Aventures de Pisitrate Caxton/Partie 13

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Traduction par Édouard Sheffter.
Hachette (p. 378-398).


TREIZIÈME PARTIE.


CHAPITRE PREMIER.

Dans son ouvrage sur le Sacerdoce, saint Chrysostome, s’appuyant sur plusieurs exemples tirés des Écritures, approuve la supercherie, lorsqu’elle est fondée sur un bon motif. Il finit son premier livre en affirmant qu’elle est souvent nécessaire et que beaucoup de bien peut en résulter ; et il commence le second en disant qu’il ne faut pas l’appeler supercherie, mais bonne politique.

Permettez-moi donc d’appeler bonne politique les innocents artifices que j’ai employés pour faire approuver mon projet par ma famille sans défiance. Je me suis adressé d’abord à Roland. Il m’a été facile de l’engager à lire quelques-uns des livres remplis du charme de la vie australienne, que Trévanion m’a envoyés. Et ces descriptions ont si heureusement flatté ses goûts aventureux et l’homme indépendant et demi-sauvage caché sous la rudesse de sa nature militaire, que lui-même, en quelque sorte, a paru me suggérer mon ardent désir. Il a soupiré, comme le vieux Trévanion, de n’avoir plus mon âge ; et son souffle a volontairement attisé le feu qui me consume. Si bien que finalement, un jour que nous errions au hasard dans les landes sauvages, je lui dis, sachant combien il hait le barreau et les avocats :

« Quel dommage, mon oncle, qu’il ne me reste plus que le barreau ! »

Le capitaine Roland enfonça sa canne dans la tourbe, et s’écria :

« Morbleu, monsieur, comment pouvez-vous parler du barreau et de ses mensonges, quand vous avez devant vous la vérité et un monde tout frais sorti des mains de Dieu ?

— Votre main, cher oncle ; nous nous comprenons l’un l’autre. À présent, aidez-moi auprès de ces deux paisibles cœurs que nous avons à la maison.

— Peste soit de ma langue ! qu’ai-je fait ? » s’écria le capitaine effaré. Puis, après avoir un peu réfléchi, il tourna sur moi son œil noir et dit en grognant : « Je soupçonne, jeune homme, que vous m’avez tendu un piège ; et j’y suis tombé, comme un vieux fou que je suis.

— Oh ! si vraiment vous préférez le barreau…

— Fripon !

— Ou peut-être obtiendrai-je une place de commis chez quelque marchand.

— Si cela vous arrive, je vous raye de la généalogie.

— Hourra donc pour l’Australie !

— Bien, bien ! » dit mon oncle,

La bouche souriante et les larmes aux yeux ;

« le sang du vieux roi des mers l’emporte ! Soldat ou aventurier, vous n’avez pas d’autre choix. Nous porterons le deuil de votre absence ; mais qui peut enchaîner à leur aire les jeunes aiglons ? »

La tâche fut plus rude auprès de mon père, qui d’abord sembla m’écouter comme si je parlais d’un voyage à la lune. Mais après que j’eus adroitement introduit une phrase relative aux vieilles cleruchiæ grecques citées par Trévanion, il se mit à trotter sur son dada, fit une courte promenade dans l’Eubée et la Chersonèse, et se perdit tout à fait dans les colonies ioniennes de l’Asie-Mineure. Je l’attirai alors peu à peu et artificieusement dans son ethnologie favorite ; et, tandis qu’il dissertait sur l’origine des sauvages d’Amérique, et discutait les prétentions rivales des Cimmériens, des Israélites et des Scandinaves, je dis tranquillement :

« Et vous, père, qui croyez que tout perfectionnement de l’humanité dépend du mélange des races, vous dont toute la théorie n’est qu’un plaidoyer en faveur de l’émigration, de la transplantation et du croisement de notre espèce, vous deviez être le dernier à enchaîner au sol votre fils, votre fils aîné, alors que votre fils cadet est le missionnaire des coureurs d’aventures.

— Pisistrate, dit mon père, vous raisonnez par synecdoque, éloquemment, mais illogiquement. »

Puis, décidé à ne pas en entendre davantage, mon père se leva et se retira dans son cabinet.

Mais son observation, que je venais d’éveiller, commença dès ce jour à étudier mes goûts et mon caractère ; il devint silencieux et rêveur, et finalement eut de longues conférences avec Roland. Il en résulta qu’un soir de printemps, pendant que j’étais nonchalamment couché au milieu des herbes et des fougères qui croissaient entre ces tristes ruines, je sentis une main sur mon épaule, et mon père, s’asseyant à côté de moi sur un fragment de pierre, me dit gravement :

« Pisistrate, causons. J’avais espéré mieux de votre étude de Robert Hall.

— Oh ! cher père, le remède m’a fait grand bien. Je n’ai plus murmuré depuis, et je regarde la vie d’un œil intrépide et joyeux. Mais Robert Hall a rempli sa mission, et je voudrais remplir la mienne.

— N’est-il aucune mission à remplir dans ton pays natal, ô esprit planéticost et exalloriote[1] ? demanda mon père d’un ton d’affectueux reproche.

— Hélas ! si. Mais l’instinct de la vocation est pour les esprits médiocres ce qu’est l’impulsion du génie pour les grands esprits. Il y a dans chaque homme une boussole ; dans la chose que l’homme ferait le mieux, il y a un aimant.

— Papæ ! dit mon père en ouvrant de grands yeux ; et ne peut-on vous trouver d’aimant plus rapproché que la grande terre d’Australie ?

— Ah ! père, si vous avez recours à l’ironie, je ne dirai plus rien. »

Mon père me regarda tendrement pendant que je baissais la tête, triste et confus.

« Mon fils, dit-il, pensez-vous que je sois vraiment d’humeur à plaisanter, lorsqu’il s’agit de savoir si vous mettrez entre nous de vastes mers et de longues années ? »

Je me rapprochai de lui sans faire aucune réponse.

