son carbet, Hercule était tombé dans une sorte d’assoupissement fiévreux et agité. Il ne dormait pas, et pourtant des figures étranges lui apparaissaient vaguement.

Lorsque la magicienne et l’Indien entrèrent, et que Baboün-Knify eut tiré Hercule de son état de torpeur, il ouvrit machinalement les yeux et crut continuer ses visions bizarres.

Pendant la scène qui va suivre, et qui eut Pipper pour auditeur, Baboün-Knify servit d’interprète à l’Ourow-Kourow.

Il dit d’une voix haute et solennelle :

— Celle à qui Mama-Jumboë parle en secret dira mes paroles au Lion superbe, et elle me rapportera ses réponses.

La magicienne traduisit celle phrase à Hercule, qui répondit par un affreux bâillement.

Le chef indien continua :

— Le Lion superbe a vu sans trembler les apprêts de la mort… Les fils des montagnes Bleues admirent son courage ; ils lui offrent d’être leur frère… Si le visage pâle veut prendre l’arc et le casse-tête parmi les Piannakotaws, il subira de très-dures et de très-cruelles épreuves… S’il en sort triomphant, il pourra s’asseoir parmi les guerriers et les sages… Il pourra dire, en parlant des fils des montagnes Bleues… les miens… Le Lion superbe veut-il connaître ces épreuves ?

— Dites toujours, reprit machinalement Hercule.

— L’homme fort parle peu, agit beaucoup, dit le chef, frappé de l’énergique concision de la réponse d’Hercule.

Et il ajouta d’un ton un peu emphatique :

— Que le Lion superbe écoute : le feu éprouve le fer, l’eau éprouve le bois, la corde éprouve l’arc, les douleurs éprouvent le guerrier.

— Capitaine, ils veulent nous embaucher, dit le sergent, qui s’était éveillé en sursaut.

— Si le Lion superbe veut être de nos guerriers, au lieu de servir de festin sacré à notre tribu, dit l’Ourow-Kourow, il annoncera sa résolution demain, au lever du soleil, en mettant sur sa tête un bouclier, un arc, des flèches, une peau de serpent, et il entrera à reculons dans le grand tabouï, où seront assemblés les sages de la tribu[35].

— Ça ne sera guère poli de se présenter comme ça devant des sages, dit Pipper, sans compter que des flèches, un bouclier et une peau de serpent ne feront jamais une coiffure bien commode… Si c’est là la haute paye qu’ils nous offrent pour nous amorcer, je ne serai pas de leur écot.

— Le sun-otyo est un oiseau bavard et étourdi ! Malgré sa barbe grise, la Queue brillante imite le sun-otyo ; qu’il imite plutôt le fier silence du Lion superbe, dit la magicienne d’un air méprisant.

L’Indien continua l’émunération des épreuves que devait subir le néophyte.

— Quand le Lion superbe aura demandé à être au nombre des fils des montagnes Bleues, il gardera pendant deux jours un jeûne très-rigoureux. Il ne se nourrira que des fruits du sybay, qui sont amers et nauséabonds ; il ne boira que de l’eau des marais, qui est fétide… Le guerrier doit savoir souffrir la faim et la soif.

— La pitance vaut la solde, dit l’incorrigible Pipper.

L’Ourow-Kourow continua :

— Chaque jour les autres guerriers viendront chanter au Lion superbe leur chant de mort ; ils lui donneront cent trente-cinq coups… avec des racines de palmier desséchées et arrachées de terre pendant une nuit d’orage… Les coups seront très-forts, sur le dos, sur les bras et sur les jambes. Le dos porte l’arc, les bras combattent, les jambes marchent… Pendant cette épreuve, le Lion superbe se tiendra debout, les mains croisées sur sa tête, le talon droit appuyé sur le genou gauche.

— Véritable tour d’équilibriste, dit le sergent.

— Pendant qu’on l’éprouvera par le fouet, continua l’Indien, le Lion superbe ne manifestera ni impatience, ni douleur ; alors on mettra chaque soir en trophée, sur son hamac, les racines qui auront servi à l’épreuve… elles lui appartiendront…

— Allez ! allez ! ne vous arrêtez pas en si beau chemin ; qu’est-ce que ces misères-là ? dit Hercule.

— Le Lion superbe va voir que les autres épreuves de l’eau, du feu et des fourmis feraient pâlir les plus braves, reprit l’Ourow-Kourow. Le neuvième jour, tous les guerriers ayant le tatouage de combat s’assembleront ; la flèche sur l’arc, le couteau à scalper à la ceinture, ils entreront brusquement dans le carbet où le Lion superbe sera couché. Affaibli par le jeûne, par les coups qu’il aura reçus, les guerriers pousseront des hurlements épouvantables ; ils l’attacheront dans son hamac, et ils le plongeront au fond de la rivière froide, où il restera jusqu’à ce que chaque guerrier ait dit onze fois Mama-Jumboë et Yawahon ; alors on retirera le Lion superbe de la rivière… Le guerrier doit traverser les lacs et disparaître sous les eaux pour surprendre son ennemi.

— Ils se figurent sans doute que cet exercice-là vous fait pousser des nageoires, dit Pipper.

— Quand on aura retiré le Lion superbe de l’eau, on le suspendra dans son hamac mouillé, entre deux arbres : on entassera au-dessous une grande quantité de suaky-way, herbe très-puante qui se consume sans flamber ; on y mettra le feu, de manière que le Lion superbe sente vivement la chaleur sans être atteint par les flammes, et qu’il souffre des maux étranges… ainsi le guerrier doit braver le feu… La seule fumée qui entourera le Lion superbe de toutes parts lui causera une très-grande souffrance… et il tombera dans une pâmoison qui fera croire qu’il est mort.

— Allons donc… allons donc… voilà que cela commence à signifier quelque chose, s’écria Hercule d’un ton sardonique.

— Quand les guerriers verront le Lion superbe comme mort, ils chanteront d’un ton funèbre… les Piaï les accompagneront sur l’apouta… alors on creusera un tombeau pour y ensevelir le Lion superbe… les guerriers doivent savoir mourir. Avant de le mettre dans la tombe, le menton sur les genoux, les mains sur les oreilles, on lui attachera un collier et une ceinture de feuilles remplies de spanso-bokes, grosses fourmis rouges dont la piqûre est plus cuisante qu’une piqûre d’abeille sauvage… Les morsures des spanso-bokes seront si cruelles, que, malgré sa langueur et sa faiblesse, le Lion superbe bondira de sa fosse comme un tigre piqué par un serpent ; il deviendra presque fou de douleur… Ainsi le guerrier doit sortir un jour de sa tombe pour aller dans le grand kraal toujours vert de Mama-Jumboë… Alors les épreuves seront terminées. On rasera les cheveux du Lion superbe, on lui versera sur la tête du kil-dewill presque bouillant à travers un crible, on lui imprimera sur la figure le tatouage indélébile des fils des montagnes Bleues. On lui coupera l’oreille droite pour racheter la chair de son corps, qui aurait dû être servie au festin sacré de Mama-Jumboë. On lui donnera un arc d’honneur, un collier de plumes ; alors il sera guerrier des Piannakotaws, et à la première bataille contre les Européens, il devra rapporter au tabouï onze chevelures de visages pâles Le Lion superbe est-il prêt ?

Hercule avait écouté l’Ourow-Kourow avec une stupeur croissante ; quand l’Indien eut terminé, il haussa les épaules sans répondre un mot.

— Toujours grand, toujours calme, dit l’Indien.

— Il ne se démoralise pas, toujours le même ! dit Pipper. Comme il foudroie ce sauvage par son silence ! Ah ! quel homme !

Le chef et la magicienne se regardèrent, échangèrent quelques mots en indien, et Baboün-Knify dit à Hercule :

— Il y a encore loin d’ici au lever du soleil. Cœur intrépide réfléchira.

Puis, se retournant vers Pipper, elle lui dit :

— Que la Queue brillante nous suive, on l’attachera dans un autre carbet.

— Si ça vous gêne, ne m’attachez pas, et laissez-moi m’en aller, dit le sergent.

Tous trois sortirent ; Hercule resta seul, plongé dans ses réflexions.

Bientôt sa porte s’ouvrit de nouveau, et Jaguarette parut.


CHAPITRE XXXIII.

L’amour.


En entrant dans le carbet, Jaguarette était pâle, émue, tremblante ; de l’entretien qu’elle allait avoir avec Hercule dépendait, pour ainsi dire, leur vie à tous deux.

— Qu’est-ce encore ? s’écria impatiemment le capitaine.

Puis il ajouta, au comble de l’étonnement :

— C’est la petite sauvage de l’habitation de mademoiselle Sporterfigdt, la fille de l’abominable sorcière de tout à l’heure, qui voulait, à toutes forces, me prendre pour un enchanteur ! Mais cette effrontée me poursuivra donc partout ! que je veille, que je dorme ou que je rêve.

— Il faut que je vous sauve ! s’écria l’Indienne en fondant en larmes.

Et elle tomba aux genoux du capitaine d’un air suppliant.

— Maudissez-moi… mais laissez-moi vous sauver ! Acceptez d’abord ce que le chef indien vous a proposé tout à l’heure.

— Accepter ses coups de fouet ! son jeûne ! ses graines amères ! sa fumée puante ! ses flammes brûlantes ! son plongeon dans l’eau froide ! son ensevelissement ! ses fourmis rouges et son tatouage ! quand je puis être débarrassé de cet épouvantable cauchemar en un quart d’heure ! allons donc ! ma mie… mais vous êtes folle, archi-folle… Laissez-moi tranquille… morbleu… corbleu… ventrebleu… Quel démon vous pousse à venir ainsi m’excéder ? Votre sorcière de mère va venir encore me dire que je vous ai charmée, coureuse que vous êtes ! tandis que c’est vous qui me relancez jusqu’ici, dans le pays des songes.

L’Indienne baissa humblement le front, et répondit d’une voix douce et tremblante :

— Accablez-moi, frappez-moi… mais laissez-moi vous sauver… C’est par mon conseil que ma mère et l’Ourow-Kourow sont venus vous trouver pour vous demander à rester parmi les nôtres. Il n’y a pas d’autre moyen de vous arracher au terrible supplice qui vous attend ! Il faut que vous soyez sauvé, car, si vous mouriez, je mourrais de votre mort : vous ne savez donc pas tout ce que j’ai souffert depuis que je vous ai quitté à Sporterfigdt ; vous ne savez pas les affreuses tortures que j’endure depuis que vous êtes prisonnier ! vous ne savez donc pas enfin que je vous aime, que votre vie est ma vie ? s’écria l’Indienne avec un accent déchirant et passionné.

Celui-ci, stupéfait, recula d’un pas ; sa pudeur virginale s’alarma, et il répéta machinalement :

— Elle m’aime… la sauvage m’aime ; quel cauchemar !

— Ne me repoussez pas ! dit Jaguarette avec exaltation, en levant vers lui ses grands yeux baignés de larmes et en joignant ses mains. Ne me méprisez pas… écoutez… écoutez… vous aurez pitié de la pauvre Jaguarette. Elle a toujours été malheureuse, parce qu’elle a toujours été fière… elle est fille d’une race de guerriers des montagnes Bleues, qui ont toujours commandé… et elle était comme une esclave, moins qu’une esclave à Sporterfigdt ! On lui donnait de brillants colliers… on lui donnait un riche coussin pour se coucher dans le salon aux pieds de sa maîtresse, comme on donne un collier et un coussin au chien favori du maître. Tant qu’il est alerte et gai… on le flatte… on le caresse… s’il est triste et maussade, on le rudoie.