« Mais je vous ai étudié depuis quelque temps, continua mon père, et j’ai remarqué que vos anciennes études vous sont devenues désagréables ; j’ai causé de cela avec Roland, et je vois que votre désir est plus qu’un simple caprice d’enfant. Puis, je me suis demandé quel avenir j’ai à vous offrir ici pour vous y retenir content, et je n’en ai trouvé aucun. C’est pourquoi je devrais vous dire : Va ton chemin, et Dieu te protège !… Mais, Pisistrate, votre mère ?

— Ah ! père, voilà en effet la question, et c’est là ce qui me fait frémir. Mais, après tout, quelque carrière que je suive, soit que je m’épuise au barreau, soit que je travaille dans quelque administration publique, il me faudra toujours être loin d’ici et loin d’elle. D’ailleurs père, elle vous aime tant, que…

— Non, interrompit mon père, vous ne pouvez vous servir d’arguments de ce genre pour toucher un cœur de mère. Il n’en est qu’un qui puisse le toucher ; est-ce pour votre bien que vous la quittez ? S’il en est ainsi, il ne sera pas besoin d’autres paroles. Mais ne décidons de rien à la hâte ; vivons ensemble, nous deux, pendant deux mois. Prenez vos livres, asseyez-vous à côté de moi ; quand vous voudrez sortir, tapez-moi sur l’épaule et dites : « Sortons. » À la fin de ces deux mois, je vous dirai : Partez ou Restez. Mais vous aurez pleine confiance en moi ; et si je vous dis : Restez, vous vous soumettrez ?

— Oh ! oui, père, oui ! »


CHAPITRE II.

Ce pacte conclu, mon père laissa là toutes ses études, me consacra toutes ses pensées, employa toute sa douce sagesse à me sevrer imperceptiblement de l’idée fixe qui me tyrannisait, et fouilla par toute sa grande pharmacie de livres pour y trouver des médicaments capables de changer le cours de mes pensées. Il se doutait peu qu’il travaillait contre lui, car à chaque nouvelle preuve de sa tendresse et de sa sagesse, mon cœur s’écriait :

« N’est-ce pas pour récompenser ta tendresse et faire connaître au loin ta sagesse, ô mon père, que je te quitte et que je vais dans une terre étrangère ? »

Et les deux mois expirèrent, et mon père vit que la boussole n’avait pas cessé de se tourner vers l’aimant de la grande terre australienne ; et il me dit :

« Allez consoler votre mère ; je lui ai fait part de votre désir auquel je donne mon consentement, parce que je crois à présent que c’est pour votre bien. »

Je trouvai ma mère dans la petite chambre qu’elle s’était appropriée à côté du cabinet de mon père. Et il y avait dans cette chambre une éloquence que nulles paroles ne sauraient rendre, car le cœur si bon, si doux et si tendre de ma mère, y parlait, de manière que c’était comme une sorte de sanctuaire intime. Elle avait soigneusement transporté de la maison rouge et arrangé avec amour tous les humbles souvenirs du passé qu’elle aimait tant. À la place d’honneur, au-dessus de la petite cheminée, on voyait encadrée sous verre une silhouette de papier noir, représentant mon père de profil, en robe et en toque, dans toute la pompe des honneurs académiques. Comment avait-il jamais pu consentir à poser pour ce portrait ? Des esquisses du temps de mon enfance à l’institut hellénique, mes premiers dessins à la sépia et à l’encre de Chine, ornaient les murailles ; et lorsque Kitty était assise là dans le crépuscule, seule à rêver, ils la ramenaient aux heures joyeuses où Sisty et sa jeune mère se jetaient des pâquerettes à la figure. Il y avait aussi là, protégé par une grande cloche de verre et épousseté tous les jours de la propre main de Kitty, le pot à fleurs que Sisty avait acheté du produit de ses dominos, dans cette circonstance mémorable où il avait appris à réparer une mauvaise action par une bonne. Dans un coin se trouvait le petit piano champêtre que je n’ai jamais oublié ; il était de forme antique, et sa voix chevrotante annonçait l’approche de la décrépitude ; mais elle était intimement unie pour moi avec ces mélodies que nous n’entendons plus après l’enfance ! Là, sur ces modestes rayons décorés de rubans, de franges et de cordons de soie, était rangée la bibliothèque de ma mère ; elle en dit plus au cœur que tous les froids et sages poètes dont mon père évoque les âmes dans sa grande Héraclée. Voilà la Bible que mes yeux, ne sachant pas lire encore, contemplaient avec un vague et respectueux amour, quand elle était ouverte sur les genoux de ma mère, dont la douce voix, seulement alors sérieuse, se faisait l’oracle de ses vérités. Voilà aussi, soigneusement réunis, tous mes premiers livres d’étude. Ce volume enveloppé de papier, mais richement relié bleu et or, c’est un exemplaire des Poèmes de Cowper, présent de mon père, au temps où il faisait sa cour à Kitty ; c’est un trésor sacré, que je n’ai pas moi-même le privilège de toucher, et que ma mère ne prend que dans les grandes épreuves et tribulations de la vie conjugale, alors qu’une parole moins affectueuse que de coutume s’échappe des lèvres du savant distrait. Ah ! ces pauvres dieux familiers, ils semblaient tous me regarder avec une douce colère, et de chacun d’eux sortait une voix qui m’allait au cœur : « Cruel, est-ce que tu nous abandonnes ? » Et au milieu d’eux était assise ma mère, désolée comme Rachel et pleurant en silence.

« Mère, mère ! m’écriai-je en me jetant à son cou, pardonnez-moi ! c’est fini, je ne puis vous quitter ! »


CHAPITRE III.

« Non, non ! c’est pour votre bien… Austin l’a dit. Partez donc… ce n’est que l’émotion du premier moment. »

Alors j’ouvris à ma mère les écluses de ce fleuve profond que j’avais caché au savant et au soldat. À elle je confiai toutes les pensées inquiètes et vagabondes qui avaient parcouru les ruines de mon amour ; à elle je confessai ce que jusqu’alors je m’étais à peine avoué à moi-même. Et lorsque je lui eus montré ce tableau du côté le plus sombre de mon âme, ce fut d’un air plus fier et d’une voix moins émue que je lui parlai ensuite des espérances plus mâles et du but plus noble qui rayonnaient à travers ruines et déserts, et me montraient le port du salut.

« Ne m’avez-vous pas dit un jour, mère, que vous éprouviez comme un remords de voir le génie de mon père se perdre ainsi dans le silence ? N’accusiez-vous pas presque le bonheur que vous lui donniez d’étouffer son ambition dans le contentement de son cœur ? N’avez-vous pas senti un but nouveau dans la vie, lorsque cette ambition se réveilla enfin, et que vous crûtes entendre les applaudissements du monde autour de la cellule de votre savant ? N’avez-vous pas partagé les visions qu’évoquait votre frère, et ne vous êtes-vous pas écriée : « Oh ! si mon frère pouvait servir à le grandir aux yeux du monde ! » et lorsqu’à vous sembla que nous avions trouvé le chemin de la réputation et de la fortune, n’avez-vous pas dit en sanglotant dans la plénitude de votre cœur : « C’est mon frère qui remboursera à son fils tout… tout ce à quoi il a renoncé pour moi ? »

— Je ne puis entendre cela, Sisty !… cessez, cessez !

— Non ; car je vois que vous ne me comprenez pas encore. Ne sera-ce pas mieux encore, si votre fils, à vous, restitue à votre Austin tout ce qu’il a perdu, n’importe de quelle manière ? Si par votre fils, mère, vous faites réellement connaître au monde le génie de votre mari ; si vous rendez le ressort à son esprit, la gloire à ses travaux ; si vous restaurez même ce nom si vanté des ancêtres, qui est la gloire pour notre pauvre Roland, privé de son fils ; si votre fils relève ce que les générations ont laissé tomber en décadence, et rebâtit du milieu de la poussière cette maison où vous êtes entrée comme un doux ange gardien ; ah ! mère, si tout cela se fait, ce sera votre ouvrage… car, à moins que vous ne puissiez partager mon ambition, sécher vos larmes, me dire : Partez, d’une voix joyeuse et la figure souriante, je sens que tout mon courage va se fondre, et que je vais dire encore une fois : « Je ne puis vous quitter ! »

Ici ma mère me serra dans ses bras, et nous pleurâmes tous deux sans pouvoir dire un mot ; mais nous étions heureux tous deux.


CHAPITRE IV.

Voilà donc le plus terrible passé, et ma mère a été la plus héroïque de tous. Aussi je commençai à me préparer sérieusement. Je suivis les instructions de Trévanion avec une persévérance que jamais, à cet âge, je n’aurais pu apporter dans la vie morte des livres. J’étais à bonne école, au milieu de nos bergeries du Cumberland, pour apprendre ces simples éléments de la science rurale qui appartiennent à l’état de pasteur. M. Sidney, dans son admirable Manuel australien, recommande aux jeunes gens qui songent à s’établir dans le Bocage de bivouaquer trois mois dans la plaine de Salisbury. Ce livre n’était pas encore écrit, autrement j’aurais peut-être suivi ce conseil ; mais, sans manquer de respect à pareille autorité, je crois avoir passé par une préparation tout aussi utile pour aguerrir le futur émigrant. Je me mêlai de bon cœur avec les bons paysans et les artisans qui me servirent de maîtres. Avec quel orgueil j’offris à mon père un pupitre, et à ma mère une boîte à ouvrage, façonnés de mes propres mains ! Je fis à Bolt une serrure pour le coffre où il serrait l’argenterie ; puis (mais ceci fut mon magnum opus, mon grand chef-d’œuvre), je réparai et fis marcher la vieille horloge de la tourelle, qui, de mémoire d’homme, était arrêtée à deux heures après midi. J’aimais à penser que, chaque fois que l’heure sonnerait, ceux qui entendraient sa voix grave se souviendraient de moi. Mais les troupeaux m’occupèrent principalement. Le mouton que je soignai et que j’aidai à tondre, l’agneau que je retirai de la grande mare, et les trois vénérables brebis que je sauvai d’une épidémie mystérieuse qui mit sur les dents tout le voisinage : tout cela n’est-il pas inscrit dans tes chères chroniques, ô maison de Caxton ?

Enfin, comme une grande partie du succès de mon expérience allait dépendre de la bonne intelligence qui régnerait entre mon associé et moi, j’écrivis à Trévanion pour le prier d’engager le jeune homme qui devait se joindre à moi, et dont je devais administrer le capital, à venir nous visiter. Trévanion se rendit à ma demande, et bientôt arriva un grand gaillard d’un peu plus de six pieds de haut[2], répondant au nom de Guy Bolding. Il était vêtu d’une veste de chasse, avec un sifflet à la boutonnière, de culottes et de guêtres grises, et d’un gilet garni de toutes sortes de poches secrètes. Guy Bolding avait passé un an et demi à Oxford, et il y avait à peine un marchand de cette ville dans les livres duquel il n’eût réussi à se glisser.

Son père fut obligé de le retirer de l’université, où il avait déjà eu l’honneur d’être plumé à son premier examen ; et quand on demanda au jeune homme à quelle profession il était propre : « Je pourrais bien faire une voiture ! » répondit-il avec la fierté d’un homme sûr de lui-même. Désespéré, son père, qui devait son bénéfice à Trévanion, demanda l’avis de cet homme d’État, et ce fut cet avis qui me donna un compagnon d’émigration.