Sans doute, ma maîtresse était bonne pour moi comme elle était bonne aussi pour Elpy, son épagneule favorite. Ah ! si vous saviez combien j’ai souffert en grandissant. Jamais un mot pour mon âme, pour mon cœur. Pourvu que la petite Jaguarette fût gaie, pourvu qu’elle portât bien le costume éclatant dont on la parait, pourvu qu’elle agitât le chasse-mouches avec adresse, qu’importait le reste ?… Ma maîtresse avait un Dieu qu’elle priait, qu’elle disait bon, miséricordieux, puissant… Ce Dieu lui envoyait des bonheurs, elle l’en remerciait… et jamais elle ne m’a fait connaître ce Dieu, si bon, si grand !… Moi, je me rappelais avec amertume que, toute petite, j’avais une mère qui invoquait pour moi notre Dieu à nous, pauvres Indiens. Ma maîtresse n’assistait jamais aux danses grossières des esclaves. Quand j’étais enfant, ces danses m’amusaient à voir. Plus tard, je ne sais pourquoi, elles me firent honte. Je compris que la fille de Sporterfigdt ne pouvait y assister. Un jour elle me demanda pourquoi je n’allais plus le dimanche au bamboula des noirs. Cette question me navra… Qu’étais-je donc à ses yeux pour ne pas rougir comme elle ?… À mesure que j’avançais en âge, je devenais rêveuse, triste… je recherchais la solitude… je m’en allais dans la forêt… sur le bord de la mer… je pleurais en regardant le ciel et les vagues, déserts comme mon cœur. Quand je revenais à l’habitation, on me grondait d’être chagrine ; s’il y avait des étrangers, on me faisait danser le loango en m’accompagnant du talboë[36]. De tout cela, je souffrais beaucoup. Bien des fois j’ai été sur le point de quitter Sporterfigdt pour retourner dans les montagnes Bleues. Mais j’aimais ma maîtresse, et je sentais que je l’aurais adorée si elle m’avait traitée comme un être de son espèce. Souvent la mulâtresse Mami-Za nous faisait des prédictions : un jour, — et Jaguarette baissa la tête avec confusion, — un jour, elle prédit à la Massera qu’un bel Européen traverserait les mers pour venir l’épouser… que ce mariage s’annonçait heureusement, mais que pourtant beaucoup de dangers le menaçaient. Dans les cartes de Mami-Za, ces dangers étaient représentés par une panthère. Je ne sais pourquoi, malgré moi, il me vint à l’esprit qu’une destinée fatale me réservait ce rôle cruel. Le colon de Sporterfigdt m’avait appelée Jaguarette… cela me parut un pronostic fatal. D’abord, oh ! je vous le jure… d’abord je fis tout pour échapper à cette pensée. Elle m’obsédait sans relâche le jour ; la nuit, elle me poursuivait dans mes songes… Un vieil Indien de notre tribu, que j’avais secouru et que je voyais quelquefois en secret, me dit que c’était sans doute la volonté de notre Dieu, Mama-Jumboë, et que je devais lui obéir. Je luttai encore… Mais, et Jaguarette dit les mots suivants d’une voix si basse qu’Hercule l’entendit à peine, mais du jour où j’ai vu à Sporterfigdt le bel Européen, qui, selon les prédictions de Mami-Za, devait épouser ma maîtresse, j’ai cédé aux conseils du vieil Indien… j’ai résolu de traverser de tout mon pouvoir l’union de la fille de Sporterfigdt, car je t’aimais.

Tu avais éveillé dans mon cœur les passions les plus violentes contre ma maîtresse. Oh ! que je l’ai abhorrée du jour où elle m’a obligée de paraître devant toi avec un vêtement d’esclave ! Oh ! que je l’ai abhorrée quand j’ai vu que ton regard ne quittait pas le sien… qu’une tendre émotion colorait son visage, et qu’elle souriait de bonheur. Depuis ce moment, j’ai juré sa perte, et je sens là que la prédiction de Mami-Za doit s’accomplir. La panthère sera triomphante… le bel Européen sera mon époux… la fille de Sporterfigdt mourra de rage et de désespoir en voyant ma félicité, s’écria l’Indienne avec un accent de joie sauvage et féroce.

— Voilà que le cauchemar se développe et prend des proportions gigantesques, dit Hercule ; j’épouserai la sauvage et j’aurai une petite famille de sauvageons, ah ! ah ! ah ! et il éclata de rire.

Outrée de la gaieté d’Hercule, le voyant insensible à toutes ses protestations d’amour, Jaguarette fut sur le point de s’abandonner à une violente indignation. Pourtant, une dernière fois elle supplia Hercule.

— Aie pitié de moi, lui dit-elle avec un accent déchirant. Reste avec nos guerriers, prends-moi pour ton esclave, et la fille pâle est sauvée…


— Le tambour résonne,
La trompette sonne. »


chantonna Hercule pour toute réponse.

Pendant quelques moments, Jaguarette, accablée de honte, de douleur, de rage, resta sa tête cachée dans ses mains, puis elle se releva brusquement ; sa physionomie, jusqu’alors triste ou exaltée, prit tout à coup une expression de méchanceté diabolique. Ses lèvres se relevèrent convulsivement ; elle serra avec rage ses petites dents blanches les unes contre les autres, ses grands yeux, arrondis par la colère, brillèrent d’un sombre éclat, et elle s’écria d’une voix vibrante : — Que la fille de Sporterfigdt meure donc… et toi aussi… et la Queue brillante aussi… et Jaguarette aussi. Celui qui n’est pas à moi ne sera au moins ni à la fille de celui qui a tué mon père, ni à personne au monde.

Et elle sortit du carbet, dont elle ferma la porte avec violence.


CHAPITRE XXXIV.

Le supplice.


Le lendemain, au lever du soleil, Adoë, Hercule et Pipper furent amenés dans le grand tabouï, au milieu de toute la population indienne, avec une pompe lugubre.

L’Ourow-Kourow, revêtu des insignes du commandement, s’avança, suivi de Baboün-Knify, qui lui servait d’interprète, et dit à Hercule :

— Les Piannakotaws admirent le Lion superbe ! par son courage et par sa sagesse, il est l’égal des plus grands chefs ; s’il veut être un de nos guerriers, et prendre pour épouse une fille des montagnes Bleues, nous l’aimerons ; son noble courage servira de chant de guerre… nous lui abandonnerons, pour qu’il en dispose comme il le voudra, la fille pâle de Sporterfigdt et la Queue brillante… Si le Lion superbe veut renvoyer ces prisonniers à Surinam, je leur donnerai un guide et mon anneau d’argent pour sauf-conduit… ils pourront traverser ainsi sans dangers les postes des nègres rebelles de la Sarameka… Que le Lion superbe dise oui… et sous ses ordres nous marchons à l’instant contre les soldats des visages pâles, et il rapportera onze de leurs chevelures comme premier trophée de sa victoire et de notre alliance.

À peine le chef avait-il prononcé ces paroles que la foule cria bruyamment : — Que le Lion superbe prenne l’arc parmi nos guerriers… une femme parmi nos jeunes filles, Mama-Jumboë le veut… Qu’il apporte onze chevelures des visages pâles, Yawahon l’ordonne !

— Quel courage ! il est même admiré parmi nos ennemis les plus acharnés, pensait Adoë en jetant un regard passionné sur Hercule, qui paraissait complètement étranger à ce qui se passait autour de lui.

— Quel sang-froid ! disait Pipper. Pour qui connaît les Indiens, il est impossible de faire un plus grand honneur à une peau blanche, rouge, noire ou cuivrée, que celui qu’ils font au capitaine.

L’Ourow-Kourow continua en imposant silence à la populace et en montrant les apprêts du supplice :

— Si le Lion superbe refuse les offres que moi et mes frères lui faisons… à l’instant… lui… la fille pâle de Sporterfigdt… et la Queue brillante seront mis à mort… Il faudra que la souffrance du Lion superbe soit égale à son courage ; c’est la seule manière d’honorer les cœurs forts…

Un murmure farouche accueillit ces paroles de l’Indien.

— Veux-tu… veux-tu prendre un arc parmi les nôtres ? dit l’Ourow-Kourow d’une voix tonnante.