Mon premier sentiment, lorsque je saluai le jeune homme, fut certes un profond désappointement et une forte répugnance. Mais j’avais pris la résolution de ne pas être trop difficile ; et, comme j’avais l’heureux talent de me faire à tous les caractères (talent sans lequel on fait mieux de ne pas chercher son aimant dans la grande terre d’Australasie), je réussis, avant la fin de la première semaine, à établir entre nous tant de points de sympathie, que nous devînmes les meilleurs amis du monde. Vraiment c’eût été ma faute, si cela ne fût pas arrivé ; car Guy Bolding, avec tous ses défauts, était une de ces excellentes créatures qui ne sont les ennemies que d’elles-mêmes. Sa bonne humeur était inépuisable. Ni fatigue ni privation ne la contrariaient. Il avait une exclamation : Quelle chance ! qui lui venait toujours à la bouche avec un éclat de rire, alors qu’un autre aurait pesté et gémi. Si nous nous égarions dans ces vastes landes privées de tout chemin, si nous manquions le dîner quand nous étions à demi morts de faim, Guy se frottait les mains (des mains qui eussent assommé un bœuf) et s’écriait en riant. Quelle chance ! Si nous nous enfoncions dans quelque fondrière, si nous étions surpris par l’orage, si les poulains sauvages que nous essayions de dompter nous lançaient la tête en avant, la seule élégie de Guy Bolding, c’était : Quelle chance ! Ce grand shibboleth de sa philosophie ne lui faisait défaut qu’à l’aspect d’un livre ouvert. Je ne crois pas qu’à cette époque Don Quichotte même lui eût paru risible. Cet enjouement n’était pas de l’insensibilité : jamais meilleur cœur ne battit dans poitrine humaine ; mais il battait certainement une mesure étrange, une sorte de tarentelle qui le faisait danser sans cesse ; aussi était-il un de ces bons enfants pleins d’obligeance qui ne sont jamais en repos et ne laissent jamais de repos aux autres, quand cela dépend d’eux. Mais le grand défaut de Guy, dans ce monde prévoyant, c’était son incontinence d’argent. Si vous aviez fait couler, le matin, un fleuve d’or dans ses poches, à midi elles auraient été aussi arides que le Grand-Sahara. Ce qu’il faisait de l’argent était un mystère pour lui comme pour tous les autres. Son père me dit dans une de ses lettres qu’il l’avait vu pourchasser des moineaux à coups de demi-couronnes ! Qu’un pareil jeune homme ne pût venir à bien en Angleterre, cela semblait parfaitement clair. Pourtant on raconte de plusieurs grands hommes, qui n’ont pas fini leurs jours à l’hôpital, qu’ils furent également incapables de garder l’argent. Lorsqu’il n’avait rien d’autre à donner, Schiller donnait l’habit qu’il avait sur le dos, et Goldsmith, les couvertures de son lit. Des mains amies croyaient devoir vider les poches de Beethoven avant de le laisser sortir de chez lui. De grands héros, qui ne se sont pas fait scrupule de voler le monde entier, ont été tout aussi prodigues que de pauvres poètes et de pauvres musiciens. Alexandre, en faisant le partage du butin, ne gardait pour lui que l’espérance. Quant à Jules César, il devait deux millions lorsqu’il jeta sa dernière demi-couronne aux moineaux de la Gaule. Encouragé par ces illustres exemples, je ne perdis pas espoir. D’ailleurs Guy Bolding, connaissant bien son infirmité, était très-satisfait de l’arrangement qui me faisait trésorier de son capital ; et il m’avait même prié de ne jamais laisser son argent lui tomber sous la main, dans aucune circonstance, et quelque instamment qu’il m’en demandât, Bref, je parvins à gagner un grand ascendant sur cette nature simple, généreuse et insouciante. Par un appel adroit à ses affections, en lui parlant de son père qui avait fait pour lui tant de sacrifices restés inutiles, et de sa petite sœur dont la dot se trouvait réduite de moitié, par suite des dettes qu’il avait contractées à l’Université, en lui représentant comme une obligation sacrée de reconstituer cette dot, je réussis enfin à lui faire comprendre qu’il avait des motifs d’être économe.

Trois autres compagnons furent choisis par moi pour notre cleruchia. Le premier était le fils de notre vieux berger. Marié depuis peu, il n’était pas encore embarrassé d’enfants. C’était un bon berger, un homme intelligent et sûr. Le second avait un tout autre caractère. Il avait été la terreur de tous les propriétaires. Jamais il n’y eut braconnier plus hardi ni plus adroit. Or, voici comment j’avais fait connaissance avec cet individu nommé Will Peterson, et plus vulgairement Will o’ the Wisp (Feu-follet). Bolt avait imaginé d’élever une jeune colonie de faisans, qu’il honorait du titre de réserve, dans un petit taillis à un mille environ de la tour. C’était, de tout le domaine de mon oncle, la seule parcelle que, par courtoisie, l’on pût appeler bois. Cette colonie fut audacieusement ravagée et tristement dépeuplée, en dépit de deux gardes qui, avec Bolt, veillèrent pendant sept nuits consécutives sur les élèves endormis. Telle fut l’insolence de l’attaque, que, piff paff ! le traître fusil lâcha ses deux coups devant et derrière, à quelques pas seulement des sentinelles, et que, lorsqu’elles arrivèrent sur le lieu du délit, le braconnier avait déjà disparu avec sa proie. La hardiesse et la dextérité de l’ennemi désignèrent aussitôt Feu-follet aux gardes expérimentés ; mais la force et le courage de ce drôle inspiraient une si grande terreur, que les gardes désespérèrent de rivaliser avec lui de finesse et de célérité, et qu’ils refusèrent de veiller après la septième nuit. Le pauvre Bolt lui-même fut obligé de se mettre au lit, vaincu par une attaque de ce qu’un médecin eût appelé rhumatisme, et un moraliste, fureur. Cet échec mortifiant excita vivement mon indignation et ma sympathie, et les anecdotes qu’on m’avait contées de Feu-follet éveillèrent en moi un intérêt romanesque. Aussi je me glissai dehors à la nuit, armé d’un gros bâton, et me dirigeai vers le taillis. Les arbres avaient encore leurs feuilles, et je ne m’expliquais pas comment le braconnier pouvait voir ses victimes ; mais il tira cinq coups qui portèrent, sans me fournir une occasion de l’apercevoir. Je me retirai alors vers la lisière du bois, et j’attendis patiemment dans un angle d’où je voyais deux côtés du taillis. Au point du jour, je vis mon homme sortir des broussailles, à moins de vingt pas de moi. Je retins mon haleine, je le laissai s’avancer à une certaine distance, et je me glissai suivant une ligne oblique de manière à lui couper la retraite ; puis… quel bond ! je lui mis la main sur l’épaule ; mais brr, brr ! jamais anguille ne fut aussi glissante ! Il m’échappa comme une chose immatérielle et se mit à courir à travers les landes, avec une vitesse qui aurait bien défié tous nos lourdauds, car c’est une race dont les mollets sont généralement absorbés par les gros clous des semelles de leurs souliers. Mais l’institut hellénique, avec son gymnase classique, avait habitué ses élèves à tous les exercices du corps ; et, quoique Feu-follet fût agile pour un paysan, il ne pouvait distancer à la course un jeune homme qui avait passé son enfance à jouer aux barres, à la crosse et au diable boiteux. Je l’atteignis à la fin et le réduisis aux abois.

« Arrière ! dit-il haletant, en tournant contre moi le canon de son fusil ; il est chargé.

— Oui, répliquai-je ; mais, quoique vous soyez un hardi braconnier, vous n’oseriez faire feu sur votre semblable. Donnez-moi ce fusil à l’instant. »

Mon allocution le surprit ; il ne fit pas feu. D’un coup de bâton je relevai le canon et nous en vînmes aux mains. Notre lutte était serrée, et, pendant que nous nous débattions, le coup partit tout seul. Mon adversaire lâcha prise.

« Seigneur, ayez pitié de moi ; je ne vous ai pas blessé ! dit-il d’une voix brisée.

— Non, mon brave, répondis-je ; et maintenant jetons-là fusil et bâton, et vidons notre querelle en vrais Anglais ; ou bien asseyons-nous et causons de notre affaire en amis. »

Feu-follet se gratta la tête en riant.

« Eh bien ! vous faites un fier original ! » dit-il.

Le braconnier laissa tomber son fusil et s’assit.

Nous causâmes de l’affaire, et j’obtins de Peterson la promesse de respecter désormais la réserve. Là-dessus nous devînmes si bons amis qu’il m’accompagna à la maison et m’offrit même, timidement et en s’excusant, les cinq faisans qu’il avait tués. Depuis ce temps je recherchai sa société. C’était un jeune homme au-dessous de vingt-quatre ans, qui s’était mis à braconner parce que cela l’amusait, et parce qu’il avait une idée confuse que le braconnage était permis par la nature. Je reconnus bientôt qu’il était né pour quelque chose de mieux que de passer six mois sur douze en prison, et de finir sa vie à la potence, après avoir tué un garde-chasse. Telle était probablement la destinée qui l’attendait dans le vieux monde, et je lui inspirai un désir ardent d’aller s’établir dans le nouveau. Il me fut d’un grand secours dans le nouveau Bocage.

Mon troisième choix tomba sur un personnage qui ne pouvait nous apporter que peu de force physique, mais qui avait plus d’esprit que tous les autres ensemble, quoique cet esprit fût un peu de travers.

Un digne couple du village avait eu un fils grêle et chétif, en comparaison des autres Cumberlandais. Exclu pour cela des travaux agricoles, il s’en alla, encore enfant, dans une ville manufacturière. Or, vers l’âge de trente ans, une longue maladie mit cet artisan hors d’état de travailler, et il revint à la maison pour y rétablir sa santé. Bientôt nous n’entendîmes plus parler que des doctrines pestilentielles qui offensaient ou infectaient nos villageois primitifs. Corcyre même n’engendra jamais, disait-on, démocrate plus terrible. Le pauvre homme était réellement très-malade et ses parents très-pauvres ; mais ses malheureuses doctrines avaient tari tous les ruisseaux de charité qui traversaient ordinairement notre paisible hameau. L’ecclésiastique (excellent homme, mais de la vieille école) passait devant sa demeure comme devant un lieu frappé d’interdit. L’apothicaire disait : « Miles Square devrait avoir du vin, » mais il ne lui en envoyait pas. Les fermiers exécraient son nom, car il avait poussé tous les journaliers à se mettre en grève pour avoir un schelling de plus par semaine. Et sans la vieille tour, Miles Square aurait bientôt trouvé le chemin de la seule république où il pouvait obtenir cette fraternité démocratique après laquelle il soupirait, le cimetière étant, je pense, la seule communauté où règne cette plate et mortelle égalité sociale que partout la vie abhorre si cordialement.

Mon oncle alla voir Miles Square, et revint la figure pourpre. Miles Square lui avait prêché un long sermon sur l’impiété de la guerre.

« Même pour la défense de votre roi et de votre patrie ! » s’était écrié le capitaine.

Miles Square avait répliqué 1o  par une remarque sur les rois en général, que le capitaine n’aurait pu répéter sans craindre de voir la vieille tour s’écrouler sur sa tête ; 2o  par une observation sur la patrie en particulier, impliquant que la patrie ne s’en porterait que mieux, si elle était conquise !

En entendant le récit de ces loyales et patriotiques réponses, mon père s’écria : « Papæ ! » et, tiré de l’indifférence philosophique qui lui était habituelle, il alla lui-même visiter Miles Square. Mon père revint aussi pâle que mon oncle avait été pourpre.

« Et penser, dit-il tristement, que dans la ville d’où vient cet homme, il y a, selon lui, dix mille autres créatures de Dieu qui hâtent l’œuvre de la civilisation tout en maudissant ses lois ! »

Mais ni père ni oncle ne firent la moindre opposition lorsque, portant au bras une corbeille garnie de vin, d’arrow-root et d’une jolie petite Bible reliée en brun, ma mère prit le chemin de la chaumière excommuniée. Sa visite fut un échec aussi signalé que les visites précédentes. Miles Square refusa la corbeille : il ne voulait pas accepter d’aumônes, ni manger le pain de la charité. Ma mère ayant suggéré avec douceur que si M. Miles Square daignait consulter la Bible, il verrait que la charité n’est un péché ni pour celui qui la fait, ni pour celui qui la reçoit, M. Miles Square avait entrepris de prouver que, selon la Bible, il avait autant droit à ce qui appartenait à ma mère que ma mère elle-même, et que toutes choses devaient être en commun. Or, toutes choses étant en commun, que devenait la charité ? Non, il ne pouvait manger l’arrow-root de mon oncle, ni boire son vin, tant que mon oncle retenait injustement une si grande étendue de terres inutiles qui appartenaient à lui Miles, et à ses semblables. La terre appartient au peuple.