Hercule avait complètement perdu la raison.

— Vite, vite, que le cauchemar finisse… que la terre tremble, que le ciel m’écrase, va au diable, et dis-lui de me réveiller, et… mon père… dame Balbine… Puis le capitaine chantonna de nouveau son éternel refrain :


— Le tambour résonne,
La trompette sonne. »


— Il chante son chant de mort, cria le chef indien. Il refuse nos offres ! à mort les visages pâles !

— À mort les visages pâles ! répéta le peuple.

On entendit un cri perçant, et l’on vit Jaguarette se précipiter, suivie de sa mère, dans un étroit passage qui aboutissait à la place.

— Que les loango, que les coëroma retentissent ! dit l’Ourow-Kourow. Guerriers, entonnez le chant de mort.

Alors un affreux tintamarre, formé par les sons bruyants de ces instruments barbares, éclata et assourdit les prisonniers ; les cris de rage de la population se joignirent aux chants lugubres des guerriers qui commencèrent une marche funèbre autour des victimes.

— Adieu ! vaillant Hercule… à ce moment suprême je puis vous dire combien je vous ai aimé dès que je vous ai vu, dit Adoë ; à votre arrivée à Sporterfigdt, mon cœur vous a choisi pour mon fiancé…

— Adieu, mon brave capitaine, dit le sergent. Vous allez mourir comme vous avez vécu. Sans rien craindre… Vous emporterez sous les dents de ces bandits l’estime et l’admiration du vieux Pipper qui se connaît en crâneries.

Le sacrificateur, s’approchant de Pipper destiné à servir de première victime, le délia.

Pendant que deux de ses aides maintenaient le sergent, il le saisit par sa malencontreuse queue en brandissant son rouleau à scalper, et s’écriant : — Elle va tomber… la queue brillante… elle va tomber.

Il n’y avait plus aucun espoir de salut pour les prisonniers.

Tout à coup une épouvantable détonation fit trembler la terre sous les pieds des spectateurs.

Plusieurs des piliers qui supportaient le toit du tabouï fléchirent, ce toit craqua, et, après avoir un moment oscillé, il s’affaissa au milieu d’un fracas horrible.

Plusieurs carbets voisins s’écroulèrent aussi.

Au même instant, une colonne de flammes, s’élevant au milieu du kraal, jaillit presque jusqu’au ciel avec une nuée d’étincelles…

La commotion souterraine avait été si violente, la crainte et la surprise des Indiens si profondes qu’il se passa un moment de stupeur, et tous restèrent immobiles et glacés de terreur.

Mais l’Ourow-Kourow, reprenant le premier ses sens, s’écria en se précipitant vers le foyer de l’incendie, qui commençait à s’étendre d’une manière effrayante et à embraser les toits de latanier :

— Courons tous au feu… courons tous sauver l’autre poudrière du kraal !

À ces mots, toute la populace, hommes, femmes, enfants, se précipitèrent, saisis d’épouvante, sur les pas du chef, et le tabouï à moitié détruit resta désert.

Après le premier moment de stupeur, Pipper, délivré de ses liens par le sacrificateur qui allait le scalper, ne perdit pas de temps, il courut délivrer Hercule et Adoë.

Il débarrassait celle-ci de ses derniers liens, lorsque Jaguarette parut.

Ses cheveux à moitié brûlés, sa figure, noire de poudre, étaient ensanglantés.

— Pardon… pardon… Massera, dit-elle en se jetant aux genoux d’Adoë. Jaguarette a manqué vous perdre, elle vous sauvera peut-être ; mais à l’instant suivez-la… s’écria-t-elle en se relevant, en prenant sa maîtresse par la main et en montrant au loin les rizières.

— Vous suivre, dit Pipper ; cela n’est guère prudent, d’après ce qui s’est passé.

— Massera… au nom du Dieu que vous priez, suivez-moi, s’écria l’Indienne… une minute de plus, et vous êtes à jamais perdue !

Comprenant l’urgence de sa situation, Adoë lui fit signe de marcher en avant ; l’Indienne partit rapide comme une flèche, la jeune créole la suivit, Pipper l’imita ; mais, étonné de ne pas entendre les pas d’Hercule, il se retourna, et le vit qui, bien que libre, demeurait à la même place.

— Eh çà ! capitaine, lui dit le sergent en s’arrêtant un moment ; c’est trop fort… vous avez une telle rage de périls, que vous vous amusez à rester là… pour attendre le retour des peaux rouges… Pardonnez au vieux Pipper ; mais il vous arrachera, malgré vous, au danger. Il prit alors Hercule par la main, et l’entraîna rudement sur la pente escarpée que les fugitifs descendaient en courant ; l’impulsion donnée au capitaine par le sergent fut décisive, il suivit presque malgré lui les pas du sergent.

Après une course d’une rapidité extraordinaire à travers les rizières qui ne pouvaient conserver l’empreinte de leurs pas, Jaguarette et ses compagnons arrivèrent sur la lisière de la forêt.

Sans se donner le temps de se reposer un instant, l’Indienne les fit entrer dans un ruisseau peu profond qui traversait le bois.

Ils y marchèrent environ une heure en descendant son cours, de sorte que toute trace des fugitifs était partout effacée depuis leur départ du kraal.


CHAPITRE XXXV.

L’orage.


Quinze jours s’étaient écoulés depuis qu’Adoë, Hercule et Pipper avaient fui du kraal des Piannakotaws sous la conduite de Jaguarette.

La scène que nous allons décrire se passait au lever du soleil, à une petite distance de l’habitation de Sporterfigdt.

Au milieu d’une clairière partout entourée de grands massifs de verdure et à laquelle on arrivait par un étroit sentier, deux chevaux sellés et bridés étaient attachés à un arbre.

Un homme, Oultok le Borgne, se promenait avec agitation ; tour à tour il regardait sa montre, ou se courbait vers la terre et écoutait avec attention si personne ne venait.

Le colon portait un costume de voyage ; ses traits étaient encore plus sombres et plus livides qu’à l’ordinaire.

Tout à coup un léger craquement dans les buissons se fit entendre : le mulâtre Tarpoën parut devant son maître.

— Eh bien !… sont-ils partis ? dit impatiement Oultok.

— Le major et le capitaine viennent de monter à cheval et de quitter Sporterfigdt ; je les ai vus passer…

— Afin d’aller chercher le ministre à Paramaïbo sans doute, et revenir avec lui et le gouverneur pour ces fiançailles que l’enfer confonde ! s’écria Oultok.

— Et le sergent ? et Cupidon ? et cet infernal Bel-Cossim ? reprit-il.

— Le sergent et Cupidon accompagnaient le major.