Ce fut alors le tour de Pisistrate. Il alla voir Miles Square une fois, et il y retourna souvent. Miles Square et Pisistrate se disputèrent et raisonnèrent tant et si bien qu’à la fin ils se prirent de caprice l’un pour l’autre ; car ce pauvre Miles n’était pas de moitié aussi méchant que ses doctrines. Ses erreurs provenaient d’une vive sympathie pour les souffrances dont il avait été témoin au milieu de la misère qui accompagne le règne des manufacturocrates, et des vagues aspirations d’une nature ardente, passionnée, mais qui ne savait rien qu’à demi. Je lui persuadai peu à peu de boire le vin et de manger l’arrow-root, en attendant ce millénium qui devait rendre la CooqIc terre au peuple. Puis ma mère revint, elle adoucit ce cœur, elle fit descendre pour la première fois dans ses replis glacés la chaude lumière de la gratitude humaine. Je lui prêtai plusieurs livres, entre autres quelques volumes sur l’Australie. Un passage d’un de ces derniers frappa son imagination et entraîna ses désirs dans une direction salutaire. Il y était dit qu’un artisan intelligent réussissait ordinairement mieux dans la colonie, même en qualité de berger, qu’un lourd et grossier paysan. Finalement, lorsqu’il fut rétabli, il me supplia de lui permettre de m’accompagner. Et comme il se peut que je n’aie plus à m’occuper de Miles Square, je crois bon de dire ici qu’il vint avec moi en Australie, et qu’il y réussit, d’abord comme berger, puis comme surintendant, et enfin, quand il eut économisé de l’argent, comme propriétaire ; que, malgré ses opinions sur l’impiété de la guerre, il ne fut pas plus tôt en possession d’une confortable maison de bois, qu’il la défendit avec une vaillance peu commune contre une attaque des aborigènes (ils avaient, pourtant, au moins autant de droit au sol australien que Miles Square aux acres de mon oncle) ; qu’il célébra l’acquisition subséquente d’un nouveau domaine, bâtiments, bétail, et instruments d’exploitation compris, par une petite brochure, publiée à Sydney, sur la Sainteté des droits de la propriété ; et que, à l’époque où je quittai la colonie, Miles Square ayant eu beaucoup à souffrir de deux aides indociles qu’il avait ajoutés à son établissement, il venait de se distinguer par un discours très-antiniveleur sur les devoirs des serviteurs envers ceux qui les emploient. Qu’est-ce que le vieux monde aurait fait pour cet homme ?


CHAPITRE V.

Je n’étais pas pressé de terminer mes arrangements ; car, indépendamment de ce que je voulais me familiariser avec les petits métiers utiles qui pouvaient m’être nécessaires dans un pays où chaque individu forme un État à lui seul, je désirais naturellement habituer mes parents à l’idée de notre séparation. Je cherchais aussi dans ma fertile imagination tous les moyens de les distraire et de compenser mon absence. D’abord, dans l’intérêt de Blanche, de Roland et de ma mère, j’amenai le capitaine à sanctionner, non sans répugnance, la proposition que sa belle-sœur lui avait faite de confondre leurs revenus et leurs dépenses, sans regarder qui apportait la plus forte somme à l’association. Je lui représentai que, s’il ne faisait ce sacrifice de son orgueil, ma mère n’aurait aucune de ces petites jouissances de ménage qui sont si chères aux femmes ; que, toutes relations étant impossibles avec le voisinage, elle trouverait le temps terriblement long, et n’aurait d’autre ressource que de se désoler en rêvant à son fils absent. Je lui dis franchement que, s’il persistait dans ce faux orgueil, j’engagerais mon père à quitter la tour. Ces représentations aboutirent. Déjà l’hospitalité avait commencé dans la vieille salle ; ma mère était devenue le centre d’un groupe de voisines dont les commérages l’amusaient ; de joyeux enfants avaient déridé le front de Blanche, et le capitaine lui-même était plus sociable et plus joyeux. Je m’occupai ensuite d’engager mon père à achever le grand ouvrage.

« Ah ! donnez un motif à mon travail, une récompense à mon industrie. Faites que je puisse me dire à chaque plaisir coûteux qui viendra me tenter : « Non, non ; je veux économiser pour le grand ouvrage ! » Et le souvenir du père préservera le fils de toute erreur. Faites attention, père, que M. Trévanion m’avait offert le prêt de quinze cents livres nécessaires pour commencer, et que vous vous y êtes généreusement opposé en me disant aussitôt : « Non, il ne faut pas débuter dans la vie courbé sous le poids d’une dette. » J’ai reconnu que vous aviez raison, et j’ai cédé, cédé avec d’autant plus de gratitude que je ne pouvais accepter pareil service du père de Mlle Trévanion, sans perdre quelque chose de la juste fierté de l’homme. C’est pourquoi j’ai accepté de vous cette somme. Elle eût presque suffi à placer pour toujours dans le monde votre second et plus digne enfant. Laissez-moi rembourser cette dette à cet enfant, ou je refuse l’argent. Consentez que je le garde comme un dépôt appartenant au grand ouvrage ; et promettez-moi que le grand ouvrage sera prêt quand votre fils reviendra vous rendre compte du talent que vous lui avez confié. »

Mon père fit quelques objections et essuya l’humidité qui s’était amassée sur les verres de ses lunettes ; mais je ne voulus pas lui laisser de repos jusqu’à ce qu’il m’eût donné sa parole de faire marcher le grand ouvrage à pas de géant, jusqu’à ce que je l’eusse vu s’asseoir de bon cœur au travail, et que ce rouage du tranquille mécanisme de sa douce vie se fût mis à fonctionner de nouveau.

Enfin, et ce fut le triomphe de ma diplomatie, je fis pour Squills l’acquisition de la clientèle et des bonnes grâces de l’apothicaire du voisinage, à des conditions auxquelles notre ami souscrivit volontiers ; car le pauvre homme ne pouvait s’habituer à la perte de ses clients favoris, quoique, Dieu le sait, ils n’ajoutassent pas grand chose à son revenu. Quant à mon père, il n’y avait pas d’homme qui le divertît autant que Squills, bien qu’il l’accusât d’être matérialiste, et qu’il mît à ses trousses toute la meute des sages spiritualistes, depuis Platon et Zénon jusqu’à Reid et Abraham Tucker.

Quoique je n’aie indiqué que vaguement la marche du temps, il s’écoula plus d’une année entre le jour de notre arrivée à la tour et celui fixé pour mon départ.

Cependant, malgré la rareté chez nous de ce phénomène qu’on appelle un journal, nous n’étions pas si complètement séparés des bruits du monde, que la nouvelle d’un changement de ministère et de la nomination de M. Trévanion à l’un des grands postes de l’État n’arrivât à nos oreilles. Depuis la lettre qui nous avait amené la visite de Guy Bolding, je n’avais plus correspondu avec Trévanion ; je lui écrivis alors pour le complimenter. Sa réponse fut courte et faite à la hâte.

Une nouvelle qui me surprit davantage et qui émut mon cœur profondément me fut apportée, trois mois environ avant mon départ, par l’intendant de Trévanion. La mauvaise santé de lord Castleton avait retardé son mariage, qui d’abord avait dû être célébré aussitôt après sa majorité. Au sortir de l’Université, où il avait remporté tous les honneurs, sa constitution avait semblé se remettre des suites d’études plus fatigantes pour lui que pour un jeune homme d’une intelligence plus vive et plus brillante ; lorsqu’un refroidissement accompagné de fièvre, qu’il avait attrapé dans un meeting de province, où sa première apparition justifia pleinement les plus grandes espérances de ceux de son parti, produisit une inflammation des poumons et se termina fatalement. Mon esprit fut frappé de ce contraste : ici, mort soudaine, cadavre glacé ; là, jeunesse dans sa fleur, rang princier, fortune immense, espoir d’une brillante carrière, avenir heureux souriant par les yeux de Fanny. Ce contraste me remplit d’une terreur étrange. La mort paraît si près de nous lorsqu’elle frappe ceux que la vie flatte et caresse le plus ! D’où vient cette curieuse sympathie que nous ressentons tous pour ceux qui possèdent les grandeurs de ce monde, lorsque leur sablier se vide et que la faux les moissonne ? Si la fameuse entrevue de Diogène et d’Alexandre avait eu lieu, non pas avant, mais après les exploits qui valurent à Alexandre le nom de Grand, peut-être que le cynique n’aurait pas envié au héros ses plaisirs et ses splendeurs, ni les charmes de Statira, ni la tiare du Mède. Mais si, le lendemain, avait retenti ce cri : « Alexandre le Grand est mort ! » je crois, en vérité, que Diogène se serait replié dans le fond de son tonneau, et qu’il eût senti que le soleil qui ne serait plus intercepté par l’ombre de cet illustre héros avait perdu quelque chose de sa chaleur et de son éclat. Il existe, dans la nature de l’homme le plus humble ou le plus insensible, une idée vague de beauté ou de bonheur que, même dans les vains rêves de son enfance, son espoir et son désir ont cherché à s’approprier.


CHAPITRE VI.

« Pourquoi rester tout seul ici, cousin ? Quel froid et quel silence au milieu des tombeaux !

— Asseyez-vous à côté de moi, Blanche ; il ne fait pas plus froid dans le cimetière que sur la pelouse du village. »

Et Blanche s’assit à côté de moi, se serra contre mon cœur, et appuya la tête sur mon épaule. Nous gardâmes tous deux un long silence. C’était une de ces soirées claires et sereines du commencement du printemps. Les reflets roses s’effaçaient peu à peu d’un long banc de nuages gris foncé, étroits et fantastiques. De grands peupliers sans feuilles, plantés en ligne régulière dans le terrain bas qui sépare le cimetière de la colline où trône la vieille tour, dressaient distinctement en l’air leurs cimes pointues. Mais les ombres tombaient plus pesantes et plus épaisses sur la haie toujours verte qui borde le cimetière, de sorte que ses contours étaient vagues et confus. Il y avait quelque chose de grave dans ce sombre silence, qui n’était rompu que lorsqu’une grive s’échappait des buissons ; et alors les épaisses feuilles des lauriers s’agitaient comme malgré elles pour rentrer aussitôt dans leur rigide repos. Il règne une certaine mélancolie dans les premières soirées du printemps, et c’est de toutes les influences de la nature la plus universellement reconnue, la plus difficile à expliquer. L’agitation muette de la vie qui renaît, et qui ne se trahit pas encore par les boutons et les fleurs, mais seulement par une plus aimable transparence de l’air, par la durée un peu plus longue du jour qui grandit lentement, par la fraîcheur plus délicate et plus balsamique du crépuscule, par un accent plus gai quoique encore inquiet dans la voix des oiseaux lorsqu’ils se réfugient dans leurs nids ; le vague sentiment qui domine ce silence encore revêtu extérieurement de la triste stérilité de l’hiver, et qui nous dit que sous cette livrée de la mort s’agite un principe de vie travaillant sans relâche à renouveler la jeunesse du monde, à parer de feuilles et de fleurs les squelettes des choses : tous ces messages du cœur de la nature au cœur de l’homme peuvent bien nous affecter et nous émouvoir. Mais pourquoi nous rendent-ils mélancoliques ? Nulle pensée ne surgit en nous pour relier et expliquer ces douces voix qui nous parlent tout bas. Non, ce n’est pas la pensée qui répond et qui raisonne ; c’est le sentiment qui entend et qui rêve. N’examine pas, ô enfant de l’homme, n’examine pas cette mystérieuse mélancolie avec les yeux sévères de ta raison ; tu ne peux l’empaler sur les pointes de ta logique épineuse, et ce ne sont pas les problèmes que tu as étudiés à l’école qui t’apprendront à décrire son cercle enchanté. Placé toi-même sur les limites de deux mondes, celui des morts et celui des vivants, prête l’oreille à ces accents, et incline ta raison devant les ombres qui s’élèvent, au printemps, du sein de ces ténébreuses limites.