— Et Bel-Cossim, le plus dangereux de tous ?

— Il va sans doute sortir de l’habitation avec les esclaves pour aller au travail ; c’est aujourd’hui le dernier jour de la récolte. L’orage menace ; aucun esclave, femme, enfant ou vieillard, ne peut rester à Sporterfigdt… dans une demi-heure les noirs et les Samboës, tous, jusqu’aux domestiques de la Massera, seront à la caféière. Dès que Siliba aura vu partir les derniers esclaves, il sera ici.

— Si Lucifer m’est en aide, ce sera donc au moment où je croyais à jamais tout désespéré que je réussirai dans mon entreprise, s’écria Oultok se parlant à lui-même et en marchant à grands pas. Voulant par ma présence dissiper les soupçons qui auraient pu s’élever contre moi au sujet de l’enlèvement de cette fille intraitable, hier je me suis hardiment présenté à Sporterfigdt comme il y a un mois. Je venais, ai-je dit, témoigner mon indignation de ce que les Indiens, en conduisant Adoë à l’anse du Paliest, semblent m’avoir cru capable de me rendre complice de leur crime ; j’ai ajouté que je regrettais de ne m’être pas alors trouvé chez moi, car j’aurais épargné à la fille de Sporterfigdt les cruelles aventures qui ont suivi son enlèvement… On m’a cru ou non, peu m’importe… J’avais déjà mon projet, que quelques paroles de Bel-Cossim sur la rentrée des récoltes venaient de faire naître ; sans cela j’aurais peut-être fait payer cher à ce brutal major la grossièreté de ses remarques sur mon bonheur inexplicable. Mon habitation se trouvait au centre du théâtre de la guerre, disait le major, et pourtant elle avait été jusqu’alors épargnée par les noirs ou par les Indiens. Quant au fiancé, ajouta Oultok avec un mouvement de rage, sans mon dessein, je serais parvenu à lui faire perdre son sang-froid glacial, en lui proposant un duel à mort… Sot que j’aurais été ! il est intrépide et a, dit-on, l’habitude du danger… je me vengerai bien mieux en lui enlevant celle qu’il aime, au moment même où il croyait la posséder à jamais… Pourtant, que le bourreau écorche vif celui qui m’a fait quitter l’anse du Paliest au moment même où les gens du fidèle Ourow-Kourow m’amenaient la fille de Sporterfigdt… À cette heure, en ma puissance, sur mon maypdow[37], elle verserait des larmes de colère et de désespoir… qui ne seraient entendues que par les oiseaux de mer… Mais patience… demain n’est pas si loin d’aujourd’hui ; si mon plan réussit… je n’aurai rien à regretter. Quand cet insolent commandeur m’a dit ce matin, au moment de son départ, de son ton hypocrite, que sa maîtresse espérait bientôt me revoir à l’habitation, il ne croyait pas si bien dire, sans doute. Mais Siliba ne revient pas ! Puis, comme s’il eût voulu tromper son impatience, en s’entretenant avec son autre esclave :

— On n’a pas de nouvelles de la petite Indienne ? Qu’as-tu entendu dire à son sujet dans la maison de Sporterfigdt ?

— Le sergent Pipper, qui dînait à l’office, a dit qu’après avoir conduit le capitaine et la fille pâle jusqu’aux premiers défrichements de la plantation, l’Indienne s’était jetée aux genoux de sa maîtresse pour lui baiser la main… et lui demander pardon… puis, se relevant, elle avait porté son doigt à ses lèvres en regardant fixement le capitaine, et elle était tombée morte… comme frappée de la foudre… Elle avait sans doute du wouroura sur l’ongle, ajouta le mulâtre avec un horrible sang-froid.

— L’Indienne ne parlera plus… dit Oultok en souriant d’un air sombre.

— Tu n’as rien su de plus ?

— Rien, Massera ; à peine avons-nous eu pris notre repas, que le commandeur est venu nous chercher et nous a conduits au delà du canal dans une case isolée… il nous a été impossible de rentrer dans l’enceinte de l’habitation… D’ailleurs, depuis l’enlèvement de la fille pâle, Bel-Cossim a rendu les berges impraticables ; il faudrait maintenant une échelle posée dans un canot pour les escalader.

— On se défiait de nous, sur mon âme, dit le colon avec une sombre ironie… Ce misérable Bel-Cossim n’a-t-il pas veillé toute la nuit à ma porte… ne l’entendais-je pas marcher… n’entendais-je pas le bruit que faisait sa carabine lorsqu’il la passait contre la cloison. Mais Siliba… Siliba ne revient pas…

Pendant qu’Oultok le Borgne attend le digne ministre de ses scélératesses, nous rappellerons notre héros Hercule Hardi à l’attention du lecteur.

De retour à la plantation, le capitaine avait été, durant deux ou trois jours, dans un état assez difficile à expliquer. D’abord il avait dormi trente heures sans interruption ; puis, s’éveillant avec une horrible défaillance, il avait mangé comme un boa, et s’était immédiatement rendormi pendant dix ou douze heures.

À son réveil, le passé lui apparut comme un songe ; quand Adoë lui parla de son courage, de l’intrépide sang-froid qu’il avait montré au milieu des épouvantables dangers qu’il avait bravés, il sourit d’un air embarrassé et la supplia de ne lui plus parler de ces aventures. Tant de modestie eût achevé l’enchantement de la jeune fille, si déjà elle n’eût pas éprouvé pour Hercule la passion la plus profonde.

De son côté, le capitaine, ravi d’avoir échappé à tant de périls, montra ce qu’il était naturellement, naïf, simple et bon. La certitude de retourner bientôt en Europe, la guerre étant glorieusement terminée, lui donna même un enjouement, une sorte de gaieté douce qu’il n’avait pas encore témoignée. Trouvant Adoë très de son goût, il voulut plaire, et, comme il l’aimait, qu’il était rassuré sur l’avenir, il fut aimable, se vit aimé et attendit l’heure, le moment de la cérémonie nuptiale avec autant d’impatience qu’Adoë. Le moment était venu, Hercule devait se marier le jour même où l’infernal Oultok méditait un nouveau crime.

Marchant à grands pas dans la clairière où nous l’avons laissé, tout à coup Tarpoën met son doigt sur sa bouche et dit à son maître : — Massera, voici Siliba… le voici…

En effet, presque à l’instant, l’autre mulâtre parut à travers les branches…

— Partis… tous partis, Massera ! s’écria-t-il. Je les ai vus, il ne reste à Sporterfigdt que les malades… et tous les esclaves sont à la caféière, jusqu’aux gens des cuisines et de la maison.

Le ciel est comme une fournaise du côté du sud… et il n’y a pas un moment à perdre pour sauver toute la récolte.

Oultok, sans répondre à ses esclaves, s’approcha d’un des chevaux, prit dans les fontes une paire de pistolets à double coup, les passa à sa ceinture, se munit d’une sorte de longue et forte écharpe de coton qu’il roula autour de son bras gauche, et dit à Siliba : — Tu te tiendras avec ces deux chevaux sur la lisière du bois, en face le pont-levis.

— J’ai entendu… dit l’esclave.

— Et toi, dit-il à Tarpoën, suis-moi ; tu te rendras à l’entrée et en dehors du pont-levis ; si tu vois quelqu’un, tu siffleras.

— J’ai entendu… répondit l’esclave.

Oultok le Borgne s’avança précipitamment vers la plantation.

Les mulâtres ne l’avaient pas trompé ; tous les esclaves étaient au travail, car l’ouragan menaçait.

Le ciel se couvrait partout d’une vapeur rousse ; ce voile épais, sans intercepter les rayons du soleil, leur donnait un étrange reflet : tout se colorait de cette nuance fausse et rougeâtre que prennent les objets lorsqu’on les regarde à travers une glace teinte en pourpre pâle.

Il ne faisait pas un souffle de vent, l’atmosphère était étouffante, et pourtant les cimes des arbres s’agitaient de temps à autre presque convulsivement, sans doute ébranlées par les puissants courants électriques. Des milliers d’oiseaux, avertis par leur instinct, poussaient des cris aigus et s’abattaient au pied des arbres, s’y cachaient dans la mousse ou se glissaient sous les hautes herbes. Les reptiles, au contraire, oubliant leur férocité, montaient aux plus hautes branches et s’y enlaçaient fortement.

Les senteurs des plantes, cette respiration embaumée des végétaux, s’exhalaient par bouffées, comme si les fleurs eussent expiré par le manque d’air.

Les oiseaux étaient muets ; un morne silence régnait partout, et cependant, de temps à autre, on entendait un grondement sourd, étrange, inexplicable.

Ce phénomène commençait par un murmure vague comme celui de la mer qui se brise doucement sur la grève ; puis le bruit augmentait, grandissait, grandissait… devenait pareil aux roulements lointains de la foudre, s’éteignait peu à peu, et mourait dans un silence de tombe…

Adoë se promenait dans le jardin d’orangers qui entourait l’habitation.

Sa figure souriante, épanouie, heureuse, ne portait déjà plus aucune trace des émotions terribles qui l’avaient naguère si violemment agitée.

Tout entière au bonheur d’être bientôt unie à Hercule, elle rêvait avec délices à ce moment fortuné.

Le bonheur est un tel prisme, qu’il colore en beau les objets les plus tristes.

L’approche de l’orage plaisait à Adoë.

Heureuse, sereine et calme au milieu d’un port assuré, elle aimait à voir venir la tempête.

Après s’être quelque temps promenée sous les berceaux d’orangers, elle s’avança vers le pont-levis, d’où l’on découvrait au loin les savanes, les bois et l’horizon, afin de mieux jouir du spectacle de l’ouragan, un des plus imposants tableaux de la nature.

À l’exception de deux petits enfants noirs qui jouaient à la porte de l’habitation, il ne restait personne à Sporterfigdt ; Mami-Za elle-même était à Surinam pour surveiller le précieux transport d’une caisse de modes récemment arrivée de France.

Adoë s’apprêtait à passer le pont-levis, lorsqu’elle vit Oultok le Borgne à l’autre bout.

Marchant d’un pas rapide, il vint à elle.

L’expression de la physionomie de ce misérable était à la fois si sardonique et si farouche, que la créole, épouvantée, fit quelques pas en arrière et regarda autour d’elle avec inquiétude.

Pourtant, reprenant son sang-froid, elle lui dit :

— Je vous croyais parti, monsieur.

— Oui… mais je reviens pour te chercher, fille rebelle ; car cette fois tu vas être à moi ! s’écria-t-il en saisissant la main d’Adoë et en tâchant de lui jeter autour du visage la longue écharpe dont il s’était muni.

— Au secours ! cria la créole en se débattant et en parvenant à dégager sa tête du voile qui l’entourait.

— Oh ! tes cris sont inutiles… il n’y a personne ici, dit Oultok, qui voulait attacher les mains d’Adoë pour pouvoir l’emporter plus facilement sur son cheval.

— Au secours ! mon Dieu ! au secours !

— Dieu est sourd, dit Oultok, qui, après avoir attaché la main droite d’Adoë, était parvenu à lui passer l’écharpe autour de la taille, et tâchait de lui saisir aussi la main gauche.

— Au secours, capitaine ! cria la malheureuse fille.

Les deux négrillons, épouvantés, se sauvèrent dans l’intérieur de l’habitation et fermèrent la porte.

— Ton fiancé est à Surinam. Tout à l’heure, à son tour, il criera aussi au secours en ne te trouvant plus ici, dit Oultok ; irrité de la résistance désespérée de la créole, il meurtrissait dans ses poignets de fer les mains délicates d’Adoë, et était parvenu à lui lier ainsi les mains derrière le dos.

Adoë, incapable de faire un mouvement, poussait des cris lamentables en appelant au secours.

Le vent, qui commençait à s’élever et à gémir en longs sifflements, couvrait sa voix.

Oultok, maître enfin de sa proie, la prit dans ses bras, et, chargé de ce léger fardeau, il s’avança précipitamment vers le pont-levis pour sortir de l’habitation et rejoindre Siliba, qui l’attendait au dehors avec son cheval.

Au moment où il allait passer le pont, l’esclave siffla, et Oultok vit à cent pas de lui quelques noirs et Bel-Cossim, qui accourait à leur tête.

Oultok n’avait pas le temps de monter à cheval.

Se voyant surpris, le colon, par un mouvement plus rapide que la pensée, se rejeta dans l’intérieur de l’habitation avec Adoë dans ses bras, la laissa glisser par terre ; et, en se cramponnant aux cordes qui hissaient le pont-levis, il le leva au moment où Bel-Cossim allait y mettre le pied.

— Bel-Cossim ! s’écria Oultok d’une voix railleuse à travers les ais du pont, grâce à toi… la place de Sporterfigdt est sûre… tu ne peux plus maintenant escalader les berges… et je suis seul dans l’intérieur de l’habitation avec ta maîtresse.

Puis, après avoir solidement attaché les cordes qui soutenaient le pont-levis, il se retourna pour s’emparer de sa victime.