Blanche (à demi-voix). — À quoi pensez-vous ? parlez, je vous prie.

Pisistrate. — Je ne pense pas, Blanche ; ou, si je pensais, ma pensée s’est enfuie au moindre effort pour la saisir ou l’arrêter.

Blanche (après un moment de silence). — Je sais ce que vous voulez dire. La même chose m’arrive souvent… très-souvent, quand je suis assise toute seule et silencieuse. C’est comme dans cette histoire que Primmins nous racontait l’autre soir. Il y avait dans son village une femme qui voyait les personnes et les choses dans un morceau de cristal pas plus grand que ma main[3] ; elle les y voyait passer de grandeur naturelle… mais ce n’étaient que des tableaux dans le cristal. Depuis que j’ai entendu cette histoire, quand ma tante me demande à quoi je pense, j’ai toujours envie de lui dire : « Je ne pense pas, je vois des tableaux dans le cristal ! »

Pisistrate. — Contez cela à mon père ; il en sera enchanté. Il y a là plus de philosophie que vous ne pensez, Blanche. Car il y a eu des sages qui ont cru que le monde entier avec son orgueil, ses pompes et toutes ses splendeurs, n’était qu’une image fantastique, un tableau dans le cristal.

Blanche. — Et je vous verrai, je vous verrai à côté de moi, tels que nous sommes ici, et cette étoile qui vient de se lever là-bas, je verrai tout cela dans mon cristal quand vous serez parti… parti, cousin !

Et Blanche baissa la tête.

Il y avait quelque chose de si calme et de si profond dans la tendresse de cette pauvre enfant sans mère, qu’on n’en était pas affecté superficiellement, comme on l’est de l’amitié bruyante et momentanée d’un enfant auprès de qui nous savons que le premier joujou nous remplacera. Je baisai la joue pâle de ma petite cousine et lui dis :

« Moi aussi, Blanche, j’ai mon cristal ; et, quand je le consulterai, je serai très-fâché si je vous vois triste, chagrine ou assise toute seule ; car, il faut que vous le sachiez, Blanche, cela annoncerait un caractère égoïste. Dieu nous a faits, non pour contempler des tableaux dans le cristal, ni pour imaginer des choses qui ne sont pas, ni pour nous désoler dans la solitude, ni pour nous affliger de ce que nous ne pouvons changer ; mais pour être alertes et actifs, et pour donner du bonheur à notre prochain. Or, Blanche, voyez quelle tâche je vais vous léguer : vous devrez me remplacer auprès de tous ceux que je quitte ; vous devrez apporter un rayon de soleil partout où passeront vos pas timides et doux ; soit à votre père, quand vous le verrez froncer les sourcils et se croiser les bras (et je dois dire que vous parvenez toujours à l’égayer) ; soit au mien, lorsque le volume s’échappera de ses mains, et qu’il arpentera la chambre d’un air inquiet en se parlant à lui-même. Alors il faudra vous glisser auprès de lui, mettre votre main dans la sienne, le ramener à ses livres et lui murmurer tout bas : « Que dira Sisty si, à son retour, son jeune frère, le grand ouvrage, n’est pas arrivé au terme de sa croissance ? » Et ma pauvre mère, Blanche !… ah ! comment vous conseiller ici ? où trouver les moyens de la consoler ? Seulement, Blanche, insinuez-vous dans son cœur, et soyez une fille pour elle… mais pour remplir cette triple tâche, il ne faudra pas rester à contempler des images dans le cristal ; me comprenez-vous ?

— Oh, oui ! répondit Blanche en levant ses yeux d’où coulaient les larmes, et en croisant résolûment ses bras sur sa poitrine.

— Et voyez, ajoutai-je, tandis que nous sommes assis tous deux dans ce tranquille cimetière, à nous encourager aux devoirs et aux soins de la vie ; voyez, Blanche, comme les étoiles se lèvent l’une après l’autre pour nous sourire… Car ces orbes glorieux ont aussi leur tâche à remplir. Les choses semblent se rapprocher de Dieu en proportion de ce qu’il y a en elles de vitalité et de mouvement. De toutes choses, la moins inerte et la moins engourdie devrait être l’âme humaine. Comme le gazon pousse sur les tombes elles-mêmes, sa croissance est verte et rapide… moins verte et moins rapide cependant, ma chère Blanche, que l’espérance et la consolation au milieu des afflictions des hommes. »


  1. Mots forgés du grec par M. Caxton, de πλανητικός, errant, et ἐξαλλοτριόω, j’exporte.
  2. Six pieds anglais ne font que 1m,82.
  3. Dans les villages retirés, à l’ouest de l’Angleterre, la croyance qu’on peut voir les absents dans un morceau de cristal est, ou était encore il y a peu d’années, une superstition assez commune. J’ai vu plus d’un de ces miroirs magiques, que Spencer a si bien décrits. Ils sont à peu près de la grosseur et de la forme d’un œuf de cygne. Mais ce n’est pas tout le monde qui peut voir dans ces cristaux ; comme la seconde vue, c’est un don particulier. Depuis que cette note a été écrite pour la première édition de ce livre, les cristaux et ceux qui voient dans les cristaux sont devenus très-familiers aux personnes qui s’occupent des phénomènes attribués à la clairvoyance mesmérique. (Note de l’édition de 1857).