Agile et exaltée par la terreur, Adoë s’était vivement relevée pendant que le colon hissait le pont-levis, et, quoique gênée par l’écharpe qui lui attachait les mains derrière le dos, elle avait couru de toutes ses forces vers le tamarinier du Massera… À peine arrivée sous l’arbre, épuisée, haletante, elle tomba à genoux, suppliant Dieu… son père… de la sauver des violences d’Oultok.

Celui-ci, voyant la créole fuir et se diriger vers cet arbre, ne se pressa pas de la rejoindre ; il voulait savourer, avec une cruauté réfléchie, le désespoir de sa victime.

S’approchant à pas lents de l’épaisse haie qui environnait le parterre redouté, il dit, d’une voix cruelle et railleuse : — Enfin, fille intraitable et insolente… je vais être vengé de tes mépris… de tes refus… Aux éclats de la foudre qui gronde sur ma tête et que je défie… au milieu des convulsions de la nature qui semble épouvantée du nouveau forfait que je vais commettre… tu vas être à moi… Il est impossible.. qu’avant une heure on ait pu traverser le canal et escalader les berges. Je suis seul ici avec toi… tu es faible… je suis fort… aucune puissance humaine ou divine ne peut t’arracher de mes mains… Entends-tu, fille de Sporterfigdt ? entends-tu ?

En disant ces dernières paroles d’une voix retentissante, Oultok avait presque atteint la haie du parterre.

L’ouragan tonnait avec furie… des trombes de poussière, de sable, de feuilles arrachées, s’élevaient en l’air avec un bruit formidable et obscurcissaient encore la lumière douteuse du soleil.

Adoë, toujours à genoux, priait avec ferveur. Pendant sa lutte avec le colon, ses longs cheveux noirs s’étaient déroulés sur ses épaules nues ; l’indignation, la terreur, l’enthousiasme religieux, coloraient son teint, animaient ses yeux : elle était sublime ainsi.

Après l’avoir un instant encore contemplée avec une admiration sauvage, Oultok franchit la porte de la haie, et d’un bond fut au milieu du parterre et s’avança vers le tamarinier…

Les abeilles, rendues plus furieuses encore par l’ouragan, se précipitèrent sur Oultok avec une rage inexprimable… l’essaim entier couvrit sa figure… Atteint en même temps aux yeux, aux lèvres et aux mains, il poussa un cri terrible, se retourna, et tâcha de retrouver la porte à tâtons… mais ce fut en vain… Aveuglé… étourdi par une douleur atroce, courant çà et là… ne sortant pas du même cercle… se heurtant aux arbustes… il finit par s’embarrasser les pieds dans des tiges rampantes de grenadille et tomba sur le sol.

On eût dit que cette chute, en assurant le triomphe des abeilles, redoublait encore leur furie.

Elles s’acharnèrent sur Oultok qui, la face contre terre, les mains crispées, labourait la terre de ses ongles, mordait le sol, poussait d’horribles gémissements.

Enfin, les douleurs du colon devinrent si épouvantables, qu’il perdit tout sentiment.

À ce moment l’orage éclata dans toute sa terrible splendeur… Adoë, à genoux, tournant vers le ciel enflammé son beau visage rayonnant de reconnaissance et de pieuse exaltation, s’écria :

— Gloire à Dieu qui m’a sauvée sous cet arbre que mon père a béni.

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Après un pénible travail, Bel-Cossim parvint à escalader les berges avec quelques noirs. Pendant que ceux-ci allaient abaisser le pont-levis devant Hercule, le major, le gouverneur et le ministre, qui arrivaient de Surinam, Bel-Cossim chercha de tous côtés sa maîtresse.

Il s’approcha de la haie du parterre, et vit un spectacle à la fois horrible et touchant.

Oultok le Borgne expirait dans les dernières convulsions de l’agonie.


Adoë, agenouillée, priait.

Tarpoën et Siliba, apprenant la mort de leur maître, avouèrent qu’ils étaient les auteurs du meurtre du colon Sporterfigdt. Ils expirèrent au milieu des plus cruelles tortures, sans vouloir avouer que leur maître avait été le complice, ou plutôt l’instigateur de cet assassinat.

Il est inutile de dire qu’après tant de traverses, le capitaine Achille-Victor-Hercule Hardi épousa Adoë Sporterfigdt.

La guerre étant terminée, Hercule et sa femme quittèrent la Guyane et revinrent en Europe.

Bel-Cossim et Mami-Za restèrent à Sporterfigdt pour gérer l’habitation en l’absence de leurs maîtres.

Le major et son fidèle sergent accompagnèrent Hercule et sa femme à Flessingue.

Hercule, nommé major, fut fêté à son arrivée avec une sorte d’ivresse, car les lettres de Rudchop au greffier avaient été mises en circulation dans la ville par le bienheureux père, qui pleurait de joie et d’attendrissement.

Néanmoins, malgré ses folles imaginations, le bonhomme Hardi s’était aperçu qu’il adorait son fils depuis qu’il le savait exposé aux plus grands dangers.

On ne saurait dire son bonheur lorsqu’il revit Hercule sain et sauf, ramenant de Surinam une femme aussi belle que bonne.

Renonçant à ses idées guerrières, le greffier tomba aux genoux de son fils et le supplia d’abandonner désormais le métier des armes, lui jurant sur l’épée du grand-père Hardi qu’il avait fait plus que pas un Hardi pour la gloire de sa famille.

Hercule consentit sans trop de peine aux volontés de son père.

Il acheta, non loin de Flessingue, une très-belle terre qu’il nomma le Nouveau Sporterfigdt, à la pieuse et douce joie d’Adoë, qui vécut la plus heureuse des femmes, car son mari était sans contredit le meilleur des hommes.

Berthe la laitière fut nommée surintendante de la laiterie de la ferme, et notre ancienne connaissance Follette, la génisse noire, devenue plus sage avec l’âge, fut une des premières acquisitions d’Hercule, qui voulut ainsi prouver combien il avait peu de rancune.

Enfin, le major Rudchop et son sergent Pipper, établis à Flessingue, vinrent passer chaque année, à la joie d’Hercule et d’Adoë, ce qu’ils appelaient leur semestre au Nouveau Sporterfigdt.

On voyait encore à Flessingue, au commencement de ce siècle, chez M. Jacob Hardi, fils d’Hercule, l’un des plus riches armateurs de la ville, un grand tableau peint par Sunbourg, représentant le kraal des Indiens, au moment où Hercule, attaché au fatal poteau, refuse de servir dans les rangs des Piannakotaws, et de prendre une femme parmi eux.

Malgré les modestes observations d’Hercule, le greffier n’avait pas eu de repos, et n’en avait pas laissé aux autres, qu’il n’eût obtenu ce tableau, destiné à perpétuer éternellement un des plus hauts faits de la famille des Hardi.

Cédant au caprice du vieillard, Hercule, Pipper et Adoë, acteurs de ce drame sinistre, avaient donné au peintre des renseignements assez précis pour que cette terrible scène fût rendue avec exactitude. Un seul détail chagrinait Pipper, qui revenait obstinément à cette observation, à savoir : qu’on ne voyait pas sa queue de combat si mirifiquement ornée. Comme le digne sergent était représenté de face, on passa outre à son grand mécontentement.

Au-dessus de la bordure du tableau, dans un cartel soutenu par deux lions rampants (souvenir du Lion superbe), on lisait cette inscription héroïque, composée par le greffier, qui n’y voulut rien changer :


« Hercule-Victor-Achille Hardi, surnommé le Lion superbe par les farouches Indiens anthropophages qu’il a domptés par son courage, est menacé des plus épouvantables supplices, s’il ne prend pas les armes parmi ces Indiens féroces, nommés Piannakotaws, et s’il ne choisit pas une épouse parmi les jeunes filles de leur tribu… Hercule-Victor-Achille Hardi, fidèle à la beauté, à l’honneur et à son pays, refuse intrépidement les offres séduisantes qu’on lui fait, et demande à grands cris le supplice des braves. »


FIN DES AVENTURES D’HERCULE HARDI.


Séparateur


  1. Voir la relation du capitaine Stedman sur cette guerre. — Londres, 1780.
  2. On tire la farine de cassave de la racine du manioc.
  3. La pulpe de ces baies, d’un goût douceâtre assez agréable, sert d’enveloppe à deux coques étroitement unies qui contiennent chacune une demi-fève ou une semence d’une nature cartilageuse, d’un vert pâle. Ces fèves sont les grains de café. Un caféier donne trois à quatre livres de café par récolte, et il y a deux récoltes par année.
  4. Le maître.
  5. Villages.
  6. Nègres fugitifs.
  7. Mulâtres.
  8. Signe de deuil parmi les nègres.
  9. Abréviation de Amie-Thérèse.
  10. Le palétuvier sort d’un grand nombre de racines qui se montrent à plusieurs pieds de terre avant de former le tronc. Ce qu’il y a de plus singulier, c’est qu’il part de ce tronc et des branches une infinité de filaments qui se replient vers la terre où ils prennent racine pour former de nouvelles branches qui, à leur tour, donnent naissance à de nouvelles racines.
  11. Maîtresse.
  12. Le tarpoën et le siliba sont deux poisons végétaux très-subtils.
  13. Allusion à la récompense que Cupidon avait reçue du gouverneur.
  14. L’agarmi, sorte de paon-faisan de la grosseur d’un dindon. Si l’on en croit quelques voyageurs et les traditions connues aux colonies, l’agarmi se rend maître de la basse-cour. Le matin il chasse tous les volatiles dehors de la cour, et le soir il oblige les traîneurs à rentrer et à monter sur le perchoir, en les poursuivant à coups de bec, remplissant les fonctions des chiens pour le troupeau. Il est toujours libre de percher sur le toit de la basse-cour, ou sur un arbre voisin.
  15. Jonc creux dans lequel les nègres soufflent avec le nez.
  16. Vampire ou spectre de la Guyane, chauve-souris monstrueuse qui suce le sang des hommes et des animaux. Ses ailes ont trois pieds d’envergure.
  17. Sorte de corbeau.
  18. Petit tambour fait d’une moitié de calebasse recouverte de peau d’agneau.
  19. Tue-diable, espèce de rhum très-fort.
  20. Aï ou paresseux, ainsi appelé par les nègres.
  21. Sorte de seconde vue.
  22. Cet insecte a été dessiné et décrit par mademoiselle de Meillan, qui l’a nommé le Veilleur ; mais les Hollandais le désignent sous un nom qui rappelle le bruit qu’il fait entendre vers le soir, et qui ressemble assez au bruit de l’acier sur la meule lorsqu’on repasse un couteau. Ce remarquable insecte est ainsi surnommé porte-lanterne, à cause de la lumière qu’il répand la nuit, lumière beaucoup plus forte que celle d’une mouche à feu, quelle que soit son espèce, et à la faveur de laquelle on peut parfaitement lire. Le porte-lanterne a plus de trois pouces de long ; il a le corps épais et de couleur verte avec quatre ailes transparentes, sur lesquelles brillent une grande variété de couleurs… (Stedman. — Voyage à Surinam, tome II.)
  23. Le vampire, quand la personne qu’il veut attaquer est endormie, ce qu’il reconnaît par instinct, s’abaisse près de sa victime, en se soutenant toujours au-dessus d’elle par le mouvement rapide et continu de ses énormes ailes ; puis, il fait un trou si petit qu’une tête d’épingle pourrait à peine y entrer, et qu’il ne cause pas la moindre douleur. Au moyen de cette ouverture, il suce le sang jusqu’à ce qu’il soit forcé de le dégorger ; il recommence ensuite à sucer et à regorger, tellement qu’il ne peut s’envoler que difficilement. (Stedman. — Voyage à Surinam, tome II. — Voir aussi Buffon, Hist. nat.)
  24. La sarigue.
  25. Ces serpents, comme ceux que dressent les jongleurs indiens, sont privés de deux crochets venimeux qui rendent leurs morsures mortelles (Voir l’Exhibition de serpents du voyage du capitaine James Riley ; vol. xi. Paris, Lenormand, 1818.
  26. Nègre fugitif.
  27. Incendie.
  28. Mulâtresses.
  29. La devineresse.
  30. Village.
  31. Ce liquide fermenté devient du vin de palmier, liqueur très-forte et très-enivrante.
  32. Le serpent-plume.
  33. Mademoiselle de Meillan assure que presque toujours les serpents boas, appelés abomas par les Indiens, sont accompagnés du way-pay, comme les requins le sont par les pilotes.
  34. Voir Bancroff, Histoire naturelle de la Guyane, et le Voyage de Stedman ; ce poison, d’une extraordinaire subtilité, se compose d’une substance gommeuse produite par le suc de différentes lianes. Les Indiens et les nègres empoisonneurs portent cette gomme ainsi appliquée sur l’ongle ; en trempant l’ongle dans un vase pendant quelques secondes, l’eau devient un poison mortel et rapide comme la foudre. Les noirs se donnent instantanément la mort en tenant leur doigt pendant quelques minutes entre leurs lèvres.
  35. Mœurs des Indiens de la Guyane, vol. III, p. 403, Voyage de Stedman. — Id. du docteur Bancroft. — id. d’Alava. — Tous ces détails sont d’une rigoureuse exactitude.
  36. Sorte de tambour de basque.
  37. Sorte de bâtiment de plaisance à voiles et à rames.